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Chronique de la quinzaine - 14 mars 1844

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Chronique no 286
14 mars 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1844.


Un vote inattendu est venu tromper les prévisions publiques : il faut le comprendre et en mesurer la portée véritable. Les interpellations relatives à Taïti avaient soulevé un débat dont l’issue n’était pas douteuse, si la question ministérielle posée par M. Ducos à la fin de la première séance n’avait eu pour résultat d’en changer brusquement le cours. La chambre, associée au sentiment public, déplorait l’acte consommé par le cabinet en l’absence de renseignemens suffisans ; elle était vivement blessée de l’empressement mis à condamner des hommes envoyés sans instructions à quatre mille milles de la patrie, dans une situation délicate et difficile ; son équité ne lui permettait pas de comprendre qu’on leur refusât le droit de constater les faits et de se justifier devant le gouvernement qui les avait récemment déclarés dignes de la plus entière confiance. Comment son sens intime n’aurait-il pas été froissé par un désaveu qui ne portait pas seulement sur les actes, mais qui infirmait le droit même en vertu duquel MM. Dupetit-Thouars et Bruat avaient agi ? La chambre eût compris la clémence et se révoltait contre la faiblesse. Elle était disposée à admettre que les réparations dues à la France avaient peut-être été poussées trop loin : pour le parlement comme pour le pays, quelques faits restaient obscurs, quelques circonstances avaient besoin d’être éclaircies. On eût donc compris et approuvé l’envoi d’un agent supérieur chargé de compléter l’instruction et muni de pleins pouvoirs pour aviser sur les lieux mêmes : personne n’aurait condamné des concessions faites à Taïti en parfaite connaissance de cause, en dehors de l’action de tout cabinet étranger ; mais le parlement s’est ému avec la France tout entière d’un désaveu jeté, dans les formes les plus acerbes, à des marins qui ont agi sous l’inspiration de vives et légitimes susceptibilités.

Lorsqu’on engage son pays dans une entreprise lointaine et difficile, et qu’on aspire au rôle de colonisateur, il n’y a, pour un pouvoir intelligent, qu’une seule alternative. Il faut prévoir toutes les éventualités et donner des instructions applicables à toutes les circonstances, en interdisant rigoureusement de les dépasser, ou bien on doit se montrer décidé à couvrir d’une approbation générale les actes des hommes investis de la confiance de l’administration.

Telle est la méthode invariable de l’Angleterre. Il n’y a guère plus d’un siècle que le fort William n’était qu’un point isolé sur le vaste continent asiatique : aujourd’hui cette forteresse est le centre d’un empire de soixante millions d’hommes. Ces progrès successifs sont l’œuvre, à bien dire, individuelle des personnages éminens auxquels la Grande-Bretagne a confié le soin de sa fortune dans le monde nouveau vers lequel la portait une glorieuse fatalité. Depuis lord Clives jusqu’à lord Cornwallis, presque tous ont agi sans instructions, et souvent même, dans des circonstances décisives, contrairement aux projets bien connus du gouvernement et du bureau de la compagnie des Indes. Il n’est pourtant pas une conquête qui n’ait été acceptée, pas un progrès de la puissance anglaise dans ces vastes régions qui ait été répudié par le parlement ou le cabinet. Au moment où un vaisseau cinglait peut-être du hâvre de Portsmouth pour porter dans l’Océan Pacifique l’annonce du châtiment (castigation) infligé par le gouvernement français aux chefs d’une division navale, la malle des Indes annonçait à l’Europe que le gouverneur-général venait de s’emparer de Gwalior, et l’Angleterre acceptait sans hésiter ce nouveau triomphe, quelque sanglant qu’en fût le prix. Or, le maharajah qui paie aujourd’hui par la perte de son royaume sa résistance aux ordres de lord Ellenborough était assurément plus fondé dans son droit que ne l’était la reine Pomaré dans ses bizarres et capricieuses prétentions. Le gouverneur-général exigeait péremptoirement que la régence fût confiée à une créature de l’Angleterre, et que les ennemis de cette puissance lui fussent livrés : il réclamait de Scindiah des parties considérables de territoire pour l’amélioration des lignes frontières, le licenciement d’une portion notable de son armée, et même, selon les journaux de Bombay, la remise d’un parc complet d’artillerie créé depuis un demi-siècle.

Ce sont ces étranges prétentions qui ont été consacrées par la double victoire de Gwalior et de Punnaïr ; c’est pour cela que mille Anglais et plus de quatre mille Mahrattes sont morts dans une lutte acharnée. Soit, ne nous plaignons pas de ce succès, et subissons sans mot dire cette nouvelle extension de la puissance britannique. La conquête de l’Asie indienne, telle est l’œuvre, telle est la mission de l’Angleterre. Mais de semblables précédens ne nous donnent-ils donc pas le droit d’appliquer les lois de la guerre et les conséquences nécessaires de tout protectorat, dans les îles sans importance et sans valeur où notre gouvernement est allé placer le pavillon de la France par une initiative toute spontanée, en faisant même une question de cabinet du maintien d’une œuvre à laquelle l’année dernière la chambre hésitait fort à s’associer ? Qui osera dire qu’après le blâme solennel infligé à l’amiral Dupetit-Thouars, nous nous retrouverons à Taïti dans la position déterminée par le traité du 9 septembre ? Qui ne voit que, si nous conservons encore pour quelque temps le protectorat matériel de cet archipel, le protectorat moral est désormais dévolu à l’Angleterre ? Ignore-t-on d’ailleurs que le parti religieux qui a poussé dans cette affaire le cabinet anglais, parfaitement indifférent sur la question même, ne considère pas son travail comme terminé, et que, de concert avec certains coréligionnaires français, il ne se reposera pas avant d’avoir assuré la pleine sécurité des missionnaires méthodistes, c’est-à-dire avant d’avoir obtenu l’évacuation des îles de la Société par les forces militaires de la France ? Alors notre entreprise dans le grand Océan Pacifique sera ramenée aux modestes proportions qui lui avaient d’abord été assignées : la possession de quelques rochers aux Marquises, sans terre végétale et quelquefois sans eau potable, avec l’obligation ruineuse d’y transporter des rations de bord pour faire vivre la garnison.

En appréciant la question qui lui était soumise, la conscience publique n’a pu d’ailleurs l’isoler de l’ensemble de notre situation politique. C’est cette situation tout entière que l’évènement de Taïti a révélée avec toutes ses exigences, et qu’il a mise en quelque sorte en relief pour le vulgaire.

Lorsque l’esprit public est excité et qu’une idée fixe s’est emparée d’un grand peuple, il n’y a plus de question isolée ; tous les faits revêtent à ses yeux la couleur dominante ; il y retrouve toujours la manifestation symptomatique du mal permanent qu’il redoute et qu’il poursuit. C’est en cela que l’affaire de Taïti a été si funeste, et qu’elle a contribué peut-être plus que toute autre à pousser l’opinion sur la pente dangereuse vers laquelle elle est invinciblement entraînée depuis plusieurs années. La France est convaincue que sa politique n’est pas libre, et qu’elle est fatalement condamnée à une seule alliance. Cette alliance même la blesse beaucoup moins dans ses intérêts que cette sorte de contrainte ne la blesse dans ses plus ardentes susceptibilités. C’est là ce qu’on n’a malheureusement pas paru comprendre : c’est ce sentiment de défiance qu’on a eu parfois l’imprudence d’exciter, alors qu’il eût fallu tout faire pour l’empêcher de naître. On ne s’est pas contenté, depuis trois ans, de recueillir les bénéfices de l’alliance anglaise dans l’intérêt de la paix générale et de la consolidation de notre régime intérieur ; on s’est complu à étaler cette alliance aux yeux de l’Europe, on a voulu la faire accepter au pays comme une sorte de religion politique, et l’imprudence de cette tentative a provoqué une réaction dont il est difficile de mesurer les conséquences.

La France aspirait à se rapprocher du continent : on l’a jetée violemment dans les bras de l’Angleterre, en déclarant cette union nécessaire à sa sécurité, en même temps qu’on la proclamait la plus glorieuse et la plus féconde qui se pût imaginer. On ne l’a pas présentée seulement comme une nécessité actuelle et transitoire, on l’a élevée à la hauteur d’une théorie permanente et fondamentale ; on en a fait plus qu’une question ministérielle, on a quelquefois semblé la poser comme une question de dynastie.

Outragée par le brusque abandon de l’Angleterre en 1840, la France crut que, dans un isolement puissant et fier, elle pourrait être respectée de l’Europe et préparer elle-même ses destinées. Elle aimait à penser qu’il existait un milieu pour elle entre l’état de guerre et la soumission aux projets des puissances signataires de la convention du 15 juillet. Interprète des sentimens nationaux à la tribune nationale, le cabinet du 29 octobre parut un moment prendre cette position, et sembla d’abord ménager toutes les susceptibilités de l’opinion ; mais il avait à peine obtenu de la chambre l’importante mesure des fortifications de Paris, qu’il paraphait à Londres, au mois de mars, l’acte destiné à devenir, au mois de juillet, la convention des détroits, et qu’il subissait ainsi, de la manière la plus gratuite et la plus inutile, la solidarité d’une politique qui avait été conçue sans lui et contre lui. Quelques mois après il concédait à l’Angleterre le traité du 20 décembre sur l’extension du droit de visite. Contraint bientôt de reculer devant des manifestations énergiques autant qu’unanimes, le cabinet crut pouvoir promettre, en compensation de son refus de ratifier un acte politique, des concessions commerciales plus précieuses encore pour l’Angleterre que les conventions de 1831 et de 1833. De nouvelles résistances non moins décisives dans les chambres et dans l’opinion firent évanouir ces engagemens moraux, comme elles avaient biffé l’engagement écrit du 20 décembre. Il fallut plus tard, à la veille des élections générales, et sur la déclaration unanime des préfets des départemens du nord et de l’ouest, contrarier encore les intérêts anglais par la convention linière. C’est ainsi que depuis trois ans l’opinion a lutté contre le pouvoir, celui-ci s’efforçant d’appliquer son système, celle-là s’efforçant de lui échapper, et d’en écarter toutes les conséquences, au fur et à mesure qu’elles se produisent.

De là une action faible dans le pouvoir et une opinion inquiète et alarmée ; de là cette déplorable croyance, descendue aujourd’hui dans les cabarets et les hameaux, que la condition d’existence de notre gouvernement gît dans une alliance indissoluble avec l’Angleterre. C’est là une erreur, une grande erreur assurément, car la France est assez sûre de sa prudence et de sa force pour vivre seule, et quiconque connaît la situation respective des deux pays sait fort bien que le bon accord avec notre gouvernement est une nécessité impérieuse pour nos voisins beaucoup plus que pour nous-mêmes ; mais quelque erronée que soit cette croyance, qui oserait nier qu’elle ne soit devenue populaire, qui pourrait contester qu’il n’y ait là le principe d’un péril ?

Les seules idées vraiment redoutables au sein des masses sont les idées fixes ; celles-là seules préparent les orages politiques. L’empire est tombé parce qu’on avait fini par croire qu’une guerre éternelle était la condition même de son existence. Ceci était assurément injuste, car la guerre avait été imposée à Napoléon par la force des circonstances aussi souvent que par l’effet de sa propre volonté. La restauration a croulé par l’effet de deux idées qui n’étaient guère plus fondées dans leur exagération populaire que la pensée sous laquelle avait succombé l’empire ; elle est tombée parce qu’on persistait à voir dans la maison de Bourbon une dynastie ramenée dans les fourgons de Blucher et de Sacken, et parce qu’on lui supposait le projet arrêté de supprimer la liberté en soumettant la France aux jésuites. L’octroi de la charte, les expéditions de Grèce et d’Alger, les ordonnances de 1828, rien ne put détourner la nation des préoccupations par lesquelles elle était comme obsédée : l’idée fixe reparaissait toujours, sitôt qu’un fait nouveau était en mesure de lui rendre quelque autorité.

Que de tels exemples ne soient pas perdus, et que les catastrophes du passé garantissent au moins la sécurité de l’avenir ! Osons dire la vérité tout entière, donnons au pouvoir ce témoignage d’un dévouement sincère et désintéressé. La France croit la politique de son gouvernement dominée par une seule préoccupation, et le pays eût-il tort, il n’en faudrait pas moins compter avec lui. L’émotion causée par le désaveu de l’amiral Dupetit-Thouars, l’importance peut-être exagérée attachée à l’affaire de Taïti, ne sont que des symptômes nouveaux de l’état général des intelligences, du mal chronique qui les domine. Là est le germe d’un péril sur lequel force sera bien d’ouvrir les yeux, là peut-être gît le principe d’une réaction dont il faut dès aujourd’hui prévoir les résultats. Sachons donc nous y dérober en pratiquant autrement cette politique de modération et de paix qui fut librement choisie par la France après 1830, et qu’elle n’a pas cessé de tenir pour la plus morale et la plus utile. Ne nous exposons pas à compromettre le fond par la forme, le système lui-même par la manière dont on l’applique.

Pour donner à la monarchie actuelle une pleine confiance en son avenir, dans le cas même d’une complication extérieure, il devrait suffire de voir la France telle que son histoire l’a faite, cette France plus dangereuse dans son repos que dans ses épreuves, et où l’état de paix suscite au pouvoir des périls plus redoutables peut-être que l’état de guerre. D’ailleurs, quelle est la situation de l’Europe ? quel cabinet avons-nous à redouter, et à quelle puissance la paix n’est-elle pas plus nécessaire qu’à nous-mêmes ?

Le besoin de se concilier la France à tout prix est désormais, et pour longues années, passé en Angleterre à l’état d’axiome dans les rangs de tous les partis. L’Irlande, plus fortement organisée qu’à aucune autre époque de son orageuse histoire, verrait, dans une collision avec nous, le signal d’un triomphe que, dans une telle hypothèse, elle conquerrait même sans combat. L’état intérieur des trois royaumes constate mieux de jour en jour l’impossibilité d’affronter un conflit dont l’effet serait de livrer cette société aux forces vives qui s’agitent dans son sein. Ce mouvement marche à pas de géant, et l’avénement du ministère tory a évidemment avancé, pour la Grande-Bretagne, l’instant d’une transformation sociale, inévitable et désormais prochaine. Le terrain que le chartisme perd depuis un an est conquis par les classes moyennes, qui agissent aujourd’hui avec une énergie et un ensemble tout nouveaux. La ligue des céréales a été le lien de ces innombrables intérêts de commerce et d’industrie qui jusqu’à présent y avaient été presque constamment écrasés par la forte et compacte organisation agricole. La ligue donnera, aux prochaines élections générales, un puissant accroissement au radicalisme parlementaire ; elle fera triompher le scrutin secret, les parlemens à courte échéance, elle commencera la modification de la législation économique et civile de la Grande-Bretagne. C’est au centre de ce grand mouvement que Daniel O’Connell est venu se placer avec une habileté et une audace incomparables. Sous le poids de la condamnation qui va l’atteindre, on l’a vu parcourir en trombe cette Angleterre qu’il a maudite si long-temps du haut de ses montagnes natales. Dans la salle de Covent-Garden et au town-hall de Birmingham, il a salué la prochaine victoire de cette bourgeoisie, au triomphe de laquelle il a su rattacher la libération de sa patrie.

En présence de cette révolution intérieure, imminente, le parti aristocratique, dans ses deux grandes divisions, ne commettra jamais la faute de s’exposer à une collision avec la France. Les éloges décernés en chœur aux hommes d’état qui nous gouvernent par les orateurs du whiggisme et du torysme en sont la preuve la plus convaincante. Au risque de contrarier quelques amours-propres, il nous sera permis de dire qu’on ne loue ainsi que les gens dont on a grandement besoin. Lord Palmerston lui-même a subi l’influence de la position créée à toute l’aristocratie anglaise par les périls qui la menacent. Sa motion sur les négociations relatives au droit de visite paraît indéfiniment ajournée. Sur un pareil sujet, il ne veut pas créer d’embarras à son gouvernement, il veut bien moins encore en susciter au nôtre. Lord Palmerston et lord John Russell entrevoient dans un avenir plus prochain qu’ils ne l’avaient espéré la possibilité de revenir aux affaires. Ils subissent dès-lors la loi générale qui impose désormais, comme l’un de ses premiers devoirs, à tout ministre d’Angleterre doué de sens politique l’obligation de ménager l’amitié de la France.

Dans une telle situation, à qui appartient-il de faire des concessions ? à qui appartient-il d’en espérer ? Sans abuser de nos avantages, sans rien réclamer au-delà des limites de l’équité et du droit, ne sommes-nous pas en mesure d’appliquer l’alliance anglaise d’une manière plus fructueuse qu’elle ne l’a été depuis trois ans ? Pouvions-nous redouter, en ménageant l’amour-propre au moins de notre marine dans l’affaire de Taïti, de faire naître à Londres des embarras de quelque portée ? Une telle appréhension n’est pas sérieuse ; aucun homme d’état n’a pu la concevoir, quoiqu’on n’ait pas craint d’essayer sur l’imagination d’autrui un fantôme qu’on n’appréhendait pas soi-même. Si le cabinet n’avait pas si catégoriquement désavoué l’amiral Dupetit-Thouars, on eût sans doute été plus sobre d’éloges dans les deux chambres du parlement britannique pour les ministres du roi des Français : les rapports personnels des deux cours et des deux cabinets fussent devenus pour un temps moins étroits et moins intimes, il eût fallu renoncer pendant quelques semaines au bonheur de savourer aux yeux de l’Europe les platoniques douceurs de la cordiale entente ; mais là se serait arrêté l’effet d’une détermination nationale qui aurait concilié la clémence avec le soin de notre propre dignité. C’est au bon sens public de décider si l’irritation universelle causée en France par une détermination inattendue est compensée par l’approbation non moins universelle qui l’a accueillie en Angleterre ; c’est à lui de résoudre la question de savoir de quel côté de la Manche il importe que le gouvernement français soit populaire.

Ce problème pèse sur l’esprit de la chambre. Il inquiète sa conscience, il compromet de plus en plus son avenir. Nul ne saurait pressentir en effet ce que seront les futures élections générales, lorsque les partis pourront exploiter de tels griefs, ou, si l’on veut, de tels préjugés ; nul ne pourrait pressentir davantage ce qui sortira de cette guerre chaque jour plus ardente du clergé contre le corps enseignant, et de l’alliance étroitement cimentée entre les partis les plus hostiles à notre établissement politique. Une faute irréparable a donné à l’opinion légitimiste une importance supérieure à celle qu’elle a dans le pays ; cette faute a consacré une association monstrueuse que le cabinet actuel peut désormais moins que tout autre entreprendre de dissoudre. Sa présence aux affaires serait le lien d’une coalition permanente dont les conséquences électorales ne peuvent manquer d’alarmer les bons esprits. Aussi n’est-il pas cinquante députés dans les rangs de la majorité qui croient à la possibilité de confier au ministère le soin de cette épreuve décisive. Si l’on s’en rapportait à des bruits universellement répandus, cette conviction serait aussi manifestée par un autre pouvoir, qui, en témoignant de ses intentions à cet égard, hâte par cela même l’instant où il se trouvera dans le cas de les réaliser.

La chambre comprend tout ce qu’une telle situation offre de provisoire et de précaire. Toutefois, lorsqu’une crise ministérielle lui apparaît comme conséquence immédiate d’un vote, elle recule et refuse d’en accepter la responsabilité. Elle doute de la possibilité de former ce ministère intermédiaire dont l’avénement répondrait en ce moment à de si pressantes nécessités. Démontrer au parlement qu’une telle combinaison serait facile quant aux personnes et quant aux choses, tel doit être le travail de tous les esprits intelligens et modérés. Il dépend de l’homme d’état désigné par la voix publique pour présider à cette salutaire combinaison d’avancer ce travail et de préparer l’avenir, en portant à la seule tribune qui lui soit ouverte quelques paroles qui dans sa bouche auraient un grand retentissement. Qu’il confesse ses inquiétudes, qu’il indique ses dissidences avec la réserve que sa position lui commande, et cette seule manifestation suffirait pour modifier d’une manière notable, au sein de la chambre élective, les dispositions d’une majorité qui lui a voué une estime inaltérable et une confiance que quatre années de retraite n’ont point ébranlée.

Peu satisfaite du pouvoir et non moins mécontente d’elle-même, la chambre se venge par des boutades de ses irrésolutions politiques. Peut-être est-il permis d’en voir une preuve dans la décision qui, pour la seconde fois, a exclu de la représentation nationale l’élu du collége de Louviers. Il est difficile de dire comment se terminera ce conflit entre la souveraineté électorale et la souveraineté parlementaire. Une proposition dont la chambre a autorisé la lecture est destinée à régulariser le nouveau pouvoir qu’elle s’est attribué. On doit faire des vœux pour que les développemens de cette proposition spécifient et délimitent un droit si redoutable dans ses conséquences.

En attendant la discussion des fonds secrets, la chambre achève la loi des patentes, heureusement amendée par sa commission. Le débat en a été généralement satisfaisant, et des vues larges et élevées ont inspiré l’ensemble de la loi. Une pensée rationnelle et politique va désormais présider à l’imposition du travail, et des dispositions incohérentes se trouveront enfin soumises à l’influence d’un même principe. Cette loi libérale et populaire sera accueillie comme un bienfait, et la gravité de la discussion fera oublier le débat un peu trop carnavalesque de la loi sur la chasse.

Le projet de M. le ministre des travaux publics sur les chemins de fer paraît accueilli avec faveur. Jamais retard n’aura été plus favorable aux intérêts du pays. On n’évalue pas à moins de trois cents millions, pour le chemin du nord, la différence entre le taux présumé des bénéfices garantis aux compagnies par le projet actuel et celui qui leur était assuré par le projet si heureusement ajourné à la session dernière. Des procédés nouveaux de traction, une économie considérable de combustible, ont réduit de près de cinquante pour cent les frais généraux d’exploitation. L’état bénéficie aujourd’hui de cette expérience, et il est fort douteux que le dernier mot ait été dit. La commission examinera s’il n’est pas possible de rabattre quelque chose sur ces vingt-huit années de jouissance, qui représentent une aliénation de trente-deux ans, puisque le délai ne courra qu’à dater de la livraison de la ligne dans toute la longueur de son parcours. Elle recherchera sans doute avec grand soin s’il n’y aurait pas possibilité d’abréger ce terme, qui embrasse toute une génération ; elle devra se demander surtout s’il n’y aurait pas un grand avantage politique à sacrifier, pour atteindre ce but de haute prévoyance, la participation éventuelle de l’état dans les bénéfices excédant six pour cent, avec deux pour cent d’amortissement du capital. Faire participer l’état aux bénéfices des compagnies est un résultat utile sans doute, mais fort secondaire. Diminuer au contraire la durée des concessions est un devoir de première importance, dont l’accomplissement peut seul rendre à l’action gouvernementale toute sa liberté. C’est dans ce sens que nous aimerions à voir se développer les efforts de la commission et de la chambre. Sacrifier les dividendes éventuels pour des avantages assurés, se mettre le plus promptement possible en mesure d’abaisser les tarifs et de développer la circulation générale, c’est là ce que semblent commander à la fois les intérêts privés et les intérêts publics.

Pendant que la chambre élective délibérera sur ces graves questions, la chambre inamovible entamera une matière plus sérieuse et plus délicate encore. L’imprudente publicité donnée aux manifestations épiscopales est venue ajouter aux difficultés de cette tâche. Le noble rapporteur auquel la commission a remis le soin de présenter à la chambre des pairs le résultat de sa longue élaboration est plus en mesure que personne de parler avec autorité dans une telle matière. L’intervention de M. le duc de Broglie sera acceptée par les hommes religieux non moins que par les membres du corps universitaire, à la tête duquel la révolution de 1830 l’avait placé. Il ne paraît pas, du reste, que la commission ait introduit dans le projet de M. le ministre de l’instruction publique de très notables changemens. On dit que, d’une part, elle supprime le privilége concédé au clergé en faveur de la moitié des élèves de ses petits séminaires, et que, de l’autre, elle a modifié d’une manière grave la composition du jury d’examen. Un assez grand nombre de prescriptions secondaires auraient aussi disparu, et les droits de l’autorité municipale dans ses transactions avec les institutions libres auraient été consacrés d’une manière plus large que dans le projet primitif. À cela près, le projet aurait l’adhésion presque unanime de la commission. Tels sont les bruits sur l’exactitude desquels nous ne tarderons pas à être fixés, car l’illustre rapporteur déposera son travail au premier jour.

Au dehors, aucun évènement de quelque importance n’est venu modifier la situation générale. Les meilleurs esprits hésitent à hasarder des conjectures sur l’état actuel et l’avenir de la Péninsule. En Portugal, le baron de Bomfim poursuit le ministère à la tête d’une milice insurgée. Les questions de confiance et de portefeuille se résolvent dans ce triste pays à coups de fusil plutôt qu’à coups de boules, et l’insurrection militaire est l’un des ressorts réguliers du gouvernement représentatif. L’indifférence profonde du peuple et de l’armée pour les hommes qui leur font appel vient seule modifier cet état de choses en en prévenant les conséquences sanglantes. En Espagne, Marie-Christine voit commencer sa double responsabilité comme mère et comme reine gouvernante. Prêtera-t-elle le prestige de sa force morale et de son nom, en ce moment si populaire au ministère de M. Gonzalès-Bravo et au régime militaire organisé par le général Narvaez ? Quels hommes appellera-t-elle dans ses conseils, de quelles influences entourera-t-elle sa jeune et malheureuse fille ? Les personnes les plus en mesure de connaître l’opinion personnelle de Marie-Christine affirment que cette princesse a quitté la France sans parti pris, sans combinaison arrêtée, éprouvant le besoin de voir et de décider sur les lieux mêmes. On dit que M. Bresson réussit peu à Madrid, et que la froideur de ses habitudes allemandes ne s’assouplit pas aux mœurs espagnoles. L’ambassadeur de France comprendra bientôt sans doute que la première condition pour se concilier l’Espagne, c’est de se faire Espagnol et de paraître oublier le reste de l’Europe pour vivre de la vie péninsulaire. À ce prix seulement est l’influence. C’est ainsi que l’ont acquise tous les ministres étrangers qui ont laissé quelque trace de leur passage sur les bords du Manzanarès.

À l’autre extrémité de l’Europe méridionale, l’empire ottoman se débat dans l’anarchie, et le fanatisme musulman semble renaître à la vue des ruines qui croulent de toutes parts. Un conseiller stupide domine l’esprit du jeune Abdul-Medjid et le pousse à la cruauté par les soupçons qu’il lui inspire. Puisse au moins l’entente cordiale n’être pas inutile à Péra et contribuer au salut de quelques victimes ! On sait la déférence systématique de M. de Bourqueney pour sir Stratford Canning, et la situation effacée qu’il s’est faite à côté de l’ambassadeur d’Angleterre. Nous en souffririons moins comme Français, si ce bon accord pouvait épargner quelques gouttes de sang chrétien. Un agent courageux et dévoué à ses devoirs soutient à Bagdad une lutte persévérante contre la suprématie britannique et le fanatisme du vieux parti turc. Un autre consul défend à Jérusalem, au péril de ses jours, l’honneur de la France, en regrettant, dit-on, amèrement de n’avoir pu obtenir la permission d’y relever son drapeau. En Syrie et dans la montagne, l’absurde organisation combinée par l’Angleterre et par l’Autriche, le double gouvernement des Maronites et des Druzes sous deux caïmacans ennemis a produit la confusion et le désordre qu’il était si naturel d’en attendre. Le seul représentant possible d’un pouvoir régulier dans cette contrée, le chef de la famille Schaab, attend à Constantinople, sous la surveillance de la police ottomane et de toutes les polices européennes, qu’il convienne à la France de reprendre dans les affaires d’Orient le fil brisé de ses plus vieilles traditions. Étrangère désormais aux évènemens de la Syrie, celle-ci voit chaque jour disparaître son influence avec le souvenir de ses services : on affirme même qu’il a été question dans le Liban de réclamer le patronage d’une autre puissance catholique, celui de l’Autriche, en remplacement du protectorat religieux que les glorieuses capitulations de nos rois nous ont légué comme un droit et comme un devoir. Ceci serait plus sérieux que l’affaire de Taïti et descendrait encore plus avant au cœur de la nation mais nous croyons fermement qu’un tel bruit est sans fondement, et que le gouvernement français n’ajoutera pas au tort d’avoir contribué à donner à ce malheureux pays un mode détestable d’administration, celui de se désintéresser dans ses destinées. Il est difficile que la session se passe sans que l’attention de la chambre et du pays soit appelée sur ce grave intérêt.

Le retour de M. Adolphe Barrot de Haïti a reporté la pensée publique sur le sort des malheureux colons de Saint-Domingue, et sur cette grande île, où la race noire, dans la plénitude de sa liberté politique, se trouve appelée à décider elle-même de son avenir parmi les nations. On sait qu’un traité négocié en 1838 avait réduit à 75 millions de francs la dette de 150 millions imposée à la république, dans l’intérêt des anciens propriétaires du sol, par l’acte d’émancipation de 1825. Ce traité avait soulevé au sein des deux chambres une importante question de droit public, celle de savoir si, en stipulant pour les colons sans leur assentiment, le gouvernement français n’avait pas engagé sa garantie pour l’exécution des conventions ainsi modifiées. Dans la session de 1840, les deux chambres repoussèrent cette prétention par des motifs péremptoires. Toutefois, la commission de la chambre des députés déclara qu’à ses yeux le gouvernement avait au moins, en agissant ainsi, contracté l’engagement moral de contraindre par toutes les voies légitimes la république d’Haïti à l’exécution d’une transaction instamment sollicité par celle-ci. À partir de cette époque, les annuités de la dette haïtienne furent régulièrement acquittées, à Paris, au moyen de prélèvemens successifs sur l’ancien et célèbre trésor du roi Christophe, la seule ressource effective de ce gouvernement aux abois. Depuis, une révolution est venue rendre la situation de ce pays beaucoup plus périlleuse et tarir les dernières sources de son antique prospérité. Diminution alarmante des revenus, de la population et du travail, retour à l’état sauvage des riches vallées qui fournissaient du sucre à toute la France et à une partie de l’Europe, lutte des noirs et des hommes de couleur, haine aveugle de la race blanche, refus persistant d’accepter son concours et ses capitaux pour vivifier ce magnifique territoire, devenu stérile parce qu’il reste inculte, ce sont là des symptômes redoutables et pour les destinées de la république et pour les intérêts financiers de nos malheureux colons.

En déployant dans sa mission une fermeté tempérée par la pitié naturelle que lui inspirait le spectacle d’une telle misère, M. Barrot est parvenu à obtenir du général Hérard une somme de 1,500,000 fr. On dit le nouveau président animé d’intentions droites et doué d’une grande énergie, mais il passe pour être complètement dépourvu de connaissances administratives et d’intelligence politique. Chef nominal d’une insurrection militaire, il subit déjà, quelques efforts qu’il fasse pour s’y dérober, les exigences des hommes qui l’ont élevé au pouvoir pour en faire l’instrument de leur fortune. Une lutte prochaine est à prévoir entre le président de la république et ceux qui l’ont appelé à ce poste éminent.

Au milieu de crises dont il est impossible de pressentir le terme, les intérêts des colons français ne peuvent manquer d’être gravement compromis. Il appartient au gouvernement de prendre à cet égard des garanties et de s’assurer quelques compensations dans l’intérêt général de notre navigation et de notre commerce. Peut-être un jour, lassée de ses longues souffrances et d’une anarchie sans espoir, la population haïtienne viendra-t-elle à tourner ses regards vers l’Europe, et à désirer qu’une intervention protectrice la dérobe à une perte inévitable. C’est là une éventualité qu’il ne faudrait peut-être pas provoquer, mais dont il serait imprudent de répudier d’avance le bénéfice. D’autres puissances maritimes seraient, à défaut de la France, trop disposées à en profiter. Le ministère fera bien d’y songer. Il était, à son début, fort occupé de politique coloniale. Il avait rêvé gloire et conquête sur les points du globe où l’Angleterre a pu laisser quelque chose à glaner aux nations rivales. Il voulait défricher la Guyane en même temps que s’établir aux îles Marquises, et l’on nous menaçait déjà d’un dispendieux établissement dans les mers de Chine. Quelques comptoirs fortifiés sur la côte d’Afrique sont le seul fruit vraiment utile de ces dispositions peu méditées. Profiter de la position spéciale de la France pour lier en temps opportun des rapports avec Saint-Domingue serait assurément une pensée plus sérieuse que celle dont on poursuit encore l’application à Mayotte et dans l’archipel Pomotou. Le triste épisode de Taïti et le désaveu de l’amiral Dupetit-Thouars ont du reste sapé dans ses bases ce fragile édifice, et la politique modeste aura désormais l’esprit de son état.


— L’Académie française a nommé aujourd’hui MM. Sainte-Beuve et Prosper Mérimée aux fauteuils laissés vacans par la mort de Casimir Delavigne et de Charles Nodier ; ce sont là d’heureux choix. Nous surtout, nous avons à nous féliciter de voir l’Académie appeler dans son sein deux de nos amis et collaborateurs. À la première vacance, M. Alfred de Vigny sera admis, nous l’espérons, et le concours des nouveaux élus ne manquera pas à une candidature qui réunit tant de titres glorieux et incontestables.