Chronique de la quinzaine - 31 mars 1844

La bibliothèque libre.

Chronique no 287
31 mars 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur



31 mars 1844.


Nous laissions pressentir qu’il ne s’engagerait aucun débat sérieux à l’occasion des fonds secrets, et nos prévisions n’ont point été trompées. Une discussion politique ne saurait s’élever sans qu’il y ait un terrain pour le combat, et sans que les partis soient bien décidés à l’accepter. Or, aucun fait nouveau ne s’était produit depuis le vote de confiance provoqué par l’amendement de l’honorable M. Ducos, à l’occasion de Taïti, et l’on ne pouvait raisonnablement supposer que la majorité, qui, pour ne pas renverser le cabinet, venait de faire violence à ses propres sentimens sur une question nationale, le ferait tomber quinze jours après sur une allocation de fonds secrets.

Le débat ne pouvait donc porter que sur des redites et semblait appartenir de plein droit à toutes les excentricités parlementaires. Les honorables membres placés en dehors des grandes divisions constitutionnelles de la chambre s’étaient maintenus, depuis l’ouverture de la session, dans une réserve dont il semblait juste de leur tenir compte en leur abandonnant la tribune.

M. Ledru-Rollin y a porté des paroles hardies sans doute, mais dont l’audace aurait exigé une chaleur plus vraie et une plus grande nouveauté d’aperçus. Révéler à la France l’existence d’un pouvoir permanent qui poursuit ses plans et ses projets en dehors des vicissitudes ministérielles, c’est ne lui rien apprendre qu’elle ne sache parfaitement. Ce fait n’échappe pas plus à sa sagacité qu’à celle de l’Europe ; mais, en lui-même, il n’offre rien de contraire aux saines doctrines parlementaires, du moment où l’action du pouvoir irresponsable est toujours couverte par celle de son cabinet, et où la majorité législative consacre par son adhésion spontanée un système dont elle devient l’instrument régulier.

On peut envisager cette politique sous des aspects fort différens : les uns peuvent en admirer les inspirations et penser qu’elle correspond à tous les besoins de la France, les autres peuvent croire qu’elle se concentre dans un point de vue exclusif, et qu’elle ne domine le présent qu’en compromettant l’avenir ; mais nul n’est autorisé à la dénoncer comme une violation des principes de la constitution de l’état. Jamais la majorité n’a manqué à cette politique au sein du parlement ; elle ne lui a pas manqué davantage au sein du corps électoral, et aucune manifestation émanée de la royauté n’a laissé soupçonner, chez celle-ci, l’intention de résister à la volonté de la France légalement manifestée. Le but du gouvernement représentatif n’est pas d’anéantir l’influence légitime de la couronne, lorsque la royauté est en mesure d’en exercer : ce qu’il se propose, c’est d’organiser la monarchie pour toutes les éventualités, même pour celles qui amèneraient des princes sans aucune valeur personnelle. Les reproches qui atteignent la royauté française depuis 1830 n’ont pas été épargnés à Guillaume d’Orange, non plus qu’aux deux premiers souverains de la maison de Hanovre. On les a fréquemment accusés de sacrifier les intérêts nationaux de l’Angleterre à des préoccupations dynastiques, en s’appuyant, pour faire prévaloir leurs intérêts de famille, sur des majorités corrompues. Ce sont là des reproches d’une nature toute différente de ceux qu’on adressait à Charles Ier et à Jacques II : ces reproches ne portent point sur la violation des lois fondamentales et le mépris des prérogatives constitutionnelles du parlement ; ils ne constatent rien autre chose que l’opposition d’un système à un autre.

Que M. Ledru-Rollin et le parti qu’il représente attaquent donc la politique qui prévaut depuis 1830 comme mauvaise et comme insuffisante, c’est leur droit, peut-être est-ce leur devoir ; mais venir prétendre, en face d’une chambre librement associée à toutes les phases de cette politique, que celle-ci fonctionne par des influences irrégulières et des procédés inconstitutionnels, c’est là ce qui n’est pas moins contraire aux convenances qu’à la vérité.

En écoutant M. de Lamartine après M. Ledru-Rollin, la chambre n’a pas été sans quelque appréhension de voir s’agrandir encore le débat peu parlementaire ouvert par ce dernier. Depuis un an, l’illustre orateur paraissait résolu à quitter le terrain que les partis se complaisent à nommer celui des fictions légales, et à attaquer à sa source même la pensée qui dirige les destinées du pays. Ce discours était annoncé comme l’œuvre capitale du grand poète ; c’était, disait-on, le résumé de ses méditations, le programme complet de toute sa vie politique. Toutes les prévisions ont été trompées, car, après avoir lu ce discours, il est un peu plus difficile qu’auparavant de déterminer d’une manière précise la situation parlementaire de l’orateur. Ses vues rétrospectives sur les grandes transactions diplomatiques de ces dernières années ont paru manquer d’à-propos, de quelque éclat qu’il ait su les colorer. Le moment n’est pas venu de juger l’œuvre du 29 octobre avec l’impartialité froide et le dégagement d’esprit de l’historien ; ce rôle d’ailleurs réussit peu à la tribune, et l’attitude de l’orateur pendant le cours de la session dernière y avait peu préparé la chambre et le public.

Les hommes qui ont suivi de près les débats des affaires étrangères se rappellent sans doute que M. de Lamartine, à l’origine de la question d’Orient, avait énoncé des vues en désaccord avec celles qui prévalurent à cette époque ; ils n’ont pas oublié qu’il était fort opposé à l’établissement égyptien, et qu’il avait conçu, relativement à la Syrie, des projets d’intervention directe d’une réalisation impossible, du moment où la France subordonnait son action à celle des autres puissances, et où la doctrine du concert européen était solennellement proclamée. Quelle que pût être d’ailleurs la valeur de ces projets mêmes, il est évident qu’ils ne sont pas de nature à prévaloir contre les faits accomplis, et qu’ils ne sauraient surtout servir de base à une agression contre le cabinet, auquel on peut à coup sûr imputer des torts beaucoup plus sérieux que celui de ne pas s’être engagé dans une voie où il n’aurait été suivi par personne.

On doit en dire autant du programme de politique intérieure que M. de Lamartine aurait souhaité voir proclamer par le cabinet auquel il a prêté un concours de deux années. La révision des lois de septembre, la réforme électorale, l’indemnité aux députés, ce sont là autant d’idées incompatibles avec l’existence d’un cabinet conservateur constitué d’après les bases sur lesquelles s’est élevée l’administration actuelle. À chacun son œuvre, à chacun ses principes, à chacun sa responsabilité. Lorsqu’après la chute du 1er  mars, M. de Lamartine appuyait avec une si grande chaleur la politique de M. Guizot, il n’attendait pas sans doute de ce ministre l’application des idées dont il a commencé, l’année dernière, la propagation si éclatante et si soudaine. Il est licite de vouloir substituer une politique à une autre, mais il ne faut jamais accuser un gouvernement pour n’avoir pas adopté des doctrines diamétralement contraires à celles qu’il représente et par lesquelles il existe.

Chaque jour fait déplorer davantage les évolutions de l’homme éminent qui semble avoir pris à tâche de dérouter toutes les conjectures par la mobilité de sa physionomie parlementaire. Appelé par ses antécédens et tous les instincts de sa noble nature à représenter l’opinion gouvernementale dans ses tendances les plus hautes et les plus pures, M. de Lamartine, en se maintenant dans cette ligne, aurait rendu à cette opinion un service signalé ; il eût été son interprète à la tribune et son ministre dans les conseils de la couronne ; il était en mesure de tenter avec des chances de succès l’association des idées conservatrices et progressives, qui seraient à la fois l’honneur et la sécurité de la France et de son gouvernement. Alors qu’il eût pu suffire à ce rôle, ce rôle ne lui a pas suffi à lui-même, et après une campagne de quatre années, faite sous le drapeau du 15 avril, du 12 mai et du 29  octobre, on l’a vu tout à coup replier sa tente pour se diriger vers les horizons brumeux de la démocratie humanitaire.

Quelque vague que fût cette situation nouvelle, elle offrait cependant un côté formidable. M. de Lamartine, portant au parti démocratique l’autorité de son caractère et la puissance de son talent, était à la fois une menace pour le pouvoir et une sorte de garantie pour l’ordre social dans les chances incertaines de l’avenir. Si on pouvait blâmer sa résolution, il était impossible d’en méconnaître l’audacieuse grandeur. S’étant volontairement rendu impossible dans toutes les combinaisons de l’état politique normal, il se présentait dans un lointain obscur comme une ancre dans la tempête et peut-être dans le naufrage. Si cette attitude n’était pas celle d’un homme d’état, elle allait du moins au poète, et lord Byron eût applaudi M. de Lamartine, lorsque tous ses amis politiques le condamnaient. À en juger par divers symptômes, l’honorable député paraît déjà las de ce rôle ; il s’isole, assure-t-on, des liaisons et des amitiés nouvelles où il s’était d’abord si vivement engagé. Son attitude depuis l’ouverture de cette session ferait croire que ses illusions ont vite disparu au contact des hommes et des choses. C’est ainsi que la droiture de ses instincts et l’élévation même de son caractère sont devenus un obstacle insurmontable à cette importance politique qui ne se fonde qu’à force de persévérance dans une direction déterminée. Quoi qu’il en soit, le dernier discours de M. de Lamartine écarte l’idée qu’il puisse devenir désormais le chef d’une portion notable de la gauche, et laisse planer une grande incertitude sur la place que pourra prendre à l’avenir l’illustre orateur.

Une seule question était en réalité à l’ordre du jour dans le débat des fonds secrets, car seule elle préoccupait vivement la chambre, et elle était restée jusqu’alors sans solution. Aussi a-t-on écouté, avec un intérêt qu’on ne lui accorde pas toujours, M. Isambert venant dresser à la tribune le bilan de la situation religieuse et l’acte d’accusation du clergé. Si le débat des fonds secrets avait été retardé de quelques jours, l’honorable membre aurait pu y joindre un acte beaucoup plus sérieux que les faits nombreux énumérés par lui. Que sont les banalités déclamatoires de quelques lettres épiscopales, adressées, au mépris de toutes les convenances, à un ecclésiastique condamné par le jury, auprès de la réponse de M. l’archevêque de Paris à M. le garde-des-sceaux ? Ici, la forme ne manque sans doute ni de mesure ni de convenance ; mais le prélat manifeste d’une manière non équivoque l’intention de protester contre plusieurs articles organiques de la loi du 18 germinal an X, qui, aux yeux de l’autorité civile, a seule déterminé jusqu’à ce jour les rapports administratifs de l’église et de l’état, rapports qui n’ont été réglés qu’au point de vue spirituel par le concordat de 1801. Cette prétention a une singulière portée, et, lorsqu’elle émane d’un prélat aussi modéré que M. l’archevêque de Paris, elle constate au sein du clergé français un travail profond dont on ne saurait mesurer encore les conséquences dernières. En se lançant avec l’autorité de ses précédens et l’ardeur de ses plus vieilles convictions dans un débat auquel la chambre voulait conserver tout son calme, quelque émotion qui la dominât, M. Dupin a retrouvé les inspirations les plus jeunes de son énergique talent. Rarement une assemblée fut impressionnée d’une manière aussi vive, et jamais orateur ne fut en communion plus étroite avec son auditoire. Ce discours est l’un des évènemens de la session, et les applaudissemens de la chambre ont paru ébranler un instant le fauteuil même de M. Sauzet. Nous ne méconnaissons pas ce qu’il y a de grave et de spécieux dans la réponse de M. de Carné : nous croyons que le vieux droit parlementaire ne saurait suffire pour régler, sous l’empire de la charte de 1830, une situation fondée sur des principes différens, et nous ne sommes pas de ceux qui aspirent à appliquer à la société nouvelle les règles qui prévalaient à une époque où le clergé formait un corps politique dans l’état, et où celui-ci était légalement catholique ; mais quelles seront les bases de l’ordre nouveau ? jusqu’à quel point le clergé est-il disposé à accepter le droit commun avec ses charges non moins qu’avec ses bénéfices, et à renoncer, pour gage des libertés qu’il réclame, à des avantages qu’il a paru jusqu’ici estimer à si haut prix ? C’est ce que l’honorable orateur n’a pas dit, et c’était sur ce point cependant qu’il aurait fallu appeler l’attention de la chambre et du pays.

La situation de M. Martin du Nord était des plus délicates pendant le cours de ce débat, et elle est devenue plus difficile encore depuis la publication de la réponse de M. l’archevêque de Paris. Le prélat constate que la signature collective du Mémoire au roi n’avait été, de la part du ministre des cultes, l’objet d’aucune observation, et insinue avec une grande dextérité de langage que ces tardifs scrupules de légalité ont eu leur source dans des embarras de position ministérielle. On dit M. le garde-des-sceaux fort affecté, et le bruit de sa retraite, répandu depuis long-temps, a pris une grande consistance. Une modification partielle aurait lieu après la session, et permettrait à M. le ministre des affaires étrangères d’appeler à l’important ministère de la justice et des cultes un de ses amis personnels. Ce portefeuille serait réservé à M. Dumon. Les conjectures les moins concordantes se produisent relativement au choix du successeur de M. le ministre des travaux publics, mais elles ne sont pas assez sérieuses pour nous occuper. Parmi ces conjectures, il en est une pourtant qui doit être mentionnée, parce qu’elle est un symptôme de la situation incertaine de quelques hommes politiques. On dit que M. Dufaure pourrait bien consentir à reprendre un département où il a laissé d’honorables souvenirs. On explique ainsi la réserve de l’ancien ministre du 12 mai. M. Passy envoyé à la chambre des pairs, M. Dufaure amnistié par M. Guizot, telle serait la fin d’un parti qui, l’année dernière, à la tête de ses quinze voix, aspirait encore à conquérir le pouvoir et à dispenser souverainement les portefeuilles ! Nous ne croyons pas ces bruits fondés, et peut-être M. Dufaure les considère-t-il comme injurieux pour son caractère politique ; mais telles sont les susceptibilités de l’opinion et les périls de la vie parlementaire, qu’on s’y compromet aussi souvent par son silence que par ses paroles.

Les succès du ministère ont été interrompus par un échec qui n’est pas sans gravité, sur la disposition principale de la loi du recrutement. On peut dire de cet échec, ce qui est vrai de beaucoup d’autres, qu’il a été gratuitement cherché. Rien, en effet, de moins nécessaire qu’une loi générale sur cette matière, lorsqu’on était décidé à n’y introduire aucun principe nouveau. La loi du 21 mars 1832 est déjà consacrée par un usage décennal. Les dispositions de cette loi sont connues du pays et entrées dans les mœurs ; on rend pleine justice à l’autorité mixte chargée de l’appliquer dans nos départemens. Pourquoi dès-lors la soumettre à un débat contradictoire et à une refonte qui ne font qu’en affaiblir beaucoup la puissance morale ?

On l’aurait compris, s’il s’était agi de renforcer d’une manière sensible la constitution de l’armée, en fondant la réserve sur des bases plus larges. Telle avait été la pensée de M. le ministre de la guerre, pensée que la chambre aurait probablement accueillie, s’il avait cru devoir y persister ; mais on l’a vu retirer successivement et l’idée d’une réserve militairement organisée, et celle du passage sous le drapeau de la totalité du contingent. Dès-lors comment la chambre aurait-elle pu justifier à ses propres yeux et aux yeux des populations elles-mêmes l’énorme aggravation proposée dans la durée du service ? Une telle surcharge imposée aux citoyens ne pouvait être légitimée que par de hautes considérations d’intérêt général. Or, après le rejet de l’amendement de la commission, qui, en stipulant l’appel intégral des 80,000 hommes, tendait à généraliser les habitudes militaires, aucun motif n’existait plus pour porter à huit années la période d’un service qui, sous l’empire de la loi de 1832, n’excède pas six ans et demi. C’est ce qu’a pensé la chambre avec justice, et l’influence du cabinet, qui s’est exercée d’une manière très vive, a pu seule réduire à quelques voix une majorité qui semblait plus considérable.

Une partie seule de la loi nouvelle aura une importance véritable ; elle eut pu former une loi spéciale sur les conditions du remplacement, et ce mode de procéder aurait évité au gouvernement l’inconvénient de remettre en question des faits et des principes consacrés. Le remplacement est une nécessité des sociétés modernes : en vain quelques esprits dogmatiques le condamnent-ils comme une atteinte à l’égalité, comme un privilége accordé à l’opulence au détriment des classes laborieuses. Ainsi que l’a fait observer à la chambre l’honorable rapporteur, l’état des mœurs et l’intérêt véritable du pays protestent contre de telles attaques. Dans une société livrée aux soins de l’industrie, et où chacun est obligé de se créer laborieusement sa place au prix de veilles incessantes, il est impossible d’arracher à la jeunesse qui se prépare aux professions libérales les plus belles et les plus fécondes années de la vie. Il ne suffit pas au rôle actif que la France joue dans le monde que sa population ait, comme celle de la Prusse, passé tout entière quelques mois sous le drapeau : il lui faut une armée fortement organisée, toujours active et disponible ; il lui faut un corps puissant et nombreux qui, sans être, par son esprit politique, distinct de la nation, ait pourtant des mœurs et des habitudes spéciales, et dont les membres confient leur avenir et leur fortune à la carrière des armes, comme d’autres aux professions civiles et aux spéculations industrielles.

Le remplacement devient, sous un pareil régime, une nécessité manifeste, et la seule mission du pouvoir est d’en moraliser les conditions. Les comptes-rendus de la justice militaire constatent que, parmi les jeunes soldats, la proportion est d’un prévenu sur quatre-vingts, et d’un condamné sur cent trente-deux, tandis qu’elle s’élève pour les remplaçans à un prévenu sur quarante-quatre et à un condamné sur soixante-deux. Cette proportion de près du double est beaucoup plus élevée encore en ce qui se rapporte aux peines disciplinaires, d’après les livres de punition des diverses armes de l’armée.

Le projet de loi introduit des garanties nouvelles dans le double intérêt de l’ordre public et du remplacement même. Les certificats de bonne conduite délivrés par les maires devront être désormais accompagnés d’une attestation confirmative émanée des sous-préfets, les actes de remplacement seront passés par devant notaires, et la somme convenue devra être déposée dans une caisse publique, selon les formes qui seront ultérieurement déterminées par un règlement d’administration. Enfin des dispositions heureusement combinées provoquent et favorisent les remplacemens au corps. Ce sont là des améliorations véritables qui auraient frappé davantage l’opinion publique, si l’on n’avait eu le tort de les noyer au milieu de dispositions générales. La même chose avait eu lieu pour la loi sur la chasse, dont quatre articles seuls avaient de l’importance et comblaient une lacune. Puisse ce double exemple détourner les administrations publiques de ce besoin de codifier, qui est une des tentations les plus dangereuses de notre temps, avec des chambres constituées comme le sont les nôtres !

Les propositions individuelles abondent, quoiqu’elles aient été rarement converties en résolutions législatives depuis que le droit d’initiative a été attribué aux membres du parlement. La chambre a craint, en accueillant la proposition de M. Monier de la Sizerane, relative à la réduction du quorum au chiffre de cent membres, d’encourager ces habitudes de relâchement dans les devoirs de la vie publique dont chaque session atteste le progrès ; elle n’a pas voulu légaliser une négligence qu’elle conserve le droit de blâmer, sans avoir la puissance de l’atteindre. — En présence des faits qui se passent en Belgique, en Angleterre et jusque dans le royaume de Naples, il était impossible de repousser la lecture d’une proposition sur le droit de conversion de la rente 5 pour 100. Conformément à la doctrine qui a prévalu jusqu’à ce jour, les ministres ont unanimement déclaré qu’ils reconnaîtraient le principe en combattant l’opportunité. Dans la situation actuelle du crédit, et au taux où est parvenue cette valeur, l’opération se réduirait à la réduction pure et simple d’un 1/2 pour 100 d’intérêt, car personne ne songerait évidemment à réclamer le remboursement d’un fonds qui, même sous le coup de l’opération, se maintiendrait fort au-dessus du pair. Les difficultés financières ne seraient donc pas sérieuses, et chacun sait que les obstacles sont tout politiques. Il est plus que douteux que la chambre ait à la fois la volonté et l’énergie nécessaires pour les lever.

La discussion sur la prise en considération de la proposition de M. Chapuis-Montlaville, pour la suppression du timbre, n’a pas encore eu lieu. Il est à désirer que la chambre s’y prépare, et mesure la haute importance de la question qu’elle est appelée à résoudre.

Aucun bon esprit ne saurait contester que la constitution de la presse périodique en France la place en quelque sorte en dehors du droit commun. Qu’est-ce qu’une propriété contrainte de payer au fisc la moitié de son revenu brut ? Quelles chances d’utile développement peuvent être réservées à une pareille industrie ? La force des choses ne la concentrera-t-elle pas tôt ou tard dans les mains de quelques capitalistes assez puissans pour s’en assurer le monopole par des avances considérables ? Un journal peut-il se fonder aujourd’hui sans s’exposer à dévorer son capital et sans avoir la presque certitude de ruiner ses actionnaires ? Cette perspective, nous ne le voyons que trop, n’arrête ni les fondations nouvelles ni les désastres inévitables : il y aura dans tous les temps des charlatans et des dupes, et, grace à Dieu, il est aussi parfois des dévouemens désintéressés qui ne reculent pas devant une telle perspective ; mais est-ce donc là une situation bien morale à imposer à la plus haute de toutes les entreprises ? Est-ce là une position normale dans un pays de liberté et d’égalité ? Y a-t-il pour un gouvernement un avantage quelconque à constituer au profit de quelques spéculateurs une presse de monopole, instrument redoutable dans la main des partis, puissance non moins exigeante lorsque les pouvoirs réguliers sont contraints de traiter avec elle ?

Comment nier, à la vue de ce qui se passe et devant les aveux même des intéressés, que l’industrie des annonces ne soit désormais l’élément indispensable et le principal produit de toute la presse quotidienne ? On dit, il est vrai, que rien n’est plus naturel qu’une telle association, et que, si l’annonce va chercher la grande publicité, c’est que cette publicité elle-même a été préalablement acquise et méritée par la valeur intellectuelle de la rédaction. Dans ce système, l’annonce est une sorte de prix d’honneur, voire même de prix Monthyon, décerné aux plus habiles et aux plus vertueux. Sans prétendre enlever sur ce point sa propre admiration à qui que ce soit, comment ne voit-on pas que chaque jour la rédaction elle-même fléchit sous l’influence de l’industrie, et que la pensée tend à se retirer de plus en plus devant les envahissemens successifs de la réclame ? Celle-ci domine chaque jour davantage la direction littéraire des feuilles les plus accréditées ; elle est la compagne obligée, la suivante fidèle de l’annonce ; elle parle dans les colonnes des journaux d’une voix si assourdissante, qu’il devient à peu près impossible de s’y livrer désormais à une critique sérieuse et loyale. La presse quotidienne expirera en France entre les puffs de la réclame et les gravelures du feuilleton.

La solution la plus naturelle consisterait à dégager la pensée de l’industrie, l’entreprise intellectuelle de l’œuvre commerciale, en d’autres termes à affranchir la rédaction et à imposer les annonces. On comprend fort bien que cette pensée ne soit pas acceptée sans résistance par ceux qui ont contribué plus que tous autres à préparer à la presse périodique la déplorable situation qui pèse aujourd’hui sur elle. Quoi qu’il en soit, ce principe serait le plus rationnel et le plus moral. C’est au gouvernement et aux chambres qu’il appartient de le comprendre et de l’appliquer. On sait qu’en Angleterre un droit fixe est perçu sur les innombrables annonces qui encombrent les feuilles publiques. C’est là une perception naturelle et légitime, car elle porte sur une spéculation commerciale, et n’atteint pas la pensée dans ce qu’elle devrait avoir d’inviolable. Nous verrions avec satisfaction le pouvoir entrer dans cette voie de bon sens et de justice.

Sous peu de jours, la crise qui a si soudainement agité l’Angleterre aura eu son dénouement. Le déplacement de la majorité, provoqué par la proposition de lord Ashley, a causé en Europe une sensation d’autant plus vive, que rien n’est plus contraire qu’une telle péripétie aux traditions parlementaires de la Grande-Bretagne. La discipline des partis ne comporte pas dans ce pays ces actes d’indépendance et d’entraînement dont nos assemblées politiques sont coutumières. Quoique persuadés de la victoire définitive de sir James Graham dans la nouvelle lutte si résolument provoquée par lui, nous ne pouvons nous empêcher de voir dans les deux échecs infligés au cabinet sur la clause des douze heures de travail, et dans la scission persévérante de son propre parti, un symptôme éclatant de l’affaiblissement de l’administration de sir Robert Peel. Il est des libertés qu’on ne prend qu’avec les pouvoirs affaiblis, et celle que vient de se donner une portion fort notable du parti tory est évidemment de ce nombre. Le succès de lord Ashley est le contre-coup des échecs du cabinet en Irlande, du procès O’Connell et du triomphe récent du libérateur au sein de la vieille Angleterre. C’est une protestation contre les progrès de la ligue des céréales, dont il est impossible de se dissimuler désormais la haute importance politique. Les tories, profondément aigris par le cours des évènemens, comprennent que leurs concessions ont été inutiles, et se vengent sur sir Robert Peel de la modération qu’il a su leur imposer. La haute église, de son côté, se voit de plus en plus menacée par le puyséisme et les sympathies populaires, qui inclinent vers l’Irlande ; dans une telle disposition d’esprit, elle aime à faire preuve de charité, ne fût-ce que par vengeance.

Jamais peut-être débat parlementaire ne projeta un jour plus douloureux sur l’organisation factice et précaire de cette grande société anglaise. À une réclamation fondée sur l’humanité la plus vulgaire, sur le devoir sacré de ne pas exténuer l’enfance, il se rencontre un gouvernement civilisé contraint par des devoirs plus impérieux encore de répondre ce qui suit : « Vos réclamations sont parfaitement légitimes, et dix heures de travail dans les usines indiquées par le bill sont en effet une tâche amplement suffisante ; mais les lois de la concurrence commerciale contraignent à excéder cette mesure. Si nous étions arrêtés par des considérations d’humanité, la production britannique ne pourrait plus lutter contre la production étrangère dans des conditions de supériorité indispensables au placement de ses produits. Or, dans le cas où le monopole de la production lui échapperait, la misère à laquelle vous voulez remédier assaillirait la population d’une manière bien autrement affreuse ; l’abaissement des salaires serait d’ailleurs la conséquence immédiate de l’abaissement du travail. Il n’y a, pour nos populations ouvrières, d’autre alternative que de périr de faim ou de végéter en s’étiolant. En leur maintenant cette dernière ressource, nous sommes plus charitables et plus éclairés que vous, car votre philanthropie, c’est la diminution dans la production, c’est-à-dire la famine et la mort ! »

Voilà ce qu’un gouvernement chrétien est réduit à opposer à ses adversaires, voilà ce qu’il est amené à confesser solennellement devant le monde civilisé ? Jamais question de cabinet fut-elle ainsi posée sur la vie même des générations ? jamais ministère eut-il raison dans une plus humiliante extrémité et dans une plus triste cause ? Quoi que fasse le gouvernement anglais, cette affaire aura au dehors une grande portée, car elle est une révélation complète des plaies intérieures qui rongent cette société. Les plus aveugles reconnaîtront désormais que la Grande-Bretagne est placée entre un effroyable bouleversement et le maintien de la paix à tout prix, expression qui semble aujourd’hui n’avoir pu être trouvée que pour elle. Chaque jour viendra dérouler une phase nouvelle de cette situation, et peut-être finira-t-on par comprendre qu’il ne faut pas acheter une alliance lorsqu’on est en position de la vendre.

Quelques organes de la presse étrangère ont accueilli beaucoup trop légèrement le bruit d’un voyage du roi en Angleterre, dans le courant de l’été prochain. L’âge du monarque le dispense à coup sûr d’une visite où il a été plus d’une fois suppléé par les princes ses fils. Cette démarche, n’étant dès-lors imposée par aucune convenance, resterait toute politique, et, quels que soient les sentimens du ministère sur l’alliance anglaise, nous le croyons trop éclairé pour exposer le chef de notre nouvelle dynastie à une ovation qui serait plus dangereuse pour elle que les clameurs de ses plus implacables ennemis.

Un jeune membre du parlement fort attaché à la France, où il compte de nombreux amis, vient d’annoncer, concurremment avec lord Palmerston, et dans un esprit tout opposé, une motion sur la traite des noirs. Il voudrait faire consacrer par la chambre des communes le caractère éminemment transitoire des conventions sur cette matière, et le droit pour les gouvernemens signataires d’en modifier les dispositions selon les circonstances. Nous craignons que son dévouement, si honorable d’ailleurs, à l’alliance française n’ait inspiré à M. Milnes une démarche imprudente. Il est certaines déclarations de doctrines très dangereuses à demander, et nous doutons fort que le parlement anglais consente à s’engager jusque-là. Néanmoins, pour qui connaît l’embarras actuel de l’Angleterre, il n’est plus douteux que la négociation relative à la révocation des actes diplomatiques de 1831 et 1833 n’obtienne un résultat favorable, si elle est conduite par le cabinet français avec habileté et décision. On dit M. le ministre des affaires étrangères plein d’espérance. C’est une disposition d’esprit fort habituelle chez lui.

Les efforts de l’alliance ne paraissent pas avoir amené à Constantinople les résultats annoncés naguère comme prochains et assurés. Le gouvernement ottoman refuse de sacrifier le droit terrible que sa loi fondamentale lui prescrit d’exercer sur les renégats ; il le refuse au nom de sa souveraineté politique et de sa foi religieuse, enlacées dans une indissoluble unité. Il y a long-temps que tous les bons esprits ont désespéré de la société musulmane, à raison même des bases sur lesquelles elle repose. Ce qu’on demande à la Turquie n’est rien moins, en effet, que l’abdication de sa croyance et de sa barbare nationalité ; c’est le Coran qu’on veut atteindre., et qui, sur ce beau sol opprimé par lui depuis plus de quatre siècles, livre, pour se défendre, un suprême et dernier combat. Il en est de certaines sociétés comme de certaines races, condamnées à mourir sans pouvoir être transformées. La société musulmane est constituée, dans l’ordre politique, sur l’intolérance, et, dans l’ordre civil, sur la polygamie ; c’est pour cela qu’il est impossible de ne pas prendre en pitié ces rêves de rénovation et de réforme dont l’application est vainement essayée par tant de charlatans. C’est la conscience de cette irrémédiable impuissance des Osmanlis qui donne aux races chrétiennes de l’empire ce redoublement d’activité et d’espérance dont les symptômes se révèlent sur tous les points. Le royaume de Grèce est jusqu’à présent le seul centre politique dont l’influence puisse agir fortement sur ces populations éparses. C’est pour cela que l’Orient tout entier a suivi avec une vive anxiété les phases diverses de la révolution de septembre. L’Europe a aussi compris que l’établissement constitutionnel qui se fonde en Grèce avait bien moins d’importance par lui-même que par l’action réservée, au milieu de la dissolution imminente d’un vaste empire, à la jeune tribune d’Athènes. Qui oserait calculer d’avance la portée d’une pareille voix, lorsqu’elle ira retentir dans les montagnes de la Macédoine et de la Thrace, dans les îles de l’Archipel et de la mer Egée, lorsqu’elle prononcera le mot de liberté dans les plaines désolées de l’Asie mineure, et qu’elle ira réveiller au sein même du Fanar le patriotisme assoupi de tout ce qui porte encore un cœur d’Hellène ? La fondation d’une double tribune en Grèce est l’un des évènemens les plus menaçans pour l’intégrité de l’empire ottoman. Jusqu’ici, la Grèce avait disparu sous la Bavière : elle va désormais vivre de sa vie propre, et se livrer, dans toute la liberté de ses espérances et peut-être de ses rêves, aux projets d’avenir, dont la grandeur suffira pour la consoler de ses misères présentes.

La constitution que vient de jurer le roi Othon, et qu’il paraît avoir acceptée avec toute la loyauté de son caractère, n’a par elle-même qu’une importance fort accessoire. La principale valeur politique de cette charte est dans l’action que le jeu du gouvernement représentatif est appelé à exercer au-delà des frontières où les protocoles de 1828 ont enfermé la Grèce. Les dispositions en sont copiées avec plus de fidélité que de discernement sur les chartes des nations occidentales, et l’application d’un tel régime aux populations démocratiques et pauvres des petits cantons de l’Attique et du Péloponèse ne peut manquer de soulever les plus graves difficultés. Dans les cent sept articles qui composent l’œuvre délibérée à Athènes, la France, la Belgique, l’Espagne, et même les États-Unis, peuvent reconnaître grand nombre de dispositions textuellement empruntées à leur législation ; ce sera au génie grec de vivifier ce pastiche et d’imprimer au gouvernement émancipé de l’Hellénie un cachet d’originalité qui lui manque. La Grèce regrettera bientôt d’avoir, sous la jalouse influence du parti autochtone, exclu des droits constitutionnels et de toute participation aux fonctions publiques les Hellènes nés en dehors des étroites frontières imposées au nouvel état par la diplomatie européenne. Si de pareils actes se reproduisaient encore, l’assemblée nationale de la Grèce prouverait au monde qu’elle ne comprend pas la mission que lui a départie la Providence. Cette faible monarchie devrait être éminemment assimilatrice, pour parler la langue aujourd’hui consacrée : ce n’est qu’à ce prix qu’elle pourra résister aux grandes influences qui la pressent. La Grèce est évidemment destinée à s’étendre ou à disparaître.

C’est cette nécessité même d’embrasser un horizon plus vaste que celui des monts de Thessalie qui deviendra l’obstacle permanent au bon accord des légations de France et d’Angleterre à Athènes. En admettant que MM. Lyons et Piscatory aient toujours triomphé jusqu’ici des difficultés de leur position respective, il est impossible de ne pas prévoir que cette entente devra cesser dans un prochain avenir, à moins que l’un des deux cabinets dont ils sont les agens n’abdique son rôle naturel dans les affaires de ce pays. La France, par ses intérêts autant que par ses sympathies, appelle de ses vœux l’extension successive et régulière de l’influence grecque en Orient, tandis que dans aucune hypothèse l’Angleterre ne saurait accepter la Grèce en dehors des limites où plus qu’aucun autre cabinet elle a contribué à l’enfermer. Les obstacles que l’Angleterre et l’Autriche ont suscités à ce pays, lors de son émancipation de 1821 à 1828, obstacles qu’il n’a vaincus qu’à force d’héroïsme, et par le chaleureux concours de la France, se reproduiront à chaque phase décisive de sa vie nationale. L’œuvre de la Grèce lui est tracée par la force des choses. L’Angleterre subit une politique de tradition et de nécessité qu’elle ne saurait non plus abdiquer ; de son côté, la Russie a ses vues, que chacun connaît. La France aura-t-elle aussi une politique à Athènes ? Là est la question, et bien hardi serait celui qui oserait la résoudre par l’affirmative dans les circonstances actuelles.

Une grande agitation règne en Italie. Les voyageurs qui reviennent du royaume de Naples et des Légations s’accordent unanimement pour déclarer que jamais la fermentation n’a été aussi vive et l’état du pays plus alarmant. Aucun résultat sérieux ne sortira néanmoins de ces mouvemens partiels, tant que l’intervention autrichienne ne rencontrera pas d’obstacles, et qu’elle sera acceptée par la France comme la conséquence immédiate de tout mouvement révolutionnaire dans les états romains ou le duché de Modène. La France est plus que jamais le pivot du système européen, quelques efforts qu’on ait faits à l’envi pour lui enlever cette situation formidable. Un simple changement dans son attitude, et c’en est fait de la paix du monde. Cette paix ne fut peut-être jamais moins assurée qu’en ce moment, quelque confiance qu’affectent les banquiers et les cabinets, quelque souci qu’on prenne pour faire prévaloir les intérêts matériels sur les intérêts de l’ordre moral et politique. Qui oserait garantir pour un temps bien éloigné le maintien des relations actuelles de l’Angleterre et de la France ? Qui ne comprend à quels périls est exposé le royaume-uni dans son propre sein et par-delà l’Atlantique ? Comment ne pas voir que la crise orientale se précipite vers un dénouement, qu’elle se compliquera nécessairement un jour, et des agitations croissantes des peuples slaves, et des convulsions de cette Pologne, qui ne mourra pas dans ses tortures ? L’Italie est, de l’aveu de tous, une mine chargée de poudre, de la frontière des Alpes à l’extrémité de la Sicile. La péninsule ibérique, engagée dans une sorte d’enfer du Dante, parcourt un de ces cercles sanglans au-delà duquel l’œil entrevoit confusément des cercles sans espoir et sans fin. La France seule arrête, dans le monde entier, par son attitude inviolablement pacifique, le cours naturel des évènemens : elle semble suspendre et enrayer la marche même de l’histoire. Les hommes et les choses que nous voyons sont-ils taillés pour suffire long-temps encore à ce rôle ? La politique du cabinet acquiert-elle de nouvelles forces ? est-elle aussi acceptée dans la nation que dans les chambres ? A-t-elle poussé des racines assez profondes pour permettre à l’Europe de ne plus songer désormais qu’à négocier des actions de chemins de fer ? Nos vœux sont, sur ce point, beaucoup moins problématiques que les faits eux-mêmes.


Un de nos amis, un des collaborateurs les plus sérieux que comptait la Revue, vient de nous être soudainement enlevé. M. Adolphe Lébre, dont on avait remarqué les solides et brillans travaux sur la philosophie allemande et sur la littérature slave[1], est mort à Paris le 26 mars ; il avait à peine trente ans. M. Lébre nous était venu de Suisse, bien qu’il fût né Français. Son père, officier de la vieille armée, avait trouvé, vers 1815, en rentrant dans ses foyers du Midi, à Ganges, une fermentation extrême d’opinions politiques et religieuses qui l’avait décidé à émigrer dans la Suisse française. Il avait emmené son très jeune fils, qui reçut ainsi à Lausanne une éducation excellente et forte qu’il était allé compléter ensuite à Munich. M. Lébre appartenait à la religion réformée ; ses croyances sincères s’alliaient à un noble essor d’idées philosophiques, et c’est le besoin de concilier la foi du passé avec les tendances de l’avenir, c’est cette lutte intime de l’intelligence et du cœur qui a contribué surtout à le dévorer. Ses obsèques ont eu un caractère bien touchant. Tous ses amis de Suisse, qui se trouvaient à Paris, y assistaient ; le canton de Vaud, dont M. Lébre était citoyen, y paraissait représenté au complet par M. Charles Monnard, président du grand-conseil, et par M. Auguste Jaquet, président du conseil d’état de ce canton, que des circonstances diverses ont conduits l’un et l’autre à Paris en ce moment. M. le pasteur Edouard Verny, qui menait la cérémonie funèbre, a prononcé sur la tombe un discours et des prières qui, par leur profonde vérité et leur justesse pénétrante, allaient au cœur des assistans. Il n’a pas craint, en rappelant tous les dons si élevés et si aimables dont s’ornait la nature modeste de notre ami, d’indiquer la plaie secrète, ce doute inquiet et douloureux, mais qui n’était autre ici que le désir, la soif presque immodérée de la pure vérité. Ce qui pour tant de rêveurs et de discoureurs n’est qu’un jeu emphatique et frivole avait été pour M. Lébre la pensée ardente des jours et des nuits ; il avait pris au sérieux toutes choses, et il s’y est consumé. Sa disparition laissera un éternel souvenir dans sa patrie lausannaise, et ici même, au cœur de ceux qui l’ont familièrement connu ; elle excitera une pensée de regret chez tous ceux qui n’ont pas oublié les beaux et sérieux travaux dont ils avaient distingué l’auteur. La Revue fait en lui une perte sentie et profonde.


Le monde slave est depuis quelque temps l’objet d’une curiosité d’autant plus vive qu’elle n’est encore qu’à moitié satisfaite. On peut s’étonner que la France ait si peu étudié jusqu’à ce jour une race qui semble appelée à jouer un rôle considérable en Europe, et surtout en Orient. Aussi doit-on accueillir avec faveur tous les ouvrages, malheureusement trop rares, qui viennent ajouter quelques renseignemens, quelques faits nouveaux au faible dépôt de nos connaissances sur ce sujet. Il y a encore pour nous dans ces travaux le charme d’une révélation, parfois même l’intérêt d’une découverte. On ne s’étonne pas que des esprits sérieux soient attirés vers les pays slaves, parmi ces peuples qui gardent encore intactes, au milieu de leurs solitudes vierges, les coutumes et les traditions de la vie patriarcale et primitive. Parmi les voyageurs qui ont été guidés vers les Slaves par cet intérêt sympathique, il faut placer l’auteur d’un livre sur les Slaves de Turquie[2], dont les diverses parties ont paru successivement dans cette Revue. L’attention de M. Cyprien Robert s’est portée tour à tour sur l’histoire, les mœurs, la situation politique, le développement industriel et commercial des cinq peuples gréco-slaves. C’est avec amour, on peut le dire, que M. Robert a étudié ces peuples ; il n’a écrit son livre qu’après un séjour de plusieurs années parmi les montagnards chrétiens des Balkans. Les élémens de ce livre, il les a recueillis tour à tour sous la tente du pâtre albanais, du guerrier monténégrin, dans les assemblées politiques de la Serbie, ou sous le paisible toit du laboureur bulgare. Il ne nous appartient pas de louer ici l’ouvrage de M. Cyprien Robert : ni ses récits ni ses jugemens ne sont oubliés de nos lecteurs. Nous croyons seulement pouvoir garantir la sincérité, l’ardente et ferme conviction du voyageur, qui en ce moment même est retourné, dans la péninsule gréco-slave, étudier sur les lieux les graves problèmes qui s’y agitent. Les nouvelles recherches de M. Robert sont, comme les premières, destinées à la Revue, qui attend de son collaborateur une suite d’articles sur l’état actuel des pays slaves. De si persévérans efforts ajoutent un nouvel intérêt au livre de M. Robert, qui prendra place, nous l’espérons, parmi les ouvrages les plus neufs et les plus curieux qu’on ait consacrés à la Turquie d’Europe.


V. de Mars.

  1. Voir la Revue du 15 avril 1842, du 1er  janvier et 15 décembre 1843.
  2. Deux vol. in-8o, chez J. Labitte, quai Voltaire.