Chronique de la quinzaine - 14 août 1834

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Chronique no 57
14 août 1834


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 août 1834.


L’adresse est votée, et la session qui s’ouvrit il y a quinze jours sans espérance est aujourd’hui finie sans résultat ; car est-ce bien un résultat que ce petit commérage de doctrinaires et de tiers-parti, que cet échange de gros mots suivi de boules blanches et d’adhésion ministérielle ? Il y a des gens qui s’imaginent encore que l’adresse est quelque chose, que ce qui s’est passé dans la chambre et en dehors produira un résultat ; il n’en sera rien. Le ministère restera tel qu’il était ; la session est finie, son travail l’est également ; la chambre des députés va être ajournée pour quatre ou cinq mois ; elle ne sera réunie qu’en décembre. Dès-lors qu’a-t-on besoin de s’occuper le moins du monde d’une adresse qui meurt en naissant ; et d’ailleurs cette adresse est-elle tellement significative que le ministère doive s’en alarmer ? Elle n’est pas même à la hauteur de celle des 221, qui cependant fut lancée sous un régime qui ne reconnaissait pas la souveraineté populaire. Pourquoi, si le tiers-parti voulait repousser le ministère, ne pas le dire hautement, comme dans l’adresse des 221 ? Pourquoi ne pas constater l’incompatibilité du système suivi par les doctrinaires avec les opinions de la chambre ? Quelle est donc cette manière de s’envelopper dans les phrases vagues et de ne jamais aller droit au but ?

Il faut dire ici le dessous des cartes. Toute cette affaire de l’adresse est machinée depuis long-temps ; le roi, qui préside en réalité son cabinet, a pris depuis quelque temps en plus vive affection les doctrines de M. Guizot sur l’esprit de la révolution de juillet. Louis-Philippe n’a jamais considéré son avènement que comme une nécessité en vertu du principe de la quasi-légitimité, posé par M. Guizot. Il n’a point d’amitié personnelle pour le ministre ; la morgue doctrinaire n’est point de ses goûts, mais cette théorie conservatrice qui le rapproche tant des souverains de l’Europe, lui plaît ; il la caresse avec complaisance, d’où il résulte que la puissance de M. Guizot a grandi dans son esprit. M. Thiers, qui, à l’origine, avait songé à sacrifier M. Guizot en se rattachant à M. Dupin, voyant cette faveur toute nouvelle, cet accroissement de pouvoir dans les mains de son collègue, s’est rapproché de lui, parce qu’il a vu qu’il serait impossible de le démolir. S’éloignant dès-lors du tiers-parti, il a fait cause commune avec M. Guizot, et de là cette fureur et cette violence, cette expression de parti eunuque lancée contre la coterie de M. Dupin. D’un autre côté, le tiers-parti désappointé, voyant qu’il ne pouvait pas entrer actuellement au ministère, a éclaté en colère ; mais comme toutes ces colères ne produisent à la fin que des phrases, comme il est véritablement eunuque, et qu’il s’est laissé escamoter une discussion d’adresse en une séance, M. Thiers et M. Guizot s’en sont moqués, et ils ont traversé en commune intelligence cette courte session.

Ce qui se passe maintenant dans le conseil est chose assez curieuse. Toutes les nuances entourent le maréchal Gérard, pour le faire servir de pivot à toutes les combinaisons ; toutes ont des espérances en lui, et le plus faible des caractères, l’indolence la mieux constatée est prônée par tous les partis ; et pourquoi ? C’est que, personnification de l’honneur et de la franchise militaire, le maréchal peut seconder tout le monde sans que personne soit blessé par lui. Toute intrigue cherche un homme de considération pour drapeau ; quand elle l’a trouvé, elle le montre pour se justifier et se laver. Au milieu de toutes ces dissidences du conseil, de ces disputes d’intérieur de M. de Rigny qui boude, de M. Guizot qui endoctrine, de M. Thiers qui tripote, de l’amiral Jacob qui sommeille, de M. Duchâtel qui écrit, de M. Humann qui murmure, de M. Persil, nouvel Achille, qui s’est retiré sous sa tente, le roi travaille, agit avec une persévérance remarquable. Si le principe constitutionnel est blessé par cette action directe du roi dans les affaires, l’histoire impartiale lui tiendra compte des sueurs, des soucis de la royauté. Louis-Philippe jouit d’une haute réputation de capacité active et vigilante en Europe. Les ambassadeurs ont ordre de traiter surtout avec lui des grandes négociations. Le roi serait très fâché qu’il y eût unité de vues dans le ministère, avec une présidence de capacité et de volonté ; comment pourrait-il alors en effet dominer son système, gouverner et régner dans le sens le plus puissant de ce mot ? Ces divisions lui plaisent ; il les nourrit, les fortifie ; et quand il se trouve un homme de fermeté et de consistance dans le cabinet, son premier soin est de le briser, pour lui substituer un complaisant ; sous ce rapport, il est aujourd’hui parfaitement servi : il n’a pas sous sa main une volonté capable de résistance, c’est une admirable collection de caractères souples et obéissans.

Au reste, le roi attend M. de Talleyrand à Paris, si des événemens imprévus ne retiennent notre ambassadeur à Londres ; on sait que Louis-Philippe a une très haute considération pour le diplomate qui lui conseilla de prendre la couronne et qui présida à la première direction diplomatique de la révolution de juillet. M. de Talleyrand a vieilli d’esprit autant que de corps ; peu importe, il sera consulté sur la direction nouvelle à imprimer aux affaires, et peut-être, sur une modification ministérielle, si elle est indispensable. M. de Talleyrand arrive ici porteur de paroles des whigs pour deux ou trois questions importantes, et particulièrement sur l’intervention d’Espagne et sur les affaires d’Orient ; il vient surtout expliquer intimement au roi la position des whigs en Angleterre qui commence à se compliquer singulièrement. Le parti conservateur, qui s’était jusqu’ici borné à des intrigues, semble prendre en Angleterre dès ce moment une attitude hostile et décisive dans la chambre des lords ; le roi d’Angleterre ne paraît pas décidé, d’un autre côté, à prêter aux whigs l’appui dont ils auraient besoin, c’est-à-dire à consentir à une création de pairs qui seule peut rétablir l’harmonie entre les deux branches de la législature. Deux bills ont déjà été rejetés par les lords ; si cette lutte se prolonge, et que par un concours de circonstances surtout, une crise soit amenée en Portugal et en Espagne, le parti conservateur aurait dès-lors d’immenses élémens de succès pour la formation d’un ministère Peel, c’est-à-dire de tories modérés. M. de Talleyrand vient donc exposer les chances diverses que pourrait subir l’alliance avec l’Angleterre, et la nécessité de soutenir par un appui franc et sincère les mesures que pourrait prendre le ministère anglais pour raffermir sa popularité parlementaire chancelante. Par la force des choses, lord Melbourne est obligé de chercher appui dans les whigs exaltés, et ces whigs, comme parti, exigent des sacrifices que la position de lord Melbourne à l’égard de la couronne ne lui permet pas de faire.

L’arrivée de M. de Talleyrand à Paris, si elle s’effectue, ne sera pas de nature à grandir le crédit de M. Dupin. On sait que, bien que M. de Talleyrand ait servi de cornac à M. Dupin dans son voyage triomphal en Angleterre, cependant le vieux diplomate a pris une très mauvaise opinion de la capacité générale et des manières surtout du président de la chambre des députés qu’il aimait à appeler le représentant du mauvais ton de la France. Louis-Philippe est, de son côté, très mal disposé pour celui qui se vante pourtant d’avoir refusé plusieurs fois des ministères ; le roi élu de la révolution de juillet a conservé les formes et les habitudes des gentilshommes ; il n’aime pas toutes ces rudesses dont M. Dupin se fait gloire auprès de ses amis ; ce serait l’homme dont il subirait la présence au conseil avec le plus de mauvaise humeur. M. Dupin ne se persuade pas assez cette vérité, et, parce qu’il est bien accueilli au château comme commensal, parce que petits et grands ont ordre de l’accabler de poignées de main, il se croit très avant dans les amitiés et dans la confiance royale. — Les deux questions spéciales sur lesquelles M. de Talleyrand sera consulté et sur lesquelles lui-même vient s’expliquer avec le roi sont l’intervention en Espagne et la question d’Orient. L’Angleterre veut savoir le dernier mot de la France au cas où les événemens, prenant un certain caractère de gravité, il faudrait appliquer activement les principes posés par le traité de la quadruple alliance. M. de Talleyrand n’est pas pour la guerre ; une fois déjà, il a empêché toute espèce d’intervention active dans la question d’Orient ; maintenant il vient pour le même objet et afin de chercher à préparer un nouvel arrangement à ces affaires. Au reste, M. de Talleyrand ne demeurera que quelques jours à Paris. Son dessein est d’habiter la campagne ; on croit que Mme de Dino l’accompagnera. On agitera surtout, dans les conférences avec M. de Talleyrand, la question espagnole qui prend une tournure singulière. Nous ne croyons pas que don Carlos réussisse. Dès que la Péninsule ne s’est pas soulevée tout d’abord pour saluer le prétendant ; dès que Burgos, Pampelune et Vittoria n’ont point encore ouvert leurs portes, il est évident que la guerre de la Biscaye, du Guipuscoa et de la Navarre n’est plus qu’une guerre de guérillas qui se prolongera plus ou moins long-temps, mais qui ne peut avoir de succès décisifs à moins qu’elle ne change de nature. Le blocus de fait des côtes d’Espagne a soulevé déjà de vives réclamations de la part du corps diplomatique. Il va bientôt en faire naître de plus sérieuses, car voici ce qui est certain : dix navires hollandais, une frégate à vapeur russe, un certain nombre de bâtimens américains sont partis chargés d’armes et de munitions pour les insurgés espagnols ; seront-ils arrêtés sur la côte ? et, s’ils sont arrêtés, n’est-ce pas là une formelle déclaration de guerre qu’en aucune circonstance ces puissances ne voudront souffrir ? C’est un point du droit des gens qui offrira plus d’une difficulté. — Quand il s’est agi dernièrement d’enlever don Carlos, M. Thiers avait fait déguiser une brigade de sûreté en carlistes espagnols, en soldats de Zumala-Carregny avec des scapulaires et des scopettes bénies ; qu’est-il arrivé ? C’est que la ruse a été découverte, et que M. Thiers en a été pour ses frais de grande invention. La brigade est revenue à Bayonne désappointée et poursuivie par les guérillas navarrois.

Il n’est pas vrai que M. Pozzo ait déclaré qu’il demanderait ses passeports au cas d’une intervention effective ; d’abord il n’a jamais été question officiellement auprès du corps diplomatique d’une telle démarche, et par conséquent personne n’a pu répondre sur une communication qui n’a pas été faite.

Le maréchal Maison écrit de Saint-Pétersbourg qu’il est partout fort bien accueilli, et que l’empereur a pour lui toutes sortes d’égards. Ceci a fait la joie des Tuileries. Mais la manière gracieuse dont le maréchal est reçu à Saint-Pétersbourg tient à plusieurs circonstances personnelles, soit au maréchal Maison, soit à la situation du comte Pozzo di Borgo à Paris. Quand les étrangers arrivèrent à Paris en 1814, le maréchal Maison en était gouverneur ; il eut là occasion de parfaitement accueillir l’empereur Alexandre, et de contribuer de tout son pouvoir à la restauration des Bourbons que souhaitait le czar. Dans ses conférences il connut le grand duc Constantin et son frère Nicolas, fort jeune, qui s’est bien souvenu du bon accueil du maréchal. Il faut ajouter que la préoccupation de l’empereur est en ce moment de séparer la France de l’alliance avec l’Angleterre, et que le meilleur moyen d’arriver à ce résultat est d’accabler de prévenances l’ambassadeur d’une puissance qu’on a frappé jusqu’ici de dédains et d’humiliations. La Russie veut essayer jusqu’à quel point ira la condescendance du cabinet français ; non seulement elle a agi avec la Pologne ainsi qu’elle l’a voulu et sans consulter personne, mais elle vient en ce moment de réclamer auprès de la France d’anciennes indemnités pour le royaume de Pologne, en même temps qu’elle a conseillé à la Porte une ambassade pour réclamer Alger, non pas qu’elle croie jamais qu’il soit fait droit à ses réclamations ; mais elle pense par ce moyen écarter tous les griefs personnels que la France pourrait invoquer contre elle pour sa conduite ambitieuse dans le Levant. C’est une manière de détourner l’attention des questions principales qui l’occupent en ce moment.

— La courte session de la chambre des pairs a été plus insignifiante encore que celle de la chambre des députés ; aucun intérêt dramatique, point d’observations, si ce n’est le discours de M. de Dreux-Brézé qui a fait une grande sensation, parce qu’il était dans le vrai, et que le vrai, dans la bouche de quelque parti que ce soit, trouve toujours un grand écho.

Il faut savoir l’historique du fameux discours de M. Guizot où il a désavoué la révolution de juillet ; M. Guizot sait bien que les principes de cette révolution sont antipathiques à la grande majorité de la pairie ; dès-lors il se trouve à l’aise dans cette chambre, et ainsi qu’il arrive quand il y a sympathie dans une assemblée pour un orateur, celui-ci se laisse toujours aller à des mots ou à des déclarations imprudentes ; M. Guizot a trop suivi ce torrent, et en entrant au château, il a été vivement blâmé, non pas pour avoir exprimé des principes qui sont dans la tête et le cœur de la chambre des pairs, mais pour les avoir dits dans un lieu qui avait son retentissement au dehors par la publicité donnée aux délibérations de cette chambre ; de-là le désaveu qui a paru dans le Journal des Débats, désaveu qui ne veut pas dire qu’on se repent des paroles qu’on a prononcées, mais qu’on regrette qu’elles aient reçu une publicité qui compromettait le ministère avec le tiers-parti de la chambre des députés !

L’instruction du procès sur les événemens du 14 avril offre à peine des charges suffisantes pour un procès de presse ; il est impossible d’en faire résulter un complot quelque peine que l’on prenne, quelque soin qu’on se donne ; dès-lors s’élèvera une première et fondamentale question, celle de la compétence ; un délit de la presse n’est pas de la juridiction de la chambre des pairs ; il appartient à la cour d’assises. La cour des pairs cherchera à donner de l’importance à la réapparition de la Tribune. Mais cela ne change pas la nature du délit ; là où il n’y a pas complot contre la sûreté de l’état ; il ne peut y avoir de juridiction extraordinaire.


Suites à Buffon[1]. — À une époque où l’intensité de la vie politique est telle que tout intérêt scientifique et littéraire paraît en être absorbé, il est consolant de voir surgir des entreprises de la nature de celle-ci. Elles indiquent qu’au milieu de ce mouvement gigantesque qui emporte les hommes et les choses, la science reste toujours grande et vivace. N’est-ce pas même une des conditions de notre temps, que cette existence simultanée de deux forces capables l’une et l’autre de soulever le monde sans pouvoir s’entre-détruire ? et par science j’entends non-seulement celle qui mesure le cours des astres, creuse des canaux, sillonne un pays de chemins de fer, et applique à tout la vapeur ; mais aussi celle qui dissèque la corolle d’une fleur ou compte les nervures de l’aile d’un moucheron. Cette dernière, malgré d’injustes dédains, est aussi une puissance ; l’aile d’un moucheron est un livre, où se lisent plus de choses que n’en voudrait croire le vulgaire, si elles lui étaient racontées.

En fait d’entreprises scientifiques, il n’en est peut-être pas de plus vastes que de continuer les Œuvres de Buffon. Il ne s’agit pas moins que de faire l’histoire des poissons, des reptiles, des insectes, des mollusques, de cette multitude innombrable d’animalcules qui peuplent la terre et les eaux ; de toutes les plantes, c’est-à-dire en un seul mot des dix-neuf vingtièmes des êtres qui composent la création animée. Buffon n’a décrit que quelques centaines d’entre eux et y a employé sa vie et une quarantaine de volumes ; chaque animal lui a fourni quelques pages éloquentes qu’aucun naturaliste n’a encore égalées, et il ne faut pas s’en étonner : à l’époque où Buffon écrivait, il pouvait procéder ainsi, quoique Linné eût déjà introduit dans l’histoire naturelle des formules rigoureuses à peine entrevues avant lui. Ne connaissant que trois cents mammifères, treize cents oiseaux, et le reste à proportion, Buffon pouvait se flatter que sa vie lui suffirait pour prendre chacun d’eux à part, peindre en détail ses formes et nous séduire par le récit de ses mœurs, de ses ruses, de ses amours, etc. Chacun d’eux entre ses mains devenait en quelque sorte tout un petit monde, dont il expliquait à loisir les merveilles. Où en serions-nous aujourd’hui si nous voulions suivre une pareille marche ? Ce n’est plus par centaines, mais par milliers, par dixaines de mille, que nous comptons les êtres accumulés dans nos muséums. 1,500 mammifères, au lieu de 300 ; 7,000 oiseaux, au lieu de 1,300 ; 6,000 poissons, au lieu de 800 ; 100,000 insectes, au lieu de 1,500 ; enfin 80,000 plantes, au lieu de 8,000 : telle est la proportion effrayante qui existe entre le catalogue des espèces de notre époque et celui du temps de Linné et de Buffon. Que serait-ce si nous comptions celles dont le microscope a révélé l’existence voisine du néant ?

Le procédé scientifique de Buffon a donc dû être changé et la formule linnéenne prévaloir, sous peine de voir l’histoire naturelle devenir une seconde Babel, qui eût surpassé la première en confusion. En même temps, l’instruction morale qu’elle renferme en elle a subi une modification dans sa base ; nous admirons moins la nature dans l’individu et plus dans la masse des êtres : celle-ci menace même de nous écraser, et un jour peut-être la science s’arrêtera vaincue devant l’infini ; mais, par cela seul qu’elle est la science, elle ne doit pas plus reculer devant l’immensité du nombre qu’elle ne l’a fait devant l’immensité de l’espace. Le monde lui a été livré, et elle luttera contre lui jusqu’à la fin, dût-elle périr étouffée dans les étreintes de cet esclave vigoureux et rebelle.

Néanmoins, lorsqu’on lit ces immortelles pages de Buffon, surtout celles où, s’élevant à des considérations générales, il plane sur le monde matériel comme Bossuet sur le monde historique dans son Histoire universelle, on se prend à regretter que pour avoir fouillé trop avant dans le sanctuaire, l’histoire naturelle ait perdu cette allure naïve de son premier âge ; on se laisserait même aller à de lâches pensées de repos et de temps d’arrêt, si l’on ne savait que connaître est la destinée de l’homme, et que la science, pour être plus sévère, n’en témoigne que mieux du progrès qu’elle accomplit chaque jour.

Pour continuer Buffon, il fallait plus d’une condition difficile à remplir : d’abord un éditeur qui eût assez de confiance dans notre temps, pour ne pas reculer devant une entreprise qui exigera plusieurs années pour arriver à son terme ; ensuite une réunion de savans spéciaux qui consentissent à se répartir entre eux un fardeau qui eût été au-dessus des forces d’un seul homme. Tout cela s’est trouvé réuni à souhait. Lorsqu’on jette les yeux sur la liste des collaborateurs de cette collection, et qu’on y voit des noms tels que ceux de MM. Frédéric Cuvier, Blainville, Decandolle, Dejean, Lesson, Desmarets, Walckenaër, Duméril, autour desquels se groupent ceux de quelques-uns de ces jeunes gens studieux, espoir de l’avenir, et qui comptent déjà dans le présent, que faut-il attendre de cette union de la maturité et de l’ardeur juvénile, du savoir dans sa plénitude et de celui plein d’une sève vigoureuse, sinon une de ces œuvres qui ne paraissent qu’à de longs intervalles, et qui prennent rang parmi les monumens d’une époque ?

Les cinq volumes de cette collection déjà livrés au public ne démentent pas les espérances qu’avaient fait concevoir les noms des savans qui précèdent. Deux sont consacrés à la botanique, et sont l’ouvrage de M. Spach, jeune botaniste dont le mérite était enfoui au Jardin des Plantes, et qui vient, par ce travail, de prendre place parmi les plus habiles. À la nomenclature, indispensable, mais un peu aride de sa nature, M. Spach a joint des renseignemens complets sur les propriétés salutaires ou malfaisantes des végétaux qu’il a décrits, leurs usages domestiques et le mode de culture de ceux qui sont l’objet de nos soins ; en un mot, il a fait un traité où les plantes exotiques et européennes sont envisagées sous le double point de vue scientifique et économique. Près de 1,800 plantes sont décrites dans ces deux volumes, parmi lesquelles aucune de celles qui embellissent nos jardins ou qui sont de quelque utilité dans les arts et la médecine n’a été omise. Je ne connais aucun livre de botanique qui en renferme autant dans un si petit espace.

M. Duméril a soutenu son ancienne réputation dans un premier volume sur la classe des reptiles ; il a trouvé le moyen d’être neuf même après les travaux de Cuvier. Ses considérations générales sur l’organisation de ces animaux sont empreintes de ce bon sens et de cette extrême lucidité qui caractérisent tout ce qui est sorti de sa plume. M. Duméril a eu du reste à sa disposition des matériaux tels qu’aucun savant étranger à la France ne pourrait en recueillir de pareils. Le muséum d’histoire naturelle possède aujourd’hui environ 900 espèces de reptiles. C’est trois fois plus que du temps de Lacépède, qui, dans son grand travail sur ces animaux, n’en a mentionné que 292 ; et quarante ans se sont à peine écoulés depuis que Lacépède écrivait leur histoire ! Qu’on juge par ce seul fait de l’impulsion prodigieuse qu’ont reçue dans cet intervalle les recherches des naturalistes !

Un autre volume traite des crustacés, c’est-à-dire de ces animaux dont le homard, l’écrevisse, les crabes font partie. Linné en avait à peine connu une centaine qu’il avait classés parmi les insectes. Aujourd’hui nos collections en contiennent près de 1,500, et chaque jour on en découvre de nouveaux et infiniment petits, partout où il existe des eaux stagnantes ou qui forment des ruisseaux. La manière dont l’auteur de ce volume, M. Milne-Edwards, a traité son sujet est un modèle d’analyse en fait d’anatomie et de physiologie. Cet éloge est d’autant moins hasardé, qu’il est d’accord avec la mention très honorable que l’Institut a déjà faite de ce travail.

Un premier volume sur les insectes, par M. Macquart, et qui traite de ceux qui composent l’ordre des diptères, c’est-à-dire qui n’ont que deux ailes, tels que nos mouches communes, les taons, les cousins, que tout le monde ne connaît que trop, ne peut que donner l’idée la plus avantageuse dont l’entomologie sera traitée dans la collection. Les animaux dont cette science fait son objet sont si nombreux, qu’ils nécessiteront de nombreux volumes pour être décrits d’une manière complète. Les noms des hommes éminens dans cette partie que nous voyons inscrits sur le prospectus nous rassurent à cet égard. L’éditeur a senti que l’entomologie est avec la botanique la science la plus populaire de notre époque, et il l’a traitée en conséquence.

Au commencement de ce siècle, Sonnini, naturaliste qui n’a reculé en rien les bornes de la science, mais homme de savoir et de bonne volonté, conçut l’idée d’une entreprise pareille à celle-ci. Il appela à son aide les savans de son époque, et mit au jour une collection qui fut reçue avec reconnaissance du public, et qui, pendant quelques années, a satisfait aux besoins de la science d’alors. À peine aujourd’hui la consulte-t-on de temps à autre, tant le champ des découvertes s’est agrandi. J’ose prédire que tel ne sera pas de long-temps le sort de la collection actuelle. Rien n’annonce un mouvement scientifique pareil à celui qui signala la fin du dernier siècle, lorsque, subitement et pressées les unes sur les autres, des découvertes inattendues bouleversèrent les anciennes notions et renouvelèrent la face du monde savant. Les hommes illustres qui donnent l’impulsion et qui l’ont soutenue si long-temps sont partis pour la plupart, Cuvier à leur tête ; les autres, leurs rivaux de gloire et de génie, sont pleins de jours, et quoiqu’ils laissent derrière eux une génération héritière de leur ardeur, il est évident que celle-ci est réduite à ramasser laborieusement des épis là où ils ont fait la moisson. Nous sommes donc dans un de ces momens de repos qu’une loi éternelle a imposés à la nature morale comme à la nature physique. Sans doute un nouvel élan aura lieu ; la science, après s’être ralentie pendant un intervalle plus ou moins long, comme pour rassembler ses forces, fera tout à coup quelque pas de géant ; elle a toujours procédé ainsi, témoin Aristote, Linné et Cuvier, trois noms qui réunissent en eux les trois points culminans qu’elle a successivement atteints en vingt siècles. Mais il n’en est pas moins vrai qu’elle doit profiter de ces momens d’inertie relative où des filons moins riches ont succédé à la veine abondante qu’elle exploitait, pour se recueillir en elle-même, dresser l’inventaire de ses richesses, et s’encourager à les accroître. Un livre bien fait devient alors l’expression d’un passé brillant et d’un présent plein d’avenir ; il demeure long-temps, et dépose contre le dédain des générations suivantes en faveur de l’époque qui l’a vu naître. Nous n’assignons pas un moindre rôle aux Suites à Buffon actuelles, si elles persistent dans la voie qu’elles ont suivie jusqu’à ce jour.

L.



  1. Chez Roret, rue Hautefeuille, 10 bis.