Chronique de la quinzaine - 14 août 1843

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Chronique no 272
14 août 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 août 1843.


L’Espagne paraît vouloir donner un heureux démenti à ceux qui n’attendaient d’elle rien de logique et de régulier. Tout s’y développe jusqu’ici avec un esprit de suite et d’unité qui surprend et qui réjouit ceux qui lui veulent du bien.

Nous ne parlerons plus d’Espartero, qui n’a que trop réalisé nos justes prévisions à son égard. Puissent le calme et la prospérité faire bientôt oublier à l’Espagne les excès des ayacuchos.

Le ministère Lopez se trouvait dans une situation difficile : — une reine mineure, des cortès dissoutes, des élections à faire, des juntes révolutionnaires et victorieuses, une armée à satisfaire, le trésor vide et les finances tout-à-fait désorganisées par les coupables folies de Mendizabal. Il fallait un grand courage et une grande confiance dans le bon sens de la nation pour prendre en main le gouvernement en de pareilles circonstances ; il fallait une confiance qui honore également et le pays qui l’accorde et les hommes qui l’inspirent.

La première question était de savoir quel serait le point de départ, le principe de la nouvelle administration : se rattacherait-elle aux cortès dissoutes par Espartero, ou convoquerait-elle un parlement nouveau ? serait-elle le ministère d’une régence à nommer ou le ministère de la reine Isabelle ?

Ces questions n’étaient ni ne pouvaient être des questions de légalité. L’Espagne a fait une révolution, une révolution qui avait pour but de briser la régence. Qu’on approuve ou qu’on blâme ce mouvement, le fait n’est pas moins certain, et il est pleinement accompli. Jamais l’assentiment général ne s’est manifesté d’une manière plus rapide et plus énergique. Lorsque des villes presque ouvertes résistent à un bombardement de cinq jours, et que la religion associe ses prières à l’élan du peuple, on ne peut révoquer en doute la profondeur du sentiment national. Séville a prononcé contre le gouvernement de la régence un arrêt sans appel.

On sort d’une révolution comme on peut. L’essentiel est d’en sortir promptement, de rentrer le plus tôt possible dans des voies régulières qui, sans s’écarter du but de la révolution, vous ramènent à un ordre permanent et légal.

Le gouvernement provisoire de l’Espagne a rempli, ce nous semble, ces conditions d’une manière aussi heureuse que les circonstances pouvaient le lui permettre.

Au lieu de convoquer les cortès dissoutes par Espartero, il a convoqué les colléges électoraux ; c’est là un hommage rendu au pays. Le cabinet Lopez étant, pour ainsi dire, une émanation des dernières cortès, il aurait eu l’air, en les convoquant, d’y chercher un appui personnel, un appui qui ne pouvait lui manquer. On aurait pu dire qu’il n’osait pas affronter le jugement national. Ajoutons que les cortès elles-mêmes auraient pu être quelque peu embarrassées de leur résurrection ; elles auraient craint de trouver leur autorité morale affaiblie par la circonstance qu’elles auraient été, pour ainsi dire, partie dans la lutte avec Espartero. Il fallait éloigner tout soupçon sur l’impartialité de leurs décisions ; il ne fallait pas que le parlement eût des souvenirs irritans, des affronts personnels à venger. En appeler à des cortès nouvelles, c’était se placer franchement, sans combinaisons, sans arrière-pensées, en présence du pays : c’est une résolution qui honore le gouvernement provisoire.

Ces considérations expliquent en même temps une autre mesure qui est le renouvellement complet du sénat au lieu du renouvellement par tiers. Le sénat espagnol étant électif, le renouvellement complet n’est encore qu’un appel au pays dans un moment solennel et décisif. Que les électeurs en présence d’une révolution accomplie disent, pour l’une comme pour l’autre chambre, quels sont les hommes auxquels ils estiment devoir confier les destinées de l’Espagne. Les hommes dignes de la confiance publique, les électeurs sauront les renvoyer au sénat, où ils arriveront purgés de tout soupçon d’espartérisme. La malveillance même ne pourrait plus les accuser d’être des ayacuchos et des agens de l’étranger. La mesure était surtout utile, nécessaire aux sénateurs eux-mêmes.

Mais de nouvelles élections ne sont pas l’œuvre d’un jour. En attendant, au nom de qui aurait-on gouverné ? D’une régence qui n’existe pas ou d’une reine qui existe, et à laquelle il ne manque que peu de mois pour atteindre la majorité légale ? Au lieu de quatorze ans, la reine Isabelle n’en compte que treize ; qu’importe ? Elle a assez vu et assez souffert pour qu’on lui suppose sans crainte un an d’expérience de plus que son âge naturel. Elle sait sans doute quels sont les hommes d’une fidélité éprouvée, d’un dévouement sincère aux intérêts de la monarchie et du pays ; c’est l’essentiel. Dans la situation où se trouve l’Espagne, on aurait eu tout à craindre si l’âge de la reine avait rendu nécessaire une nouvelle régence. C’eût été une nouvelle période de troubles, d’agitations, de guerres civiles. La reine se déclarant majeure, une ère nouvelle commence ; on coupe court à toutes ces ambitions presque royales qu’excitait la perspective de la régence ; le trône reprend toute sa hauteur ; les ambitieux s’agiteront au-dessous de lui : ils ne se battront plus sur les marches.

Aussi ne pouvons-nous qu’applaudir au parti qu’on vient de prendre en Espagne. La reine a été déclarée majeure. C’est pour elle et en son nom que le ministère Lopez gouverne. Nous applaudissons d’autant plus à la mesure que nous sommes convaincus que c’était là le vœu et l’attente du pays. L’Espagne avait été fatiguée et blessée d’un gouvernement qui voilait, pour ainsi dire, la monarchie, et se plaisait à la tenir dans l’ombre. Espartero avait trouvé le secret d’irriter tout le monde : les patriotes, en ne respectant pas les lois ; les hommes monarchiques, en respectant encore moins les personnes royales. Ajoutons, pour être complètement dans le vrai, que la grande majorité des Espagnols en est aujourd’hui à ne plus séparer le respect des lois du respect de la monarchie ; la monarchie et la liberté sont désormais étroitement liées dans leur esprit. S’il est quelques hommes, les uns très avancés dans les idées de liberté, les autres dans les idées de monarchie, le grand nombre marche d’un pas égal vers les unes et vers les autres, parce qu’il ne les conçoit pas séparées.

Il ne restait qu’une question, qui était de savoir à quel moment la reine prêterait le serment constitutionnel. On a décidé qu’elle le prêterait au sein des cortès, et que ce n’est qu’à partir du jour où elle l’aura prêté qu’elle exercera effectivement les pouvoirs de la royauté. Il est sans doute facile de comprendre le motif de cette détermination. On n’a pas voulu rendre possible, avant la réunion des cortès, une crise ministérielle qui aurait tout compromis. Il n’est pas moins vrai que cette détermination, que ce retard n’est pas sans quelque danger. Au fait, c’est comme si la reine n’avait pas été proclamée majeure. Pour que le pays la regardât comme telle, il fallait qu’elle pût effectivement exercer le pouvoir royal. Mieux valait peut-être qu’elle prêtât sur-le-champ le serment que la constitution lui impose, sauf à le renouveler plus tard et solennellement devant les cortès. C’est alors qu’on aurait pu dire : Cosa fatta capo ha. Espérons que les partis ne chercheront pas, dans une situation qui n’est point encore fortement et nettement dessinée, des prétextes pour de nouvelles agitations.

Au surplus, il est juste de reconnaître que rien n’autorise, en ce moment, des craintes sérieuses. Les juntes locales pouvaient sans doute donner d’abord quelques inquiétudes, exciter quelques alarmes. Aujourd’hui il est permis d’espérer qu’on n’a rien de grave à redouter de l’esprit municipal. Les juntes de Valence et de Barcelone, en s’empressant de se soumettre au gouvernement de Madrid, et de renoncer à leurs pouvoirs comme juntes supérieures, en consentant à n’exister que comme autorités auxiliaires et consultatives conformément au décret du ministère Lopez, ont donné un noble exemple que les autres provinces s’empresseront, sans aucun doute, de suivre. Barcelone et Valence ont bien mérité de leur pays. Si elles avaient résisté, la révolution se trouvait altérée dans son principe en montant sur le Malabar, le destructeur de Barcelone et de Séville aurait pu sourire à la pensée qu’il léguait à l’Espagne l’anarchie.

La seule manifestation locale de quelque gravité est celle des partisans des fueros dans les provinces basques. Il est plus que probable que les trois provinces se réuniront dans le même sentiment. Ce sera là un difficile problème, une question des plus scabreuses pour les prochaines cortès. La question des fueros avait été tranchée avec le sabre ; un gouvernement régulier doit chercher à la résoudre avec ménagement, peu à peu, graduellement, s’il le faut. L’Espagne n’est pas un pays qu’on puisse amener à l’unité absolue d’un seul coup. Elle s’avance tous les jours vers ce but ; elle finira par l’atteindre, car l’unité est une loi commune à toutes les nations qui se civilisent et se développent. Mais le législateur qui, en pareille matière, fait autre chose que révéler et sanctionner l’œuvre du temps, se prépare des difficultés sans cesse renaissantes et retarde le résultat final plus qu’il ne l’avance.

Tout annonce d’ailleurs jusqu’ici que les prochaines cortès seront animées d’un sentiment patriotique également éloigné des violences révolutionnaires et des utopies rétrogrades. L’harmonie, la bonne intelligence qu’on voit régner entre les Espagnols qui viennent de camps fort divers et représentent des partis qui paraissaient inconciliables, justifient les plus vives espérances à l’endroit de l’Espagne. Il serait si triste, si déplorable, de voir des hommes qui ont donné dans ces graves circonstances des preuves éclatantes de courage, d’habileté, de dévouement, d’abnégation, se rabaisser tout à coup jusqu’aux misères de l’esprit de parti et de l’égoïsme, que nous ne pouvons pas arrêter notre pensée sur des craintes de cette nature. Dussions-nous être taxés d’optimisme et être forcés plus tard à un aveu de crédulité, nous persistons à espérer que la révolution de 1843 est un fait décisif, un mouvement définitif pour l’Espagne, et que ce beau pays, après trente-cinq ans de grandes luttes et de cruelles expériences, veut enfin trouver dans la monarchie constitutionnelle la liberté dont il est digne et le repos qui lui est nécessaire.

Le moment est arrivé pour l’Espagne de s’occuper sérieusement du mariage de la reine. Nous le répétons encore, c’est là une question essentiellement espagnole. Nul n’a le droit d’imposer ses volontés à l’Espagne, de lui faire une loi du désir qu’il peut avoir. Il n’est pas moins vrai qu’il se présente dans cette affaire grave et délicate de hautes considérations politiques qu’un gouvernement sage et prévoyant ne saurait perdre de vue. Est-il possible de se dissimuler qu’il est tel mariage qui, par la force même des choses placerait la Péninsule dans une situation politique qui ne laisserait pas d’inspirer des inquiétudes à ses voisins ? Il paraît après tout que les Espagnols n’ont qu’un moyen de sortir d’embarras : c’est un mariage de famille. Il est à Madrid et à Naples des princes dont l’avènement au trône d’Espagne ne changerait en rien la situation politique de la monarchie et ses rapports avec les puissances étrangères. Nous ne parlons pas du fils de don Carlos ; on sait qu’il apporterait des prétentions que l’Espagne ne peut admettre. La couronne appartient à Isabelle : elle ne peut la recevoir du fils du prétendant.

O’Connell continue ses travaux, toujours actif, toujours prudent, toujours habile et spirituel. Sa verve est inépuisable. Il traite les choses et les hommes avec un sans-façon admirable, et il n’est pas prudent pour tout le monde d’avoir M. O’Connell pour biographe ou pour correspondant.

Mais ce n’est pas là le côté sérieux de la question. Ce qu’il y a de sérieux, ce qui est tout-à-fait digne d’attention, c’est la position qu’ont prise l’un à l’égard de l’autre, d’un côté O’Connell, c’est-à-dire l’Irlande catholique, de l’autre le gouvernement anglais. Cette position s’est dessinée bien nettement dans les dernières séances du parlement. S’il pouvait rester quelques doutes sur les vues et les tendances des deux parties, la motion de lord Brougham les aurait complètement dissipés.

L’Irlande ne veut point d’insurrection, de lutte à main armée ; elle repousse toute accointance avec les révolutionnaires, de quelque pays qu’ils soient ; elle remercie les uns avec une froide politesse ; elle renvoie les autres avec dédain ; elle veut être seule, car sa cause lui est toute particulière. Nul ne se trouve dans son cas, car elle ne cherche pas des utopies, elle ne réclame que son droit ; elle veut que sa religion, que la religion de ses pères, que la croyance à laquelle rien n’a pu l’arracher, ne lui soit plus une cause d’oppression, de spoliation et de misère : l’Irlande n’en demande pas davantage ; elle ne veut rien enlever à l’Angleterre et moins encore à la reine qu’elle aime, qu’elle vénère.

De son côté, le gouvernement anglais a aussi pris un parti, et ce parti, nous l’en félicitons, c’est le parti de la modération et de la paix, c’est dire le parti de sages et progressives concessions qui ne se feront pas long-temps attendre. Le ministère anglais ne veut pas une collision. Il sent que ce n’est pas à coups de fusil, avec du sang, qu’on peut arracher à l’Irlande une pensée qui est sa vie, des espérances qui sont ses droits. Repeal ne signifie pas séparation, parlement irlandais ; il signifie justice, équité. L’Angleterre le sait, mais quand le parlement anglais le proclamera-t-il ? C’est là toute la question ; c’est une question de temps et de prudence politique. Le résultat n’est pas douteux, pas plus que n’était douteuse l’émancipation des catholiques il y a vingt ans. Personne ne savait au juste l’année où ce grand acte de justice serait accompli ; mais il n’y avait pas un homme d’état qui doutât de l’accomplissement. Dans les temps où nous vivons, il est des questions qui sont résolues par cela seul qu’elles sont soulevées : ce sont celles dont la solution affirmative est de stricte justice. C’est la gloire de notre époque. On regimbe, on tergiverse, on se donne au besoin des airs farouches, rétrogrades, on se flatte même de faire preuve de courage et d’esprit, en résistant à la vérité, en foulant aux pieds la justice et le bon sens ; vains efforts ! on peut faire taire sa conscience, mais nul n’impose silence à la conscience publique, qui, d’une façon ou d’une autre, élève sans cesse la voix et obtient enfin ce qu’elle réclame.

Le gouvernement anglais n’en est point encore aux concessions. Il ne peut pas brusquer ainsi son parti, faire du premier coup entendre raison à ses amis. S’il désire satisfaire l’Irlande, il veut avant tout ne pas blesser, ne pas irriter l’Angleterre. Il a fait pour le moment ce qu’il pouvait. Sir Robert Peel a déclaré, aux bruyans applaudissemens du parlement, que le cabinet, unanime sur ce point, désirait éviter une collision en Irlande, et avoir recours à tout autre moyen que la force. Il ne se dissimule pas que quelques personnes l’accuseront de faiblesse ; mais, fort de la bonté de sa cause, il ne suivra pas moins la voie qui lui paraît la plus propre à assurer la gloire et la prospérité de l’empire.

Cette déclaration se trouve confirmée par un incident qui a eu lieu à la chambre des communes à l’occasion d’une motion faite à la chambre des lords. Lord Brougham a proposé un bill ayant pour objet de prohiber les assemblées séditieuses en Irlande. Il l’a présenté comme étant à peu près la reproduction de celui que la chambre avait adopté en 1833. Le bill ayant été lu une première fois, lord Brougham a annoncé que dans la prochaine séance il en proposerait la seconde lecture

À cette occasion, un membre de la chambre des communes, M. Roche, a interpellé le ministre dirigeant pour savoir si le gouvernement avait réellement l’intention d’appuyer et de sanctionner le bill proposé par le docte lord ; un grand nombre de députés irlandais ayant déjà quitté Londres, il fallait avoir le temps de les rappeler au besoin. Sir Robert Peel a répondu qu’il n’était pour rien dans la présentation du bill ; que, si le gouvernement avait cru une mesure de cette nature nécessaire, il aurait pris l’initiative et en aurait assumé toute la responsabilité ; bref, qu’il ne serait pas disposé à l’appuyer comme mesure officielle, et qu’à l’occasion de ce bill M. Roche n’aurait nullement besoin de rappeler à Londres ses amis.

Ainsi il est bien positif que le gouvernement veut s’en tenir au bill des armes, et que l’Irlande pourra continuer ses pacifiques meetings. L’Irlande n’a qu’une voie à suivre, la voie qu’O’Connell lui trace, qu’un vœu à former, c’est qu’O’Connell vive, et qu’il voie se prolonger sa verte et vigoureuse vieillesse.

Le traité conclu entre l’Angleterre et la France relativement aux pêcheries vient d’être présenté à la chambre des communes. Lord Palmerston n’a pas manqué de soulever une chicane au sujet de l’une des dispositions du traité. Le noble lord trouve mauvais qu’on ait permis aux bateaux français de jeter l’ancre, dans certaines circonstances, sur les côtes de l’Angleterre ; il préférerait, à ce qu’il paraît, voir nos bateaux se perdre ou couler bas. Il est superflu d’ajouter qu’une pareille observation n’a pas eu de suite : le traité sera sans doute approuvé.

Un autre bill de quelque importance est maintenant discuté dans le parlement anglais : nous voulons parler du bill pour faciliter l’exportation des machines. On comprend que toute entrave à cette branche, aujourd’hui si importante, du commerce international est une cause de dommage pour l’Angleterre. Ajoutons qu’en général le système prohibitif perd tous les jours du terrain de l’autre côté de la Manche. Le jour viendra où il périra de ses propres excès. C’est le sort qui l’attend dans tous les pays qui l’ont adopté. Le système prohibitif, par la nature même des choses, appelle les représailles. Il est puéril d’imaginer que nos voisins continueront leur commerce avec nous, qu’ils viendront acheter nos produits lorsque nous repousserons impitoyablement les leurs. C’est tout simplement vouloir l’impossible. Le système prohibitif tend sans cesse à isoler chaque nation, et à faire en sorte que chacun trouve, coûte que coûte, les moyens de se suffire à lui-même. C’est ainsi que la production artificielle s’établissant partout à côté de la production naturelle, les producteurs qui dépassent par leur activité les besoins de leur pays rencontrent partout des barrières impossibles à franchir. Ce système tant vanté n’est qu’une grande folie qui coûte cher à tout le monde, mais dont la responsabilité morale pèse sur les premiers inventeurs. Nos neveux, pour qui les douanes ne seront plus qu’un moyen d’impôt et un moyen qui leur donnera de très gros revenus, s’étonneront sans doute de l’aveuglement de leurs ancêtres ; mais l’égoïsme a-t-il jamais été clairvoyant à l’endroit de la chose publique ?

L’Espagne et l’Irlande offrent seules quelques alimens à la curiosité des hommes politiques. Partout ailleurs rien de nouveau, rien d’apparent, de saillant du moins.

À l’intérieur, il est une preuve irrécusable de la tranquillité dont nous jouissons, c’est que le gouvernement voyage et s’amuse. Un ministre est dans le midi, l’autre est au nord, un troisième dans l’est ; que sais-je ? À coup sûr, les polices des gouvernemens absolus ne diront plus que les pays constitutionnels sont des volcans qu’on ne saurait assez surveiller, que Paris en particulier est comme une bombe toujours chargée et toujours prête à éclater sur le monde.

M. le maire du Mans a seul troublé notre repos par sa harangue à M. le duc de Nemours. En parlant de la commune, du département, du royaume, de la politique passée, présente et future, M. le maire n’a oublié qu’une chose, les convenances. Il ne les aurait pas oubliées, si l’usage avait voulu que le prince parlât le premier ; son excellent discours les aurait rappelées même à l’esprit le plus distrait, et le Montesquieu du Mans aurait ainsi évité les foudres ministérielles.

Voici un autre petit fait qui ne laisse pas d’être instructif et curieux. M. de Genoude se présente aux électeurs de Périgueux. Si les électeurs l’envoient à la chambre, nous l’entendrons prêter serment de fidélité au roi Louis-Philippe, et son élection sera due, en partie du moins, à la recommandation de MM. Arago et Laffitte, qui en général, disent-ils dans la lettre qu’un journal leur attribue, marcheraient d’accord avec lui.

De son côté, M. de Lamartine appuie auprès des électeurs de Valence la candidature d’un légitimiste. Laissons à chacun la responsabilité morale de ses faits personnels ; mais en ne considérant ces faits que dans leur généralité et au point de vue politique, les conservateurs doivent en éprouver une vive satisfaction. Certes rien ne prouve mieux que ces monstrueuses alliances combien la cause des partis extrêmes est désespérée.

On parle d’un mouvement qui s’opérerait dans notre corps diplomatique. M. Bresson quitterait Berlin, destiné qu’il serait en son temps à l’ambassade d’Espagne ; M. le marquis de Dalmatie le remplacerait à Berlin, et M. le comte de Salvandy serait nommé à l’ambassade de Turin. Nous ne croyons guère à ce bruit, et nous croyons encore moins que M. de Salvandy acceptât le poste secondaire de Turin.


L’explication de la poésie par le dessin a été plus d’une fois, et nous n’avons pas été des derniers à le remarquer, un prétexte à l’industrie envahissante : là, comme ailleurs, le métier a pénétré. Si quelque chose pouvait lutter avec succès contre ces tristes empiétemens de la spéculation, ce seraient assurément les travaux sérieusement conçus et patiemment exécutés, qui montreraient dans quelle mesure il convient d’appliquer l’art, comme un vivant commentaire, à la poésie. Tel est le mérite d’une collection de dessins lithographiés que vient de publier M. Eugène Delacroix[1]. Ces dessins, au nombre de treize, sont inspirés par les plus belles scènes de l’Hamlet de Shakspeare. Quelques-uns de ces dessins sont datés de 1834 ; l’œuvre complet a été terminé en 1843. On voit qu’il ne s’agit point ici d’une de ces frivoles improvisations où l’art, comme la littérature, ne se complaît que trop aujourd’hui. M. Delacroix a non-seulement procédé avec une sage lenteur, mais il a su restreindre avec goût le nombre des thèmes qu’il empruntait à Shakspeare. Nous avons retrouvé dans cette suite d’études sur Hamlet la vigueur et l’originalité qui distinguent le talent de l’artiste. Le dessin qui retrace l’apparition du père d’Hamlet fait revivre sous nos yeux toutes les terreurs que le poète anglais a répandues dans le premier acte du drame. La scène des fossoyeurs a conservé, sous le crayon du dessinateur, son cachet de mélancolie sauvage. Mais c’est surtout dans la mort d’Ophelia que M. Delacroix s’est montré l’interprète heureux de Shakspeare. Tous les détails de la composition, depuis le corps pâle et languissant de la jeune fille jusqu’aux masses confuses et désolées du paysage, s’unissent et se fondent pour ainsi dire dans une gracieuse et pénétrante harmonie. Les autres situations du drame ont été traduites, sinon avec un égal bonheur, du moins avec l’énergie familière à M. Delacroix. Ce qu’on pourrait blâmer dans les dessins d’Hamlet, c’est souvent une recherche de la naïveté qui tombe dans l’affectation. Il nous semble aussi que la lithographie n’offre pas toujours la finesse et la précision désirables ; cependant l’œuvre de M. de Delacroix n’en est pas moins une belle suite aux dessins sur Faust, publiés en 1823. Comprise ainsi, l’interprétation des grands écrivains par les artistes appelle plutôt les encouragemens que la critique. L’Allemagne et l’Angleterre ont vu des œuvres remarquables naître de semblables commerces entre la poésie et l’art. Le Faust et l’Hamlet de M. Delacroix prouvent que, dans cette voie féconde, la France peut, quand elle le voudra, ne point rester en arrière des pays qui ont vu naître Cornelius, Retsch et Flaxman.


M. Trullard, connu déjà par une bonne traduction de l’ouvrage de Kant sur la religion, vient de traduire avec le même succès l’Histoire de la philosophie chrétienne[2], de Ritter. Les doctrines des manichéens et des gnostiques, les figures de saint Irénée, de Tertullien, de Clément d’Alexandrie, d’Origène, remplissent le volume qui a paru. Dans un temps où les discussions religieuses semblent se ranimer, c’est une chose importante qu’un ouvrage qui expose avec une haute impartialité les premiers rapports de la philosophie et du christianisme. Un sens droit, étranger à toute espèce de secte, une méthode scrupuleusement historique, sans nulle subtilité d’école, une érudition forte et sévère, ce sont là les qualités les plus apparentes de l’auteur. En reproduisant fidèlement les mérites de l’ouvrage allemand, M. Trullard a rendu un véritable service à la philosophie. Cette savante abnégation s’allie, chez lui, à un mouvement de pensée qui se produit heureusement dans sa préface. Bien traduire est doublement louable, lorsqu’on pourrait écrire et penser pour son compte, à ses risques et périls.


— Les violences du parti ultrà-catholique ont fait à un professeur distingué, M. Ferrari, des loisirs qu’il a dignement employés à composer un ouvrage sur la Philosophie de l’histoire[3]. M. Ferrari, qui a publié à Milan une édition complète des œuvres de Vico, avait un droit particulier à traiter de la question posée d’abord par son grand compatriote. Après être entré bravement dans la profondeur métaphysique et un peu sibylline du sujet, il l’éclaire en discutant les opinions des principaux contemporains, Hegel, de Bonald, de Lamennais, etc., et termine par une histoire fort curieuse des utopies sociales. Quelle que soit l’opinion que l’on se forme des solutions définitives de M. Ferrari, on ne peut méconnaître en lui une rare aptitude à manier les idées, à saisir le faible des théories, à les blesser au cœur. Ce talent incontestable de critique métaphysique, cette verve de discussion, cette impatience du faux, qui provoque la vérité en brusquant tous les leurres, font vivement désirer que l’auteur ne soit pas enlevé pour toujours à l’enseignement public.


— Nous voulions signaler lors de son apparition le Cours de littérature rédigé par M. Géruzez, d’après le programme pour le baccalauréat ès-lettres. Le temps s’est écoulé, et ce dessein est demeuré sans exécution, comme tant d’autres ; mais pendant le retard dont nous nous accusons, l’ouvrage de M. Géruzez se recommandait lui-même en se faisant réimprimer, et aujourd’hui ce n’est pas la première édition que nous annonçons, c’est la troisième. Le succès est la meilleure des louanges, surtout pour un ouvrage d’une utilité pratique tel que celui de M. Géruzez : nous ajouterons cependant que le livre qui remplit si bien sa destination la dépasse souvent. L’auteur a eu le mérite de placer à côté du précepte de rhétorique consacré dans l’enseignement des appréciations judicieuses et de remarquables esquisses d’histoire littéraire. Dans ce volume, qui contient une réponse complète au programme très étendu de l’Université, se trouvent aussi beaucoup de choses que ne peut exiger aucun programme, de la finesse, du goût, une sage liberté de jugement avec un respect sincère pour les grandes traditions littéraires de la France. La vieille Université n’eût point désavoué les saines doctrines de ce livre, et cependant on sent que l’auteur est de notre temps. Le mérite du Cours de littérature de M. Géruzez, c’est l’admission discrète de l’esprit nouveau de la critique dans les anciens cadres de l’enseignement universitaire. C’est à peu près ainsi qu’eût écrit Rollin, s’il eût été disciple de M. Villemain et contemporain de M. Sainte-Beuve.


  1. Chez Gihaut frères, boulevard des Italiens.
  2. Librairie Ladrange, quai des Augustins, 19.
  3. Chez Joubert, rue des Grès, 14.