Chronique de la quinzaine - 14 août 1849

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Chronique no 416
14 août 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 août 1849.

Nous avons toujours voulu et toujours défendu l’expédition d’Italie. Nous nous réjouissons donc toutes les fois que nous la voyons justifier éloquemment à la tribune, comme l’ont fait M. de Tocqueville et M. de Falloux. Nous croyons même avec M. de Falloux que cette expédition n’a eu qu’un tort : elle s’est faite trop tard ; il fallait la faire dès le 20 décembre, quand le gouvernement de la présidence a été installé. Il fallait achever la pensée qu’avait eue le général Cavaignac, et qu’il avait laissée incomplète. Ce coup porté à la démagogie eut prévenu les malheurs dont elle a affligé l’Italie ; elle eût prévenu la guerre désastreuse qu’a soutenue le Piémont. Allié à la France, pour intervenir à Rome et pour rétablir l’autorité pontificale, il eût, dans cette guerre faite à la démagogie, trouvé la force de faire plus tard la guerre à l’Autriche et de la faire au moment favorable. La cause de l’indépendance italienne n’eût pas péri à Novarre.

Nous ne prononçons qu’avec une douloureuse émotion le nom de Charles-Albert. Tout nous émeut dans la destinée de ce prince, sa foi en la cause italienne, son épée tirée deux fois pour cette cause avec des sentimens divers et toujours généreux : la première fois, avec un enthousiasme que récompensèrent des commencemens de victoire ; la seconde, avec un désespoir héroïque et comme pour savoir si tous ces héros de cafés et de clubs qui le poussaient sur le champ de bataille oseraient l’y suivre. Cette abdication qui dégage l’avenir de sa patrie, cette retraite et cet exil qui le séparent du monde, cette mort enfin qui lui vient de la plaie qu’il portait en son ame depuis la défaite de son pays, cette mélancolie patriotique, si conforme à la fortune de l’Italie et à cette idée de l’indépendance qui est le chagrin des générations qui l’espèrent et le désastre des générations qui la tentent, tout cela nous inspire pour Charles-Albert une pitié pleine de vénération. Ah ! puissent les cendres du glorieux vaincu de Novarre être ramenées d’Oporto dans son pays natal, afin que, pour tous ceux qui feront le pèlerinage d’Italie et qui voudront, après les tableaux et les statues, après les monumens et les paysages, voir en Italie des Italiens, il y ait au moins ce tombeau qu’ils puissent aller visiter.

Pourquoi la France, en 1848, ne s’est-elle pas unie au Piémont pour délivrer l’Italie ? Pourquoi la république du gouvernement provisoire n’a-t-elle pas fait, pour l’indépendance de l’Italie, cette croisade qu’elle reproche à ses adversaires de ne point faire ? Pourquoi ! M. de Falloux a révélé la grande raison qui a retenu les hommes d’état du gouvernement provisoire : ils n’ont pas voulu s’allier à un roi ! Ils ont fait de la politique républicaine, eux qui reprochaient à la monarchie de faire de la politique dynastique ; ils ont fait de la politique de secte après avoir blâmé la politique de famille.

Ici, M. de Falloux, avec une hauteur et une justesse d’idées remarquables, a montré comment il y avait pour la France, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, une politique traditionnelle que tout le monde est tenu de suivre, à moins d’avoir la prétention de changer la nature des choses, une politique que les changemens de gouvernement ne peuvent pas changer, une politique enfin qui n’est que l’effet des causes qui ont créé ce qu’on appelle la société et la nationalité françaises. Qui donc peut croire que la société et la nation françaises soient nées du hasard, ou qu’elles dépendent des formes éternellement variables du gouvernement ? Non. Que la France soit une république ou une monarchie, elle n’en doit pas moins avoir le même ordre civil, c’est-à-dire le même respect pour la famille et la propriété. Que la France soit une république ou une monarchie, la nation française a les mêmes intérêts au dehors ; elle a le même intérêt à l’indépendance intégrale ou partielle de l’Italie, elle a le même intérêt à n’avoir pas à la fois pour ennemies l’Espagne au sud et l’Allemagne au nord ; elle a le même intérêt à l’indépendance de la Suisse, et, quand nous parlons de l’indépendance de la Suisse, nous entendons que la Suisse ne doit pas être autrichienne ou russe ou anglaise, mais nous entendons aussi que la Suisse ne doit pas être soumise à la démagogie, car la démagogie est une puissance qui vise au despotisme universel et qui nie plus insolemment qu’aucun monarque l’indépendance des frontières nationales. La démagogie ne respecte pas plus la nationalité que la propriété. Les intérêts politiques que la France a en Italie, en Suisse, en Allemagne, sont des intérêts permanens, et qui doivent durer ce que durera la nationalité française, dont ils sont la condition. C’est la vigilance sur ces intérêts fondamentaux qui constitue la politique française ; c’est ce qui en fait une politique indépendante des formes du gouvernement.

Nous remercions M. de Falloux d’avoir si bien mis en lumière ce que nous appelons les nécessités de la politique française au dedans et au dehors. Cela fait ressortir d’autant mieux l’instabilité des institutions et les dangers de cette instabilité, puisqu’il suffit d’un caprice du suffrage universel pour porter au dedans et au dehors une grave atteinte à cette politique dont dépend le maintien de la société et de la nationalité françaises.

L’indépendance de la papauté est un de ces intérêts permanens de la France, et, dans l’état actuel de l’Europe, comment assurer l’indépendance de la papauté, si ce n’est en conservant au pape la principauté temporelle que les siècles lui ont faite ? La séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel à Rome est un rêve et un vieux rêve, déjà éprouvé et condamné par l’histoire. À Byzance, le pouvoir temporel était séparé du pouvoir spirituel ; à côté de l’empereur, il y avait le patriarche : qu’était le patriarche de Constantinople sous les empereurs byzantins ? À Saint-Pétersbourg, le pouvoir temporel est séparé du pouvoir spirituel ; à côté du czar, il y a le saint synode : qu’est-ce que le saint synode, sinon un des bureaux de l’administration impériale ? L’église catholique n’est indépendante, dans tous les pays catholiques, que parce que le pape lui-même, à titre de prince temporel, est indépendant. Ôter le pouvoir temporel au pape, c’est le donner à quelqu’un, et ce quelqu’un devient aussitôt le maître du pape. Mettez le pape à Avignon, il devient le serviteur des rois de France ; mettez-le à Jérusalem, il est le serviteur du sultan. À Rome, si Rome est une république, il est le serviteur de M. Mazzini : il n’est libre que s’il est roi. Cette idée d’avoir à Rome un pouvoir temporel qui ne soit point la papauté est renouvelée des plus mauvais jours de l’histoire ecclésiastique. Au xe siècle, quand la féodalité s’établissait partout en Europe, elle voulut aussi s’établir à Rome, comme de nos jours la démagogie a essayé aussi de s’établir en Europe et à Rome. C’est le temps de la fameuse Marozie, et avant elle de Théodora, sa mère, que l’historien Luitprand appelle senatrix Romanorum, et qui, dit-il, gouvernait Rome très virilement : Romœ monarchiam non inviriliter obtinebat. Alors les papes étaient les serviteurs et les victimes de ces femmes hardies ou des tyrans féodaux qui s’emparaient de Rome et qui entendaient à leur manière la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Cette séparation est donc représentée dans l’histoire, au xe siècle, par Marozie, que l’historien Luitprand traite de courtisane, et, au xixe siècle, par M. Mazzini, que M. Lesseps traite de Néron. Nous consentons à en rabattre beaucoup des dires de l’historien et du diplomate ; mais, assurément, il n’y a rien là dont l’église catholique doive souhaiter le rétablissement. C’est à M. Arnaud de l’Ariège que nous adressons ces souvenirs de l’histoire ecclésiastique, parce que M. Arnaud de l’Ariège est catholique. Nous nous garderions bien de les adresser à tout autre membre de la montagne ; il nous traiterait de pédant ou de jésuite, témoin M. Frichon, qui a trouvé un moyen de discréditer Rome, c’est de l’appeler la capitale des jésuites. Rome ne se relèvera pas du coup que lui a porté M. Frichon.

Le discours de M. Arnaud de l’Ariège est fort consciencieux, mais il est étrange. M. Arnaud a, sans le savoir, deux religions qu’il veut accorder ensemble. Catholique, il croit que le pape est le successeur et le vicaire de Jésus-Christ sur la terre ; démocrate, il croit à la souveraineté du peuple et à l’infaillibilité du suffrage universel. Le plus grand reproche qu’il fait au gouvernement, c’est d’avoir détruit à Rome la souveraineté du peuple en rétablissant la papauté. Est-ce que par hasard il est possible à Rome de faire subsister à côté l’une de l’autre la souveraineté du peuple et la papauté ? Dans le gouvernement pontifical, le souverain, c’est Dieu représenté par le pape ; dans les gouvernemens fondés sur le principe de la souveraineté populaire, le souverain, c’est le nombre. Entre ces deux droits, il n’y a pas à Rome de transaction possible.

Aux yeux de M. Arnaud de l’Ariège, ce n’est pas seulement une mauvaise politique que d’avoir détruit la souveraineté du peuple à Rome, c’est une impiété. Pour lui, en effet, la souveraineté du peuple est un dogme religieux ; aussi, se faisant volontiers l’inquisiteur de cette foi nouvelle, il demande à ses collègues s’ils croient en la souveraineté du peuple. Il interpelle particulièrement M. de Montalembert, et nous avons vu le moment où M. Arnaud de l’Ariège allait dresser le formulaire de sa religion et le faire signer à M. de Montalembert. M. de Montalembert s’en est tiré fort spirituellement ; mais la question du formulaire démocratique n’en a pas moins été posée, et nous demandons à dire quelque chose sur ce nouveau serment du test que M. Arnaud de l’Ariège serait tenté de faire prêter à ses collègues.

Sous la restauration, la légitimité était le principe du gouvernement. Louis XVIII et Charles X étaient rois par la grace de Dieu. Cela n’empêchait pas qu’on ne discutât le principe de la légitimité et qu’on ne le mît en doute. La controverse sur ce point était grave et modérée, mais elle était libre ; aujourd’hui, la souveraineté du peuple est le principe du gouvernement, mais ce principe peut aussi être discuté, pourvu qu’il le soit avec gravité, pourvu qu’on s’adresse à la raison publique et non aux passions populaires. Quant à nous, vieux libéraux, nous avons toujours cru que la souveraineté absolue et complète n’était nulle part sur la terre. Qui a droit, en effet, d’être souverain, ce n’est celui qui a toujours raison, qui est toujours juste et toujours vrai ? Or, qui donc ici-bas a toujours la raison, la justice et la vérité ? Sont-ce, les rois par la grace de Dieu ? Est-ce le peuple ? Assurément non. La royauté et le suffrage universel, qui sont, l’une l’expression visible du droit divin, et l’autre l’expression de la souveraineté populaire, ne sont que des formes inventées par l’homme pour trouver cette raison, cette justice et cette vérité, qui sont ses seules maîtresses légitimes sur la terre, parce qu’elles sont elles-mêmes l’image du maître et du père que nous avons dans les cieux. La royauté et le suffrage universel ne rencontrent pas toujours la raison, la justice et la vérité ; mais ils les rencontrent quelquefois. Il en est de même des autres formes de gouvernement, l’aristocratie, l’oligarchie et même la démocratie censitaire. Elles ne sont ni toujours bonnes, ni toujours mauvaises. La meilleure forme de gouvernement n’est donc pas celle qui a la prétention de procéder d’un principe absolu, soit la souveraineté populaire, soit la légitimité. La meilleure forme de gouvernement est celle qui offre le plus de chances de rencontrer souvent ce qui est juste et ce qui est raisonnable, celle où les erreurs sont difficiles le commettre et où les moyens de réparer les erreurs commises sont fréquens et faciles. Ces conditions-là se trouvent-elles dans le suffrage universel ? Les erreurs y sont-elles aisées ? Les repentirs y sont plus commodes et prompts ? La volonté qu’il manifeste a-t-elle chance d’être ordinairement raisonnable et juste ? Voilà des questions qui s’adressaient à la monarchie absolue, et qui peuvent aussi s’adresser sans impiété au suffrage universel.

Avec cette prétention de faire de la souveraineté du peuple un dogme religieux, l’assemblée législative risquait de se transformer en concile, comme l’a spirituellement remarqué M. de Tocqueville. M. de Tocqueville a donc fort bien fait de rendre à la question romaine sa véritable signification. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si, en faisant l’expédition italienne, le gouvernement français a fait un acte d’hérésie démocratique ; il s’agit de savoir si nous pouvions laisser régler sans nous le destin de l’Italie ; il s’agit de savoir si, à Rome, c’est contre les Romains que nous avons combattu : voilà les deux points qui se rapportent au passé, et que M. de Tocqueville a traités avec une grande supériorité de raison : il s’agit pour l’avenir de savoir quelles institutions auront les États Romains. C’est sur ce point que les négociations sont engagées en ce moment, et c’est sur ce point que le ministre des affaires étrangères a demandé à se taire ; mais il a déclaré en même temps que, quelque chose qui arrivât, la France ne pouvait pas laisser aboutir son expédition d’Italie à une restauration aveugle et implacable.

Il y a là plus qu’un discours, il y a un acte, et c’est ainsi que, dans un gouvernement parlementaire, doit agir par la parole un ministre des affaires étrangères. Il ne peut pas toujours éviter une discussion inopportune ; mais alors, changeant pour ainsi dire le mal en remède, il se sert de la tribune pour influer sur les négociations qui sont engagées ; il donne à ses paroles l’autorité de l’assentiment public.

Quant à nous, ce qui nous a encouragés dans le goût que nous avons toujours eu pour l’expédition romaine, c’est que nous voyions que cette expédition était conforme à tous les précédens de la politique française en Italie, à ceux de 1832 comme à ceux de 1847, aux idées de M. Périer comme à celles de M. Guizot ; et ce qui nous confirme aussi dans l’opinion que la France doit, à Rome, appuyer la cause des institutions libérales, après avoir renversé la démagogie, c’est que cet appui est conforme aussi à toute la politique française en Italie à celle de 1832 comme à celle de 1847. « La présence de nos soldats en Italie, disait M. Périer le 7 mars 1831, aura pour effet, nous n’en pouvons douter, de contribuer à garantir de toute collision une partie de l’Europe, en affermissant le saint-siège, en procurant aux populations italiennes des avantages réels et certains, et en mettant un terme à des interventions périodiques, fatigantes pour les puissances qui les exercent, et qui pourraient être un sujet continuel d’inquiétudes pour le repos de l’Europe. » En 1839, après l’évacuation d’Ancône, M. Guizot regrettait que les soldats français ne fussent plus en Italie pour soutenir et pour contenir le libéralisme italien, et il le regrettait d’autant plus vivement, que c’était M. Molé qui avait ordonné l’évacuation d’Ancône. « Savez-vous, disait-il le 14 janvier 1839, quel était le résultat de la présence de nos soldats ? C’est que dans toute l’Italie les esprits sensés, éclairés, les bons esprits, avaient une satisfaction et une espérance ; les mauvais esprits, les esprits désordonnés, se sentaient contenus, contenus non pas par une force absolument ennemie, mais par la même force qui donnait satisfaction et espérance aux bons esprits. »Nous nous hâtons de dire qu’en 1847 M. Guizot, président du conseil, s’exprimait de la même manière. Voici ce que nous trouvons dans une lettre à M. Rossi, lettre que M. Guizot lut lui-même à la chambre des pairs le 12 janvier 1848. Ces lignes semblent écrites pour la situation d’aujourd’hui. «  Nous voulons soutenir et seconder le pape dans l’accomplissement des réformes qu’il a entreprises. Quels sont les obstacles, les dangers qu’il rencontre ? Le danger stationnaire et le danger révolutionnaire. Il y a chez lui et en Europe des gens qui veulent qu’il ne fasse rien, qu’il laisse toutes choses absolument comme elles sont. Il y a, chez lui et en Europe, des gens qui veulent qu’il bouleverse tout, qu’il remette toutes choses en question, au risque de se mettre en question lui-même, comme le souhaitent au fond ceux qui le poussent dans ce sens. Nous voulons, nous, aider le pape à se défendre, et, au besoin, le défendre nous-mêmes de ce double danger… Si la folie du parti stationnaire ou celle du parti révolutionnaire, ou toutes les deux ensemble, amenaient une intervention étrangère, voici ce que dès aujourd’hui (27 septembre 1847) je plus vous dire : Ne laissez au pape aucun doute qu’en pareil cas nous le soutiendrions efficacement, lui, son gouvernement et sa souveraineté, son indépendance, sa dignité. » En parlant ainsi en 1847, M. Guizot écrivait par avance l’histoire de notre intervention de 1849. Il en marquait également le but ; c’est-à-dire des réformes libérales également opposées à l’esprit stationnaire et à l’esprit révolutionnaire.

Ces réformes ont déjà été entreprises en 1831, et il est curieux d’examiner les édits que le pape Grégoire XVI fit au commencement de son pontificat. Nous les avons sous les yeux, non pas que nous voulions les prendre pour le maximum des libertés romaines, mais nous les prenons volontiers pour minimum, et nous ne concevrions pas qu’on pût, en 1849, accorder aux Romains moins qu’on ne leur accordait en 1831.

Ces édits n’émanaient pas seulement de l’autorité pontificale ; ils émanaient des conseils de l’Europe. Une conférence des ministres des puissances catholiques réunis à Rome avait indiqué dans un memorandum resté célèbre, le memorandum du 21 mai 1831, les réformes que l’Europe demandait à la papauté en faveur des populations romaines. Les principes qui paraissaient devoir servir de base aux réformes du gouvernement pontifical étaient : 1° l’admissibilité générale des laïques aux fonctions administratives et judiciaires ; 2° des conseils municipaux électifs ; 3° un conseil central, composé de députés nommés par les conseils provinciaux et destiné surtout à surveiller l’administration financière de l’état ; à côté de ce conseil central, un conseil d’état.

Le premier édit de Grégoire XVI, celui du 1er juin 1831, répondait au premier principe posé par la conférence de Rome, l’admission des laïques à tous les emplois. C’était l’édit relatif à l’administration des quatre légations. Il instituait des juntes de gouvernement composées de quatre membres, tous laïques et ayant voix délibérative. C’était une véritable révolution à Rome qu’un pareil édit ; aussi le cardinal Bernetti, premier secrétaire d’état, dont l’influence avait fait rendre cet édit et les suivans, y gagna auprès de ses collègues le nom de Lafayette du saint-siège. Cette dénomination, qui peut faire sourire, avait pourtant quelque chose de juste. Le cardinal Bernetti avait vraiment fait une révolution à Rome en admettant les laïques au partage du pouvoir avec les ecclésiastiques. Quand le pouvoir passe des mains d’une classe dans une autre, c’est là en effet une révolution. Les cardinaux ennemis du cardinal Bernetti n’avaient donc pas tort de voir que l’admission des laïques était une révolution. Ils avaient tort seulement de ne pas voir que c’était une révolution inévitable que celle que demandait l’Europe et que favorisait l’Autriche elle-même. Ce qui était inévitable en 1831 l’est-il moins en 1849 ? Le pape Pie IX peut-il faire moins que n’avait fait Grégoire XVI.

L’édit du juillet 1831 sur l’organisation communale et provinciale consacrait d’une manière plus décisive encore l’admission des laïques, et les faisait entrer en plus grand nombre dans l’administration publique. Des conseils municipaux de quarante huit, trente-six et vingt-quatre membres étaient établis dans les villes de dix mille, quatre mille et mille habitans. Les villes et villages d’une population inférieure avaient un conseil de neuf membres. La première nomination des conseillers devait être faite dans chaque province par le légat et confirmée par le secrétaire d’état. À l’avenir, au fur et mesure des lacunes, le conseil devait nommer lui-même les remplaçans. Ainsi, point de principe électif dans la composition des conseils communaux, et sous ce rapport dérogation aux principes énoncés par le memorandum. Le memorandum 21 mai demandait une organisation municipale, produit d’élections sérieuses, mais le mot d’élection faisait peur au saint-siège en 1831. Ce mot ferait-il encore peur en 1849 ? Nous verrions avec peine cette timidité. L’admission des laïques que la papauté ne peut pas refuser, voilà la grande et décisive concession ; mais l’admission des laïques sans l’élection risque, dans les États Romains, de ressembler à un népotisme multiplié et morcelé. C’est le droit de favoriser en dehors de l’église. L’élection fait de l’admission des laïques une institution et un gouvernement.

De la commune passons à la province, et voyons quelle organisation l’édit du 5 juillet 1834 donnait à la province.

Dans chaque chef-lieu, auprès du délégat et sous sa présidence, se réunit, à des époques indéterminées, un conseil provincial. Il se compose de membres choisis dans chaque district de la province au prorata d’un député pour vingt mille habitans. Là où la population est moindre de vingt mille habitans, un député n’en est pas moins choisi pour chaque district.

Les conseillers provinciaux sont présentés par des électeurs choisis par les conseils municipaux. À cet effet chaque conseil municipal de première, deuxième, troisième ou quatrième classe, nomme quatre, trois, deux ou un électeur. Ceux ci se réunissent au chef-lieu de district, sous la présidence du gouverneur. À la pluralité absolue des suffrages et au scrutin secret, ils y nomment des candidats, au nombre de trois, pour chaque conseiller à élire. Cette liste de présentation est envoyée à la secrétairerie d’état, qui la soumet au souverain.

La liste triple de présentation pour chaque place de conseiller doit comprendre deux propriétaires et un commerçant, ou un citoyen appartenant aux professions savantes.

Les conseils se renouvellent par tiers tous les deux ans. Leurs fonctions ne doivent donner lieu à aucun traitement ni indemnité. Le gouvernement peut les dissoudre, mais sous la condition de faire procéder immédiatement à une réélection. Ils délibèrent en commun et votent au scrutin secret. Leur réunion périodique dure quinze jours chaque année ; des convocations extraordinaires peuvent avoir lieu par l’autorisation spéciale du gouvernement.

Après l’organisation provinciale devait venir l’organisation de l’administration centrale. Le memorandum de 1831 demandait qu’il y eût au centre du gouvernement une assemblée, un conseil, un corps quelconque, formé de membre pris dans les conseils provinciaux. Il voulait un conseil qui se réunit à Rome à côté du gouvernement ; il voulait que les citoyens n’intervinssent pas seulement dans l’administration de la commune et de la province, mais dans l’administration de l’état. C’était là que l’admission des laïques devait avoir son principal effet ; c’était là cette sécularisation relative qui devait être le caractère distinctif du nouveau gouvernement pontifical. La sécularisation absolue, c’était la république de M. Mazzini ; la sécularisation relative : c’est le système que méditait M. Rossi dans les derniers jours de sa vie ; c’est le système qu’avait adopté le pape Pie IX en établissant la consulte. Le pape Grégoire XVI se refusa obstinément à l’introduction d’une consulte centrale, et bientôt même il laissa tomber les institutions communales et provinciales. Nous ne souhaitons pas à Pie IX ce triste moyen de salut. Revenir purement et simplement au gouvernement pontifical, abolir les précédens de 1831, et bien plus, abolir les précédens de son propre règne, est-ce là ce que veut, est-là ce peut Pie IX ?

Pourquoi avons-nous insisté, comme nous venons de le faire, sur les édits de 1831, sur le libéralisme du memorandum du 21 mai, sur le rôle qu’eut la France à cette époque, sur le rôle qu’elle avait en 1847 ? On le comprend aisément. Nous ne nous défions pas des bonnes intentions du pape ; mais nous nous défions de ceux qui chez lui et en Europe, comme le disait M. Guizot le 27 septembre 1847, veulent qu’il rétablisse toutes choses absolument comme elles étaient ; nous nous défions du parti stationnaire, devenu le parti rétrograde. Nous voyons qu’à Rome et à Bologne on veut cette sécularisation relative qui est la voie de salut, et nous voyons au contraire qu’à Gaëte et à Rome il y a des gens qui veulent la cléricature absolue. La déclaration des cardinaux que le pape a envoyés à Rome ne nous rassure pas comme libéraux, et ne nous satisfait pas beaucoup comme Français. On parle en général des armées catholiques qui ont rendu au pape ses états. Ainsi l’éloge et la reconnaissance se partagent entre les Autrichiens, les Napolitains, les Espagnols et nous ; franchement, nous pensions avoir droit à une mention spéciale.

Rien, pas même un peu d’hésitation dans la reconnaissance, ne nous fera regretter l’expédition de Rome. L’honneur et l’intérêt politique nous y obligeaient ; mais en face des difficultés que nous entrevoyons dans l’appui que nous devons donner à la cause libérale, nous aimons à répéter la déclaration de M. de Tocqueville : la France ne peut pas laisser aboutir son expédition à une restauration aveugle et implacable.

Nous réunissons volontiers dans notre pensée Rome et Turin : Rome, où nous espérons que la liberté laïque pourra s’honorer par le respect qu’elle doit au souverain ecclésiastique ; Turin, où l’Italie peut encore avoir une tribune, si cette tribune sait à la fois être ferme et modérée. Le Piémont a passé par de cruelles épreuves cette année ; mais il n’y en a pas de plus décisive pour l’avenir de son gouvernement que celle où il entre en ce moment. Le parlement est assemblé, parlement dans lequel l’opposition, dit-on, a la majorité. Que veut donc cette opposition ? Elle a déjà, avec de folles déclamations de liberté et de patriotisme, poussé à sa perte le plus généreux des rois et mis le pays à deux doigts de sa ruine. Veut-elle continuer la gageure ? L’opposition piémontaise croit-elle par hasard savoir pas été vaincue à Novarre ? C’est elle qui y a été le plus vaincue, car c’est elle qui a voulu une guerre impossible, une guerre qui chez les uns était l’effet obstiné d’un rêve patriotique, et qui chez les autres était une intrigue démagogique. On voulait arriver à la république à l’aide de la guerre. Rêves et intrigues, tout a échoué. La royauté seule a sauvé le pays, Charles-Albert par sa généreuse abdication, et le roi Victor-Emmanuel par sa fermeté intelligente. Il n’a pas désespéré de son pays ; il n’a pas non plus, malgré les suggestions du parti rétrograde, cherché son salut dans la résurrection du despotisme. Il ne s’est pas fait Autrichien pour rester roi ; il est resté Piémontais, il est resté libéral et vrai fils de Charles-Albert. Il a convoqué un nouveau parlement, et il franchement averti le pays de la gravité de la situation. « Nos libres institutions disait-il dans sa proclamation du 4 juillet, ont des ennemis de plus d’un genre et peuvent périr de plus d’une manière ; mais quelle que soit la grandeur des périls, elles peuvent trouver une défense énergique et sûre dans la volonté et dans le bon sens du pays. Le pays a déjà témoigné de ces deux qualités dans le passé ; il devra en témoigner encore dans l’avenir. Une volonté ferme et un grand sens pratique sont le caractère du peuple piémontais : l’occasion est venue d’en faire usage. » Ainsi, la question est posée nettement par le roi, et de même que Charles-Albert a voulu faire l’expérience de la guerre, le roi Victor-Emmanuel veut faire aussi l’expérience de la liberté. La guerre, on sait comme la démagogie l’a faite ; la liberté, on verra dans le nouveau parlement comment l’opposition l’entend.

La liberté en Piémont n’a pas d’adversaires sur le trône ou dans le ministère ; les adversaires de la liberté, du Piémont sont le Milan ou plutôt à Novarre. Est-ce là que l’opposition veut de nouveau les aller chercher ? Si elle y va, elle ramènera Radetzky à Turin, et alors ce ne sera plus une contribution de guerre que Radetzky exigera. Ce sera l’abolition de la constitution : il ôtera au Piémont sa liberté et son argent ; il le laissera esclave et pauvre. Les démagogues sont d’étranges gens : ils aiment mieux leurs ennemis mortels que leurs adversaires modérés ; ils aiment mieux avoir à Turin Radetzky que M. d’Azeglio.

Sont-ce les conseils désespérés de ces brouillons de la liberté et du patriotisme que suivra le parlement piémontais ? Nous espérons que non. Il entendra la voix de son roi. « Un peuple fort, disait le roi dans son discours d’ouverture, se mûrit à l’école de l’adversité. Ses efforts pour sortir d’une position difficile lui enseignent à distinguer la réalité des illusions, lui apprennent la plus rare comme la plus difficile des vertus publiques, la persévérance. » Puis, parlant du traité avec l’Autriche, sur lequel le parlement aura à délibérer : « Je vous invite, messieurs, dit le roi, à apporter dans cette délibération la sagesse pratique qui est imposée par l’état présent de l’Italie et de l’Europe. Quand on s’est décidé à courir les chances de la fortune, il est honorable de savoir se soumettre avec courage à ses arrêts. » Nous suivrons avec intérêt les délibérations du parlement sur ce grave sujet, heureux, si le parlement piémontais répond aux vœux de son roi, de trouver en Europe et à notre porte un noble et rare spectacle, celui d’un vrai roi et d’un vrai peuple s’unissant pour sauver leur patrie.

À Berlin, un parlement s’ouvre aussi où la démagogie n’a plus de place, mais où le libéralisme allemand saura se faire entendre. En Allemagne aussi, le libéralisme a à réparer les fautes de la démagogie, c’est-à-dire de son plus implacable adversaire. Tel est en effet aujourd’hui le sort du libéralisme dans toute l’Europe. Après avoir risqué de succomber sous les coups de la démagogie, il doit tâcher de relever l’édifice de la société ébranlé par tant de coupables tentatives. Rendons-nous cette justice, que nulle part cette tâche laborieuse du libéralisme ne s’accomplit avec plus de fermeté et d’intelligence qu’en France.

Une des plaies les plus graves que la démagogie nous ait faites, c’est le désordre qu’elle a mis dans nos finances, c’est le déficit qu’elle a causé et que nous avons tant de peine à remplir. L’exposé du budget fait par M. Passy et les lois d’impôt qu’il a présentées sont l’inévitable conséquence de la révolution ne conciliera donc pas beaucoup d’amis à cette révolution ; mais qu’y faire ? Une nouvelle révolution ? Ce serait un nouveau déficit que nous ferions. Nous ne voulons pas aborder ici cette grave question de l’état de nos finances, et chercher quels sont les remèdes, et s’il en est d’autres que ceux que propose M. Passy. Nous dirons seulement que la simple, mais instructive leçon que nous devons tirer de la liquidation que nous faisons de la révolution de 1848, c’est qu’un peuple qui a le goût des révolutions n’a jamais de bonnes finances. Nous espérons, du reste, que ces graves questions seront traitées dans ce recueil par les hommes les plus expérimentés.

La plaie faite à nos finances sera lente et difficile à guérir : elle se guérira pourtant d’autant plus vite, que la trace des injustices et des violences de la démagogie s’effacera plus promptement. De ce côté, nous ne saurions trop louer l’esprit qui anime la majorité de l’assemblée législative, et féliciter cette majorité de son activité et de sa fermeté, et nous pouvons encore ajouter, grace à Dieu, de son union. Nous parlions, il a quinze jours, de la réintégration de quelques magistrats suspendus par le gouvernement provisoire, et nous félicitions le ministère de cette initiative. Le cabinet avait en effet pressenti la pensée de la majorité. L’assemblée législative vient d’abolir purement et simplement le décret de M. Crémieux, et dès ce moment tous les magistrats frappés par ce décret peuvent remonter sur leur siége. L’assemblée législative a rendu aussi leur épée aux officiers-généraux qu’avait également frappés le gouvernement provisoire. On se souvient peut-être que le 16 avril 1848 le gouvernement provisoire faillit être renversé par les clubistes. Il fit battre le rappel, et, comme il se trouva qu’il y avait par hasard une garde nationale, — nous nous servons des expressions de M. de Lamartine, — cette garde nationale s’assembla et sauva le gouvernement provisoire. Que conclut de cette journée le gouvernement provisoire ? Qu’il fallait résister aux clubs qui l’attaquaient ? Fi donc ! C’eût été là une politique réactionnaire : il en conclut qu’il fallait céder aux cris des clubs, non pas à ceux qui demandaient la chute du gouvernement provisoire, mais à ceux qui criaient déjà contre les réactionnaires, et qui demandaient des destitutions, c’est-à-dire des places pour eux-mêmes. De là trois mesures merveilleuses du gouvernement provisoire : 1° une proclamation, et dans cette proclamation le gouvernement provisoire, attaqué par les amis de Blanqui, remerciait la garde nationale d’avoir sauvé la république. De qui ? Des clubs ? des socialistes ? de Blanqui ? — Eh non ! Il remerciait la garde nationale d’avoir sauvé la république du retour de la royauté et de l’invasion de la régence ! 2° un décret qui abolit l’inamovibilité de la magistrature et qui suspend plusieurs magistrats de leurs fonctions ; 3° enfin, un décret qui abolit la loi du 4 août 1839 et qui met à la retraite trente-huit lieutenans-généraux et vingt-sept maréchaux de camp. il était évident en effet que c’étaient, dans la magistrature, M. Poulle à Aix, M. Amilhau à Pau, M. Viger a Montpellier, M. Moreau à Nancy, etc., et dans l’armée MM. de Flahaut et de Fezensac, de Mortemart, de Castellane, Rullière, Gourgaud, Rapatel, de Bar, etc., qui avaient attaqué le 16 avril à Paris le gouvernement provisoire, et que c’était contre eux que la garde nationale était venue prêter main forte. L’assemblée législative a aboli cet étrange décret, et rendu à nos généraux l’épée qu’ils méritaient si bien de garder.

Voilà quels sont les actes excellens qui ont rempli les dernières séances de l’assemblée législative, aujourd’hui prorogée. Voilà comment elle a donné satisfaction aux justes réclamations de l’opinion publique. Parlerons-nous d’une discussion qui s’est élevée dans la commission de l’assistance publique, et qui a eu beaucoup plus de retentissement que nous ne l’aurions souhaité ? Dans cette commission, il est, comme dans la majorité de l’assemblée, des personnes qui ont des origines politiques diverses, mais qui n’ont qu’un seul et même but, celui de sauver la société menacée. Tout le monde dans cette commission, comme dans la majorité, est d’accord sur les causes et sur les symptômes du mal ; on diffère sur les remèdes. M. de Montalembert croit qu’un des meilleurs moyens de venir au secours du peuple, c’est de rendre à l’église ce qu’il appelle sa liberté, c’est-à-dire de permettre aux congrégations religieuses de recevoir des dons et legs sans avoir besoin, pour cela, d’aucune autorisation, et de s’en fier à la charité de l’église pour venir au secours des pauvres. Nous ne voulons pas entrer dans la discussion de ces graves questions : il est visible cependant que ce n’est pas seulement contre le socialisme, ou même contre l’article 8 du préambule de la constitution, lequel fait de l’assistance publique un des devoirs de la république, ce n’est pas, disons-nous, contre le socialisme et contre l’assistance officielle de 1848 que le système de M. de Montalembert fait réaction ; c’est contre le Code civil lui-même. Nous ne sommes donc pas étonnés des réclamations qui se sont élevées ; mais d’une différence de système à une rupture de la majorité il y a loin. L’union de la majorité et du parti modéré ne repose pas sur une vaine et impossible conformité d’opinions et de sentimens en toutes choses : elle repose sur la conviction profonde des dangers qui menacent la société, si nous laissons le socialisme se répandre et se propager. Cette union repose sur un pacte d’assurance mutuelle, et non pas sur un credo religieux. Il n’en faut donc pas altérer le caractère.

Nous ne voulons pas nous arrêter, plus long-temps sur ces débats, qui n’ont jusqu’ici ni la précision ni la réserve non plus d’un débat public : ceux qui en concluent que l’union du parti modéré va se rompre espèrent sans doute cette rupture ; mais le moment serait mal choisi pour la faire. Les journaux que l’état de siége avait mis en suspens reparaissent, aujourd’hui que l’état de siége est aboli. Qu’on les lise et qu’on se demande si, en face de pareils ennemis, il faut licencier la grande armée de l’ordre public, c’est-à-dire rompre l’union du parti modéré.


— L’Espagne prépare en ce moment un acte de vigueur rendu nécessaire par les attaques quotidiennes dont la place de Melilla est l’objet de la part des Maures du Riff.

Le Riff est un territoire fort étendu qui longe la Méditerranée en face des côtes espagnoles de Malaga et d’Almeria, et qui n’est soumis que nominalement à l’empereur de Maroc. Celui-ci n’y exerce son action qu’une fois l’an pour le prélèvement de l’impôt. À part cette redevance annuelle, qu’elles éludent même quelquefois, soit par la résistance, soit par la fuite, les populations à demi sauvages du Riff vivent dans une indépendance à peu près absolue. La religion même n’est ici qu’une sorte de méthodisme musulman qui n’admet ni hiérarchie ni règles, et ne crée aucune corrélation directe entre ces populations et le pouvoir central. Cependant un dernier lieu les unit : c’est une tacite complicité de haine contre l’Espagne, complicité favorisée par le traité même qui avait sur objet de la prévenir.

Aux termes de ce traité, l’empereur de Maroc ne répond pas des faits et gestes des Maures du Riff ; il est simplement tenu de concourir, le cas échéant, avec l’Espagne, à la répression de ces dangereux voisins, et l’on comprend quelle marge laissent à la duplicité marocaine ces clauses élastiques. À l’abri de son irresponsabilité officielle, l’empereur encourage et favorise secrètement les entreprises des Maures du Riff, et quand, pour obéir à la lettre du traité, il fait mine de les réprimer, ceux-ci feignent de se soumettre, et éludent ainsi tout conflit avec les troupes marocaines, sauf à recommencer aussitôt que ces troupes ont disparu. Aujourd’hui, cette situation est devenue intolérable. Les Maures du Riff, qui jusqu’ici se bornaient à quelques fusillades isolées contre les avant-postes espagnols, viennent de se présenter pour la première fois devant Melilla avec de l’artillerie, et leurs canons, placés et dirigés avec une remarquable habileté, ont déjà commis des dégâts considérables dans la place.

Au moment où nous écrivons, des renforts ont déjà dû franchir le détroit. Le gouvernement espagnol adresse d’autre part à l’empereur des sommations énergiques, et si celui-ci continue de se retrancher dans ce système de feinte impuissante, d’inertie calculée, qui caractérise la diplomatie marocaine, et auquel la France, en des circonstances analogues, dut récemment répondre par une sévère leçon, l’Espagne poursuivra l’imitation jusqu’au bout. Pendant qu’une colonne espagnole ravagera le Riff, une escadrille ira bombarder Tanger.

L’analogie sera parfaite dans les moindres détails. Les difficultés qui provoquèrent notre expédition du Maroc n’étaient pas exemptes, on s’en souvient de toute influence européenne, et la même influence se révèle ici : ce sont des canons anglais qui battent en brèche les murs de Melilla. Nous n’entendons pas accuser le cabinet de Londres, malgré l’hostilité peu déguisée d’un de ses membres contre l’Espagne ; mais, qui l’ignore ? il existe en Angleterre au noyau d’intérêts et d’opinions qui convoite avec un inexorable parti pris l’accaparement de la Méditerranée, et dont l’action, pour s’exercer d’une façon extra-officielle, n’est pas moins puissante et continue. Or, les possessions espagnoles du détroit sont l’une des clés de la Méditerranée. Le jour où l’Espagne redeviendrait une puissance maritime de premier ordre, ou même de second ordre, Ceuta pourrait, à un moment donné, neutraliser Gibraltar.

La marine espagnole est encore loin de ce degré d’importance ; mais elle y marche beaucoup plus rapidement qu’on ne croit. Depuis que la reconnaissance des républiques hispano-américaines par le gouvernement de Madrid a fait disparaître les corsaires qui assaillaient sur ces parages le pavillon espagnol ; depuis qu’a cessé surtout l’inintelligent monopole qui isolait commercialement Cuba, cette marine, qu’on s’obstine à considérer comme anéantie, s’est sensiblement relevée. L’Espagne compte déjà soixante mille matelots. Deux causes vont accélérer son développement naval : d’une part, les États-Unis viennent d’exempter de tout droit de tonnage les navires espagnols arrivant sur lest ou avec des chargemens de sucre brut de Cuba et de Puerto-Rico ; d’autre part, la réforme des tarifs, en supprimant la contrebande, jusqu’ici en possession d’une bonne moitié des importations espagnoles, va rendre aux transports nautiques un grand nombre de produits qui, par leur nature ou leur provenance appartenaient à ces transports, mais qui, pour éluder plus aisément la surveillance douanière, prenaient la voie de terre.

La marine militaire a elle-même considérablement progressé. Dans ces derniers mois, elle a mis à l’eau une corvette, deux bricks, une goélette. D’autres sont à un degré très avance de construction. Quant à la marine à vapeur de nos voisins, elle prend déjà rang immédiatement après la nôtre. Malheureusement l’Espagne en est encore réduite à faire construire ses bateaux à vapeur en Angleterre.

Le cabinet Narvaez a pris, l’an dernier, une mesure qui contribuera puissamment à la régénération maritime de la Péninsule. Il a rétabli cette école d’ingénieurs de marine qui fournissait autrefois à l’Espagne et au monde entier ses plus habiles constructeurs. Cette lacune remplie, rien ne s’opposera à ce que nos voisins reconquièrent le premier rang sous le rapport des constructions navales. Leur sol produit abondamment du fer, du cuivre, du chanvre de qualité supérieure. Leurs colonies de Cuba, de Puerto-Rico, des Philippines, de Fernando-Po et d’Annobon leur fournissent des bois excellens. Les ouvriers espagnols des ports sont en outre renommés pour la rapidité de la main-d’œuvre. L’Espagne peut s’enorgueillir, à cet égard, d’un tour de force qui n’a peut-être son pendant dans les fastes maritimes d’aucun autre peuple. Au commencement de ce siècle, Carthagène a vu mettre en quille, caréner, doubler, gréer et lancer une frégate dans l’espace de quarante jours.

Nous ne savons de quel œil l’Angleterre verra cette résurrection de la puissance navale de l’Espagne ; quant à la France, elle ne peut que s’en féliciter. Les deux pays n’ont pas d’intérêts contraires, et ils ont politiquement et commercialement un grand nombre d’intérêts communs. Tout ce qui fortifiera l’Espagne nous fortifiera. Si cette communauté d’intérêts n’a pas encore produit tous ses résultats naturels, cela tenait à la faiblesse même de l’Espagne. L’ombrageuse susceptibilité de ce pays répugnait à resserrer une alliance qui, dans ces conditions d’inégalité, eût pu paraître entachée d’une espèce de protectorat. L’Espagne sera de meilleure composition, elle nous fera au besoin des avances dès qu’elle pourra traiter avec nous d’égal à égal. Hélas ! nous n’avons prêté que trop la main à la réalisation de cet équilibre. Depuis que l’Espagne se relève, de combien la France ne s’est-elle pas abaissée !

Ne nous endormons pas toutefois, vis-à-vis de l’Espagne, dans un quiétisme expectant. La réforme des tarifs espagnols a mis en éveil toutes les nations industrielles, et, si nous nous laissions devancer par elles à Madrid, l’esprit de concurrence pourrait bien arrêter ou détourner à notre détriment le cours naturel des choses. Nous l’avons déjà dit dans la Revue, la nouvelle loi douanière, quoique conçue dans des vues très générales, laisse au gouvernement espagnol une grande latitude d’interprétation. La faculté qu’il a, par exemple, de désigner les bureaux de douanes par où pénétreront les tissus qui jusqu’ici étaient prohibé, lui permet d’agrandir, de restreindre ou de déplacer à son gré le débouché de chacune des puissances intéressées. — L’Angleterre, les États-Unis, la Belgique et à sa suite le Zollverein, que le traité de 1845 a mis en possession du port belge d’Anvers, sont aujourd’hui nos concurrens à Madrid ; n’attendons pas, pour y défendre nos intérêts, que des obsessions, des avances rivales, aient enchaîné l’initiative de l’administration espagnole. Nous avons des conditions à faire, mais nous en avons aussi à subir : pourquoi n’offririons-nous pas loyalement et de nous-mêmes ce que l’Espagne a droit de réclamer ? Pourquoi ne proposerions-nous pas, par exemple, en échange de concessions raisonnables, d’adoucir les rigueurs de notre tarif en ce qui concerne les laines et les vins de la Péninsule ? Nous aurons l’occasion de démontrer plus tard que cette mesure, loin de nuire à nos productions similaires, aurait pour ces productions un contre-coup favorable ; mais, encore une fois, hâtons-nous. Selon l’interprétation que va recevoir à Madrid la nouvelle loi douanière, les destinées commerciales de la France et de l’Espagne seront confondues à jamais, ou peut-être séparées pour long-temps. La question qui s’agite dans les bureaux de M. Mon est tout bonnement une question d’équilibre européen, et qui doit éveiller toute l’intelligente sollicitude de M. de Tocqueville. Il dépend de lui d’attacher son nom à l’un des faits internationaux les plus féconds et les plus durables que les intérêts modernes aient fait surgir.

Des bruits de crise ministérielle circulent depuis quelques jours à Madrid. On va jusqu’à dire que les dissentimens survenus dans le cabinet auraient pour objet la nouvelle loi douanière, dont certains membres, sous la pression des intérêts manufacturiers de Catalogne, voudraient non-seulement ajourner l’application, mais, qui plus est, modifier le principe. Avec l’Heraldo, qui puise tous ses renseignemens à bonne source, nous ne croyons pas un mot de cette version. La loi douanière a été présentée par M. Mon avec l’assentiment du cabinet tout entier, et les membres auxquels on fait allusion auraient certes pas attendu, pour se raviser, le moment où le vote réfléchi des deux chambres donne à la réforme des tarifs la sanction officielle de l’immense majorité des intérêts nationaux. Et d’ailleurs, qui peut sérieusement redouter un soulèvement en Catalogne ? Les égoïsmes prohibitionnistes de cette province sont aujourd’hui isolés, nous l’avons dit, des divers élémens qui faisaient autrefois leur force ; seuls, ils ne peuvent rien. Les Catalans sont eux-mêmes convaincus de l’impossibilité de toute tentative insurrectionnelle. Pour la première fois depuis quinze ans, la classe aisée de Barcelone a cru pouvoir aller recommencer dans les montagnes sa villégiature traditionnelle. La sécurité est telle, l’affluence des voyageurs si considérable dans ces gorges des Pyrénées, où naguère on ne pouvait pénétrer qu’avec une escorte, que la moindre chaumière y est louée à des prix fous.


— La session du parlement anglais vient de finir comme elle avait commencé, dans le calme, après avoir fourni une carrière fort paisible. L’événement le plus considérable dont le cabinet whig puisse se faire honneur s’est accompli loin de la métropole dans les colonies de l’inde. L’annexion longuement préparée du royaume de Pundjab aux possessions anglaises est un fait consommé. La portée de cette riche conquête ne peut manquer d’être immense pour l’avenir des Indes ; mais l’Angleterre ne paraît point tenir à la faire comprendre à l’Europe, dont elle aime mieux voir l’attention occupée sur d’autres objets.

Parmi les résultats parlementaires de cette année, le ministère se félicite surtout de la réforme de cet acte célèbre, vieux de deux siècles, auquel la Grande-Bretagne doit sa prospérité maritime. Le but que l’acte de navigation avait en vue est suffisamment atteint et vraisemblablement dépassé aujourd’hui. Le pavillon britannique n’a plus besoin de la protection du monopole ; il peut désormais accepter sans danger la concurrence des marines étrangères. Aussi le ministère se sent-il en droit de parler de la confiance où il est que l’esprit d’entreprise, la puissance et la hardiesse de la nation lui assureront une large part dans le commerce du monde, et maintiendront sur les mers son ancienne renommée.

C’est avec des sentimens moins fiers que le discours de clôture effleure la question d’Irlande, toujours plus douloureuse et plus lourde pour l’Angleterre à mesure que les sacrifices se multiplient. Le rate in aid, cet impôt qui a été dans les derniers temps appliqué à l’Irlande, n’a réussi qu’à augmenter le désarroi des propriétaires et à aggraver, par suite, la misère des populations. C’est un spectacle déchirant et unique dans le monde que celui qui s’offrirait aux yeux de la reine, si elle consentait, dans le voyage qu’elle accomplit en ce moment à Dublin, à pénétrer un peu jusqu’au cœur du pays. M. Rœbuck, qui ne pèche point par tendresse, a eu beau dire récemment que l’Angleterre est lasse de jeter des millions dans cette sébile incessamment tendue ; les dons se renouvellent sous toutes les formes. Et comment échapper à cette nécessité ? Deux cent mille hommes fussent morts de faim l’année dernière, a-t-on dit, si l’argent de l’Angleterre ne fût intervenu. Si l’on en croyait M. Disraeli, l’Angleterre, de son côté, ne serait pas en voie de s’enrichir. Les réformes introduit par sir Robert Peel dans les tarifs auraient porté une funeste atteinte à la fortune publique.

Cette thèse d’opposition, qui a donné lieu l’un des débats les plus brillans de l’année, enveloppait sir Robert Peel et le ministère dans une même critique. On a donc interrogé de part et d’autre la statistique. Les réductions de tarif opérées sur les objets de consommation populaire sont pour l’industrie anglaise des moyens de rivaliser plus avantageusement que jamais avec la concurrence étrangère sur tous les marchés du monde, et, quant aux réductions relatives aux produits manufacturés, elles ne favorisent que ceux qui sont bien complètement hors d’état de faire concurrence aux produits de l’industrie anglaise. Tels sont les deux points sur lesquels sir Robert a fait porter la défense de cette grande mesure par laquelle il a illustré sa dernière administration. Le ministère, secondé en cette circonstance par ce puissant allié, qui n’est plus guère séparé des whigs que par des souvenirs, a eu peu d’efforts à ajouter à ces considérations pour faire justice de la statistique de M. Disraeli. M. Disraeli, qui songeait très fort autrefois à être le promoteur d’un torysme poétisé qu’il appelait la jeune Angleterre, se consolera de cet échec en s’unissant de jour en jour plus étroitement avec le pur torysme.

Bien que la session qui vient de finir ait montré plus d’un symptôme de transformations possibles dans les vieux partis anglais, l’Angleterre défie non point seulement la révolution, mais jusqu’à l’esprit d’innovation politique. La majorité a immolé l’une après l’autre toutes les propositions qui avaient pour but de développer les droits constitutionnels. L’on conçoit dans une certaine mesure le respect profond dont les whigs eux-mêmes entourent l’antique monument de la constitution ; mais il est plus difficile de s’expliquer comment, sous le régime d’une liberté si ancienne dans un pays de protestantisme et de libre examen, la tolérance religieuse a si grand’peine à devenir un principe de cette constitution. On sait après quelles luttes l’incompatibilité parlementaire a été levée naguère pour les catholiques. Les lords se sont acharnés à la maintenir pour les israélites.

À l’extérieur, la politique de l’Angleterre, quoique difficile à préciser, s’est montrée moins ennemie de l’esprit révolutionnaire. C’est ainsi que dans les derniers jours de la session certaines paroles de lord Palmerston sur les affaires d’Autriche ont donné lieu de penser qu’il n’était nullement hostile à l’insurrection de la Hongrie. Naguère, lorsque la Russie est intervenue dans les principautés du Danube, le ministre whig, que l’on croyait très favorable à l’indépendance de la Turquie, a déclaré que l’Angleterre n’avait rien à voir dans cette querelle, et que c’était une question à débattre entre le czar et le sultan. Lord Palmerston montre moins de complaisance pour la Russie dans les affaires d’Autriche ; l’intervention du czar en Hongrie l’inquiète. Il ne parle point en ennemi de l’Autriche, l’alliance autrichienne est une des traditions de la politique anglaise ; il consent à reconnaître que l’existence de l’Autriche est nécessaire à l’équilibre européen, mais il eût désiré qu’elle se maintînt sans un appui du dehors, sans l’appui du czar, qui va la dominer, et pour lequel lord Palmerston est aujourd’hui plein de défiance. Que lord Palmerston nous permette de ne pas prendre ses paroles aussi fort au sérieux que l’ont fait les radicaux anglais et les amis un peu crédules des Magyars. En Autriche et en Russie, on connaît les boutades du chef du Foreign-Office, et l’on ne s’en formalise point. N’est-il pas d’ailleurs un peu tard pour faire le procès de l’alliance autro-russe ? La Russie est engagée dans cette question de manière à n’en pouvoir sortir que victorieuse, si elle ne veut avoir à lutter sur son propre sol pour son existence même. On peut supposer qu’elle soit battue et qu’elle perde en Hongrie sa première armée, nous ne sommes pas de ceux qui la croient invincible : il est pourtant à penser qu’elle n’abandonnerait pas la partie sur un désastre ; il lui faudrait du temps, une année peut-être, pour ramener en ligne une seconde armée, mais elle jouerait jusqu’à son dernier homme pour avoir le dernier mot dans cette guerre. Il y a eu une époque où l’intervention de la Russie en Autriche pouvait être évitée : c’est le moment où les Slaves confians entouraient avec dévouement le trône du jeune empereur ; mais, depuis que les fautes du cabinet autrichien et de ses généraux allemands ont jeté la perturbation dans les esprits et dans les faits, depuis que le découragement s’est répandu parmi les peuples qui avaient jusqu’alors défendu l’Autriche, la résistance des Magyars étant devenue facile, l’intervention des Russes est à son tour devenue inévitable. La diplomatie, n’ayant plus aucun moyen d’arrêter cette guerre, ne peut plus prétendre qu’à en tempérer les conséquences.

Les conséquences possibles de l’intervention russe en Autriche ont paru plus graves à Londres et à Constantinople depuis le rapprochement que l’on suppose opéré entre la Russie et la France. Que va faire à Saint-Pétersbourg le général Lamoricière ? La satisfaction que ce fait paraît avoir causée en Russie prête à toutes les conjectures. Il y a peu de jours, un écrivain qui, de Varsovie, adresse ses impressions à une feuille allemande, allait jusqu’à comparer la mission du général Lamoricière, l’importance et les intentions, au voyage du duc d’Orléans à Berlin. — C’est aujourd’hui, ajoutait-il, que les constitutionnels allemands doivent réfléchir ; les voilà bien et dûment abandonnés par la France, dans laquelle ils voyaient naïvement une libératrice et une amie. Qu’adviendrait-il si, dans cette grave conjoncture, la Russie se tournait contre cette pauvre Allemagne, qui, pour mieux se centraliser, se désorganise ? Que serait-ce si, pendant que celle-ci chante : Où est la patrie de l’Allemand ? la Russie se mettait à chanter : Où est la patrie des Slaves ? Cela pourrait bien rapprocher très fort de Berlin, de Dresde et de Munich les frontières de l’empire russe. Que deviendrait, durant ce temps-là, le Rhin allemand ? — Il y a, nous osons le croire, beaucoup de fantaisie dans les perspectives que l’écrivain russe entrevoit au bout de la mission du général Lamoricière, et nous ne saurions partager les craintes que cet événement inspire aux amis des Magyars en Allemagne et en Angleterre.

— La doctrine du libre échange est toujours demeurée, en France, à l’état de théorie, et aucune tentative sérieuse n’a été faite pour la mettre en pratique. Le retentissement qu’eurent en France comme dans toute l’Europe les réformes financières accomplies par sir Robert Peel, encouragea quelques écrivains à provoquer la formation d’associations éphémères dont aucune n’a survécu, dont aucune, dans sa courte existence, n’a produit autre chose que des discours, des articles de journaux et quelques brochures. Le maintien des tarifs protecteurs, défendu par la plupart des organes de la presse et réclamé par le vœu incontestable de l’immense majorité des citoyens, n’a jamais été sérieusement mis en question.

Aux États-Unis, il en a été tout différemment. La politique protectrice qui porte exclusivement au-delà des mers le nom de système américain, inauguré par Washington et continuée par Jefferson, a régné sans partage jusqu’au jour où les questions de tarif sont devenues des questions de parti. Les états du nord de l’Union où dominait le parti whig étant avant tout des états manufacturiers et commerçans, les orateurs whigs se sont fait les défenseurs du système de la protection. Par contre, le parti démocratique s’est fait le champion du libre échange et s’est adressé aux passions des états du sud, leur démontrant que, pour s’assurer en Angleterre un facile débouché pour leurs tabacs, leurs sucres et leurs cotons, ils avaient intérêt à ouvrir aux produits anglais un libre accès sur le territoire américain.

Il en résulte que la politique commerciale des États-Unis éprouve les mêmes alternatives que la fortune des partis ; protectrice quand les whigs sont au pouvoir et ont la majorité dans le congrès, elle redevient libre échangiste quand les démocrates reprennent l’ascendant. C’est ainsi que le tarif protecteur de 1842 a subi en 1846, sous l’administration de M. Polk, une révision complète, et aujourd’hui que l’élévation du général Taylor à la présidence a ramené les whigs au pouvoir, les états manufacturiers qui ont décidé l’élection réclament à grands cris de larges modifications au tarif de 1846. C’est pour préparer et pour justifier à la fois ce revirement commercial, qu’un écrivain distingué les États-Unis, M. Colton, vient de publier un livre qui est l’apologie et la glorification du système protecteur.

Dans cet ouvrage intitulé Économie publique à l’usage des Américains[1], M. Colton prend le libre échange directement à partie, et essaie de prouver que la doctrine de la liberté illimitée du commerce ne repose ni sur des argumens théoriques valables, ni sur l’examen sincère des faits. Il établit ensuite que le système protecteur est le seul qui convienne à la situation actuelle des États-Unis, et que toute déviation de ce système n’a jamais manqué d’amener pour l’Union une crise industrielle et une crise commerciale. À l’appui de cette thèse, M. Colton a rassemblé nombre de faits curieux et intéressans. Malheureusement son livre, qui est à la fois dogmatique et polémique, manque d’unité, parce que deux questions qui sont distinctes, malgré un rapport incontestable, s’enchaînent de chapitre à chapitre et presque de page à page. L’auteur a voulu mener parallèlement la réfutation purement théorique des économistes anglais et l’examen de la situation économique et industrielle de l’Union américaine. Il en résulte qu’il mêle perpétuellement deux sortes d’argumens et deux sortes de faits, et que sa pensée en devient d’autant plus difficile à suivre. Si M. Colton avait pu éviter la confusion, défaut habituel des écrivains américains qui savent rassembler les faits mieux qu’ils ne savent les digérer, son livre, qui est instructif et rempli de remarques judicieuses, aurait considérablement gagné en intérêt. Tel qu’il est, cependant, c’est une réfutation des libres échangistes qui ne manque ni de talent ni de valeur.


DE LA CRISE INDUSTRIELLE SUR LES CHEMINS DE FER.

Parmi les causes du mouvement prodigieux des affaires industrielles et du développement de la production métallurgique avant 1848, la première, la plus marquante de notre temps, est sans contredit l’établissement des chemins de fer ; c’est l’événement industriel le plus considérable de l’époque. Ce mode de transport affecte et change, en effet, toutes les relations des hommes et des choses, et, avant même d’avoir produit tous ses résultats, il exige pour sa construction, pour la création et la mise en œuvre de ses moyens de service, un accroissement de travail et de production qui est à lui seul un grand mouvement industriel, une cause de dépenses et de recettes, d’action et de vie, dont l’interruption subite est une calamité.

Les chemins de fer ont été, il faut le dire, l’occasion de nombreuses controverses et de bien des aberrations. Cette industrie a certainement tout ce qu’il faut pour exciter l’attention des hommes réfléchis ; malheureusement elle exerce sur l’imagination un prestige qui a joué un grand rôle dans les discussions qu’elle a fait naître, qui s’est révélé diversement, suivant les lieux, les circonstances, mais auquel personne n’a complètement échappé.

En France, on a longuement discuté les principes ; chaque parti politique les a successivement adoptés ou combattus. L’exécution par l’état, dès l’abord, a frappé et divisé les esprits. Le gouvernement l’a tentée en 1838 ; l’opposition la repoussée, son opinion a prévalu. Après des essais infructueux en partie, après des tiraillemens plus ou moins fâcheux, on est enfin entré, en 1840, dans une voie pratique plus large et plus féconde. L’introduction des capitaux étrangers, la garantie d’un minimum d’intérêt, des prêts ou des subventions considérables, donnèrent la vie à de grandes entreprises, et d’importantes concessions faites à l’industrie privée offrirent promptement de brillans résultats. En | moins de trois années de travaux, deux grandes lignes, entre autres, furent achevées et exploitées ; le commerce intérieur et le commerce extérieur y trouvèrent immédiatement satisfaction et l’espérance, pour un avenir qui semblait alors, prochain, d’une amélioration marquée dans les conditions du transport des hommes et des marchandises.

Il fut alors permis de penser que l’esprit d’association, encouragé par un grand succès, allait se développer : on pouvait croire que le gouvernement et le pays n’hésiteraient point à suivre un chemin si heureusement tracé, en tenant compte toutefois, comme on le doit en affaires industrielles et commerciales, de l’appui que prêtent à la spéculation les succès déjà obtenus dans la voie où elle va s’engager. Malheureusement cette marche si simple ne fut pas suivie. D’un côté, l’administration des travaux publics voyait avec peine, avec irritation peut-on dire, l’industrie privée entrer largement dans un domaine que nos ingénieurs considéraient, sinon comme un patrimoine de travail, au moins comme un atelier à eux où ils jugeaient que leurs travaux passés, leur savoir incontestable, leur probité intacte et jusqu’à leur esprit de corps, avaient légitimement établi leur domination. Ce sentiment est si vif, qu’il n’a pu être calmé par la transaction de 1842, par cette loi qui mettait les travaux de la plupart des grandes lignes au compte de l’état, et en confiait par conséquent l’exécution aux ingénieurs des ponts-et-chaussées. D’autre part, l’opposition, avec cette mutabilité d’opinion qui est de l’essence des partis passionnés, attaqua ce qu’elle avait auparavant préféré, critiqua avec une grande amertume les concessions passées qu’elle avait recommandées et votées, plus s’efforça de jeter sur les concessions futures un discrédit moral en y joignant de nouvelles charges, et d’introduire dans les chartes-parties des conditions exagérées qui devaient en rendre le succès problématique, sinon impossible.

De cette double action, sourde, mais active, de la part de l’administration, bruyante et multipliée, par la tribune et les journaux, de la part de l’opposition, est résulté un double et déplorable effet.

Les concessions, ajournées long-temps, après la destruction ou la mutilation des compagnies qui se présentaient pour les obtenir, se firent plus tard à des conditions de durée ou d’exécution plus étroites ou plus rigoureuses qu’il ne l’aurait fallu (on en voit aujourd’hui les conséquences frappantes), et l’opinion publique, égarée par de malveillantes attaques et de violentes déclamations, en reçut une impression fâcheuse contre les entreprises et les compagnies de chemins de fer. Cette impression s’accrut à la vue des mouvemens désordonnés de la Bourse, où une spéculation aventureuse s’emparait de toutes les chances de brusques fluctuations que faisaient naître les discussions passionnées, pleines d’erreurs, de la tribune, et les décisions parlementaires qui les terminaient. Lorsqu’en effet on reprochait au gouvernement de livrer la fortune un pays à des traitans avides, de concéder les chemins de fer à des conditions que l’on proclamait fabuleusement avantageuses, n’était-ce pas exciter la cupidité partout et pousser follement à la hausse ces valeurs, ces titres d’action, qui devaient, comme l’affirmaient à l’envi rapporteurs et orateurs, procurer une fortune scandaleuse à leurs possesseurs trop heureux ? La fin de 1845 fut l’apogée de cette déplorable fièvre ; elle causa, en fin de compte, plus de ruines que de bénéfices, et cette perturbation morale porta un tel coup à la prospérité réelle de l’industrie des chemins de fer, qu’à la fin de 1847, époque où les lignes en exploitation donnaient leurs plus beaux produits, la valeur des actions n’atteignait pas le taux représenté par les bénéfices qu’elles procuraient.

Vint la révolution de février. En laissant de côté toute considération politiques, nous dirons seulement que cet événement portait au pouvoir les hommes qui avaient attaqué les concessions avec le plus de persistance, et qui rêvaient pour l’état, suivant les inspirations du socialisme, nous savons aujourd’hui quel rôle de producteur ou de pourvoyeur universel, dont heureusement les essais n’ont abouti à rien de définitif ni d’absolu. Toutefois, si le projet de reprise des chemins de fer par l’état a rencontré immédiatement à l’assemblée constituante, et notamment dans le comité des finances, une opposition qui l’a fait avorter, il faut reconnaître qu’il est résulté de cette malheureuse tentative de spoliation pour cause d’utilité publique une atteinte grave à la sécurité de la propriété des concessions. Les conséquences de cet acte audacieux et insensé pèsent encore aujourd’hui lourdement sur les valeurs de ces entreprises. Il y a là un capital d’un milliard en discrédit marqué à divers degrés ; c’est un mal, un très grand mal, et il faut dire que, jusqu’à présent, aucun acte positif du gouvernement n’est venu y apporter un remède de quelque efficacité. Si les entreprises de chemins de fer ont continué à exister, c’est à la suite d’un retrait par le ministre des finances (alors M. Goudchaux) du projet de rachat, et après une déclaration jugée peu explicite, même en 1848, que ce projet ne serait pas repris par lui.

Lorsqu’avant l’élection du 10 décembre le président actuel de la république fit connaître ses vues sur le gouvernement, sur l’administration, et exposa les principes généraux d’économie politique qui lui serviraient de règles, il écrivit, dans un document devenu historique, ces sages paroles (29 novembre 1848) : « Rétablir l’ordre, c’est ramener la confiance. Protéger la propriété, c’est maintenir l’inviolabilité des produits de tous les travaux, c’est garantir l’indépendance et la sécurité de la possession, fondemens indispensables de la liberté civile,… éviter cette tendance funeste qui entraîne l’état à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui : la centralisation des intérêts et des entreprises est dans la nature du despotisme ; la nature de la république repousse le monopole, etc. » Ce peu de mots impliquaient toute une régénération économique, et, quand l’élection du 10 décembre eut prononcé, il fut permis d’espérer que le gouvernement allait suivre, notamment à l’égard de l’industrie des chemins de fer, une marche rationnelle propre à ranimer l’esprit d’association. Le chef du nouveau cabinet vint fortifier cet espoir dans la séance du 26 décembre, où il exposa les vues du ministère. « Nous appelons à notre aide, dit M. Odilon Barrot, l’esprit d’association et les forces individuelles. Nous pensons que l’impulsion de l’état doit, partout où cela est possible, se substituer à l’exécution directe par l’état… »

Malheureusement le désaccord entre le gouvernement et l’assemblée constituante, qui se manifesta promptement, dut faire ajourner toutes les espérances d’amélioration jusqu’à la réunion de l’assemblée législative, et l’industrie en fut réduite à attendre, sous le poids des plus pénibles difficultés de la situation, le meilleur avenir que lui faisaient entrevoir les élections générales du 13 mai. Après ce grand événement politique, le message du président, attendu avec impatience, fut consulté avec empressement ; mais, loin de donner satisfaction aux vœux et aux nécessités de l’industrie des chemins de fer, ce message ne contenait à l’article consacré aux travaux publics qu’une nomenclature rapide de ces travaux, dans laquelle on désigne nominativement une seule compagnie, celle d’Avignon à Marseille, en ajoutant que l’état administre provisoirement cette ligne, dont la compagnie concessionnaire est légalement dépossédée. Par parenthèse, cette dernière assertion n’est pas exacte. Les embarras financiers de la compagnie ont amené le séquestre de la ligne ; mais, si la compagnie parvient à désintéresser ses créanciers, leurs poursuites cessant, il n’y a plus de motifs pour maintenir le séquestre, qui d’ailleurs n’est point une prise de possession, mais simplement une mesure préservatrice et obligatoire, dans le droit comme dans l’intérêt de l’état.

À la vérité, dans un acte subséquent, lors de la présentation d’un projet de loi tendant à obtenir un crédit supplémentaire de 7 millions, applicable aux travaux du chemin de fer de Paris à Lyon, le ministre des travaux publics s’exprimait ainsi : « Nous devons appeler l’attention de l’assemblée nationale sur l’une des plus sérieuses questions qu’elle sera appelée à trancher : L’état doit-il s’attacher à conserver la construction et la gestion des chemins de fer ? Nous avons émis et développé la pensée que l’industrie privée serait dans des conditions meilleures que l’administration publique pour exploiter les chemins de fer ; toutefois la question reste entière. L’ouverture du crédit proposé par le présent projet de loi ne préjuge en aucune manière la solution qui vous sera demandée, etc, etc. » Nous ne demandons pas mieux que de prendre acte de ces paroles. Bien que la mise en exploitation par l’état opérée sur le chemin de Chartres, préparée avec activité sur le chemin de Lyon, ne nous semble pas un fait insignifiant, laissant la question aussi entière que le prétend l’exposé des motifs, nous ne chicanerons pas sur cette sorte de contradiction entre les paroles et les faits, et nous accordons qu’il est encore temps de discuter sérieusement s’il est conforme au bien de l’état qu’il se fasse messagiste ou entrepreneur de roulage, si les intérêts du commerce, de l’industrie, du public et du trésor seront aussi bien assurés et desservis par une administration publique que par une association industrielle. Toutefois nous dirons qu’il faut se hâter d’entamer cette discussion, de résoudre cette question entière, car, pendant qu’on réfléchit et qu’on n’en est pas encore à délibérer, le temps, un temps bien rude aux intérêts engagés, se passe. De grandes ruines se consomment, d’autres se préparent. Il n’y a pas un moment à perdre pour prendre un parti, pour adopter de ces mesures vigoureuses, décisives, qui sauvent la fortune d’un pays, son organisation sociale peut-être. N’en sommes-nous pas là aujourd’hui ?

En effet, ce n’est pas seulement des chemins de fer et de leur énorme capital qu’il s’agit ; ce serait bien assez cependant : nos grandes usines, notre industrie métallurgique, si développées naguère, si malheureuses aujourd’hui, sont parties à ce grand procès. On ne peut en différer la solution. L’existence de la population qu’elles emploient est compromise, et avec elle, on l’oublie trop, celle de tant d’hommes qui précèdent ou suivent cette population dans la voie du travail. Une grande forge, par exemple, qui fait vivre mille, deux mille ouvriers, donne de l’ouvrage à dix fois plus de monde avant ou après sa fabrication. Que devient tout ce monde quand le grand atelier s’arrête ? Nous ne le voyons que trop. Tâchons donc d’arracher au désespoir des populations actives, courageuses, intelligentes, dignes assurément d’une tout autre destinée.

Les chemins de fer, plus particulièrement compromis dans le discrédit général, ne pourraient-ils point, par compensation, en être relevés plus facilement que d’autres valeurs, grace à des mesures judicieuses et équitables dont l’adoption n’imposerait à l’état que des sacrifices proportionnés à la situation actuelle de nos finances ? Nous aborderons la question immédiatement, sans phrases ni ménagemens, le temps des précautions oratoires est passé.

Nous l’avons dit : un capital de 1 milliard est aujourd’hui en souffrance. Pour l’achèvement des lignes en construction ou concédées avant 1848, il faudrait à peu près le doubler. Les possesseurs de ce capital, inquiets sur leurs droits de propriété, doivent d’abord être rassurés par une déclaration positive, consacrant de nouveau les dispositions légales qui garantissent leur propriété. Cette déclaration sera d’un heureux effet, si elle est sanctionnée par une série de mesures sages et équitables, comme celle d’indemniser plusieurs compagnies des pertes qu’elles ont subies par les incendies et autres dévastations commises sur leurs propriétés dans les derniers jours de février 1848.

En outre, le moyen efficace de ranimer le travail et d’achever les lignes de chemins de fer étant de rappeler à l’exécution de ces entreprises les capitaux français et étrangers qui s’en sont éloignés, le gouvernement devra se rendre un compte exact de la situation de chacune des lignes aujourd’hui en exploitation, afin de connaître quels adoucissemens devraient et pourraient être apportés à l’exécution des engagemens de ces entreprises envers l’état ; on prendrait pour bases : 1o le maintien de l’intégralité des engagemens ; 2o la diminution de la quotité des remboursemens annuels venus à échéance, de manière à reporter l’acquittement final à une époque plus éloignée dans la limite de la durée des concessions. Examen serait fait de cette durée, et, s’il était reconnu qu’en la prolongeant même jusqu’au terme emphytéotique fixé par les premières concessions, on améliorerait la situation et le crédit des compagnies au point de donner sécurité sur leur présent et leur avenir, cette prolongation devrait être accordée.

S’il était reconnu que des lignes importantes ne pussent, en raison de la longueur de leur parcours ou des chances de leur trafic, obtenir, pour le capital employé à leur construction, un intérêt convenable, on ferait à titre de subvention, aux compagnies qui en seraient ou qui en deviendraient concessionnaires, l’abandon de tout ou partie des sommes employées par l’état à la construction des portions aujourd’hui exécutées, ou bien on appliquerait, soit aux lignes non commencées encore, soit aux lignes en partie construites, soit même à certaines lignes aujourd’hui en exploitation, la garantie d’intérêt dans une mesure et avec des conditions d’examen ou de révision rassurantes à la fois pour les capitaux engagés et pour l’état.

Voilà, sans doute, un système bien différent de celui qui a été suivi dans les dernières années où des concessions de chemins de fer ont été consenties ; mais quels ont été les résultats de ces mesures rigoureuses, souvent imposées dans la chaleur de la discussion et acceptées de guerre lasse par des associations qui, formées avec tant de soins et de difficultés, répugnaient à se dissoudre, comme l’ont fait quelques compagnies accusées alors de timidité ? Que sont devenues ces compagnies de Bordeaux à Cette, d’Avignon à Lyon, avortés avant un travail quelconque, abandonnant leur cautionnement plutôt que de s’exposer à de plus grandes et imminentes pertes ? Croit-on que quelques millions entrés par cette triste voie dans les coffres de l’état y aient apporté un bénéfice réel ? Mais, sans remonter à ces pénibles souvenirs, cherchons où en sont aujourd’hui les meilleures, les plus fructueuses entreprises ? Nous le voyons, il n’y en a pas une dont les titres d’emprunt ne soient de beaucoup au-dessous du pair de 1,000 francs. Cependant ces titres rapportent 50 francs d’intérêts ; cependant ces intérêts, fidèlement servis, sont toujours payés avant qu’un bénéfice quelconque soit distribué aux actionnaires.

Il y a donc nécessité et opportunité de relever le crédit des chemins de fer, si l’on veut y ramener la confiance et les capitaux. Maintenant que l’on examine froidement, avec soin et maturité les conséquences financières des mesures que nous proposons, et l’on reconnaîtra que, si elles imposent sur des dépenses effectuées des sacrifices considérables, elles ne grèvent le présent et l’avenir que de diminutions de recettes annuelles peu importantes, ou d’éventualités de dépenses annuelles aussi, qui assurément sont loin d’égaler les sommes que l’état consacrerait à la construction et à l’exploitation des lignes encore à exécuter.

De l’exploitation, nous n’avons dit qu’un mot, mais ce mot exprime toute notre pensée. Croit-on que sur un territoire aussi étendu que le nôtre au milieu de cette multitude d’intérêts divers, compliqués, rivaux, l’état puisse se faire utilement messagiste et entrepreneur de roulage ? Cela est-il possible ? Le sens commun peut-il l’admettre ? Une commission de l’assemblée s’est chargée de la réponse dans le rapport qu’elle a déposé le 27 juillet dernier ; nous n’oserions pas en dire autant qu’elle, et nous le dirions avec moins d’autorité.

En résumé, nous avons l’espoir qu’à l’aide de bonnes combinaisons, les capitaux étrangers peuvent être rappelés dans nos entreprises, et nous fondons notre opinion sur la constance de ces capitaux à demeurer dans les anciennes lignes. Ils y sont, en effet, plus nombreux encore aujourd’hui qu’ils ne l’étaient au point de départ, après 1840. Nous appelons l’attention sur ce fait remarquable, il est d’une vérité arithmétique. C’est en ne désespérant pas de l’avenir et en rassurant loyalement ceux qu’elle conviait à y croire, que l’administration française, sous des ministres habiles tels que les Corvetto et les Louis, a fondé son crédit. Que le gouvernement suive aujourd’hui la même marche, nous en obtiendrons le même résultat. L’esprit d’association ranimé, encouragé, fera renaître la confiance et le travail ; il paiera ainsi promptement sa dette de reconnaissance à la société tout entière.

C. L.


THÉÂTRES LYRIQUES.

La formule si connue : L’art est l’expression de la société, n’a jamais paru plus vraie que de nos jours. Soit qu’on visite l’exposition de peinture, soit qu’on fréquente les théâtres ou qu’on examine les rares productions qui s’adressent encore au goût et à l’intelligence, on trouve partout la triste image des temps où nous vivons. Des œuvres médiocres où la vulgarité des idées le dispute à la nullité de la forme, de grandes prétentions à l’originalité avec des lieux communs pour résultats, des efforts gigantesques pour stimuler la vie n’aboutissant qu’à la mort, tel est le spectacle que présentent les beaux-arts depuis les événemens de février. N’est-ce pas là aussi la peinture fidèle de la société que nous ont faite ces charlatans politiques qu’un instant d’erreur a portés au gouvernement de la France ? Pourquoi donc la révolution de février n’a-t-elle donné le jour ni à un tableau, ni à un chant, ni à un poème, ni même à un symbole de la république qu’on puisse sérieusement avouer ? Ce n’est pas la faute du gouvernement provisoire si les arts n’ont pas immortalisé son glorieux avènement, car ce gouvernement, qui avait du bon, mis naïvement au concours l’enthousiasme pour la république ! Comme le Dieu du Sinaï, il a dit : Que la lumière se fasse ; mais la lumière ne s’est point faite, parce que la nature, plus logique que les hommes, n’obéit qu’à la vraie puissance de l’esprit, et qu’elle ne se laisse pas surprendre comme nous par de mauvais comédiens. La révolution de 1789, l’empire, la restauration et la révolution de 1830 ont communiqué à la littérature, à la peinture, à la musique, à toutes les formes par lesquelles se révèlent la plénitude de la vie et l’enchantement de l’imagination, un mouvement spontané, dont le caractère indélébile est facile à reconnaître. Seule, la révolution de février est restée sans écho dans le monde de la fantaisie et n’a pas su trouver un barde qui voulût chanter sa victoire.

Quelle peut être la cause d’une si grande stérilité ? C’est que la catastrophe de février est l’œuvre d’une minorité factieuse, et non pas l’évolution naturelle de la pensée nationale. Quelques brouillons peuvent bien, par un coup de main dont nous connaissons maintenant la théorie, renverser un gouvernement ; mais il est plus difficile de communiquer à la société un souffle régénérateur, quand on n’a dans le cœur que des appétits grossiers et la haine des supériorités naturelles. L’homme charnel n’aperçoit point les choses qui sont de l’esprit de Dieu, a dit admirablement saint Paul ; et sans l’esprit de Dieu, qui est l’esprit de vérité, on ne fait rien de grand ni de durable. Il faut aux beaux-arts, pour fleurir en paix, une terre généreuse, qui ne soit pas remuée par de fallacieuses doctrines ; comme les fleurs des champs, les fleurs de l’intelligence ont besoin d’air, de lumière et de liberté. On ne réorganise pas plus les beaux-arts qu’on ne réorganise la société ; ces mots barbares, il faut les laisser aux sophistes qui les ont inventés pour abuser de la crédulité du peuple. Que la France guérisse les blessures que lui ont faites les empiriques qui prétendaient la régénérer, et les beaux-arts renaîtront parmi nous sans avoir besoin de la science sociale de M. Proudhon, ni de l’enthousiasme officiel du gouvernement provisoire.

L’événement le plus important qui se soit produit à l’Opéra depuis l’apparition du Prophète de M. Meyerbeer, c’est la fermeture de ce grand établissement lyrique. On avait repris depuis quelques jours le Dom Sébastien de Donizetti, qui n a pas fait sur le public une plus vive impression que dans sa nouveauté, lorsqu’on a vu apparaître tout à coup sur l’affiche de l’Opéra ces mots significatifs : Clôture pour cause de réparations ! Nous ne dirons pas qu’on se perd en conjectures sur les causes de cet événement, qui a fait sensation jusque dans l’assemblée nationale. Ce n’est pas la faute de Rousseau, ni celle de Voltaire si le premier théâtre lyrique de l’Europe, qui a traversé sans encombre les sanglantes années de la terreur, a dû fermer brusquement ses portes en 1849. C’est encore là un des mille résultats funestes de la révolution de février. L’Opéra, d’ailleurs n’est pas le seul théâtre de Paris dont la prospérité ait été atteinte par les événemens politiques combinés avec l’influence du choléra. Tous, se trouvant dans une situation critique, ont réclamé de l’autorité supérieure un secours provisoire qui leur permît de traverser la saison d’été et d’attendre des jours meilleurs. Sans vouloir préjuger quelle sera la décision du ministre de l’intérieur à l’égard de l’Opéra, il n’est pas hors de propos d’examiner ici, en passant, quel serait le meilleur parti à prendre pour donner à ce grand établissement national une impulsion salutaire et féconde.

Fondée par la munificence de Louis XIV, en 1674, l’Académie royale de Musique a changé plus souvent de directeurs que la monarchie de ministres. Ce charmant empire des graces, des chants et des ris, comme on disait alors, formait un département des menus plaisirs de la couronne, et subissait le contrecoup des révolutions qui éclataient parmi les dieux de l’Olympe. On se disputait la direction de l’Opéra comme la source d’une puissance occulte avec laquelle on espérait s’emparer de l’esprit du maître et gouverner l’état.

Que les temps sont changés !…

En 1790, le théâtre de l’Opéra tomba en partage à la ville, de Paris, qui l’avait déjà eu plusieurs fois sous sa dépendance ; mais, à partir du commencement de ce siècle jusqu’en 1831, il fut administré par des fonctionnaires publics pour ce dernier régime, l’Opéra a joui de trente années de prospérité. Il a produit un nombre considérable d’ouvrages nouveaux, parmi lesquels on peut signaler quelques chefs-d’œuvre, tels que la Vestale de Spontini, la Muette de Portici de M. Auber, et surtout le Guillaume Tell de Rossini. Après la révolution de juillet, un autre système a prévalu dans la direction de l’Opéra. : ce grand théâtre fut abandonné alors aux chances d’une entreprise particulière, avec une subvention de 800,000 francs, subvention qui a été réduite successivement à la somme de 620,000 francs, chiffre fixé par le dernier cahier des charges ; mais, indépendamment de cette subvention ordinaire, l’Opéra a eu aussi son budget extraordinaire, qui, sous le nom de secours provisoire, s’est monté l’année dernière jusqu’à la somme de 200,000 francs. Sous le nouveau mode d’exploitation, l’Opéra n’a eu qu’une prospérité passagère de quelques années. Grace aux deux belles partitions de M. Meyerbeer, Robert-le-Diable et les Huguenots, grace aussi au magnifique talent de M. Duprez et au concours d’un grand nombre d’autres artistes diversement distingués, le théâtre de l’Opéra a eu une phase assez brillante depuis 1831 jusqu’en 1839 ; mais, à partir de l’année 1840, la décadence de ce bel établissement a été visible pour tout le monde, et la révolution de février n’a fait que précipiter son agonie, qui durait depuis dix ans.

Il nous semble qu’il n’y a que deux mesures efficaces à prendre à l’égard de L’Opéra : il faut abandonner ce théâtre ainsi que tous les autres aux orages et aux bénéfices de l’indépendance, sans aucune espèce de restriction ni de subvention, ou bien il faut le ramener complètement sous la tutelle de l’état. Que l’Opéra redevienne une institution nationale chargée de représenter de grandes conceptions lyriques, un spectacle magnifique qui fixe l’attention et dirige le goût de l’Europe, ou bien abandonnez-le aux caprices de la mode, et qu’il vive de sa propre vie. Croit-on qu’il soit utile de maintenir au milieu d’un peuple artiste et mobile gomme le nôtre certaines traditions de goût et de grandeur, de combattre la barbarie des sectes matérialistes par des œuvres fortes, où la langue de Molière et de Racine, celle de Gluck et de Grétry, n’interviendraient pour élever les ames en les calmant ? Les deux ou trois institutions modèles destinées à atteindre un but aussi élevé devraient, en ce cas, être placé sous la protection immédiate de l’état. Le gouvernement aurait sous sa tutelle directe trois théâtres : le Théâtre-Français, l’Opéra et l’Opéra-Comique. Toutes les autres entreprises théâtrales seraient complètement libres d’exploiter le genre qu’elles jugeraient le plus favorable à leurs intérêts. Pour les théâtres comme pour beaucoup d’autres choses, il n’y a que deux systèmes d’administration logiques et raisonnables : la liberté complète sans aucun sacrifice de la part de l’état, ou la protection du gouvernement pour quelques établissemens modèles luttant avec l’industrie particulière, afin d’en mieux diriger l’essor.

Sans être dans une situation très brillante, le théâtre de l’Opéra-Comique vit, et c’est beaucoup par le temps qui court. Il a donné un ou deux ouvrages qui égaient le fond de son répertoire ordinaire, et qui méritent l’attention de la critique. Il faut signaler d’abord les Monténégrins de M. Limnander. Cet opéra en trois actes, d’un style indécis et parfois trop ambitieux, renferme cependant des choses qui révèlent un véritable talent. La direction de l’Opéra-Comique fera bien de ne pas perdre de vue M. Limnander, qui peut lui être fort utile et devenir un compositeur remarquable. M. Adam a improvisé un petit acte, le Toreador, tout pétillant de vivacité et de bonne humeur. C’est de la musique légère, lestement arrangée pour le besoin de la cause, c’est-à-dire pour le talent de Mme Ugalde. Un autre ouvrage, très supérieur à ceux que nous venons de nommer, et qui semble avoir été composé également pour faire briller la verve de Mme Ugalde, c’est le Caïd de M. Ambroise Thomas. Le sujet de la pièce est une insigne bouffonnerie. Il s’agit d’un vieux caïd d’Alger dont la crédulité et la poltronnerie sont exploitées par une modiste française et par son amant. Sur ce canevas, d’une gaieté au moins équivoque, M. Ambroise Thomas a écrit une partition en deux actes d’un rare mérite. M. Ambroise Thomas est l’un des musiciens, les plus distingués de ce temps-ci. Il avait déjà donné des preuves de la finesse de son goût et de la solidité de son savoir dans un opéra en trois actes, Mina, lequel, sans avoir obtenu un très grand succès devant le public, a été remarqué des connaisseurs. Dans le Caïd, on trouve toutes les qualités déjà connues du talent de M. Ambroise Thomas, accompagnées, cette fois, d’une aisance, d’une franchise d’accent et d’une maturité de touche, qui sont une révélation et témoignent d’un véritable progrès. Il y a beaucoup d’entrain, de brio, et quelquefois même de l’invention dans la partie vocale du Caïd, et, quant à l’orchestration, c’est un chef-d’œuvre de goût et d’élégance. C’est à la fois la limpidité et la grace de l’orchestre de Cimarosa, relevées par les couleurs piquantes de celui de Rossini. L’opéra du Caïd ouvre à M. Ambroise Thomas les portes de l’institut, où il occupera, sans aucun doute, la première place vacante Faut-il ne rien oublier et mentionner la Saint-Sylvestre, opéra-comique en trois actes, dont la musique est de M. P. Bazin ? C’est une tentative malheureuse d’un homme de mérite qui est fort capable de venger sa défaite.

La république française, dans sa courte existence, a déjà réalisé l’idéal que Platon avait rêvé encore pour la sienne : elle a mis à la porte, sinon tous les poètes, au moins tous les artistes qu’elle possédait et qui faisaient l’ornement de Paris. Londres regorge de chanteurs, de pianistes, de violonistes, de comédiens français qui y sont allés chercher un refuge contre la liberté démocratique et sociale dont jouit leur pays. On y chante dans toutes les langues de l’Europe, excepté en anglais ; c’est une manière délicate de reconnaître l’hospitalité qu’on accorde aux beaux-arts sur les bords de la Tamise. Comme il faut qu’il y ait toujours à Londres une individualité brillante qui, à un titre ou à un autre, occupe les loisirs de la fashion ; et comme d’ailleurs l’étoile de Jenny Lind commence à pâlir, grace à ses nombreux projets d’hyménée et à ses fuites artistement combinées pour l’effet dramatique M. Lumley, l’habile directeur du Théâtre de la Reine, s’est vu obligé de chercher un nouvel objet qui pût réveiller l’enthousiasme fatigué du peuple britannique. Apprenant qu’au nombre des victimes qu’ont faites les révolutions de l’Allemagne se trouvait un ancien ambassadeur dont la femme avait été jadis une des plus célèbres cantatrices de l’Europe, M. Lumley s’est transporté à Berlin et a engagé, au poids de l’or, Mme la comtesse de Rossi, qui n’est autre que Mlle Sontag. Elle a débuté dans la Linda di Chamouni de Donizetti avec un immense succès. La reine, les princes et les ambassadeurs ont accueilli Mlle Sontag avec une distinction toute particulière. Il paraît que sa voix est aussi fraîche et limpide que lorsqu’elle quitta la scène en 1830, sacrifiant ainsi une royauté charmante pour suivre le penchant de son cœur. Le Prophète de M. Meyerbeer, traduit en langue italienne, a été représenté au théâtre de Covent-Garden avec un très grand succès. Cette belle et difficile partition a été apprise et mise en scène dans l’espace de deux mois. Mario joue et chante le rôle de Jean de Leyde avec plus de grace que de force. Quant à Mme Viardot, qui représente le personnage de Fidès, elle est à Londres ce que nous l’avons vue à Paris, une cantatrice intelligente dont la voix s’est usée avant le temps et dont le goût pourrait être plus châtié.

Telles sont les nouveautés musicales qui se sont produites depuis quelques mois. Les, théâtres lyriques de l’Italie et de l’Allemagne sont muets devant les révolutions qui grondent encore. Au milieu de cette grande conflagration de la société européenne, la conduite des artistes en général a été honorable et digne. Si l’on excepte quelques médiocrités bruyantes qui, ne pouvant se distinguer par le mérite de leurs œuvres, ont recherché sur les barricades ou dans les clubs de tristes ovations, les artistes sont restés fidèles à l’ordre et à la civilisation, qui trouveront toujours en eux leurs plus charmans interprètes.

P. S.


V. de Mars.

  1. Public Économy for the United States, by Calvin Colton ; et vol. in-8o, New-York.