Chronique de la quinzaine - 14 août 1877

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Chronique n° 1088
14 août 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1877.

Le ministère, si aucun événement imprévu ne vient modifier ses résolutions, semble avoir définitivement pris le parti de fixer au 14 octobre le scrutin qui doit décider des affaires présentes de la France. Le choix de cette date tardive soulève, il est vrai, la plus grave de toutes les questions, une question de légalité constitutionnelle, et ajoute une difficulté de plus à toutes les difficultés d’une situation qui ne fait que se compliquer et s’envenimer en se prolongeant. Le gouvernement ne craint ni cette responsabilité d’une interprétation au moins contestable de la constitution, ni la responsabilité de l’incertitude infligée à tous les intérêts. Après trois mois de crise, après deux mois d’interrègne parlementaire, il croit avoir besoin de deux mois encore pour préparer les élections. D’ici là il se promet sans doute de déployer tout son système, de profiter de ce dernier répit pour faire sentir partout l’action administrative, pour combiner ses candidatures, en un mot pour enlever la victoire, et M. le président de la république lui-même paraît se proposer de continuer les excursions politiques qu’il a commencées par son récent voyage à Bourges. Il irait prochainement, dit-on, en Normandie, à Cherbourg, à Rouen, puis dans la Loire, où M. le préfet de Saint-Étienne lui ouvre si bien la voie par ses dithyrambes dans les fêtes universitaires. Le chef de l’état visiterait ainsi, avant l’ouverture de la période électorale, quelques-unes de nos provinces ; il recevra certainement les hommages de l’église, de l’armée, de l’administration, de la magistrature, et il répondra par des allocutions, renouvelant l’assurance de ses intentions patriotiques et constitutionnelles. Malheureusement M. le maréchal de Mac-Mahon, qui depuis quelque temps semble prendre goût aux lettres, aux discours et aux manifestes, ne peut plus que répéter ce qu’il a dit à Paris, à Compiègne, à Bourges.

Ce ne sont pas les intentions de M. le président de la république qui sont en cause. La vraie question c’est cette crise née du 16 mai, où, en dépit de la volonté des hommes, toutes les conditions de vie régulières sont interverties, où toutes les arrière-pensées et les contradictions sont accumulées, où s’agite une politique d’entraînement et de tentation qui inspire fatalement des défiances, parce qu’elle ne sait pas elle-même où elle va, où elle peut s’arrêter. Le mal est dans une situation fausse que ne redresseront pas vingt jours de plus gagnés par une interprétation subtile de la constitution et employés en déclarations officielles, — vingt jours qui n’auront servi qu’à prolonger sans profit une épreuve énervante pour l’opinion. Le danger est dans ce violent artifice qui fait du gouvernement le chef d’une entreprise où tout est livré à l’aventure, où les esprits les plus sincères ne peuvent se défendre d’un mouvement de tristesse en présence du temps perdu, des intérêts compromis, de la sécurité mise en doute, de l’œuvre de reconstitution nationale interrompue par les tentatives des partis.

Le gouvernement s’étonne et se plaint quelquefois de n’être ni compris ni suivi par ceux dont le concours lui aurait été naturellement assuré dans d’autres circonstances : il ne peut accuser que lui-même et sa politique, et ses procédés au moins étranges, et l’inconnu où il nous mène. Certes, quand d’effroyables crises comme celles qui ont passé sur la France ont laissé tant de ruines à relever, tant de plaies à guérir, tant de choses essentielles et patriotiques à faire ou à refaire, ce n’est pas de gaîté de cœur qu’on en vient à combattre ceux qui ont le lourd fardeau du pouvoir. Il y a des situations, — et la situation où vit la France depuis sept ans est de celles-là, — où le gouvernement est, avec l’assentiment et l’appui de tout le monde, le promoteur naturel, le directeur nécessaire de toutes les réparations, de toutes les œuvres d’intérêt national. Il faut lui porter secours de son mieux, sans lui marchander la confiance et le pouvoir, en lui donnant toutes les forces dont il a besoin pour diriger prudemment dans tous les cas, habilement et fructueusement, s’il le peut, les affaires intérieures et extérieures du pays. Encore faut-il cependant que le gouvernement lui-même sente la gravité et les devoirs de son rôle, qu’il reste sur le terrain fixe et solide où les circonstances l’ont placé, où il est toujours certain d’avoir avec lui tous ceux qui mettent l’intérêt patriotique au-dessus des intérêts de parti. Assurément, si la république est devenue aujourd’hui ce terrain fixe sur lequel est fondé le gouvernement légal, ce n’est pas le résultat d’un entraînement universel, d’un choix enthousiaste. On a fait le plus grand, le plus sérieux effort pour l’éviter; on a essayé de rétablir la monarchie traditionnelle, et au mois d’octobre 1873 on a pu vraiment se croire à la veille d’une restauration : on n’a pas réussi, au dernier moment la restauration s’est évanouie, le roi a manqué à la royauté! La république s’est trouvée ainsi avoir l’avantage de rester la seule chose possible, et, après avoir vécu presque par tolérance, d’arriver à une existence reconnue, officielle, par l’impossibilité de tous les autres régimes. Œuvre de nécessité et de raison, la république n’en est peut-être que plus forte, et en définitive, telle qu’elle a été organisée par la constitution du 25 février 1875, avec le caractère qu’elle a pris, elle est faite pour rallier tous les modérés, libéraux, conservateurs, républicains sensés, constitutionnels éclairés par l’expérience. A tous elle offre des garanties: un pouvoir exécutif suffisamment armé, un régime parlementaire représenté par deux chambres, un sénat modérateur, un gouvernement pondéré et contrôlé. Que faut-il de plus? M. le président de la république parle souvent et il parlait récemment encore à Bourges du « terrain constitutionnel » sur lequel il entend rester. Soit, la constitution avec ses garanties, ses conditions, ses lois, la constitution acceptée simplement, sans arrière-pensée et sans réticence, nous ne demandons rien de plus. C’est le seul point solide, c’est là qu’est la force réelle qui peut parfaitement suffire, si l’on sait s’en servir, même contre le radicalisme. Le malheur du gouvernement, c’est de n’avoir qu’une foi médiocre dans cette légalité constitutionnelle ou du moins de l’interpréter avec une étrange liberté et de se mettre de toutes parts, à chaque instant, en dehors ou à côté de la loi dans un intérêt supérieur de salut public qui est le facile prétexte de toutes les dictatures. Il s’est créé cette position singulièrement significative où il a pour amis, pour alliés, ceux qui veulent détruire les institutions dont il est censé être le gardien, et pour adversaires ceux qui, à des degrés divers, s’en tiennent à ce « terrain constitutionnel » sur lequel M. le président de la république dit qu’il veut rester. Le ministère, qu’il l’ait voulu ou qu’il ne l’ait pas voulu, a tous les embarras, la faiblesse de ces politiques à la fois téméraires et indécises, qui après avoir dévié du premier coup ne savent comment revenir sur leurs pas, qui tournent autour de la légalité en paraissant la respecter, et font toujours trop pour les uns, pas assez pour les autres.

Un journal anglais, organe retentissant de l’opinion, se permettait récemment, à propos de nos affaires, une piquante allusion à un personnage de Thackeray, Brian, membre conservateur aux communes, qui, s’excitant lui-même pendant son déjeuner à la lecture d’un article d’opposition, s’écrie en brisant la coque de son œuf : « L’esprit des radicaux des campagnes est terrible, nous sommes vraiment au bord d’un volcan! » Et il plonge la cuiller dans son œuf. Le trait est vif et peut-être malheureusement assez justifié. Notre gouvernement ressemble un peu à ce Brian. A ses yeux, le radicalisme est terrible et il est partout. C’est pour combattre le radicalisme qu’il a fait le 16 mai et qu’il poursuit encore une si active campagne contre les journaux qui vont infester la province. Tous ceux qui ne souscrivent pas à la politique du 16 mai, quels que soient leur passé, leurs traditions, leurs opinions, sont indistinctement des radicaux ou, ce qui est peut-être pis, des complices aveugles des radicaux. Le radicalisme se trouve ainsi avoir acquis à son insu un certain nombre de représentans sur lesquels il ne comptait probablement pas, et qui n’avaient aucune raison de se croire de si faciles complaisans des communes passées ou futures.

Fort bien, les radicaux ont pullulé, à ce qu’il paraît, depuis quelque temps, et le mot d’ordre est de les combattre à outrance, de ne pas en laisser passer un seul dans les élections, si c’est possible. Si on réussit pour quelques-uns, ce sera on ne peut mieux, nous ne perdrons sûrement rien. Lorsque le ministère et ses amis frappent juste et signalent au bon sens public les démagogues qui exploitent le suffrage universel, les esprits révolutionnaires qui déploient dans les journaux ou dans les chambres leurs programmes de destruction, il n’y a rien à dire; mais en vérité à qui espère-t-on en imposer avec cette orthodoxie nouvelle qu’on vient de créer pour la circonstance et en dehors de laquelle il n’y aurait que des révolutionnaires? A qui persuadera-t-on que des hommes comme M. Thiers, M. Bérenger, M. Léon Renault, M. Laboulaye, M. Dufaure, M. Say, qui ont été et qui restent les adversaires du 16 mai, des partisans de la république constitutionnelle, sont des radicaux? Nous nous souvenons qu’un jour, en pleine commune, au mois d’avril 1871, M. Thiers était obligé d’aller menacer l’assemblée de Versailles de sa démission si on ne laissait pas au gouvernement le droit de nommer les maires dans les villes de France. Il n’obtenait qu’une partie de ce qu’il aurait voulu, il faisait des concessions. Ce jour-là apparemment il n’intervenait pas avec cette vivacité dans un intérêt révolutionnaire, et contre qui avait-il surtout à lutter? Précisément contre quelques-uns de ceux qui l’accusent aujourd’hui de radicalisme, — qui regrettent bien au fond que M. Thiers ne leur ait pas arraché en 1871 la nomination des maires dans toutes les communes françaises.

Avec ces iniquités de parti, avec ces exagérations injurieuses ou puériles contre des hommes éminens qui restent un honneur par leurs services, une force par leurs conseils, on ne prouve rien en voulant trop prouver; on va plutôt contre le but qu’on se propose, et plus on s’évertue à rejeter arbitrairement dans les rangs du radicalisme des hommes supérieurs ou distingués qui ne représentent notoirement que des idées de modération, moins on effrayera le pays sur les conséquences de la réélection d’une majorité où de tels chefs retrouveraient nécessairement une influence prépondérante. On risque de n’être pas pris au sérieux. De bonne foi, croit-on qu’avec M. Thiers, qui a toujours revendiqué les droits de l’état contre ses adversaires d’aujourd’hui, avec M. Léon Renault, qui a été le préfet de police de M. le maréchal de Mac-Mahon, et qui n’est point disposé à désavouer ce qu’il a fait, avec M. Bérenger, qui a été un magistrat courageux avant d’être un parlementaire résolu, avec bien d’autres, les intérêts conservateurs resteraient sans défense et sans garanties? Que le radicalisme soit un danger, que les idées fausses auxquelles des républicains sensés eux-mêmes se laissent trop souvent aller soient un autre danger, nous ne le contestons pas : la dernière chambre l’a prouvé, elle en a porté la peine, et si une majorité républicaine revient à Versailles, elle devra s’en souvenir; mais enfin idées fausses ou radicalisme ne sont pas au-dessus de la vigilance d’une société puissante, vigoureusement organisée, qui sent le besoin de n’être troublée ni dans son travail ni dans ses intérêts innombrables. On aurait pu les tenir en respect, on pourrait les combattre encore par la force régulière de la légalité et des institutions, et ce n’était pas la peine de courir les hasards, d’offrir précipitamment ce spectacle d’un monde politique effaré faisant appel à l’empire, à la légitimité, à la coalition de tous les ennemis de l’ordre existant, au risque de raviver des questions brûlantes, de rallumer les conflits les plus périlleux.

Le ministère appelé au pouvoir au lendemain du 16 mai a cru agir en bon conservateur, il croit même avec M. le président de la république rester sur le « terrain constitutionnel, » nous le voulons bien. Il n’est pas moins vrai que cette lutte qu’il a engagée l’entraîne fatalement dans une série d’entreprises et d’aventures où la constitution, les lois les plus simples, la correction administrative, deviennent ce qu’elles peuvent. Chose étrange! nous assistons à un spectacle qui a sans doute sa logique et qui est pourtant assez triste. Le gouvernement est conduit, plus peut-être qu’il ne le voudrait, à se servir de tous les moyens de l’empire, des décrets sur la presse, de la candidature officielle, de la pression sur les fonctionnaires les plus étrangers à la politique. Il veut réussir, il a besoin de préparer les élections, et il les prépare par un déploiement d’autorité discrétionnaire qui ne s’arrête devant rien.

L’arbitraire a certainement un rôle aussi malheureux qu’invariable dans cette campagne que les préfets poursuivent contre la vente des journaux républicains, même des journaux modérés qui ne sont radicaux que dans le langage officiel. Aujourd’hui une interdiction à peu près universelle pèse sur la vente de ces journaux en province; on ne les trouve plus. Les préfets ont découvert le moyen d’éluder la loi de 1875 qui défend d’appliquer cette interdiction à un journal déterminé; les règlemens sur le colportage à la main, ils poussent la guerre à fond avec plus d’entrain que de prudence. L’administration cependant n’est point sans rencontrer des résistances, elle est assaillie de contestations nombreuses. Toutes ces affaires vont devant les tribunaux, qui rendent des jugemens différens, qui se prononcent même quelquefois avec sévérité sur les actes des préfets, et voilà le gouvernement exposé à être pris en flagrant délit d’abus d’autorité, réduit à se sauver par des conflits, par des dénis de compétence. Rien n’est plus difficile sans doute que de tracer la limite entre les actes purement administratifs dont les préfets ne doivent compte qu’au ministre de l’intérieur et les actes abusifs pour lesquels ils peuvent devenir justiciables des tribunaux depuis qu’ils ne sont plus couverts par l’article 75 de la constitution de l’an VIII. Est-ce pourtant de l’habileté, de la prudence, de s’engager dans une voie où ces questions se multiplient à chaque pas? Et ce n’est pas là malheureusement aujourd’hui la seule forme de l’arbitraire. Le gouvernement exerce sans contredit un droit en déférant aux tribunaux les délits de presse; il remplit un devoir en poursuivant les injures, les offenses contre le chef de l’état, les excitations révolutionnaires. Jusque-là rien de plus simple; mais il y a une chose plus extraordinaire. Voici un journal qui paraît à Versailles ; il publie, à l’occasion du voyage de M. le président de la république à Bourges, un article qui devait être coupable, puisqu’il a été frappé par la justice, qu’on peut considérer néanmoins à première vue comme empreint d’une certaine modération : il est condamné sévèrement ! Que voit-on d’un autre côté? Chaque soir, chaque matin, il y a des journaux qui livrent au mépris les institutions, qui prodiguent les excitations aux coups d’état, à la violation des lois, qui publiquement discutent sur les moyens de se défaire du régime existant, qui attribuent injurieusement à M. le maréchal de Mac-Mahon l’intention de ne tenir aucun compte du vote qu’il demande au pays ; ces journaux ne sont ni condamnés ni même poursuivis ! Et il faut tout dire, le ministère serait assez empêché de poursuivre ces délits incessans, puisque lui-même, devenu journaliste, il fait afficher dans tous les villages le Bulletin des communes, où ii n’inscrit pas seulement les actes officiels, où il se livre à de véritables effervescences de polémique. Il y a donc deux mesures, deux justices, l’une pour les ennemis, l’autre pour les amis ou les alliés! Ceux-ci peuvent tout dire dès qu’ils défendent la politique du 16 mai et le ministère. Ces inégalités, ces subtilités d’arbitraire, ces procédés, sont-ils bien de nature à relever l’autorité morale du gouvernement, à servir la politique conservatrice? Que veut-on que pense le pays en voyant ce qu’on fait de ce qu’il y a de plus conservateur au monde, le respect de la loi?

La vérité est que le gouvernement se laisse entraîner : il subordonne tout à une préoccupation unique, celle du succès dans les élections, et il ne sert pas plus l’intérêt conservateur dans sa manière d’entendre l’administration que dans sa justice distributive à l’égard des délits de la presse. Que le gouvernement prétende avoir dans les départemens des agens dévoués, pénétrés de sa pensée, il ne dépasse point assurément son droit rigoureux; il peut l’exercer légèrement, sans tenir compte des intérêts permanens du pays ou des positions laborieusement conquises, il n’excède réellement ni son droit ni son pouvoir. Il est même fondé à ne point souffrir que les fonctionnaires en général se servent de l’autorité qui leur est confiée pour exercer à son détriment une influence active, ostensible dans les mouvemens électoraux; mais il est évident que le ministère ne s’en tient pas là, qu’il se propose d’organiser une vaste pression sur tout ce monde dépendant de l’état. Par les révocations et les déplacemens qu’il multiplie, par le choix des nouveaux élus, par les instructions qu’il donne, par les menaces dont les sous-préfets se font en son nom les organes, en les aggravant quelquefois d’intempérans commentaires, il laisse assez voir sa volonté d’engager l’administration tout entière, les fonctionnaires de tout ordre, dans la lutte qu’il soutient. Les maires eux-mêmes, nous devrions dire les maires les premiers, sont l’objet des rigueurs de M. le ministre de l’intérieur, et si quelque chose peut caractériser le système, c’est la récente destitution de M. Feray, maire d’Essonnes depuis trente ans, homme considérable dans l’industrie, entouré de l’estime publique, — mais radical, puisqu’il est du centre gauche et qu’il manque de respect au Bulletin des communes !

Cette tentative réussira ou ne réussira pas au point de vue électoral; dans tous les cas, elle manque de prévoyance et ne peut avoir que les plus dangereux effets pour les intérêts publics. L’administration française a été jusqu’ici une force parce qu’elle est restée, avec sa fixité, ses traditions, ses habitudes d’impartialité et de mesure, en dehors des mobilités de la politique. Elle a seule représenté parfois la vie permanente, ininterrompue du pays au milieu des révolutions qui passaient comme un ouragan à la surface. Si on prétend se servir d’elle comme d’un instrument de combat, si on la compromet dans tous les conflits de partis, elle subira nécessairement les fluctuations de la politique. Ce qu’un ministère aura fait, un autre ministère pourra le défaire au risque d’exposer le chef de l’état à nommer et à révoquer, ou à nommer de nouveau le même fonctionnaire suspect aujourd’hui, digne de confiance demain. L’administration, déjà diminuée aux yeux des populations, ne sera plus ce qu’elle a été; on aura affaibli sans profit, sous une inspiration de circonstance, un des plus puissans ressorts du pays. Là encore croit-on montrer une vraie prévoyance conservatrice?

C’est une erreur du gouvernement. Le ministère cède aux obsessions de ceux qui se croient intéressés à pouvoir disposer pour une candidature de tous les fonctionnaires d’un arrondissement, et en cédant aux obsessions se figure-t-il satisfaire tout ce monde qui le presse, dont il est le protecteur ou le protégé? Qu’il se détrompe : on recueille le bénéfice des complaisances du gouvernement, on reçoit le prix de l’alliance dans la campagne qui se prépare, et au besoin on décline toute solidarité dans les affaires du jour. Ces alliés qu’on croit combler sont les premiers à trouver que décidément rien ne marche, que le 16 mai ne tient pas ses promesses. Il est vrai que légitimistes et bonapartistes, se plaignant à la fois, les uns parce que les affaires de la prochaine restauration ne vont pas assez vite, les autres parce qu’on ne fait pas tout pour l’empire, ne sont pas précisément d’accord, et que M. le maréchal de Mac-Mahon doit avoir quelque peine à protéger ces « hommes d’ordre contre leurs propres entraînemens, » comme il le disait l’autre jour à Bourges. Entre ces étranges coalisés, qui ont d’égales exigences, les querelles sont incessantes. N’importe, ils se retrouvent d’intelligence pour marcher du même pas contre la république, pour harceler le gouvernement, pour l’exciter à tenir ses promesses, à dégager les conséquences du 16 mai. Le ministère a beau y mettre tout son zèle, il n’a jamais fait assez. Si, pour les modérés qui ne peuvent se résigner à le suivre dans sa dangereuse carrière, il est allé déjà beaucoup trop loin, pour ses alliés impatiens il ne va pas assez loin, il tergiverse trop. Que tarde-t-il? Il n’a pas encore renouvelé tous les maires, tous les juges de paix, il a touché à peine aux employés de finances. S’il poursuit les journaux, ce n’est pas assez, on lui demande de les supprimer. Si le droit commun ne suffit pas, que n’établit-il l’état de siège? Ce sera peut-être fort peu légal, qu’à cela ne tienne, on dira que c’est pour protéger la « liberté des élections! » Si les moyens réguliers sont décidément inefficaces, s’il y a encore quelque résistance, qu’on aille jusqu’au coup d’état sans craindre ni le mot, ni la chose, et si M. le ministre du conseil est retenu par quelques scrupules, qu’il cède la place, qu’il laisse à ceux qui n’ont pas de ces inquiétudes doctrinaires le soin d’aller jusqu’au bout. L’essentiel est de ne pas s’arrêter en chemin, d’évincer la république, et c’est ainsi qu’à côté des manifestations officielles par lesquelles on déclare toujours vouloir rester sur le a terrain constitutionnel, » il se fait tout un travail poussant par degrés le gouvernement hors des voies régulières, séparant le pouvoir personnel de M. le maréchal de Mac-Mahon de la constitution, menaçant le pays de crises nouvelles, de dissolutions réitérées de la chambre s’il ne vote pas bien, créant en un mot une incertitude dont le ministère ne se trouve pas mieux que la France tout entière.

Il faut cependant sortir de là, et précisément un des inconvéniens les plus graves de l’ajournement des élections au 14 octobre, c’est de prolonger sans une nécessité évidente cette situation troublée. Ceux qui parlent sans cesse de coups d’état, de régime militaire, de moyens irréguliers et violens, méconnaissent certainement le caractère de M. le président de la république; ils l’offensent en croyant le flatter et le tenter. M. le maréchal de Mac-Mahon, peu accoutumé aux complications de la vie parlementaire, a pu s’exagérer un danger, se faire une idée particulière de la politique, et en exerçant un droit incontesté par la nomination d’un nouveau ministère, par la dissolution de la chambre, il a cru remplir un devoir comme chef de l’état; il n’a point eu évidemment la pensée de s’élever au-dessus de la constitution, de substituer aux lois sa volonté, d’imposer à la France ses candidats au prochain scrutin, et pas plus que M. le président de la république le ministère n’est probablement disposé à faire toutes les belles choses dont on nous assourdit. Le chef de l’état et le ministère, eussent-ils moins bien servi les intérêts conservateurs qu’ils ne l’ont cru, eussent cru engagé une partie périlleuse et sans issue, comme nous le croyons, n’ont à coup sûr aujourd’hui d’autre intention que de consulter régulièrement la France, et ce sera à la France de répondre. Seule, elle peut trancher souverainement la question par son suffrage. Que répondra-t-elle ? Le pays est placé entre les deux camps, entre les partis qui se disputent son vote : il saura bien reconnaître les siens, et il n’est point impossible après tout que dans sa tranquille modération il ne fasse sentir à tous le poids de ses vœux, de ses désirs et de ses sentimens intimes. Le pays, plus sage et mieux avisé qu’on ne le pense, hésitera sans doute à voter pour des partis qui ne pourraient lui offrir, après la victoire, que des compétitions implacables et des convulsions nouvelles. Que pourrait-il gagner à encourager les légitimistes, qui, seuls, croient à une résurrection possible de la royauté de M. le comte de Chambord, ou les bonapartistes, qui ne pourraient triompher qu’au prix des plus redoutables crises, en livrant de nouveau la France à une domination qui l’a conduite là où elle est, qui pèse encore sur elle du poids de tous les désastres de 1870? Le pays, dit-on, votera pour M. le maréchal de Mac-Mahon. Ce serait fort bien; mais M. le président de la république n’est qu’un homme, un chef d’état temporaire, dont les pouvoirs, dans tous les cas, expirent en 1880, et dont le patriotisme se refuserait à laisser après lui le vide ou d’inévitables conflits entre les alliés compromettans qui se servent de son nom. Ce ne serait qu’un expédient, ce ne serait pas une solution, et c’est une véritable puérilité de dire à une nation tout entière : Ne vous inquiétez pas, tout est assuré, vous avez un gouvernement jusqu’en 1880, — après 1880, le déluge!

Le pays, avec son instinct sûr, dans les dispositions où il paraît être, votera sans doute, non contre M. le président de la république personnellement, mais pour les institutions dont les pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon sont inséparables, qui, pratiquées avec fermeté et intelligence, sont une garantie suffisante, et que rien d’ailleurs en ce moment ne peut remplacer. Il votera pour ce qui existe, pour ce qu’il voit, pour sa propre conservation par un régime régulier. A ceux qu’il va choisir il ne donnera pour sûr d’autre mandat que de lui épargner des épreuves nouvelles, de lui assurer la paix, la sécurité, dans un ordre légal où l’autorité nécessaire du gouvernement peut se concilier avec les garanties libérales représentées par le parlement. Le pays, après tout, au jour du vote, retrouve une certaine liberté spontanée dont il saura user en dépit de toutes les influences contraires; mais ce qu’il ne faut ni dire ni laisser dire, parce qu’on ne fait ainsi que donner un prétexte aux suspicions, aux défiances propagées à l’étranger, c’est que, si la France usait de cette liberté d’une certaine manière, si elle réélisait une majorité favorable à la république, elle serait fatalement vouée à l’anarchie. Il y a en Europe des politiques, même si l’on veut des personnages couronnés qui ne sont que trop disposés à penser ainsi, parce qu’ils cherchent la mesure de notre état moral et de notre pouvoir dans des déclamations de journaux, toujours prêts à crier que tout est perdu s’ils ne triomphent pas. C’est de leur part une méprise, peut-être un faux calcul. Non, quel que soit le vote qui répondra à l’appel du gouvernement, lors même que la république retrouverait dans la chambre nouvelle la majorité qu’elle avait dans la dernière chambre, rien n’est perdu, la démagogie n’est pas près de s’emparer de nos destinées. La France reste ce qu’elle est, avec les élémens puissans de conservation et de patriotisme dont peut toujours disposer une direction attentive et prévoyante. Elle a dans tous les partis, même dans ceux qui sont novices aux affaires, assez de forces modératrices pour dominer les entreprises des passions extrêmes, pour garder sa liberté d’action et pouvoir au besoin porter l’appui de sa parole, de ses conseils, de son autorité dans les délibérations de l’Europe.

Si la France, détournée pour le moment, il est vrai, par la diversion de ses affaires intérieures, reste simple spectatrice des conflits qui agitent l’Orient, elle ne fait que ce que font les autres puissances. Comme l’Angleterre, comme l’Autriche, elle assiste à ce drame lointain, elle suit d’un regard attentif les péripéties de cette lutte qui depuis quelques jours prend une gravité singulière. La Russie, quelle que soit sa puissance, quelque droit qu’elle ait toujours de ne pas douter de l’issue de son entreprise, la Russie a évidemment porté bien des illusions dans une grosse aventure, et les événemens justifient assez, ce nous semble, les prévisions de ceux qui ont cherché jusqu’au bout à la détourner de la guerre où elle s’est engagée, où elle vient de trouver une déception cruelle. Les opérations militaires prennent en effet une tournure assez sérieuse pour elle, et ce qui se passe dans la vallée du Danube ressemble un peu à ce qui s’est passé en Asie.

Au premier moment, le départ a été triomphant. Après le passage du Danube accompli presque sans résistance, une marche hardie au-delà des Balkans a étonné tout à coup l’Europe. Le général Gourko, à la tête d’un corps volant, a franchi les montagnes, il a battu toute cette région, est entré à Kazanlik, et, en peu de jours, rejoint par d’autres corps, il a pu s’emparer des défilés les plus importans, rester maître des passages des Balkans. Pendant que les Russes avançaient avec cette témérité, cependant, l’orage se formait sur eux ou derrière eux. Les Turcs, un instant étourdis, ont repris leur sang-froid. Un nouveau commandant en chef, Méhémet-Ali, est allé remplacer à l’armée de Choumla le vieil Abdul-Kerim, qui venait de laisser envahir la Bulgarie, et tandis que Suleyman-Pacha était envoyé pour couvrir Andrinople et tenir tête à Gourko au sud des Balkans, Osman-Pacha, venant de Widdin, se portait sur la ligne d’opération des Russes, qui était trop allongée pour être forte partout. L’apparition d’Osman-Pacha a été le signal d’une lutte acharnée et sanglante engagée au sud de Nicopolis, autour de la petite ville de Plewna, où les Turcs ont habilement pris de fortes positions défensives. A vrai dire, il y a eu plusieurs batailles. Le 31 juillet, où plus de 50,000 hommes ont été engagés, paraît avoir été une journée particulièrement meurtrière et même désastreuse pour les Russes, qui ont été définitivement repoussés. Le résultat évident est une situation des plus critiques pour les Russes, obligés par cet échec à redevenir prudens. Le général Gourko paraît avoir rétrogradé. Le grand-duc Nicolas a rapproché son quartier-général du Danube. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’occupe de nouvelles levées dans l’empire, et d’un autre côté le cabinet russe négocierait à Vienne pour obtenir quelque liberté d’action par la Serbie; mais il faut du temps, la saison favorable passe, et c’est désormais une question de savoir si les Russes pourront dans cette campagne venir à bout des armées turques toujours intactes. Le chemin de Constantinople est ouvert, disait-on il y a quelques jours; il s’est refermé, et la guerre revient presqu’à son point de départ.


CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

BACTERIDIES ET VIBRIONS.


Les idées nouvelles sont capiteuses comme le vin nouveau : elles grisent facilement, s’emparent des esprits et les entraînent à des exagérations qui finissent par amener une réaction d’incrédulité. C’est ce qui est arrivé pour la doctrine des fermens organisés, dont on a étendu outre mesure les conséquences en y cherchant l’explication de toutes les maladies épidémiques ou contagieuses. La réaction ne s’est point fait attendre; déjà quelques médecins vont jusqu’à nier que certaines maladies, pour lesquelles le fait ne paraissait plus douteux, puissent être dues à des organismes microscopiques. Les auteurs d’un traité de microscopie sont revenus, dans une nouvelle édition de leur livre, sur toutes les concessions qu’ils avaient faites dans ce sens, en déclarant que jamais les infusoires ne devront être considérés comme la cause prochaine des maladies infectieuses, que tout au plus on pourrait les regarder comme les agens de certaines complications de ces maladies.

Ces flux et reflux de l’opinion ne sont cependant pas sans utilité pour le progrès de la science, ils secouent la torpeur des partisans de la routine, et de la discussion jaillit la vérité. Il n’est pas bon que les nouveautés soient acceptées trop facilement : on a le droit de leur demander qu’elles fassent leurs preuves et qu’elles triomphent de toutes les objections Seulement il faudrait souhaiter que de part et d’autre on s’en tînt toujours aux faits et qu’on évitât de raisonner à perte de vue sur des hypothèses, en faisant de longues théories et de courtes expériences. « Malheureusement, dit quelque part M. Pasteur, les médecins se plaisent volontiers dans les généralisations anticipées. Beaucoup d’entre eux sont des hommes d’une rare distinction naturelle ou acquise, doués d’une intelligence vive, d’une parole élégante et facile; mais plus ils sont éminens, plus l’art les absorbe, et moins ils ont de loisirs pour le travail d’investigation. Poussés néanmoins par la passion du savoir, propre aux esprits d’élite et (qu’entretiennent les relations de la haute société, de plus en plus curieuse des choses de la science, ils s’emparent avidement des théories faciles, spécieuses, d’autant plus générales et appropriées aux explications vagues, qu’elles sont mal établies par les faits. » C’est ainsi que les partisans trop zélés de la doctrine des fermens vivans l’ont compromise aux yeux de beaucoup d’hommes sérieux par une généralisation prématurée, et ce qui complique encore le débat, c’est qu’on y fait intervenir cette grosse question de la génération spontanée, qui a fini par se transporter dans le domaine médical. En face des médecins qui veulent voir partout un ensemencement par des germes morbides se posent ceux pour qui tout est spontané en pathologie, et qui disent, avec M. Pidoux, que « la maladie est en nous, de nous, par nous. » M. le docteur Bastian, professeur d’anatomie pathologique à l’University College de Londres, qui est l’un des représentans les plus ardens de cette école, avait accepté un défi de M. Pasteur et était venu à Paris pour répéter, en présence d’une commission nommée par l’Académie des Sciences, une expérience qui, selon lui, prouve la naissance spontanée des bactéries dans un liquide approprié ; mais il paraît qu’on n’a pu s’entendre sur les conditions dans lesquelles il convenait d’opérer, et cette tentative d’arbitrage solennel est restée sans résultat.

Il importe pourtant de sortir de ces obscurités. Selon qu’il se laisse guider par l’une ou par l’autre de ces théories, le praticien devra nécessairement adopter une médication différente; au point, de vue prophylactique comme au point de vue thérapeutique, tout dépend de l’étiologie à laquelle on s’arrête pour une maladie donnée. Il est incontestable que l’histoire naturelle a déjà rendu de très grands services à la médecine en dévoilant le véritable caractère de certaines affections telles que la gale, la teigne faveuse, le tournis des moutons, la trichinose, la pébrine, qui toutes ont pour cause unique la présence de parasites nettement déterminés. Ce serait évidemment un grand pas de fait, s’il était démontré d’une manière irréfutable que telle maladie spécifique, comme la variole par exemple ou la fièvre typhoïde, doit être attribuée à une cause analogue, c’est-à-dire à la présence d’un ferment organisé. Le remarquable travail de M. Chauveau sur la Physiologie des maladies virulentes, et les importantes lectures que M. Chauffard a faites tout récemment à l’Académie de médecine sur l’étiologie de la fièvre typhoïde, tendent, il est vrai, à écarter cette hypothèse pour la plupart des maladies spécifiques. Mais il est au moins une de ces affections pour laquelle la présence d’un ferment figuré semble aujourd’hui suffisamment établie : c’est le charbon. J’essaierai de raconter brièvement l’histoire de cette découverte, qui commence à prendre rang parmi les faits acquis.

En 1850, MM. Rayer et Davaine, dans le cours de leurs recherches sur la contagion du sang de rate (c’est ainsi qu’on appelle la maladie charbonneuse du mouton), avaient constaté que le sang des animaux atteints de cette affection renfermait de petits corps filiformes, immobiles, ayant environ le double en longueur du globule sanguin. C’est la première observation authentique des bactéridies. Onze ans plus tard, M. Pasteur fît cette mémorable découverte, que le ferment de la fermentation butyrique, loin d’être une matière albuminoïde en décomposition spontanée, comme on l’admettait alors, était constitué par des vibrions offrant les plus grandes analogies avec les corps filiformes du sang des animaux charbonneux. Peu de temps après, M. Pasteur réussit encore à démontrer que, dans l’état de santé, le corps des animaux est fermé à l’introduction dts germes de fermens, et que du sang par exemple, extrait d’une veine à l’abri des poussières atmosphériques, peut être conservé intact, sans se putréfier, pendant un temps illimité[1]. M. Davaine eut alors l’idée de reprendre ses recherches sur le sang de rate, et il arriva à cette conviction, que les maladies charbonneuses sont le résultat d’une fermentation où les bactéridies jouent le rôle des vibrions dans la fermentation butyrique.

Cette hypothèse, acceptée par les uns, vivement combattue par d’autres, ne tarda pas à faire son chemin, et fut le point de départ d’une foule de recherches expérimentales. En 1876, le docteur Koch annonça que les bactéridies du charbon peuvent subir les mêmes métamorphoses que M. Pasteur avait, dans l’intervalle, constatées sur les vibrions baguettes qui sont les agens actifs de la flacherie des vers à soie. Après que ces vibrions se sont reproduits un temps par division spontanée, on voit apparaître dans leur substance, jusque-là translucide, un ou plusieurs points brillans, sorte de noyaux autour desquels se résorbe peu à peu le reste du corps. Les bâtonnets sont ainsi remplacés par une poussière de granules dont les dimensions ne dépassent pas 1 ou 2 millièmes de millimètre; ces corpuscules peuvent subir une dessiccation prolongée ;sans périr, et ce qui prouve que ce sont des germes de vibrions, c’est que, semés sur une feuille de mûrier, ils provoquent la maladie du ver. Eh bien! d’après M. Koch, les bactéridies se changent également en corpuscules brillans qui, semés dans un liquide organique, régénèrent les corps filiformes, agens spécifiques du charbon. Le même mode de reproduction a d’ailleurs été retrouvé depuis dans toute la série des vibrioniens.

Au commencement de cette année, un éminent physiologiste, M. Paul Bert, entreprit d’appliquer à l’étude de la même question un nouveau procédé d’investigation très propre, selon lui, à faire distinguer les fermens vivans des fermens purement chimiques, et qui consiste dans l’emploi de l’oxygène comprimé. M. Bert avait en effet constaté que l’oxygène à haute tension tuait rapidement tous les êtres vivans et même les élémens anatomiques isolés, tels que les globules du sang, etc. Aussi toutes les fermentations causées par des microphytes ou des microzoaires (putréfaction, fermentation alcoolique, etc.) étaient-elles arrêtées net par l’action de l’oxygène comprimé, tandis que les fermentations dues à l’action d’une matière dissoute, comme la diastase, se continuaient dans cette atmosphère, délétère pour la vie organique. Tout ce qui sort intact de cette nouvelle épreuve du feu est donc matière inerte, privée dévie. M. Paul Bert a soumis à ce procédé d’analyse divers virus et venins. Le venin du scorpion a résisté à l’oxygène comprimé; on sait d’ailleurs que l’action des venins est due à des substances analogues aux alcaloïdes végétaux. Les virus, comme le vaccin, le pus de la morve, ont également gardé leur vertu dans l’oxygène, qui même les a empêchés de se putréfier; M. Bert en conclut qu’ils doivent leur activité à des substances diastasiques, et non à des êtres vivans. La même épreuve appliquée au sang charbonneux a donné un résultat tout semblable ; les bactéridies ayant été tuées par l’oxygène, le sang qui les avait contenues n’en a pas moins fait périr les cochons d’Inde et les chiens auxquels on l’a inoculé; on a obtenu le même effet avec du sang charbonneux préalablement traité par l’alcool absolu; mais le sang des animaux empoisonnés par l’inoculation du sang charbonneux ainsi purifié ne renfermait plus de bactéridies. De ces expériences, M. Bert crut pouvoir conclure que les bactéridies ne sont ni la cause, ni l’effet nécessaire du charbon, et que cette affection est due à un virus.

Qu’est-ce qu’un virus? On se sert de ce mot pour désigner des principes toxiques dont la vraie nature reste encore enveloppée de mystère. On suppose que ce sont des espèces de fermens chimiques solubles. Les recherches de MM. Coze et Feltz et celles de M. Davaine sur la putréfaction ont accrédité notamment l’hypothèse de l’existence d’un « virus septique» extrêmement subtil, qui tue à des doses infinitésimales, et dont la virulence s’accroit au fur et à mesure de son passage répété dans des organismes vivans. D’un autre côté, M. Chauveau veut que l’action virulente des liquides vaccinal et morveux réside dans des corpuscules solides qu’ils tiennent en suspension, ce qui n’exclut pas l’hypothèse que le principe toxique imprègne simplement ces petits corps, qu’il s’y fixe comme l’hématocristalline du sang se fixe sur les globules rouges. On aurait donc pu, à la rigueur, ne voir dans les bactéridies que les véhicules d’un « virus charbonneux. »

C’est le désir de porter la lumière au milieu de ces contradictions qui a engagé M. Pasteur à entreprendre l’étude de ce grave problème avec un collaborateur aussi habile que dévoué, M. Joubert, professeur au collège Rollin. Il a commencé par constater que la bactéridie est le seul organisme qui existe dans le sang charbonneux frais, que par conséquent il devient facile de la cultiver à l’état de pureté. Il suffit en effet d’extraire le sang du corps de l’animal charbonneux par un procédé qui le mette à l’abri des poussières de l’air, pour qu’il se montre imputrescible, et ne soit peuplé que par les bactéridies. Ensuite on peut continuer la culture du micro-parasite dans un liquide quelconque, approprié à sa nutrition; un de ceux qui lui conviennent le mieux est l’urine rendue neutre ou légèrement alcaline. A l’origine de ses observations, M. Pasteur avait fait venir de Chartres un peu de sang charbonneux; «depuis lors, dit-il, la bactéridie, sans cesse cultivée, a passé maintes et maintes fois de nos vases de verre dans d’autres vases pareils ou dans le corps d’animaux qu’elle a infectés, sans que sa pureté ait été un seul jour compromise. Si cela était nécessaire, nous pourrions préparer des kilogrammes de la bactéridie charbonneuse en quelques heures en nous servant de liquides artificiels et morts, si l’on peut ainsi parler. » Chaque culture nouvelle ayant été toujours ensemencée avec une goutte empruntée au milieu précédent, il est permis de supposer qu’au bout de plusieurs mois les bactéridies des dernières cultures étaient entièrement purifiées de toute trace du sang qui en avait fourni les premières boutures, et pourtant elles étaient tout aussi efficaces que du sang charbonneux frais.

On pourrait supposer, à la vérité, que le virus du charbon est un ferment soluble, produit par la bactéridie, et qui se régénère avec elle, — ou bien un virus à granulations (microscopiques, analogue à ceux que renferment, d’après M. Chauveau, les autres liquides virulens, et qui se reproduirait à la façon d’un organisme, indépendamment de la bactérie. Cette dernière hypothèse, déjà bien invraisemblable en elle-même, ne paraît guère compatible avec la limpidité extraordinaire des liquides où M. Pasteur a cultivé ses bactéridies. Quant à la première, — celle d’un ferment soluble, — M. Pasteur pense l’avoir définitivement écartée en montrant que les liquides de ses cultures, ou le sang charbonneux lui-même, une fois débarrassé par la filtration de leurs bactéridies, peuvent être injectés impunément sans produire le charbon ni le moindre désordre local. Cette fîltration, qui est une opération des plus délicates, a nécessité l’emploi du plâtre et de l’aspiration par le vide. M. Colin a fait observer à ce propos que la filtration sur le sulfate de chaux peut altérer chimiquement le liquide qui renfermait les bactéridies et le priver ainsi de ses propriétés virulentes, si elles sont dues à un ferment soluble. Cette objection paraît en effet assez grave, et il serait à désirer qu’on pût trouver d’autres modes de filtration ; mais il ne faut pas oublier qu’en pareille matière aucune preuve isolée ne sera jamais absolument irréfutable, et que la certitude ne pourra résulter que d’un concours de preuves variées se corroborant mutuellement.

En tout cas, M. Pasteur a jugé l’ensemble de preuves qui vient d’être exposé suffisant pour justifier l’hypothèse de l’origine parasitaire des maladies charbonneuses. M. Bert lui-même, après avoir répété les expériences de M. Pasteur, est revenu sur ses premières assertions, et a reconnu que ce sont les bactéridies qui donnent sa virulence au sang charbonneux. Il a constaté que du sang frais chargé de bactéridies perdait toute son activité sous l’influence de l’oxygène comprimé ou de l’alcool absolu. Le résultat négatif de ses premières expériences s’explique en admettant que le sang sur lequel il opérait contenait, non pas les bactéridies filiformes, mais leurs germes, ou spores, ces corpuscules brillans, en apparence inertes, dans lesquels se résorbent à la fin les filamens translucides, et qui peuvent à leur tour donner naissance plus tard à des légions d’individus filiformes. Ces spores sont beaucoup plus difficiles à détruire que les filamens. La dessiccation et une élévation de température bien inférieure à 100 degrés font périr ces derniers, tandis que les spores résistant à des températures qui dépassent 100 degrés[2]. M. Pasteur s’est d’ailleurs assuré par des expériences spéciales que, dans un liquide qui contenait les bactéridies sous leurs deux états, l’alcool concentré ou l’oxygène comprimé à 10 atmosphères tuait sûrement tous les corps filiformes, tandis que les spores conservaient leur aspect et leur activité virulente. On comprend maintenant pourquoi le procédé d’analyse de M. Paul Bert donne des résultats tout opposés suivant qu’on l’applique à du sang frais, qui ne renferme que des bactéridies filiformes, ou bien à du sang déjà vieux, où se sont développés des corpuscules brillans.

On sait que, d’après M. Pasteur, les fermens proprement dits sont des êtres qui vivent sans air et empruntent l’oxygène dont ils ont besoin à des substances oxygénées toutes faites, qu’ils décomposent; ce sont des êtres anaérobies. La bactéridie au contraire est un être aérobie, elle absorbe l’oxygène libre et dégage de l’acide carbonique ; lorsqu’elle envahit le sang, elle le prive de l’oxygène que lui fournit la respiration et provoque l’asphyxie. Voilà pourquoi le sang charbonneux est si noir au moment de la mort. La bactéridie ne peut donc se développer que dans un liquide aéré ou chargé de gaz oxygène libre; mais il faut en outre qu’elle n’y rencontre pas de concurrens qui puissent lui disputer sa nourriture,

Voici en effet la très curieuse expérience que M. Pasteur a instituée. Dans un liquide où d’ordinaire la bactéridie se multiplie à vue d’œil, au point d’y former en quelques heures un feutrage cotonneux, on semait en nième temps une des bactéries communes, et cela suffisait pour empêcher la bactéridie charbonneuse de se développer. Le même résultat a été obtenu sur l’organisme vivant : on a pu injecter impunément des bactéridies charbonneuses dans les veines de divers animaux; pour en neutraliser l’action, on n’a eu qu’à les associer à des bactéries communes, êtres aérobies comme elles. C’est probablement là qu’il faut chercher l’explication de l’immunité dont paraissent jouir quelques espèces animales, et notamment les oiseaux, à l’égard du charbon. Inoculée à une poule vivante, la bactéridie reste sans effet, tandis qu’elle se développe très bien dans le sang de la même poule, hors du corps. M. Colin a pu injecter du sang charbonneux à deux rats surmulots sans en altérer la santé. Il y a là un phénomène de lutte pour la vie entre la bactéridie et les globules du sang, qui sont des êtres aérobies par excellence, avides d’oxygène et ne pouvant s’en passer. Quand la bactériode pénètre au milieu de cette légion d’organismes pour leur disputer leur ration d’oxygène, il peut arriver qu’elle ne soit pas la plus forte et qu’elle soit étouffée, comme une mauvaise herbe au milieu de plantes plus vivaces qu’elle. « Chez les êtres inférieurs, dit M. Pasteur, plus encore que chez les grandes espèces animales et végétales, la vie empêche la vie; » la santé peut donc à l’occasion étrangler la mort.

Ces considérations vont encore fournir l’explication naturelle d’une série d’autres faits jusqu’ici très obscurs. En 1863, deux professeurs du Val-de-Grâce, MM. Jaillard et Leplat, avaient opposé à M. Davaine les résultats qu’ils avaient obtenus avec du sang charbonneux provenant de l’établissement d’équarrissage de Sours, près de Chartres. Ce sang, qui avait été tiré d’une vache, fut inoculé à des lapins, qui succombèrent, mais sans montrer de bactéridies. On s’empressa d’en conclure que la bactéridie n’était qu’un symptôme accidentel du charbon. M. Davaine, tout en confirmant l’exactitude matérielle de l’expérience, l’interpréta autrement : pour lui, on avait eu affaire à une maladie nouvelle, plus terrible même, plus foudroyante encore que le charbon. Enfin, il y a deux ans, M. Siguol annonça qu’il suffisait d’asphyxier un animal sain, pour trouver, après un intervalle de seize heures, les veines profondes remplies d’un sang virulent et chargé de bactéridies immobiles.

Voici comment M. Pasteur rend compte de ces résultats en apparence si contradictoires. Lorsqu’on écrit à Chartres pour se procurer du sang charbonneux, le plus souvent on est exposé à recevoir un sang à la fois charbonneux et putride, car les cadavres des animaux frappés restent généralement abandonnés un ou deux jours avant d’être enlevés par l’équarrisseur. L’expérimentateur opère donc sur un liquide où les bactéridies commencent déjà à disparaître faute d’oxygène, et où les vibrions de la putréfaction ont déjà pullulé. Ce liquide étant inoculé à un animal vivant, la maladie qui en résultera sera non pas le charbon, mais la septicémie ou putréfaction spontanée. Telle est l’explication des cas où du sang charbonneux a déterminé la mort sans qu’on ait vu apparaître la bactéridie. Mais la mort est-elle due au « virus septique » qui, d’après M. Davaine, tue à des doses infinitésimales, ou bien à un simple vibrion ?

Pour vérifier ces conjectures, M. Pasteur a fait, au mois de juin dernier, le voyage de Chartres. Avec le sang d’un mouton mort depuis seize heures, qui ne contenait que des bactéridies, on obtint par l’inoculation le charbon ordinaire ; avec celui de deux animaux conservés depuis quelques jours, qui renfermait beaucoup de vibrions, on obtint la mort sans bactéridies. Mais l’autopsie des cochons d’Inde auxquels avait été inoculé ce sang putride révéla un fait capital : les muscles étaient farcis de vibrions mobiles, et ces vibrions foisonnaient dans la sérosité de l’abdomen. Ainsi la mort était due aux ravages exercés par les ouvriers ordinaires de la putréfaction. Si on les a cherchés en vain dans des cas semblables, c’est qu’où les a cherchés dans le sang, où ils n’apparaissent qu’en dernier lieu, après avoir achevé ailleurs leur sinistre besogne. Encore dans ce liquide deviennent-ils presque méconnaissables : ils s’y épanouissent, s’y allongent démesurément, jusqu’à dépasser le champ du microscope. En outre, le vibrion y prend une translucidité qui le dérobe à l’observation. « Cependant, dit M. Pasteur, quand on a réussi à l’apercevoir une première fois, on le retrouve aisément, rampant, flexueux, et écartant les globules du sang comme un serpent écarte l’herbe dans les buissons. » Avant l’apparition du vibrion, le sang d’un animal ainsi empoisonné n’est pas encore virulent, tandis que les sérosités où il pullule déjà le sout au plus haut degré. Qu’on expose maintenant ce vibrion au contact de l’air ou de l’oxygène, on le verra, non pas mourir, mais se recroqueviller et se changer, dans l’espace de quelques heures, en corpuscules brillans. Et ces corpuscules ou spores pourront ensuite engendrer une nouvelle armée de vibrions filiformes dans un milieu approprié. Voilà donc l’explication simple et naturelle des faits observés par M. Paul Bert, et aussi de ceux qui ont été annoncés par M. Signol, car c’est précisément en vérifiant la virulence du sang d’un cheval asphyxié que M. Pasteur avait déjà vu le long vibrion onduleux ou vibrion septique. Ainsi tout porte à croire que la septicémie, ou putréfaction sur le vivant, est, comme le charbon, une véritable maladie parasitaire provoquée par un vibrion qui se développe d’abord dans les intestins, et de là se répand dans l’économie en occasionnant des inflammations rapidement mortelles. Au reste, « autant de vibrions, autant de septicémies diverses, bénignes ou terribles; » c’est là un sujet que MM. Pasteur et Joubert se proposent d’aborder incessamment. Peut-être les fièvres pernicieuses dites putrides devront-elles être rangées dans cette catégorie des septicémies.

Maintenant il convient de dire que les communications de M. Pasteur à l’Académie de médecine ont provoqué une longue réponse de la part d’un homme qui jouit d’une juste autorité en ces matières et qui s’appuie sur une imposante série d’expériences poursuivies depuis près de douze ans; j’ai nommé M. Colin. Voici quelques-unes des objections qu’il oppose à M. Pasteur. En suivant d’heure en heure les modifications du sang d’un animal inoculé, M. Colin a constaté que la virulence ne se montre que longtemps après l’introduction du virus dans l’économie : il faut attendre cinq ou dix, parfois quinze heures, avant que le sang devienne propre à donner le charbon, et cependant il referme déjà le principe virulent, car, si cinq minutes après l’inoculation on coupe le membre où elle a été pratiquée, le charbon ne s’en développe pas moins et tue dans les délais ordinaires. La virulence se montre sûrement de la dix-huitième à la vingtième heure, mais toujours quelques temps avant l’apparition des bactéridies. D’autre part M. Colin, ayant réussi à séparer d’un caillot de sang charbonneux un peu de sérum où le microscope ne montrait ni granules ni bactéridies, a néanmoins obtenu le charbon par l’inoculation d’une goutte de ce liquide. Ensuite il a vu le sang pris dans le cœur du fœtus d’une vache charbonneuse rester inactif, tandis que le sang de la mère était très virulent, et cependant le premier contenait des bactéridies comme le second. Enfin M. Colin affirme que le sang charbonneux, tiré d’un animal vivant, perd sa virulence au bout de trois jours, bien qu’on y trouve encore les bactéridies, et qu’il redevient actif quelques jours plus tard, mais cette fois comme matière putride, capable de produire la septicémie.

Aucun de ces faits ne paraît, à la vérité, inconciliable avec l’étiologie des maladies charbonneuses que soutient M. Pasteur. Les bactéridies, sans doute, n’envahissent pas le sang subitement comme un essaim de sauterelles qui s’abat sur un champ de blé; il y a une phase de leur existence qui nous échappe, qui se passe dans les ténèbres de l’invisible. Le sang est déjà virulent avant que le microscope nous révèle la présence des bactéridies. D’un autre côté, on conçoit que, dans un sang déjà vieux, la bactéridie puisse encore exister après avoir perdu toute vitalité. Il y a là évidemment plus d’un point obscur; mais en somme les faits allégués par M. Colin constituent seulement des difficultés qui, on peut l’espérer, finiront par être résolues comme toutes celles qu’on a successivement opposées à M. Pasteur. Des problèmes aussi complexes demandent de longs efforts ; on n’en vient pas à bout en un jour. Ce sont des protées qu’il faut se résigner à saisir et à terrasser sous leurs multiples aspects. Puis les expériences ne réussissent pas toujours. Ainsi M. Colin a voulu répéter celle par laquelle M. Pasteur a cherché à démontrer que les vibrions étouffent les bactéridies. Il a pris deux gouttes de sang charbonneux frais et actif, les a mêlées intimement sur une lame de verre avec deux gouttes de sang très putride, riche en vibrions mobiles, et a inoculé le mélange à la manière ordinaire. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, le vibrion de la putridité n’a point mis obstacle à l’évolution de la bactéridie ; le charbon s’est développé et a tué dans les délais habituels; ce charbon s’est développé seul, il a donné exclusivement des bactéridies immobiles, et nulle part on ne découvrait les vibrions de la putréfaction, reconnaissables à leur mobilité. Pourquoi cette expérience a-t-elle donné un résultat négatif? Pour le savoir, il faudrait la reprendre dans des conditions très variées.

M. Colin invoque encore, contre l’hypothèse de l’origine parasitaire des maladies charbonneuses, des considérations d’un autre ordre : il la trouve incompatible avec le mode d’évolution et les premières manifestations de la maladie, lorsqu’elle est spontanée. « Le charbon, dit-il, éclate soudainement, loin de tout foyer de contagion; il frappe un animal sur dix, sur cinquante, sur cent, et sans passer souvent à aucun autre. On le voit en hiver parfois, alors qu’il n’y a plus de mouches inoculatrices... C’est la maladie des animaux abondamment nourris, pléthoriques, qui consomment trop et ne font pas assez de déperditions. » Enfin M. Colin reproche à M. Pasteur de ne pas tenir compte de la modification préalable des milieux comme condition nécessaire du développement des organismes microscopiques, et il rappelle, à cet égard, que le sang charbonneux offre une altération chimique : il se fluidifie, les globules deviennent mous, s’agglutinent et laissent échapper une partie de leur contenu.

C’est donc la constitution d’un milieu favorable par le fait d’actions chimiques, analogues aux fermentations, qui serait, d’après M. Colin, la grande cause de l’apparition des proto-organismes dans les liquides de l’économie. Ainsi s’expliquerait la rareté relative des affections charbonneuses. Le charbon, en effet, est une maladie propre à certaines localités et qui n’apparaît guère spontanément ailleurs. « Singulière, s’écrie M. Colin, est cette bactérie charbonneuse qui existe en Beauce, en Auvergne, manque en Normandie et dans mille autres pays, bactérie capable, dit-on, de vivre des années dans le sol, les alimens et les poussières, alors qu’elle meurt au bout de quelques jours dans le sang dès les premiers momens de l’altération putride, bactérie que les malades sèment autour d’eux, sur des litières, des fourrages, dont les animaux sains usent ensuite cependant avec la plus complète impunité! » Des vibrioniens de toute espèce existent d’ailleurs constamment dans les matières alimentaires; la pâte qui fermente, le foin, l’avoine, toutes les graines infusées en fournissent des quantités prodigieuses; on en rencontre toujours des légions dans l’estomac et le canal intestinal. « N’y a-t-il donc, demande M. Colin, dans ces myriades de bactéries, qu’une fois sur cent, sur mille, quelques bactéridies charbonneuses? » On peut encore, nous dit le même expérimentateur, s’assurer que les liquides chargés de vibrions qu’on obtient par la putréfaction des substances animales les plus diverses sont souvent sans effet sur l’organisme. Il a inoculé du sang putréfié à des chevaux dans des scarifications dont le nombre a été de plusieurs centaines, sans réussir à déterminer la septicémie. Il a fait avaler à un mouton, tous les deux ou trois jours pendant un mois, 200 grammes d’eau putride ou de sang putréfié, sans que la santé de l’animal fût altérée. Tous ces faits prouveraient, selon M. Colin, que les vibrions n’envahissent l’organisme que s’ils y trouvent un milieu tout préparé pour les recevoir.

M. Pasteur a observé des faits analogues, mais il les explique autrement. Ayant voulu, au cours de se? récentes recherches sur la septicémie, produire cette maladie par l’inoculation, il a eu recours à du sang de bœuf abandonné à une putréfaction spontanée; or, pendant quatre mois, il n’a pu réussir à obtenir dans ces conditions un sang franchement virulent ; dans aucun cas, la putréfaction étant abandonnée au hasard, sans ensemencement direct, le vibrion septique ne prit naissance ou du moins ne se développa en assez grande abondance pour produire la septicémie. M. Pasteur se borne à conclure de ces faits qu’il est nécessaire de purifier la semonce de vibrions pour qu’elle soit féconde : on y parvient facilement par des cultures répétées. Toutefois il reste là incontestablement plus d’une difficulté à résoudre ; mais n’oublions pas que nous sommes sur un terrain qui commence seulement à être exploré. M. Pasteur continue d’y frayer sa route et de déblayer les obstacles. En attendant que ses théories soient acceptées, elles ont déjà conduit à des résultats pratiques. Il suffit de citer à cet égard le pansement ouaté du docteur A. Guérin et le traitement antiseptique que le célèbre chirurgien écossais, le docteur Lister, a inauguré dans les hôpitaux d’Edimbourg. Ces éminens praticiens ont été guidés par des vues théoriques sur la possibilité d’écarter l’infection des plaies en les protégeant contre les germes charriés par l’air, et le succès qu’ils ont obtenu est bien fait pour donner confiance aux partisans de la panspermie.


R. R.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Cette admirable expérience remonte à 1863. Ce que M. Pasteur avait dès lors démontré pour le sang et pour l’urine a été plus récemment établi par M. Gayon pour le contenu des œufs. Ces substances, éminemment putrescibles à l’air libre, n’éprouvent aucune altération dans un ballon de verre où elles sont à l’abri des poussières atmosphériques. Voyez à ce sujet l’étude sur la fabrication de la bière, dans la Revue du 15 novembre 1876.
  2. . D’après M. Pasteur, les germes des bactéries des eaux communes supportent à l’état sec une chaleur de 120 à 130 degrés.