Chronique de la quinzaine - 14 avril 1853

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Chronique n° 504
14 avril 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 avril 1853.

Bien des fois déjà on a mis en parallèle la société française et la société anglaise dans leur mouvement respectif. Ce sont en effet, sinon deux civilisations différentes, du moins deux nuances bien tranchées de la civilisation. Chacune de ces sociétés a son cachet, ses tendances, ses mœurs, ses ressorts particuliers et ses fortunes diverses. L’une réussit, comme on a dit, là où l’autre trouve de mortelles occasions de chute. Quand elles se rapprochent et semblent se développer un moment dans le même sens, à l’abri des mêmes institutions, un coup de vent subit vient déranger toutes les combinaisons et montrer ce qu’il y a de factice dans ces analogies et ces rapprochemens. Rien n’est plus simple et plus naturel ; c’est que tout diffère dans les traditions des deux pays : leurs révolutions n’ont en ni les mêmes mobiles, ni le même but, comment les conséquences ne seraient-elles pas différentes ? Or cette différence dans les résultats de deux révolutions ; c’est ce qui frappe nos regards, c’est ce qui éclate en mille signes contemporains, c’est ce qui fait encore aujourd’hui la double situation de la France et de L’Angleterre, situation dont l’histoire seule a le secret. Une traduction française fait en ce moment passer dans notre langue le remarquable livre de M. Macaulay sur le règne de Jacques II et sur la révolution de la fin du XVIIe siècle en Angleterre. M. Augustin Thierry publie aujourd’hui même ses éloquentes études sur la formation et les progrès du tiers-état. Ce n’est point le hasard qui réunit ces deux ouvrages : ils montrent le même problème se résolvant en quelque sorte nécessairement de deux manières presque opposées ; ils remettent simultanément sous nos yeux ces deux ordres de choses si profondément distincts dont nous parlions. Qu’est-ce que l’histoire de Charles II, de Jacques II, du changement dynastique de 1688 ? c’est le travail d’enfantement de la liberté politique anglaise à sa période la plus décisive. Qu’est-ce que la formation et le progrès du tiers-état ? C’est toute la révolution française. Il n’en faut pas davantage pour lire dans la différence des origines, des causes, des antécédens des deux révolutions, la différence qui éclate encore aujourd’hui dans leurs résultats les plus actuels et marque d’un signe particulier la situation intérieure de chacun des deux pays.

Qu’on suive M. Macaulay dans son récit : la révolution anglaise, il est aisé de le voir, a été surtout une révolution politique. C’est dans un intérêt politique que se sont livrées toutes ces batailles qui remplissent le XVIIe" siècle. De quoi s’agissait-il en effet ? L’éternelle question, c’était de fixer les limites de l’autorité royale et de faire reconnaître les prérogatives du parlement. Quels sont les principes dont l’application est obstinément poursuivie à travers toutes les crises ? Ce sont les principes mêmes de la constitution anglaise, qui font corps en quelque sorte avec le pays : participation du parlement à l’action législative, droit de consentir et de voter les taxes, garantie de la permanence et de l’observation des fois rendue plus effective par la responsabilité des conseillers et des agens du pouvoir royal. C’est là ce qui se dégage de toutes les luttes parlementaires comme de toutes les guerres civiles et ce qui leur survit, pour être encore aujourd’hui, ainsi que le dit M. Macaulay, la raison d’être de l’ordre de choses actuel. Encore après la restauration, lorsque le pouvoir de Cromwell est passé sur l’Angleterre et que la destinée nationale a repris un cours plus normal, quelles sont les grandes victoires, celles qui marquent les jours mémorables de la nation anglaise ? Ce sont des victoires toutes politiques, celle de l’habeas corpus par exemple. Et quand vient le mouvement de 1688, après une lutte acharnée contre les tentatives ou les préméditations usurpatrices de Jacques II, la déclaration des droits, qui est encore la loi de l’Angleterre, ne fait que résumer et consacrer d’une manière définitive toutes ces choses, disputées depuis plus d’un demi-siècle : le droit de libre discussion dans le parlement, le droit de voter l’impôt, l’intervention du pays dans ses propres affaires, l’abolition du droit de dispense, dont le pouvoir royal s’était parfois servi pour annuler systématiquement l’action des fois pénales. Dans ces grandes luttes de l’Angleterre, il y a sans doute bien d’autres élémens. L’intérêt religieux tient une large place ; mais il se mêle et se plie si souvent à l’intérêt politique, qu’il se confond avec lui. L’église anglicane elle-même, après tout, qu’a-t-elle été autre chose - à son origine et depuis - qu’une grande institution politique ? Qu’en résulte-t-il ? C’est que la révolution anglaise a eu surtout ses conséquences dans l’ordre politique. Elle n’a point eu pour effet de niveler les rangs, de changer les conditions de la propriété, de détruire les hiérarchies sociales, de tout ramener à l’unité démocratique ; elle a fondé, en les appuyant au contraire à une aristocratie puissante, ces institutions que nous voyons, cette liberté garantie par les prérogatives individuelles et locales. Et comme la liberté politique était dans les traditions, dans le caractère, dans les vœux du peuple anglais, il s’est formé lentement à toutes les vertus qui la rendent efficace et durable. Rien n’est plus curieux et plus remarquable que ce profond travail de la société anglaise, tel qu’il se dévoile encore une fois dans le livre de M. Macaulay. On y peut apprendre, et ce n’est point un inutile spectacle, ce que la liberté coûte de peines, d’efforts, de temps, de constance, comment elle se perd par momens, à quel prix elle se retrouve.

Les conséquences de la révolution anglaise, disons-nous, ont été principalement des conséquences politiques, et ces conséquences découlent de l’histoire même de l’Angleterre. Est-ce là le caractère de la révolution française et du développement historique qui la prépare ? Il n’est pas nécessaire d’approfondir beaucoup ce mouvement, que décrit M. Thierry dans ses Essais sur la formation du tiers-état, pour voir qu’il aboutit par-dessus tout à deux résultats principaux : l’unité dans le pays et l’égalité dans les rapports sociaux. L’égalité dans les rapports sociaux, c’est surtout par les institutions civiles qu’elle s’obtient. Aussi est-ce dans l’ordre civil que la révolution française s’est manifestée le plus invinciblement, et a eu ses conséquences les plus essentielles. Veut-on savoir le caractère fondamental d’une révolution ? On n’a qu’à observer ce qui reste d’elle, ce qui survit à tout, ce qui surnage à travers toutes les tempêtes. En Angleterre, ce sont les prérogatives politiques ; en France, ce sont les prérogatives civiles. Lorsqu’après dix ans d’anarchie le premier consul vient rasseoir la société française, les résultats politiques de la révolution disparaissent subitement comme une décoration de théâtre ; les résultats civils survivent et sont fixés dans le code qui régit actuellement encore la France. Telle est donc la différence des deux révolutions. L’une a eu surtout des conséquences politiques ; l’autre, en ce qu’elle avait de plus durable, a eu surtout des conséquences civiles, conséquences nées de cet instinct d’égalité et de démocratie qui a fait du tiers-état en 1789, non pas quelque chose comme le demandait Sieyès, mais tout. Oui, sans doute, en tout ce qui est purement civil, la France jouit d’un étal supérieur à celui de la plupart des peuples de l’Europe. Il n’est point de pays où la loi soit plus équitable pour tous, où il y ait moins de traces d’inégalités choquantes, où les barrières entre les classes soient plus aplanies, où toutes les voies du travail, de la fortune, du pouvoir, soient plus accessibles à tout le monde, où la division des propriétés soit plus immense. En outre, cette vaste unité créée par la révolution a fait de la France entière un peuple vivant de la même pensée, obéissant aux mêmes impulsions, dépendant des mêmes pouvoirs, soumis aux mêmes juridictions. C’est une société régulièrement administrée, organisée, jugée, distribuée, nivelée. Quelle en est la conséquence au point de vue politique ? Les révolutionnaires qui ont le plus poussé à l’excès de ce nivellement ne l’ont jamais aperçue, ils n’ont pas vu qu’ils rendaient le pouvoir d’autant plus nécessaire et, en certaines heures de crise, d’autant plus prépondérant dans un état de ce genre, ou, pour parler comme une brochure récente sur le Principe d’autorité depuis 1789, « dans une démocratie de trente-cinq millions d’habitans, qui est comme une vaste superficie où règne avec une entière égalité un mouvement prodigieux et quelquefois turbulent dans les idées et les intérêts. »

Pourquoi le succès a-t-il si peu couronné les efforts de tant d’hommes éminens et de plusieurs gouvernemens pour faire marcher ensemble la liberté politique et les tendances absolument démocratiques de la société civile ? C’est qu’il ne suffit pas, pour que la liberté existe dans un pays qu’elle soit dans les mots ; il faut qu’elle soit dans les choses, qu’elle ait en quelque sorte des asiles, des citadelles dans des institutions locales, dans des classes même, si l’on veut, là où ces classes politiques existent ; il faut qu’elle ait son foyer dans des mœurs fortes, et qu’il règne, par-dessus tout, chez les individus ce commandement sur soi-même qui supplée à l’action de la loi, qui fait que l’action du pouvoir reste inutile. Nous n’avons qu’à nous examiner sur tous ces points. Ce que nous voulons dire, ce n’est point assurément que la liberté politique soit incompatible avec l’ensemble social et civil créé par le mouvement de la fin du dernier siècle. Ce qui est vrai, c’est qu’avec le caractère que la révolution française a pris, avec les conséquences qu’on en a tirées, dans une société nivelée et démocratiquement organisée, la liberté est encore plus difficile, plus laborieuse, plus sujette aux déceptions, parce qu’un seul jour laissé à l’esprit révolutionnaire peut rendre inutile l’œuvre de trente années. L’auteur de la brochure que nous citions semble supposer que les gouvernemens précédens ont été impuissans par leur principe même ou par leur situation. Ils n’ont été, à vrai dire, impuissans ni par principe ni par situation ; ils l’ont été parce qu’ils ont voulu, tant qu’ils ont pu, vivre avec la liberté dont tout le monde se servait contre eux et chose singulière, quant au dernier du moins, tout le monde a violé la loi contre lui, lui seul ne l’a point violée - Preuve nouvelle de son impuissance ! dira-t-on. — Il est facile aujourd’hui d’en parler ainsi, les circonstances ont changé, et les 24 février deviennent difficiles heureusement ; mais n’est-ce point un peu parce qu’il y en a eu un en 1848 ?

Ce sont là des considérations que le cours des choses contemporaines ramène parfois naturellement, soit qu’on mette en présence des sociétés différentes, soit qu’on s’arrête à chercher le secret des mouvemens politiques de notre pays. Elles dominent les faits et les incidens, et se lient à une situation générale. Ce qui est plus particulièrement propre au moment actuel, c’est tout ce qui touche à ces complications religieuses que nous suivions récemment du regard. Il semble aujourd’hui que, sous leurs diverses formes, elles tendent à se débarrasser de ce qu’elles avaient de plus grave et de plus vif. En quelques jours, elles ont fait un grand pas par la publication presque simultanée d’une note du gouvernement et d’une encyclique du pape, qui touchent aux principaux élémens de cette agitation. On sait comment s’est élevée récemment une discussion sur l’opportunité d’une réforme dans la législation qui règle le mariage. La brochure de M. Sauzet a eu pour résultat de réveiller un moment la polémique mourante. Qu’il y ait des opinions tranchées sur un point de cette nature, qui touche à l’essence même de la société moderne, ce n’est pas là ce qui doit surprendre. Ce qu’il y avait de plus sérieux peut-être, c’était l’incertitude qui semblait régner sur la pensée du gouvernement. Cette pensée s’est dévoilée dans la note dont nous parlons, et qui écarte toute idée de réforme dans la législation française actuelle. Ceux qui attachent le plus de prix à la juste influence de l’autorité religieuse peuvent-ils s’en plaindre ? Peut-être, au contraire, une difficulté des plus épineuses est-elle épargnée à l’église ; peut-être, et probablement même, ce qu’elle eût gagné en pouvoir officiel n’eût point compensé ce qu’elle eût perdu en liberté et ce qu’une recrudescence possible d’hostilité révolutionnaire aurait pu finir par lui enlever en influence morale. Qu’une disposition législative fut venue l’investir du droit exclusif de valider un acte civil, aussitôt renaissaient les germes des plus périlleux conflits. Libre, elle peut agir par l’autorité de ses enseignemens, et, il est impossible de ne point le remarquer, c’est justement dans ces conditions de liberté, d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs civils, que l’influence des idées religieuses a retrouvé si puissance de notre temps. La note du gouvernement a donc mis fin à l’agitation religieuse sous une de ses formes. Quant aux difficultés qui s’étaient élevées dans L’épiscopat tout entier au sujet de toutes ces questions de l’enseignement des classiques, des doctrines ultra-montaines ou gallicanes, de la presse religieuse particulièrement, elles trouvent leur solution naturelle dans l’encyclique du pape. M. l’archevêque de Paris a même devancé la publication de la lettre du souverain pontife, en levant spontanément l’interdiction qui pesait sur le journal l’Univers. M. l’archevêque de Paris a donné le premier l’exemple de la paix. N’est-il pas seulement à regretter que ses actes, soit qu’il les accomplisse, soit qu’il les retire portent parfois l’empreinte d’une précipitation singulière qui risque de ne point ajouter à leur autorité ? L’encyclique du pape ne sort point sans doute d’une certaine réserve à ce sujet même de la presse religieuse. Il y a cependant une nuance assez sensible en faveur des écrivains mêlés aux polémiques de celle nature où M. l’archevêque de Paris avait vu un danger. Chose toujours fâcheuse, assurément, que ce déplacement de rôles qui semble mettre l’influence et l’autorité là où la dignité ecclésiastique n’est pas ! L’encyclique du souverain pontife est plus nette et plus vive au sujet d’un mémoire qui a fait quelque bruit il y a peu de temps dans l’épiscopat, et qui a trait aux coutumes de l’église gallicane. Comme on voit, c’est toujours au fond la même lutte entre les idées ultramontaines et les idées gallicanes. Heureusement il y a d’un autre côté dans l’encyclique du pape assez de paroles de paix pour tempérer ce qu’il y a parfois d’irritant dans ces débats. Quant à la lutte elle-même, elle ne peut certainement la terminer, parce qu’elle est dans la force des choses, dans les traditions, parce qu’en remontant à cette fameuse déclaration de 1682, il semble toujours peu dangereux de s’égarer sur les traces de Bossuet, de Bossuet à qui, en ce moment même, un monument va être érigé par les soins d’une commission au sein de laquelle M. l’archevêque de Paris ne doit point certainement porter un empressement moins vif que M. l’archevêque de Reims, qui passe pourtant pour ultramontain. C’est là, au reste, un ordre de questions où il est infiniment périlleux d’entrer. L’église elle-même, qu’y trouve-t-elle ? Des germes de scission et d’antagonisme. L’emploi d’un zèle et d’une ardeur qui peuvent à coup sûr poursuivre un but plus efficace et plus fécond par une incessante action religieuse et morale sur la société, sur les masses populaires.

C’est assurément un genre d’influence où l’église vient en première ligne par sa situation et sa mission spéciale ; l’autorité politique ne vient qu’après elle dans cette œuvre moralisatrice, et son action ne saurait avoir la même efficacité. L’autorité politique ne peut que préserver les populations en éloignant d’elles, par de sages et protectrices mesures, les contagions de l’intelligence. C’est dans cette pensée que le gouvernement avait nommé, il va quelques mois, une commission permanente pour l’examen des livres et gravures destinés au colportage. Cette commission n’est point restée inactive, puisque son secrétaire, M. de La Guéronnière, vient de résumer ses travaux dans un rapport à M. le ministre de la police. Il y avait, il faut le dire, dans une telle œuvre une limite assez difficile à trouver et à préciser. Quels sont les livres dangereux ? quels sont ceux qui ne le sont pas ? Cette puissance discrétionnaire sur la propagation des ouvrages de l’esprit devait-elle servir un but politique ou s’exercer uniquement en vue d’un résultat moral ? La commission, on doit le reconnaître, a tranché ces questions dans le sens le plus large ; elle s’est crue appelée, non à censurer des idées et des opinions, mais à éloigner du peuple les livres qui peuvent l’égarer et le corrompre ; elle n’a condamné, assure M. de La Guéronnière, que ce qui est irréligieux, immoral et anti-social, et dans cette catégorie il s’est trouvé encore cinq cent cinquante-six ouvrages. Du reste, le rapport de la commission donne l’idée de l’étrange puissance du colportage ; il se distribue annuellement par cette voie neuf millions de volumes, neuf millions représentant un capital de six millions de francs ; voilà le budget de cette littérature, composée en grande partie de livres immoraux ! Certes, le budget de la littérature honnête et sérieuse a de plus modestes proportions. On voit quel puissant instrument peut être le colportage pour le mal comme pour le bien : trois mille cinq cents colporteurs organisés, courant les campagnes et exerçant le plus souvent par leurs livres le prosélytisme de la licence, de l’obscénité et de l’athéisme ! Oui, sans doute, c’est une juste et morale pensée de chercher à détruire ces funestes propagandes qui vont tenter par l’appât du mal les intelligences simples et grossières. Il est cependant une réflexion qui ne peut manquer de naître : voilà comment vit cette démocratie ! c’est à la condition d’être surveillée, dirigée, protégée jusque dans ses lectures ! Chose plus étrange encore, d’une part l’état enseigne à lire au peuple, et de l’autre il faut qu’il le préserve du danger des connaissances qu’il lui donne ! N’y a-t-il point là la suprême condamnation de toutes les apothéoses démocratiques, de toutes les déclamations sur l’aptitude universelle du peuple ? Et en outre ne résulte-t-il pas de tous ces faits la nécessité de donner à l’enseignement primaire une destination un peu moins périlleuse que de fournir le moyen de lire de mauvais livres répandus dans les campagnes par le colportage ? C’est dans la pratique au surplus, nous ne l’ignorons pas, plutôt que par des lois, que l’instruction élémentaire peut être dirigée dans un sens religieux et moral. La seule réforme possible et efficace, c’est celle du maître lui-même, de renseignement qu’il donne, des goûts qu’il éveille, des impressions qu’il développe.

Il est des réformes d’un autre genre que le gouvernement poursuit en ce moment même dans un ordre différent d’idées, Nous parlions, il y a quelque temps, des modifications qui paraissaient devoir être réalisées dans l’institution du jury ; ces modifications sont l’objet d’une loi qui vient d’être présentée au corps législatif ; elles touchent aux deux points les plus essentiels, à la composition même des listes et aux qualités requises pour être juré. Quant aux qualités nécessaires pour faire partie d’un jury, on ne saurait assurément se plaindre que le projet de loi fixe avec une sévère réserve les conditions de capacité et de dignité. Il suffit d’une condamnation à un mois d’emprisonnement pour encourir l’incapacité pendant cinq ans. Une autre condition pour être juré, c’est de savoir lire et écrire en français. Ceux qui vivent d’un travail manuel et journalier sont dispensés des fonctions de jurés. Quant à la composition des listes, elle est préparée d’abord par une commission formée du juge de paix et des maires du canton. Une seconde commission, où entrent le sous-préfet, le procureur impérial et tous les juges de paix de l’arrondissement, choisit sur les listes préparatoires et arrête la liste définitive. Toutes ces précautions et ces sévérités ne sauraient être inutiles pour arriver à la formation d’un jury qui, par son intelligence et sa moralité, soit à la hauteur de ses délicates fonctions. C’est l’intérêt de la société, c’est l’intérêt de l’accusé lui-même, et c’est aussi sans nul doute l’intérêt de l’institution, qui trouve la garantie de la confiance qu’elle inspire dans l’exactitude éclairée de la justice qu’elle rend.

Certainement, à une époque comme la nôtre, dans les incidens politiques qui se produisent, dans les mesures administratives qui s’accomplissent, dans les lois qui s’élaborent ou se promulguent, il est mille indices qui remettent subitement en lumière les brusques reviremens des choses : la réalité a ses signes révélateurs des révolutions accomplies ; mais il semble aussi que ces reviremens soudains, ces révolutions successives, prennent un caractère plus saisissant dans certaines publications qui viennent se mêler au mouvement intellectuel contemporain, parce que là on retrouve tout à la fois le passé et le présent. En un instant, on feuillette l’histoire de quelques-unes des années les plus agitées ; on tourne la paire sur deux ou trois régimes politiques. Ce sont des documens, si l’on veut ; mais ces documens nous remettent sans intervalle en présence de ce que nous avons été et de ce que nous sommes. C’est ainsi qu’on recueille aujourd’hui les Discours et Messages du prince Louis-Napoléon, depuis le moment où la révolution de 1848 le ramenait en France pour être candidat à la présidence de la république jusqu’à l’heure où il recevait à Saint-Cloud, des mains du sénat, la couronne impériale. Entre ces deux dates, combien s’est-il écoulé de temps ? Quatre années à peine, et chacun de ces discours dans ces quatre années est un incident qui ne s’éclaire qu’aujourd’hui peut-être de son vrai jour. Qu’on relise le discours aux exposans de l’industrie, prononcé au mois de novembre 1851, l’allocution adressée à peu près à la même époque aux officiers de l’armée de Paris, et on apercevra comme un reflet du 2 décembre, comme un mystérieux appel à un avenir prochain. De page en page, dans l’ensemble de ces discours, on peut voir se dessiner l’esprit, le caractère et la pensée. C’étaient comme les bulletins d’une campagne politique dont le résultat a été une couronne pour le prince Louis-Napoléon. Par une coïncidence singulière, au même instant, M. Dupin publie, lui aussi, les souvenirs de la présidence de l’assemblée législative ; mais en réalité, malgré le titre, c’est bien autre chose encore que la république et l’assemblée législative. C’est tout M. Dupin pérorant, présidant, inaugurant des sessions, haranguant des comices agricoles depuis plus de vingt-cinq ans. Tout compte fait, il y a bien ici quatre ou cinq révolutions vues de profil. À voir, du reste, la piété avec laquelle M. Dupin recueille ses moindres paroles, on peut s’étonner qu’il n’en soit encore qu’à son soixante-quinzième ouvrage ! Mais ce livre est-il bien de M. Dupin ? Ce qui pourrait, ce qui devrait en faire douter, c’est le zèle d’éloge qui accompagne tous les actes, toutes les paroles de M. Dupin lui-même dans ces pages, c’est le soin extrême mis à reproduire les plus flatteurs témoignages des journaux. Voici cependant qu’en tournant le feuillet, dans une note, dans un entrefilet, on trouve l’auteur parlant en son propre nom : « J’étais là, telle chose m’advint, etc. ! » Qu’en faut-il croire ? M. Dupin a été un président parlementaire plein d’autorité et de verve, luttant avec un rare sang-froid et une singulière présence d’esprit contre les intempérances de la montagne ; seulement on aimerait peut-être qu’il fit un peu moins lui-même l’inscription de son monument. D’ailleurs ce n’est point à lui qu’il faut demander quelques lumières nouvelles sur des événemens auxquels il a assisté de près, tels que le 24 février ou le 24 décembre. M. Dupin en a entendu parler ; mais il n’en a rien vu, à coup sûr. Chacun de ces événemens a sa place dans ce que l’ancien président appelle les Petites Annales au même titre que cet autre grand événement : « Discours d’inauguration du président de la chambre. [Sensation !) » Qui était le président ? Il est vrai que, deux lignes plus haut, la nomination de M. Dupin se trouve consignée. M. Dupin suit ainsi sa propre histoire et celle de la France, lançant parfois plus d’un trait mordant comme celui qui va tomber sur les légitimistes démissionnaires de places gratuites, mais non de places payées, ou trouvant à faire intervenir Montaigne en pleine assemblée législative le 21 novembre 1851. Merveilleux à-propos ! « Il semble, disait le fin railleur, comme s’il eût parlé tout exprès pour la circonstance, que ce soit la saison des choses vaincs quand les dommageables nous pressent. » Le mérite des Petites Annales de M. Dupin, si elles en ont un, c’est de vous remettre sous les yeux toutes ces dates, de 1824 à 1853. Elles ne disent rien, elles n’enseignent rien ; mais une date fait songer et vous fait recommencer par la pensée une sorte de voyage idéal à travers toutes ces choses dont beaucoup déjà sont évanouies.

Et la vie elle-même, l’histoire contemporaine tout entière, qu’est-ce autre chose que ce voyage idéal ou réel dans lequel, avant d’arriver, on a le temps de saluer bien des rivages ? Seulement tout le monde ne voyage pas avec le même fruit, avec un égal bonheur, et ne réussit pas non plus à intéresser les autres à ce qu’il sent, à ce qu’il pense ou à ce qu’il raconte. Puis cette vie de nulle époque est un voyage cahoté, sujet à mille déceptions : on part avec des illusions, des enthousiasmes, avec des articles de foi philosophique et politique dans l’esprit ; on va changer le monde, et il se trouve que c’est le monde qui vous change. Au bout d’un peu de temps, que reste-t-il en effet des enthousiasmes et des principes d’autrefois ? Les événemens sont tombés sur eux et les ont refroidis ou ébranlés. Il est des natures qui prennent la vie avec emportement et lui demandent aussitôt plus qu’elle ne peut donner ; ce sont celles, sans nul doute, qui sont le plus exposées aux retours, quand on est parti d’un pas plus calme, l’esprit facile et assuré, croyant à certaines choses, mais n’y croyant que dans la mesure du possible, sceptique à l’égard de beaucoup d’autres, il y a bien moins de chances pour subir toutes les variations de l’atmosphère. Tout change, tout se transforme, et on change aussi soi-même, mais non assez pour que le lendemain soit le contraste ou le démenti de la veille. L’intelligence conserve une certaine sûreté libre et aisée, que les déceptions ne troublent ni n’émoussent. M. Saint-Marc Girardin est un de ces voyageurs privilégiés, — voyageur dans la plus simple acception du mot et aussi du monde de l’esprit, — et c’est ce qui donne un attrait particulier à toutes ces pages qu’il vient de réunir encore dans le second volume de ses Souvenirs de voyages et d’études. M. Saint-Marc Girardin va aisément dans ses études, de l’Orient à l’Occident, de l’analyse du Roman du Renard à celle de la chronique d’Hamlet, du philosophe allemand Gans au moraliste français Joubert, du monde actuel au monde à venir ; c’est sa vie de professeur, d’écrivain, de journaliste reproduite dans sa variété et avec un fonds moral qui ne change pas. Nul ne caractérise mieux que M. Saint-Marc Girardin dans quelques pages ingénieuses d’introduction, ce privilège des esprits libres et fermes dont nous parlions, — privilège qui consiste, non point à se faire le stoïque et amer contempteur des choses auxquelles on n’a point de part, mais à ne point se désespérer et à ne pas fléchir sous les déceptions, parce qu’on n’a point eu d’illusions top vives. S’attacher à des opinions quand la faveur publique les entoure, il ne faut pas un grand héroïsme pour cela ; avouer pour elles ses vieilles préférences quand elles sont délaissées, c’est là le plus difficile. Il y a bien des hommes, dit spirituellement l’auteur des Souvenirs de voyages, qui ont peur d’être seuls avec leur passé, comme on a peur le soir dans une église abandonnée. M. Saint-Marc Girardin est un esprit fort ; il n’a pas peur d’être seul, — à la condition, il s’entend, de ne point cesser pour cela de se mêler à son époque, de s’intéresser à toutes les luttes de l’esprit et de l’éloquence littéraire, de trouver au besoin dans tout ce qui se produit et s’agite l’aliment d’études nouvelles, et de ne point craindre même de demander aux événemens ces lumières invincibles qui peuvent aider à faire graduellement renaître l’empire de cette force morale dont l’auteur parle avec un sentiment si juste et si vrai.

C’est un grand problème, après tout, dans le monde de l’intelligence que de savoir suivre son temps sans lui céder, d’avouer d’où l’on date sans vieillir, et de réussir à posséder cet attrait durable qui s’attache aux œuvres de l’esprit, parce que la finesse de l’observation, la rectitude morale, le style élégant et ingénieux, ne vieillissent pas. Ils n’ont pas de date ; ils ne sont d’aucun temps, parce qu’ils sont de tous les temps. Le pire, c’est la vieille mode qui s’obstine et prétend à la nouveauté, c’est l’inspiration usée qui s’attarde ; le pire encore, c’est le simulacre de la jeunesse placé sur les choses qui ont épuisé et lassé le goût public. Il y a malheureusement de notre temps une école qui a le culte des innovations de 1829, et qui imagine atteindre à une originalité imprévue. Elle n’est pas toute la littérature contemporaine, mais il s’en faut de peu vraiment ! Elle est la jeunesse ! — oui, la jeunesse d’il y a vingt ans. Ce sont les mêmes goûts, les mêmes recherches, les mêmes affectations, les mêmes inspirations. Qu’est-ce donc que ce suicidé dont M. Maxime Ducamp publie les Mémoires sous le titre de Livres posthume, si ce n’est un héros à l’image et à la ressemblance de tous ceux de l’école moderne d’autrefois ? Ce personnage dont l’auteur retrace l’histoire a certainement sa place dans cette famille d’esprits violens et malades, ennuyés de la vie et d’eux-mêmes, égoïstes et désespérés, ambitieux et pénétrés de leur impuissance, cherchant partout leur place et ne la trouvant jamais selon leurs passions, — que la poésie byronienne a si singulièrement contribué à multiplier. M. Maxime Ducamp ne nous semble guère avoir ajouté à la nouveauté de cette donnée qu’en la compliquant de raisonnemens assez quintessenciés sur la transmigration des âmes. De quelque manière qu’on juge moralement l’acte suprême d’un homme qui finit par le suicide, dans cette terrible résolution qui peut être le fruit d’un extrême égarement ou d’un extrême malheur, il y a sans doute encore quelque chose de dramatique, de triste, d’émouvant ; mais on ne saurait disconvenir que l’intérêt se trouve singulièrement refroidi quand un homme se prépare au suicide en développant la théorie de la transmigration des âmes. Le héros de M. Ducamp dit quelque part qu’il ne veut pas mourir comme un héros de mélodrame : comment meurt-il donc ? L’auteur pense-t-il que cette teinte de philosophie, semi-poétique ne soit point un des accessoires du mélodrame ? Cependant il y a dans le Livre posthume des pages qui sont loin d’être sans talent et des souvenirs de voyage qui en relèvent l’intérêt. Un des traits les plus caractéristiques de cette école, c’est le culte de la puérilité. On ne saurait ranger sous un autre titre un recueil récent de contes qui s’appelle Salmis de Nouvelles. Chacun y a sa part, même M. Théophile Gautier, et l’ouvrage n’en a pus plus de valeur. Il est fort à souhaiter que l’école qui a produit le Salmis de Nouvelles ne passe pas trop de temps à multiplier les signes de jeunesse et de vie de cette espèce. Ce n’est point là, à vrai dire, qu’est le succès littéraire aujourd’hui. Le succès est encore autour des comédies nouvelles de M. Ponsard et de M. Augier. Le. Théâtre-Français, il faut l’avouer, n’a point été heureux depuis quelque temps. Deux œuvres dramatiques de quelque importance se produisent, — Philiberte et l’Honneur et l’Argent, — et il ne réussit à avoir ni l’une ni l’autre ; il met sur la scène deux petites pièces, la Mal’aria et les Lundis de Madame, et ces deux légères esquisses ont une assez mauvaise fortune auprès de l’administration, on sait ce que nous pensons du talent de M. Ponsard : c’est un esprit sérieux, estimable, à qui il manque sans doute bien des ressources d’animation et de vie pour féconder d’une manière puissante un sujet comique ou tragique ; mais ce n’est point un motif, il nous semble, pour reconduire aussi galamment qu’on l’a fait : il s’est trouvé qu’on éconduisait un succès. Le Théâtre-Français a été plus heureux ces jours derniers dans une fête, en quelque sorte domestique où une de ses anciennes pensionnaires fugitives, Mlle Plessy, a reparu sur la scène. Mlle Plessy est arrivée de Saint-Pétersbourg pour jouer les Fausses Confidences au bénéfice de son ancien maître, M. Samson, et elle a facilement reconquis en un instant ce public qui la revoyait dans l’éclat de sa beauté et de son talent. Maintenant sera-ce une soirée fugitive et isolée. Le Théâtre-Français aurait-il la pensée de se rattacher encore Mlle Plessy ? Ce serait, sans nul doute, un élément nouveau de succès et pour le théâtre et pour les écrivains mêmes, dont les œuvres retrouveraient une brillante interprète de plus.

Et puisque nous sommes au théâtre, à ces émotions et à ces succès du monde dramatique, où en sont aujourd’hui les scènes d’un autre genre, les scènes lyriques ? Au Théâtre-Italien, l’apparition d’une cantatrice de talent, Mme de Lagrange, a excité pendant quelques représentations la curiosité des amateurs. Mme de Lagrange est une française qui, après avoir long-temps essayé ses forces dans quelques salons de Paris, s’est envolée vers des climats plus heureux, où il semble que la nature ait la puissance de tout transformer. Arrivée en Italie, elle aurait pris, dit-on, quelques conseils de Rossini, si tant est que le plus illustre paresseux de ce siècle daigne donner des conseils à qui que ce soit. Toutefois il paraît certain que le spectacle de l’Italie, l’exercice fréquent, aidé d’une organisation distinguée, ont produit sur Mme de Lagrange l’effet qu’ils produisent à peu près sur tous ceux qui visitent ce beau pays. Elle possède une voix de soprano très aigu dont elle aime à faire éclater les notes extrêmes du registre supérieur. Dans un air hongrois, qui a été évidemment composé tout exprès pour faire ressortir un mécanisme plus curieux et plus extraordinaire encore qu’agréable, Mme de Lagrange a surpris l’auditoire par un feu d’artifice de vocalisations singulières. Or, comme tout ce qui s’adresse plus à la curiosité des sens qu’à l’intérêt de la passion est un phénomène toujours de courte durée, nous craignons bien que Mme de Lagrange ne soit pour le Théâtre-Italien qu’un oiseau de passage qu’on aura vu, sans trop de regret, quitter sa belle cage d’or. — A l’Opéra-Comique, on adonné un ouvrage en deux actes, la Tonelli, de M. Ambroise Thomas. Après un accueil plus que froid fait à la conception dramatique du librettiste, la musique du compositeur distingué à qui l’on doit le Caïd et le Songe d’une nuit d’été a relevé la fortune de cet imbroglio, qui ne paraît pas destiné cependant à une très grande longévité. On prépare à ce même théâtre la mise en scène d’un opéra en deux actes de la composition de M. Duprez. — Au Théâtre-Lyrique a eu lieu la première représentation du Roi des Halles, opéra en trois actes dû à l’inépuisable faconde de M. Adolphe Adam. C’est le cas de s’écrier avec le grand poète : Non parliamo di questo. Avant la fin du mois, assure-t-on, l’Opéra donnera la première représentation de la Fronde de, M. Niedermeyer, où il paraît que Mlle Lagrua trouvera l’occasion de révéler au public les belles qualités qui la distinguent, et qui sont restées jusqu’ici presque inaperçues.

Revenons à l’histoire politique de ces derniers temps. On sait quelles questions presque redoutables pesaient récemment sur la situation générale de l’Europe, par suite des complications tout à coup survenues en Orient. L’émotion, si rapidement propagée au premier bruit de la mission du prince Menschikoff à Constantinople, s’est sensiblement amoindrie. On parlait de l’Orient il y a quinze jours, on n’en parle plus guère aujourd’hui. Est-ce donc que cette question ait perdu de sa gravité, et que l’intérêt qui s’y attache ne soit plus le même ? Non, mais il semble que le prince Menschikoff n’ayant pas accompli soudainement le coup de théâtre qu’on attendait de lui ou qu’on redoutait, l’attention publique ait cessé de se préoccuper des suites de cette complication, — et par là se trouverait réalisé ce que nous disions l’autre jour de la politique de la Russie : l’effet moral est produit, si nul effet matériel ne correspond à la mission extraordinaire, de l’envoyé du tzar. La réalité est que, bien qu’enveloppée de mystère et de formes moins impératives qu’on ne l’avait d’abord supposé, la politique russe, n’en est pas moins active à Constantinople. Si le prince Menschikoff n’a point strictement remis un ultimatum au gouvernement turc, ses prétentions ne semblent point s’éloigner, dans le fond, de ce qu’on avait dit. Elles paraissent toujours se rapporter aux lieux saints, au protectorat des Grécs, à la nomination du patriarche de Constantinople. Il est aisé de voir que de toutes ces questions, où l’indépendance même de la Turquie est en jeu, un conflit peut toujours naître, au moment voulu. Il serait assez difficile de dire jusqu’à quel point l’arrivée des ambassadeurs de France et d’Angleterre aura pu modifier le cours des négociations. Chose étrange : tandis que l’émotion se calmait parmi nous au sujet de cette affaire orientale, elle parait s’être développée en Russie même avec une vivacité extraordinaire. On ne l’ignore pas, la religion a une grande puissance en Russie, et depuis longtemps c’est la politique du vieux parti russe de reconquérir Constantinople, de reprendre possession de Sainte-Sophie. C’est cette vieille ardeur que le récent incident est venu soulever. La mission même du prince Menschikoff était faite pour la susciter et l’entretenir ; l’attitude de l’Europe n’a fait que l’enflammer. L’empereur Nicolas cependant, assure-t-on, au milieu des passions religieuses qui l’entourent et qui sont sa force, envisage cette situation d’un œil plus calme, ce qui ne veut point dire, à coup sûr, qu’il ne se soit posé la question du démembrement de l’empire ottoman et de la part qui devait revenir à la Russie. Au fond, indépendamment de l’intérêt politique qui s’attache toujours à une affaire, de cette nature, ce qui doit le plus frapper dans la mission du prince Menschikoff et dans l’appareil dont elle a été entourée, c’est cette démonstration d’un état puissant vis-à-vis d’un état faible, c’est cette sorte d’acte de suprématie qui semble substituer en quelque façon une question de force à une question de droit. Or c’est là une tendance à laquelle les gouvernemens semblent trop portés parfois à obéir non-seulement dans leur politique extérieure, mais aussi dans leur politique intérieure, surtout dans celle-ci.

Les révolutions de 1848 ont créé en faveur des gouvernemens un mouvement immense de réaction. Après avoir été sur le point de périr dans l’anarchie de ces dernières années, ils se sont relevés plus forts, plus vigoureux et malheureusement aussi plus portés à pousser à l’excès le droit de défense et de préservation. On peut se demander seulement si c’est là toujours le meilleur moyen d’affermir et de recommander l’autorité des gouvernemens, de la mettre à l’abri de réactions nouvelles. N’est-ce point par exemple un acte plus nuisible qu’utile à l’autorité elle-même que le décret de séquestre par lequel l’Autriche a frappé indistinctement tous les émigrés lombards ? Et, qu’on le remarque bien, parmi ces émigrés, beaucoup étaient dans cette situation légalement, avec le consentement de l’Autriche. S’il y avait des conspirations, des trames secrètes, des connivences avec les tentatives révolutionnaires qui ont eu lieu récemment à Milan, l’Autriche a certainement des tribunaux en Lombardie. Elle a des lois sévères ; mais il y a aussi des lois protectrices de la propriété, des lois qui fixent les cas où on peut la perdre et les moyens par lesquels on peut en être dépouillé. Le gouvernement autrichien ne nous semble pas avoir été heureusement inspiré en préférant se mettre au-dessus de ces lois et agir en vertu d’un droit discrétionnaire. Il a poussé même la rigueur jusqu’à annuler, comme entachées de fraude, des hypothèques prises sur les biens des émigrés en 1847 ou au commencement de 1848. Certes l’acte rigoureux de l’Autriche n’eût pas eu moins de gravité, quand même il n’eût atteint qu’un simple individu obscur et ayant une petite fortune ; mais au point de vue politique, il acquiert une importance plus grande encore en frappant les plus grandes familles de la Lombardie. La situation de l’Autriche n’en devient pas assurément plus facile en Italie. Comme on sait du reste, cette affaire du séquestre a été la source d’une complication nouvelle entre le gouvernement autrichien et le Piémont. Un certain nombre de ces émigrés lombards, atteints dans leurs biens par le décret de l’Autriche, sont aujourd’hui nationalisés Sardes. Le cabinet de Turin ne pouvait s’empêcher de revendiquer en leur faveur les droits que leur conférait leur nationalité nouvelle. Une négociation modérée sans doute, mais assez vive au fond, s’en est suivie ; des notes diplomatiques ont été échangées, résumant les griefs du Piémont et les argumens de l’Autriche. Jusqu’ici, les négociations ont été infructueuses, et le ministre du roi de Sardaigne près de l’empereur d’Autriche a même quitté Vienne à la suite de cet incident, où le Piémont était appuyé du concours de l’Angleterre et de la France. Ce n’est point une rupture sans doute ; mais enfin, sous une forme modérée, c’est une protestation où l’acte se joint à la parole, si c’est tout ce que pouvait faire le Piémont, C’est aussi le moins qu’il pût faire. Peut-être aujourd’hui l’intervention de puissances amies sera-t-elle plus efficace. D’un autre côté. l’Autriche semble s’être départie de ses rigueurs excessives à l’égard de la Suisse. Le cabinet de Vienne a autorisé les autorités autrichiennes en Lombardie à entrer en communication avec un délégué du gouvernement fédéral, le colonel Bourgeois. Le blocus du Tessin subsiste encore cependant, et la levée de ce blocus ne peut être que le résultat des négociations, sans doute plus heureuses, qui vont se suivre. Voilà le legs de cette triste échauffourée de Milan : le séquestre des bien des émigrés lombards, des difficultés très vives entre l’Autriche et la Suisse, une question des plus délicates soulevée entre le gouvernement piémontais et le gouvernement autrichien !

Ce n’est point le moindre avantage de la Belgique, en échappant à ces influences révolutionnaires, de s’être soustraite aux conséquences qu’elles entraînent souvent. La Belgique est tout entière aux fêtes données à l’occasion de la majorité du duc de Brabant, héritier présomptif de la couronne. Le 9 avril, jour où il atteignait sa dix-huitième année, le duc de Brabant est venu pour la première fois prendre place au sénat et prêter son serment de fidélité à la constitution. Le même jour, chambre des représentans et sénat étaient reçus au palais, divers travaux publics étaient inaugurés par le roi, Bruxelles se remplissait de mouvement et d’illuminations. S’il y a quelque chose de remarquable dans ces fêtes qui ont duré plusieurs jours, c’est leur caractère national. La Belgique, en entourant de son attachement la famille du roi Léopold, reconnaît les services de son souverain, et il y a quelque chose de plus dans ces démonstrations : c’est la confiance en cette monarchie constitutionnelle, qui a résisté aux récentes secousses révolutionnaires et qui se trouve être aujourd’hui l’une des plus vieilles du continent. Le duc de Brabant est le premier défenseur de cette monarchie et de cette jeune nationalité qui doivent un jour se personnifier en lui : c’est là le secret de l’enthousiasme sincère qui s’est propagé de Bruxelles aux provinces de la Belgique. À peine ces fêtes étaient-elles terminées, que le parlement belge reprenait ses travaux. La section centrale de la chambre des représentans chargée de l’examen du projet de loi sur l’organisation de l’armée a pris une décision que faisait pressentir sa composition même. Le gouvernement avait proposé d’organiser pour cent mille hommes les cadres de l’armée permanente. La section centrale vient de rejeter cette proposition et a fixé à quatre-vingt mille hommes le chiffre de l’armée ; c’est le maintien de l’état actuel. Du reste, ce n’est pas la seule loi ayant trait à l’organisation militaire dont on s’occupe en ce moment en Belgique, il y a tout à la fois en discussion une lui sur l’organisation de l’armée, une loi sur la milice et une loi sur la garde civique, chose d’autant plus singulière que la Belgique n’a point à se défendre contre des tentatives intérieures de bouleversemens. Quelque animés que soient les partis souvent, leur animation ne va pas jusqu’à la violence révolutionnaire, il n’est pas de pays où des institutions plus larges fonctionnent plus régulièrement et avec moins de peine. C’est incontestablement un grand avantage pour la Belgique que cette solidité d’institutions ; elle n’a point à user ses forces dans les réactions, dans l’incertitude perpétuelle entre des excès opposés.

L’écueil au contraire des pays qui ont été agites par de longues révolutions, dont les institutions ont souvent dépassé les mœurs, c’est que pendant longtemps ils en sont encore à chercher un point d’appui, une mesure dans leur développement politique, et ce n’est point sans crises, sans danger souvent, qu’ils se livrent à cette laborieuse recherche. Il n’en est pas d’exemple plus frappant que l’Espagne. Il y a quelque jours encore, l’Espagne semblait être rentrée dans une situation plus normale, un ministère nouveau s’était formé ; les cortès étaient ouvertes et tenaient leur session régulière. Voici cependant que coup sur coup les cortès ont été suspendues, et le ministère a remis sa démission. Comment s’est produite cette péripétie nouvelle ? Malheureusement il s’était développé dans les chambres une animosité, une ardeur de récriminations personnelles qui atteignait à la plus extrême limite. Tandis que le général Prim prononçait dans le congrès un discours de tribun révolutionnaire, dans le sénat un maréchal de l’armée, le capitaine-général Manuel de la Concha, mettait en cause le duc de Rianzarès, mari de la reine Christine, à l’occasion d’une discussion sur les chemins de fer. C’est cet ensemble de violences sans retenue qui a motivé sans doute la suspension des cortès. Il reste à savoir maintenant ce qui a causé la dissolution du cabinet lui-même. C’est une situation d’autant plus grave, qu’il se trouve toujours là, comme on sait, cette difficile question de la réforme constitutionnelle. On ne saurait se dissimuler que l’Espagne est aujourd’hui en présence d’une des crises les plus graves qu’elle ait traversée depuis longtemps.

Le cabinet anglais actuel ne semble pas destiné, comme quelques-uns de ses aînés, à accomplir l’une de ces grandes reformes, telles que le libre échange, le bill de réforme, l’émancipation des catholiques ou l’abolition de l’esclavage, qui font date dans l’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne, il semble que ce cabinet soit destiné à un rôle moins glorieux, mais non moins utile, celui de débarrasser le gouvernement et l’administration d’une foule d’abus existans, de battre en brèche quelques préjugés de plus, de donner satisfaction aux idées de réforme sur presque tous les points dont l’opinion publique s’est préoccupée. Ce cabinet de coalition, dont l’avènement fut regardé comme l’acte de déchéance des anciens partis et l’abdication de la vieille politique anglaise, n’a pas inauguré une autre politique, mais il en prépare lentement une nouvelle que des hommes d’état plus hardis, plus jeunes, mettront à exécution dans des jours moins difficiles. Le public anglais est en parfaite entente cordiale avec ce ministère. Il demande des réformes sur presque toutes les matières de gouvernement ; il serait content qu’on fit un peu violence à ses préjugés, et qu’on engageât la nation prudemment dans des voies nouvelles. De là résulte une certaine timidité et une grande circonspection dans l’opinion publique. Le cabinet s’efforce, autant qu’il est en lui, de répondre par ses actes à ce désir du mieux et à cette crainte du pire : réformes coloniales, réformes parlementaires, plans d’éducation, conversion de la dette publique, il touche à tout, mais d’une main prudente, et sans s’aventurer. Il essaie, il tâtonne, il propose, il donne son avis et demande celui des autres. C’est là le seul rôle que pendant longtemps les cabinets anglais devront jouer, s’ils veulent ménager une conciliation entre l’esprit nouveau, qui gagne du terrain de jour en jour, et l’esprit du passé.

C’est cette timidité qui explique peut-être le plan de finances que M. Gladstone a présenté récemment devant le parlement. Le public attendait mieux ; toutefois il a accepté ce plan avec joie et plaisir. Le projet de M. Gladstone contient trois propositions principales très distinctes : la première se rapporte à la liquidation de certaines rentes connues sous le nom de fonds et d’annuités de la Mer du Sud, et montant ensemble à la somme assez modique de 9,500,000 livres sterling. La liquidation de ces rentes aurait pour effet de simplifier l’administration de la dette, et de débarrasser le budgel de détails gênans et complexes. Les deux autres propositions se rapportent aux bons de l’échiquier et aux rentes 3 pour 100, dont le capital s’élève à la somme de 500 millions sterl., et que M. Gladstone propose d’abaisser à 2 1/2 pour 100. Différentes parties de ce plan ont été vivement critiquées, par exemple celle dans laquelle M. Gladstone, pour encourager les possesseurs de rentes à adopter ses plans, offrait - à tous ceux qui les auraient acceptés avant le 6 du mois prochain – 110 livres sterling d’un nouveau 2 1/2 pour 100 contre chaque 100 liv. sterl. du 3 pour 100 actuel, en leur assurant l’intérêt à 2 1/2 pour quarante ans. Cette combinaison, en diminuant l’intérêt réel, accroissait le capital de la dette, de 10 pour 100. Il est vrai de dire que M. Gladstone proposait d’en borner l’application à 30 millions sterling de capital. Cette opinion a été combattue presque universellement. Son invention des bons de l’échiquier payables au porteur et portant intérêt a été combattue moins vivement ; néanmoins les organes de la presse se sont encore partagés à cet égard. En somme, ce plan financier a excité, quelque désappointement, mais aucun mécontentement, et son plus grand défaut parait être de rendre impossible d’ici à 1894 toute espèce d’opération nouvelle. La conversion proposée par M. Gladstone n’est pas aventureuse, et n’est qu’un auxiliaire nouveau pour l’amortissement annuel de la dette ; elle ne simplifie que quelques détails. Nous aurons occasion d’y revenir avec les prochains débats du parlement.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.