Chronique de la quinzaine - 14 avril 1862

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Chronique n° 720
14 avril 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1862.

Nous sommes obligés de continuer à nous plaindre des lenteurs du travail parlementaire de cette session. Puisque chaque année nous découvrons de nouvelles imperfections dans l’organisme de nos institutions représentatives, puisque l’honorable président du corps législatif ne craint pas au besoin de dénoncer certains vices apparens de notre système, et propose sans fausse honte, à l’imitation de ses collègues, les exemples parlementaires de nos voisins, ne nous sera-t-il pas permis de lui signaler les inconvéniens qui résultent chez nous du rôle accordé aux commissions ? Chose bizarre, nous vivons à une époque où, dans l’application de l’intelligence, de la volonté et du travail de l’homme aux intérêts matériels, on s’efforce d’arriver à l’économie la plus complète du temps et des forces employées. Dans l’industrie comme dans la guerre, on supprime à l’envi tous les rouages inutiles, on veut arriver par les moyens les plus prompts aux effets les plus complets. Perdre du temps, laisser des ressorts jouer à vide, gaspiller des forces en un mouvement stérile, c’est le plus grossier barbarisme qui se puisse commettre en ce siècle, et c’est pourtant celui dans lequel nous semblons nous complaire en politique. Nous avons l’air de ne pas prendre garde que les institutions d’un pays, que les règlemens des corps parlementaires sont des machines morales par lesquelles s’accomplit le travail politique. Nous paraissons oublier qu’il importe de débarrasser ces machines de toutes les complications encombrantes qui en retardent le mouvement et en paralysent la puissance. La sphère où s’accomplit le travail le plus élevé de la société est justement celle où nous ne songeons point à introduire les méthodes simples et expéditives dont la recherche et l’emploi sont la préoccupation et l’affaire par excellence de notre siècle.

Prenons pour exemple ce qui est la tâche principale de la session : la discussion et le vote du budget. À quoi servent, nous le demandons, pour l’élaboration du budget, la nomination et la réunion à huis clos pendant un mois d’une commission spéciale du corps législatif ? À quelle nécessité répond la rédaction laborieuse et si rarement attrayante et instructive du rapport de cette commission ? Les budgets sont préparés par les ministres, coordonnés par le ministre des finances ; ils ont passé déjà par les investigations minutieuses du corps le plus élevé de l’administration, le conseil d’état : on ne s’explique vraiment point l’utilité d’un nouvel examen détaillé et secret au sein d’un comité des délégués de la chambre. Pourquoi, dès que le budget est sorti du conseil d’état et a été présenté à la chambre, la chambre n’en aborde-t-elle pas immédiatement la discussion publique ? Les députés envoyés dans la commission du budget peuvent être considérés comme les membres les plus compétens de la chambre en matière financière ; ils connaissent tous les précédens, toute la routine, toutes les rubriques des questions qui se rattachent à la dépense et au revenu de l’état. La grande masse des articles du budget est à peu près invariable et ne fournit que rarement matière à des observations intéressantes et neuves ; chaque année, pour la dépense comme pour la recette, le budget ne donne lieu à une discussion politique importante que sur un nombre très limité de grandes questions. Pourquoi la chambre tout entière, épargnant l’inutile labeur d’une commission, ne se saisit-elle pas immédiatement et directement de la discussion du budget en se concentrant de préférence sur les trois ou quatre questions qui en déterminent le caractère politique ? Si les membres émérites des commissions des budgets ont des recherches spéciales à faire sur tel ou tel point, s’ils nourrissent des doutes, s’ils ont à provoquer des explications, pourquoi ne poursuivraient-ils pas cette enquête en face du public, et pourquoi les ministres ne présenteraient-ils pas leurs informations devant la chambre tout entière ? Quelle économie de tamps oh gagnerait à ce système ! Quelle instruction pour le public, qui ne serait plus distrait et dérouté par les mortels intervalles qui s’écoulent entre le moment où une question est posée et le moment où elle est saisie par une discussion tardive et fatiguée ! Quel aliment, quel soutien, quel liant seraient ainsi donnés aux divers épisodes de notre vie politique annuelle ! A l’appui du système que nous défendons, nous avons la consécration d’une double expérience : l’expérience négative du système français, qui énerve et alanguit le travail parlementaire ; l’expérience positive du système anglais, où le rouage parasite des commissions est ignoré. Voyez où en est en Angleterre l’affaire du budget. Dès le lendemain de l’ouverture de la session, la chambre des communes s’est mise à discuter et à voter, sur la présentation de chaque ministre, le budget des dépenses, les estimates. Il y a bientôt deux semaines que M. Gladstone a présenté l’exposé financier de l’année, lequel, suivant l’usage anglais, est la préface obligée du budget des recettes. Quant à nous, nous allons achever le troisième mois de la session sans avoir guère fait autre chose que discuter l’adresse.

Ce mauvais emploi du temps nous paraît plus regrettable cette année que dans les précédentes sessions. N’avons-nous pas à réaliser une réforme financière ? N’avons-nous pas à établir les bases d’un budget ordinaire et d’un budget extraordinaire, lesquels, réunis, vont imposer à la France la charge la plus lourde qu’elle ait encore supportée ? N’avons-nous pas à confronter solennellement nos dépenses avec nos revenus, et à décider s’il faut en effet, comme le gouvernement le propose, qu’au lieu d’opérer sur la dépense des économies radicales, nous recherchions péniblement un surcroît de ressources dans des taxes augmentées et dans des contributions nouvelles ? N’est-il pas regrettable que l’opinion publique tarde si longtemps à être édifiée et fixée sur ces graves questions ? Ce n’est pas le seul inconvénient du long chômage du corps législatif. Il est de très graves affaires politiques courantes sur lesquelles les discussions financières eussent pu jeter un reflet opportun. Nous ne devons pas oublier que le budget de l’année présente a été voté sous le régime antérieur au sénatus-consulte de 1861. Ce budget devra donc être complété par la présentation de crédits supplémentaires et extraordinaires. Les accidens politiques qui ne pouvaient être prévus l’année dernière, les affaires dans lesquelles le gouvernement s’est engagé cette année à l’improviste, grossiront ce budget extraordinaire de 1862. N’y eût-il pas eu un véritable intérêt pour le pays à connaître l’importance de cette catégorie de charges extraordinaires au moment même où se pressent et se poursuivent les résolutions politiques dont ces charges seront la conséquence ? Ces charges proviendront surtout de nos petites expéditions lointaines, Chine, Cochinchine, Mexique, qui aboutissent à un total si considérable de dépenses. Voilà justement que nous entrons dans cette affaire du Mexique : les sacrifices financiers que pourra nous imploser cette entreprise sont certes un des élémens les plus importans de la, délibération à laquelle le gouvernement et l’opinion publique doivent se livrer pour apprécier soit la convenance de l’expédition, soit les limites dans lesquelles elle doit être restreinte. A en juger par les proportions que le gouvernement a données à l’affaire du Mexique, nous pouvons nous atteindre de ce chef à la nécessité d’un lourd crédit extraordinaire ; il est à regretter que ni la chambre ni l’opinion ne soient encore en mesure de pouvoir calculer ce que nous coûtera l’expédition du Mexique. C’est sans doute la perspective de cette dépense qui aura décidé le gouvernement à réaliser une économie sur les dépenses extraordinaires de 1862 en réduisant l’armée, de trente-deux mille hommes, en licenciant deux régimens et en vendant plus de deux mille chevaux. On se souvient que le budget de l’armée de 1862 avait été voté pour un effectif d’environ quatre cent mille hommes, et que cet effectif a été dépassé de plus de trente mille hommes pendant le premier trimestre de cette année. La perspective des frais de l’expédition du Mexique aura probablement décidé le gouvernement à entrer tout de suite dans l’effectif du budget normal. On a donc opéré une réduction de l’armée. Quand, il y a cinq mois, nous demandions précisément la réduction qui vient d’être ordonnée, la presse officieuse nous répondait avec beaucoup de chaleur qu’il était impossible de diminuer l’armée à ce point. L’on voit bien maintenant que la réduction était au contraire parfaitement praticable. Seulement, comme on ne l’a opérée que pour faire face à une autre dépense extraordinaire que l’on ne prévoyait point il y a cinq mois, si nous avons obtenu la réduction, nous ne recueillons point au profit des finances publiques l’économie que nous appelions de nos vœux.

En ouvrant à propos la discussion du budget, le corps législatif aurait pu provoquer à temps des explications nécessaires sur notre politique envers le Mexique. Croit-on qu’un débat sérieux sur le côté financier de l’expédition n’eût point été utile au gouvernement lui-même ? Loin de nous la pensée de méconnaître les justes griefs de la France contre les gouvernemens anarchiques du Mexique. Nous ne pouvons pas abandonner sans protection des milliers de Français à la cupidité sanguinaire des bandes pillardes qui se disputent ou se partagent le pouvoir dans cette région de l’Amérique. Nos compatriotes ont été victimes de spoliations indignes. Nous avons le droit et le devoir de réclamer pour eux la restitution de sommes qui ne s’élèvent pas à moins de 50 millions. Nos chambres de commerce étaient unanimes pour demander au gouvernement une politique énergique. Il fallait agir ; mais dans quelle mesure devait-on contenir notre action ? Vers quel objet devait-on la diriger ? Ici il est impossible de n’être point frappé d’un fait remarquable. Les Anglais avaient, comme nous, de graves sujets de plainte contre le gouvernement mexicain ; leurs réclamations pécuniaires sont encore plus considérables que les nôtres : elles s’élèvent à 80 millions. Le gouvernement anglais, surtout lorsqu’à la tête de ce gouvernement est lord Palmerston, l’homme qui veut assurer partout à ses compatriotes l’immunité du civis romanus sum, ne saurait passer pour négliger au dehors la défense de l’honneur et des intérêts de ses sujets. Que voyons-nous cependant ? L’Angleterre a très étroitement et très pratiquement limité son action au Mexique ; elle ne veut pas que la dépense de sa manifestation dépasse la proportion des intérêts qu’elle doit sauvegarder : une mainmise sur le port où se perçoivent les produits des douanes mexicaines lui a suffi ; elle ne s’associe pas à une expédition européenne tentée à l’intérieur. N’aurions-nous pas pu maintenir nos exigences, par conséquent nos chances et nos charges, dans les bornes où l’Angleterre a enfermé les siennes ? Nous avons eu d’autres vues, nous avons adopté un autre plan : soit encore ; mais alors avons-nous eu assez de prévoyance dans la préparation de nos moyens d’action ? Nous ne demandons même pas si nous savions la dépense que nous allions encourir, et si nous avions le droit de ne pas regarder à cette dépense dans la situation financière où nous sommes. Nous demandons simplement si l’on a fourni au premier chef militaire et politique de notre expédition des forces suffisantes pour atteindra le but que l’on se proposait. Avant l’arrivée du général de Lorencez, et lorsqu’il a donné son adhésion à la convention de couleur pacifique qui a été jugée digne du blâme précipité du Moniteur, l’amiral Jurieu La Gravière n’avait à sa disposition qu’une force de dix-huit cents hommes, dont la moitié seulement était valide. La conduite diplomatique de l’affaire du Mexique a été retirée à l’amiral Jurien. Pour épargner un acte de sévérité si douloureuse envers un officier-général si distingué, il eût suffi peut-être d’apporter un peu plus d’exactitude dans les prévisions et les combinaisons primitives de l’expédition.

Les loisirs que nous fait le long silence de la chambre donnent à débattre à l’opinion des problèmes politiques qui paraîtraient fort légers en d’autres circonstances. Telle est l’incertitude qui règne à propos de l’antagonisme que le public veut voir à Rome dans les situations respectives de notre ambassadeur, M. de Lavalette, et du commandant des troupes françaises, le général de Goyon. Qui l’emportera de l’ambassadeur ou du général ? M. de Lavalette, revenu de Rome en congé, y retournera-t-il ? M. de Goyon, demeuré à Rome, sera-t-il rappelé à Paris ? Grave question, comme on voit, dernière forme sous laquelle apparaît au monde l’ambiguïté de notre politique romaine ! Les ultra-malins prétendent que M. de Lavalette retournera à Rome, que M. le général de Goyon y restera, et que tout ira comme par le passé, jusqu’à ce que la Providence veuille bien répondre à la pieuse invocation de M. Billault, et donner à notre patience la palme qu’elle mérite. Il faut bien reconnaître pourtant, puisque nous faisons une station forcée dans ce Liliiput, qu’à y regarder de très près, il y a effectivement une différence entre M. de Lavalette et M. le général de Goyon. Les tristes misères de la réaction qui siège à Rome ont dans le diplomate un spectateur narquois et mécontent, et dans le général un témoin plus indulgent et moins déluré. Telle est du moins la distinction que le public établit entre ces deux représentans de notre grande et profonde politique. L’instinct de ro’pinion nous paraissant juste en ce point, nous aimons à supposer pour l’honneur de la logique que si M. de Goyon ne revient pas ici, M. de Lavalette ne retournera pas là-bas.

Quant à ceux qui se font une idée plus haute de la consistance qui devrait appartenir à la politique française, ils doivent regretter amèrement qu’aucun organe du gouvernement ne puisse faire entendre dans nos chambres langage franc, net et sensé que lord Palmerston vient de tenir dans la chambre des communes. Ce n’est point sans douleur que nous pouvons voir les fruits des services que nous avons rendus à l’Italie compromis de gaîté de cœur par la politique, moins tenace encore qu’irrésolue, qui prolonge notre occupation de Rome, et arrête ainsi le travail d’achèvement que poursuit le peuple italien. Nous avons proclamé le principe de non-intervention dans les affaires italiennes ; nous nous sommes servis de ce principe pour opposer à l’Autriche une fin de non-recevoir pratique contre l’exécution coercitive du traité de Zurich, et nous exerçons à Rome l’intervention la plus flagrante. En attendant, les Anglais, qui n’ont donné à l’Italie qu’un appui moral, qui n’ont ni exposé leur armée ni grevé leurs finances pour cette cause, deviennent dans l’opinion italienne et européenne les promoteurs sincères, conséquens, éloquens, de l’achèvement et de l’organisation de l’unité italienne. Pour être justes, ce n’est pas à notre gouvernement seul que nous devons reprocher une politique contradictoire. Avec la presse libérale tout entière, nous avons maintenu dans la question italienne les principes essentiels et la politique vitale du parti libéral ; nous avons malheureusement rencontré parmi nos amis des dissidences qui ne nuisent pas seulement au règlement de la question italienne, mais qui retardent le rétablissement de la liberté en France.

Comment pourra-t-on s’expliquer un jour que tous les libéraux français n’aient pas compris que leur cause était solidaire de celle qui a eu à sa tête en Italie les Cavour, les Ricasoli et tant d’autres intelligences, tant d’autres caractères d’élite ? Comment se figurera-t-on que les liens de solidarité qui unissent tous les partis libéraux en Europe aient été méconnus à ce point, et que des esprits — qui sont loin pourtant d’être vulgaires — aient cru que l’honnêteté, l’habileté, la force politique, étaient de s’attacher avec une opiniâtreté aveugle au pouvoir temporel de la papauté, c’est-à-dire au dernier vestige d’un ordre de choses qui est la négation de la liberté moderne ? Erreur non moins injurieuse après tout pour la foi catholique que pour la cause libérale ! Quand les catholiques en France veulent voir dans la conservation du pouvoir temporel une garantie matérielle de leur indépendance religieuse, ils devraient nous permettre de raisonner d’après la double hypothèse de la sincérité de leur foi et de l’inaltérable intégrité de l’orthodoxie dans le chef suprême de l’église. Admettre la droiture de leur conscience comme croyans et l’infaillibilité doctrinale de leur chef dans quelque condition que le placent les événemens, c’est rendre, ce nous semble, aux catholiques l’hommage le plus loyal et le plus complet auquel ils puissent avoir droit, car c’est admettre leur conviction elle-même comme la base de la discussion ; mais, cette base posée, il est bien évident qu’il est d’autres garanties à l’indépendance religieuse que celles que peut fournir la souveraineté temporelle. Ces garanties de l’ordre naturel, accidentel, politique, suivent le sort changeant des sociétés ; elles ne peuvent plus exister dans la souveraineté temporelle, lorsque les sociétés ont cessé d’appartenir à des princes, lorsqu’elles se possèdent et se gouvernent elles-mêmes, lorsqu’elles sont fondées sur la liberté du citoyen, sur le respect des droits intérieurs et extérieurs de l’individu. Que les catholiques pratiquent, ou, s’ils n’en jouissent point encore, qu’ils conquièrent avec l’ardeur de la foi, dans les sociétés auxquelles ils appartiennent, toutes les libertés politiques nécessaires au développement de l’individu et du citoyen, ils y trouveront toutes les garanties politiques nécessaires à l’indépendance religieuse. Qu’ils se préparent donc, qu’ils se résignent à l’évolution que leur impose la marche de la civilisation, et que les temporisations d’une politique indécise ne sauraient retarder que de quelques jours. Mais l’inertie que permettait l’ancien état de choses était plus commode ! Mais c’est une tâche bien laborieuse qu’on impose aux catholiques en les obligeant à pratiquer et à conquérir la liberté ! N’y a-t-il pas dans ces appréhensions une pusillanimité indigne du croyant ? D’ici à peu de temps, il ne restera plus au catholicisme, dans sa forme temporelle, qu’à se tourner vers la liberté, d’ici à peu de temps, au sein des sociétés catholiques, les progrès de la liberté devront se mesurer au degré même de la vitalité de la foi religieuse. C’est ainsi que la chute du pouvoir temporel sera une des plus grandes et plus heureuses révolutions que le monde ait vues. Que les pouvoirs politiques qui répugnent à la liberté reculent devant cette révolution dont la Providence les a faits peut-être les instrumens involontaires et inconsciens, nous le comprenons ; mais que les grandes intelligences du monde catholique se ferment aux pressentimens de l’ère qui s’ouvre à elles, nous ne voulons pas le croire. Il y a en Italie, nous avons eu souvent occasion de le dire, beaucoup plus de conservateurs que les conservateurs français ne se le figurent ; il y a de même en Italie, parmi les adversaires du pouvoir temporel, un bien plus grand nombre de bons catholiques que les catholiques français ne l’imaginent. En France, nous le reconnaissons et nous le déplorons, ils sont rares encore les catholiques qui sentent l’incompatibilité du pouvoir temporel avec la société moderne ; le groupe de ces clairvoyans existe pourtant parmi nous, et on le voit lentement s’accroître. Parmi les productions les plus remarquables où l’esprit chrétien s’unit le mieux à l’intelligence des transformations que la papauté doit subir, nous citerons un écrit de M. Huet, disciple du philosophe chrétien Bordas-Demoulin, où la fin du pouvoir temporel est appelée au nom même des intérêts de la foi catholique.

Au surplus, les amis de la paix religieuse devraient gémir de la prolongation d’un état provisoire où les passions vont s’irritant chaque jour, et où les questions religieuses s’enveniment. Pour nous, qui poussons jusqu’au scrupule le respect de la liberté religieuse, nous voudrions qu’il fût possible de couvrir d’un complet silence les excès ridicules ou graves du zèle religieux. On nous a envoyé de Bologne les circulaires du vicaire-général qui permet aux curés de donner pour le temps pascal l’absolution aux soldats qui déserteront le service de Victor-Emmanuel. C’est bien là un de ces traits caractéristiques où l’on peut juger des abus produits, même dans l’ordre religieux, par la confusion des deux pouvoirs dans la cour de Rome. Le mandement de Mgr l’archevêque de Toulouse à l’occasion du jubilé séculaire commémoratif de la victoire remportée à Toulouse par les catholiques sur les protestans en 1562 est une de ces indiscrétions de zèle qui naissent naturellement de la violence de la situation présente. C’est le droit d’un évêque d’ordonner un jubilé, il est naturel aussi qu’un évêque catholique considère comme digne d’être célébré par des cérémonies religieuses l’anniversaire d’un événement par lequel son diocèse fut victorieusement défendu contre l’invasion d’une secte opposée ; mais un évêque, surtout un évêque de notre temps, n’aurait pas dû oublier que, s’il y avait dans ce fait un triomphe pour sa foi, il s’y mêlait aussi les plus horribles scènes d’une guerre civile. Célébrer de notre temps, sans retour affligé sur les malheurs et on peut dire les crimes qui l’accompagnèrent, le souvenir d’une scène de guerre civile, c’était commettre une déplorable erreur. L’archevêque de Toulouse, tout en promulguant son jubilé et en ordonnant sa procession, n’eût-il pas dû indiquer, même au point de vue chrétien, le progrès accompli depuis trois siècles ? N’eût-il pas dû, tout en se réjouissant de la victoire demeurée en France à la cause catholique, se féliciter aussi de cet esprit plus humain qui a pénétré les diverses croyances chrétiennes, et qui dans leurs luttes a mis les armes de la discussion et de la persuasion à la place des sanglantes violences d’une autre époque ? Une parole de tolérance eût-elle en cette occasion été déplacée dans une bouche épiscopale et chrétienne ? Quant au triste caractère des journées de Toulouse, des récits contemporains, des écrits catholiques nous l’ont conservé vivant dans son horreur. Et quel historien plus énergique eussent-elles pu avoir que ce terrible capitaine du xvie siècle. Blaise de Montluc, enveloppant de bonne humeur gasconne la férocité d’un routier ? C’était au début de la première de nos guerres de religion. La surprise de Toulouse devait être un des premiers coups de l’insurrection dont le prince de Condé donna le signal d’Orléans. Montluc, averti du dessein des huguenots sur Toulouse, y envoya ses compagnies et y entra lui-même. La maison de ville avait été livrée aux protestans par un capitoul. La guerre des rues, comme les révolutions parisiennes de notre siècle, eut ses trois journées. Montluc avait voulu couper d’avance la retraite aux huguenots ; mais les dispositions qu’il avait ordonnées n’ayant pas été observées, l’ennemi lui échappa : « de quoi je fus bien marry, s’écrie le digne homme, qui ne songeait guère aux jubilés et aux mandemens dont son action deviendrait le prétexte, — car s’ils m’eussent attendu, il ne s’en fust pas sauvé un c…, et Dieu sait si j’avais envie d’en faire belle depesche et si je les eusse espargnez. » Les huguenots prisonniers furent exterminés. « Et ne vis jamais, dit Montluc en gaîté, tant de testes voller que là. » Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il fallut presque autant d’efforts pour défendre Toulouse contre les bandes catholiques qui saccageaient les maisons de leurs coreligionnaires qu’on avait dû en faire pour déloger les rebelles. Montluc fut obligé, de peur du pillage, de faire fermer les portes de la ville aux bandes du comte de Saint-Paul et de M. de Lamezan. Il n’était même pas maître de ses hommes, et pour rétablir l’ordre dans la ville, il ne trouva pas d’autre moyen que de l’évacuer. On le voit, c’est bien plus par des expiations que par des glorifications que la religion peut sanctifier de tels souvenirs.

Quand l’image de l’intolérance dans le passé s’impose ainsi à notre mémoire, pourquoi dans le présent la triste survivance de cette aberration cruelle du zèle religieux appelle-t-elle aussitôt notre pensée vers l’Espagne ? La persécution dont quelques malheureux protestans sont l’objet dans ce pays est un véritable scandale pour l’Europe. Trois protestans espagnols, Matamores, Trigo et Alhama, ont été condamnés pour prosélytisme religieux à sept ans de galères. Le fiscal du tribunal d’appel trouve la peine trop légère encore, et veut la faire porter à onze années. Quand nous entendons parler de telles atrocités exercées, au nom d’un gouvernement qui veut passer pour libéral, au sein d’un peuple passionné, mais généreux, notre intelligence se refuse à y croire. Pourtant la condamnation de Matamores est véritable, et puisqu’elle n’est point définitive, il est temps encore peut-être de la dénoncer à l’indignation du monde et à la justice du gouvernement espagnol. Il était naguère un autre pays en Europe, la Suède, où le prétexte du fanatisme luthérien maintenait contre les nationaux qui se convertissaient au catholicisme des pénalités barbares. Il faut rendre aux protestans des autres pays la justice qu’ils méritent. Au nom de l’honneur de la foi protestante, dans l’intérêt des réclamations que les protestans ont à faire entendre chez plusieurs peuples contre les excès de l’intolérance, ils ont supplié leurs frères de Suède de mettre un terme au scandale de leur système pénal en matière religieuse. Cette pression chrétienne des protestans sur la Suède a réussi. Les catholiques d’Europe ont un même devoir à remplir, une même victoire à remporter à l’égard de l’Espagne. Il faut que, grâce à eux, les Espagnols comprennent que le déshonneur des persécutions dont ils frappent les protestans rejaillit sur le catholicisme tout entier, et, chez des peuples gouvernés par une autre religion d’état, peut appeler d’odieuses représailles sur la tête de quelques malheureux catholiques. Les classes les plus ignorantes et les plus fanatiques ne seront peut-être point insensibles à ce péril de la responsabilité que leurs passions intolérantes font courir au catholicisme dans le monde ; mais quant au gouvernement espagnol, aux certes, à la société de Madrid, leurs rapports avec l’Europe civilisée et le sentiment de leur honneur devraient suffire, à défaut même du véritable esprit chrétien, pour les décider à réparer des actes tels que ceux dont souffre Matamores, et à rendre à jamais impossible la reproduction d’une aussi inique cruauté. Le protestantisme n’a plus à rougir de l’intolérance suédoise ; que l’Espagne cesse de faire rougir de son fanatisme les catholiques du reste de l’Europe.

La question de tolérance n’est point la seule où l’Espagne s’écarte des notions générales qui sont aujourd’hui le patrimoine commun des nations civilisées. Nous disons l’Espagne, ce serait une injustice d’intéresser l’honnête et fière nation espagnole dans une accusation qui ne doit retomber que sur ceux de ses hommes d’état qui ternissent sa réputation par leur incapacité ou leur mauvaise foi. C’est surtout dans les questions financières que l’Espagne est compromise par ses ministres. Un seul fait peut montrer le tort que certains ministres espagnols ont causé au crédit de leur pays. Les deux premiers marchés du monde, celui de Londres et celui de Paris, sont fermés à toute nouvelle valeur espagnole. L’exclusion donnée par les grands marchés de l’Angleterre et de la France aux affaires nouvelles de l’Espagne est une sorte d’affront dont nous ne comprenons pas que les chambres de Madrid puissent subir la continuation, si nuisible aux intérêts de leur pays. Ce n’est point à la légère et sans motifs que les corporations financières des deux premières nations de l’Europe ont mis le crédit espagnol à l’index. Elles n’avaient pas d’autre ressource pour défendre leurs compatriotes contre la mauvaise foi des ministres des finances de Madrid. Il n’a pas suffi à ces ministres de déshonorer leur pays par plusieurs banqueroutes ; ceux d’entre eux qui ont eu des pensées réparatrices ont offert à leurs créanciers des termes d’arrangement qui, transformés en lois, sont devenus la base d’un nouveau contrat entre l’Espagne et ses malheureux prêteurs, parmi lesquels figurent en quantité des capitalistes anglais et français. Or, dans l’exécution de ces nouveaux contrats, on n’a pas montré plus de probité et d’exactitude. Le ministre actuel des finances, M. Salaverria, les traite, quand il lui plaît, comme une lettre morte. Il vient de donner, il y a peu de jours, un curieux échantillon de son équité ou de sa capacité financière dans l’affaire des dettes amortissables, qui intéressent surtout les capitalistes français. En 1851, M. Bravo Murillo avait constitué sur de nouvelles bases la dette espagnole ; il avait divisé cette dette en deux catégories : l’une, la dette consolidée, qui devait porter des intérêts ; l’autre, la dette amortissable, ne portant point intérêt, mais devant être éteinte le plus promptement possible par des rachats successifs. Plusieurs sortes de ressources avaient été affectées à l’acquittement de la dette amortissable ; ces ressources, à mesure qu’elles seraient réalisées, devaient être appliquées à l’extinction de cette dette. Parmi ces ressources figurait entre autres une part d’un cinquième que l’état possédait dans les biens des communes, l’état jouissant de cette part de propriété au moyen d’une redevance annuelle tant que les communes conservaient leurs biens, ou la prélevant en capital sur l’aliénation des biens lorsque les communes viendraient à les vendre. Voilà un des gages qui étaient affectés aux porteurs de rentes amortissables, comme avec privilège de première hypothèque. Qu’est-il arrivé depuis la loi de 1851 ? Il est arrivé deux choses : d’abord, en 1855, les cortès ont décidé la vente des biens des communes ; ensuite la vente de ces biens s’est faite à des prix imprévus, magnifiques, qui ont dépassé toutes les espérances. Les porteurs de rentes amortissables ont dû croire qu’ils allaient enfin être payés. Point du tout. Le ministre des finances que s’est donné le maréchal O’Donnell, M. Salaverria, a trouvé que le résultat imprévu de la vente des propios faisait un sort trop beau aux créanciers de l’Espagne à qui ce gage avait été délégué. Jamais, suivant lui, le gouvernement espagnol n’avait entendu que ses créanciers fissent une aussi bonne affaire. Donc, de sa pleine autorité, M. Salaverria, que ce coup rendra illustre, déchire la loi de 1851, contrat bilatéral qui unissait l’Espagne à ses créanciers. Sans entrer en arrangement avec eux, il propose aux certes un nouveau règlement de la dette ; leur refusant ce qu’il leur doit, il leur offre arbitrairement à la place et comme une grâce une méchante allocation annuelle. Il est probable que M. le maréchal O’Donnell, s’il est un grand général, n’est qu’un financier médiocre, puisqu’il laisse gérer de cette façon les finances de son gouvernement. Quant à M. Salaverria, qui sur une ancienne banqueroute s’amuse ainsi à en greffer une nouvelle, que le congrès soit son juge. De pareils procédés, personne ne peut s’y tromper à Madrid, ne sont pas faits pour lever l’interdit dont est frappé le crédit espagnol dans les bourses des états où l’on a l’habitude d’attacher l’honneur et la prospérité des finances nationales à la loyale et scrupuleuse exécution des engagemens publics.

En Italie, M. Rattazzi a réussi à compléter son ministère par l’adjonction du général Durando comme ministre des affaires étrangères, de M. Conforti comme ministre de la justice, et de M. Matteucci comme ministre de l’instruction publique. Ce dernier département attendait bien le savant illustre dont les plans sur l’organisation de l’enseignement en Italie ont obtenu en Europe les suffrages des autorités les plus compétentes. M. Matteucci, qui au sénat avait joué depuis le commencement de la session un rôle prépondérant dans les questions d’instruction publique, vient de faire voter la création d’une école normale. La session s’achève. Le roi Victor-Emmanuel s’apprête à partir pour Naples. Le général Garibaldi termine sa tournée triomphale, et n’est point dupe, à ce qu’il paraît, des adulations hyperboliques dont il est accablé. Le cabinet semble vouloir profiter des loisirs que va lui assurer la dispersion des chambres pour s’appliquer à faire de l’administration sérieuse. Apaiser les troubles dans les provinces méridionales, organiser régulièrement partout les ressources du pays, la tâche est tracée ; nous espérons qu’elle sera entreprise avec bon vouloir, et nous faisons des vœux pour qu’elle soit accomplie avec succès.

La crise politique que traverse la Prusse se poursuit sans qu’il semble que l’on ait à craindre les conséquences ordinaires d’un conflit entre le pouvoir royal et la volonté nationale. La Prusse n’est point emportée par un mouvement révolutionnaire, et dans les difficultés passagères de sa politique intérieure elle n’a point à redouter le divorce de son peuple et de sa dynastie. Le roi sans doute ne peut être soupçonné d’incliner bien vivement aux idées libérales, peut-être même ne serait-il pas très éloigné des doctrines du parti de la croix ; mais il y a un heureux contre-poids à cette tendance : en admettant que le roi ne repousse point les idées du parti de la croix, il paraît que les chefs de ce parti lui sont antipathiques. Alors que ces hommes étaient au pouvoir sous le feu roi, le prince de Prusse a eu plus d’une fois à se plaindre de leurs procédés. Le roi ne leur a point pardonné les torts qu’ils ont eus autrefois envers l’héritier présomptif. Les préférences personnelles du roi de Prusse sont pour les hommes au libéralisme circonspect, mais loyal, qui formaient la dernière administration. Un incident étrange, la publication d’une lettre écrite par le ministre des finances, M. von der Heydt, au ministre de la guerre, a révélé dans le cabinet actuel des intentions qui ne donnent pas lieu de craindre que, lors même que les élections assureraient la victoire au parti libéral, le gouvernement pût se laisser emporter à des extrémités réactionnaires. La lettre du ministre des finances a été surprise dans les bureaux de son collègue et imprimée dans un journal. Berlin est la ville des larcins de ce genre. On se souvient des soustractions de papiers importans qui furent faites dans le cabinet de l’ancien roi. Quoi qu’il en soit, le document émané de M. von der Heydt était si bien fait pour calmer les inquiétudes publiques, il annonçait de si bonnes résolutions pour la réduction des dépenses militaires et touchant le mode de votation du budget qui doit être accordé aux chambres, que l’on a cru le ministère prussien plus capable d’avoir lui-même cherché à divulguer par une voie détournée son secret que de se l’être laissé dérober par une négligence ou une infidélité administrative. Que la mauvaise humeur témoignée par le ministère à l’occasion de la soustraction de cette lettre ait été sincère ou feinte, le résultat de la publication de cette pièce n’en a pas moins été favorable dans l’opinion. Il semble que le gouvernement ait cherché à supplanter le parti libéral en matière de popularité ; ce parti dans tous les cas peut compter, si les élections lui donnent la prépondérance, qu’il ne rencontrera point dans les conseils du gouvernement une résistance désespérée.

Ce n’est point en ce moment un des moindres contradictions de la politique germanique que les tracasseries éternelles suscitées au Danemark par les cours allemandes. Un peu plus ou un peu moins, les deux grands états allemands se trouvent dans une situation analogue à celle du Danemark. Les populations de leurs états sont séparées par des différences de nationalité. Si le Danemark a son Holstein et son Lauenbourg, la Prusse a son duché de Posen, l’Autriche a la Hongrie. Sans s’inquiéter des résistances de l’esprit polonais, la Prusse contraint les représentans de Posen à siéger dans ses chambres ; sans se lasser des refus de la Hongrie, l’Autriche veut rassembler dans son reichsrath la représentation de ses provinces les plus diverses. Ni la Prusse ni l’Autriche n’ont voulu cependant permettre au petit Danemark de conserver les députés de ses possessions dans son rigsraad. Bien plus, le Danemark ayant consenti à donner au Holstein une représentation distincte, c’est maintenant le Slesvig que les cours germaniques tendraient, par la pression de l’opinion allemande et de leurs démarches diplomatiques, à faire sortir de l’assemblée unitaire danoise. Les Allemands doivent être doués d’une opiniâtreté rare pour ne se jamais fatiguer du procès éternel et fastidieux qu’ils font au gouvernement danois. Il ne faudrait pas toutefois que dans l’Europe occidentale, chez les peuples aux sympathies desquels le Danemark a droit, on se laissât détourner par ennui de la résistance que ce petit état Scandinave oppose avec une modération courageuse aux querelles de procureurs que ses voisins lui cherchent sans cesse. Au surplus, le Danemark ne se défend pas seulement par d’imperturbables notes diplomatiques. Il tient ses arméniens en état. Le voilà, lui aussi, qui avec une placide résolution fait son profit du duel du Merrimac et du Monitor, et s’apprête à cuirasser sa flotte.

Le combat des deux navires bardés de fer, cette première expérience de la lutte des vaisseaux blindés, n’a pas seulement été le dernier et l’un des plus remarquables incidens de la guerre américaine ; il a été pendant huit jours la grande préoccupation de l’Europe. Pour l’Angleterre, où tout va par courans impétueux d’opinion, où l’on n’a jamais deux affaires à la fois, où l’émotion dominante devient tout de suite l’émotion absorbante et exclusive, le choc des deux navires à armures métalliques a donné lieu à toute sorte de harangues, de déclamations de presse, de controverses techniques, de cris d’alarme, de critiques, d’exagérations, enfin d’expériences où l’artillerie a essayé sa puissance sur les plaques de fer. Ces dernières expériences paraissent avoir rendu aux Anglais le sang-froid et la raison. Elles ont prouvé que l’artillerie battra sa concurrente, l’armature de fer, et qu’il n’est pas de système de plaques pouvant se concilier avec la sécurité et la bonne navigabilité des vaisseaux qui ne puisse être traversé par des boulets d’un certain calibre. S’il n’y a pas de bouclier possible contre le canon, on doit convenir qu’il y aura beaucoup à rabattre un jour sur les mérites des escadres de fer, et que l’alchimie à laquelle est aujourd’hui en proie l’art de la guerre aura plus servi peut-être à dévorer les ressources des peuples modernes qu’à changer entre eux l’équilibre des forces.

Quoique la rencontre décisive entre l’armée du Potomac et l’armée confédérée, de laquelle on attend le dénoûment de la guerre civile américaine, n’ait point eu lieu encore, les chances de la guerre n’ont point cessé de se prononcer pour la cause fédérale. L’armée du général Mac-Clellan continue à s’avancer dans la Virginie, l’armée confédérée battant toujours en retraite. Jusqu’où cette retraite sera-t-elle poussée ? Il est probable que les confédérés ne regardent plus comme sûr pour eux de livrer bataille au sein des border-states, où à mesure que les fédéraux s’engagent davantage, de nombreuses adhésions à l’union se manifestent. Si les confédérés évacuent les border-states et rentrent dans les états vraiment méridionaux, dans les gulf-states, comme disent les Américains, la campagne actuelle ne verra pas la fin de la guerre, et il n’est pas probable que l’armée du nord aille chercher si loin ses adversaires. Si au contraire le général Mac-Clellan parvient à les joindre, s’il les force à accepter la bataille, s’il les bat, les fédéraux pourront aisément s’emparer des ports du sud, et étoufferont la rébellion en lui fermant toute issue. Quoi qu’il en soit, la prépondérance des forces du nord n’est plus douteuse, et, lors même que le sud obtiendrait quelque avantage partiel, ce succès ne pourrait plus que retarder le dénoûment de la lutte sans en changer le caractère.

e. forcade.


LES SOPRANISTES.

CAFFARELLI.

Le célèbre sopraniste Caffarelli, le compatriote et le contemporain de Farinelli, s’appelait du nom de sa famille Gaetano Majorano. Il est né à Bari, dans le royaume de Naples, le 16 avril 1703, selon quelques biographes suivis par M. Fétis[1], tandis que Grossi le fait naître en 1710[2]. Cette dernière date paraît la plus probable, parce qu’elle s’accorde avec le renseignement fourni par le docteur Burney, qui assure que Caffarelli a débuté à Rome en 1726, ce qui est confirmé par un passage du marquis de Villarosa [3]. Quoi qu’il en soit de la date précise de la naissance de Caffarelli, il était fils d’un pauvre laboureur qui le destinait à conduire, comme lui, la charrue.

L’enfant, au lieu de s’adonner aux petits travaux des champs auxquels il était déjà propre, passait son temps à courir dans les églises où l’on faisait de la musique, ce qui lui attirait de rudes réprimandes de la part de son père. Le jeune contadino fréquentait plus volontiers une église du voisinage dont la chapelle était dirigée par un certain Caffaro. Celui-ci, ayant remarqué l’assiduité de l’enfant à suivre les oflices, l’attira chez lui, examina sa voix et s’assura de ses heureuses dispositions pour la musique. Caffaro alors alla trouver le père du petit Majorano, lui parla avec éloge de la voix et de l’instinct musical de son fils et lui fit entrevoir un bel avenir de fortune, s’il consentait à laisser faire de l’héritier de son nom un rossignol des quatre saisons. On assure que le père, sans se voiler la face de douleur, donna sa bénédiction, et l’enfant fut conduit dans la ville de Norcia, célèbre dans toute l’Italie pour ce genre d’opérations. Ce sacrifice accompli, Caffaro prit le jeune garçon dans sa maison, lui enseigna la lecture et les premiers élémens de la musique, et le mit en état d’aller à Naples prendre des leçons de chant de Porpora. C’est par reconnaissance pour l’homme qui lui avait ouvert les portes de la fortune et de la renommée que le fils du laboureur Majorano prit le nom de Caffarelli, sous lequel il est connu dans l’histoire de l’art.

J’ai déjà parlé du mode d’enseignement que suivait Porpora et de l’importance extrême qu’il attachait à la partie matérielle du mécanisme vocal. Dans cet âge héroïque de l’art de chanter, un sopraniste visait avant tout à étonner le public par les prodiges de son gosier, par l’éclat et la richesse des ornemens mélodiques. Aussi Porpora tenait-il longtemps ses élèves à l’étude du solfeggio avant de leur permettre de s’occuper des paroles et de l’expression morale du sentiment. C’est à Caffarelli, semble-t-il, que s’applique plus particulièrement l’anecdote souvent citée de cinq années consacrées à l’étude exclusive d’une seule page de musique qui contenait tous les exercices possibles de vocalisation. Le jeune Caffarelli, s’impatientant de dire toujours la même chose, aurait demandé à Porpora quand il lui serait permis de renouveler la page et de passer, comme on dit, à un autre exercice. « Lorsqu’il en sera temps, » aurait répondu brusquement le maître. Un jour cependant Porpora, complètement satisfait de son élève, lui aurait dit : « Va, mon enfant, je n’ai plus rien à t’apprendre; tu es le premier chanteur du monde. » — Quoi qu’il en soit de l’authenticité de cette anecdote souvent rapportée, elle prouve du moins l’importance qu’on attachait alors à l’étude du mécanisme vocal.

Après avoir acquis à Naples la réputation d’un écolier plein d’avenir, Caffarelli aurait été engagé au théâtre Valle, à Rome, où il aurait fait ses débuts par un rôle de femme en 1724. Le docteur Burney fait débuter Caffarelli en 1726 dans un opéra intitulé Valdemaro. Ce qui est certain, c’est que la belle voix du sopraniste, sa jeunesse et la grâce de sa personne lui valurent un éclatant succès qui rappelait celui que Farinelli avait obtenu dans la même ville quelques années auparavant. Dans cette même année 1726, Porpora, traversant Rome pour se rendre à Venise, écrivit la musique d’un opéra, Germaniao in Germinia, où Caffarelli avait un rôle important. Il y chantait surtout un air :

Serba costante il core,
Ché di mia spada al lampo
L’altero vincitore,
Vedrai cader sul campo,
Chi dendo in van pietà,


où le virtuose excitait une vive admiration. On aurait tort de croire avec Villarosa, dont le jugement en ces matières n’a aucune autorité, que cet air de Porpora, que chantait Caffarelli avec un si prodigieux succès, fût d’un style sévère et pathétique. « Porpora fit valoir la voix de Caffarelli, dit le biographe que nous venons de citer, en donnant aux paroles toute l’expression voulue, sans charger la mélodie d’ornemens futiles qui fussent en contradiction avec le sentiment; » dundo a queste parole lutta la dovuta espressione, senza caricare il cantante da volate di passaggi ed obliar il sentimento[4]. C’est juste le contraire de la vérité, car la musique de Porpora que nous possédons est surchargée de trilles et d’ornemens de toute nature. Parmi les virtuoses qui chantaient avec Caffarelli dans l’opéra Germanico in Germania, libretto de Nicolo Coluzzi, se trouvait Salimbeni, un sopraniste, élève aussi de Porpora, qui a longtemps vécu à Berlin, où il a charmé le grand Frédéric. Après son début éclatant, Caffarelli parcourut l’Italie, émerveillant les uns, charmant les autres, et gagnant partout des sommes considérables. Il retourna à Rome en 1728, où son succès fut encore plus grand que la première fois, surtout auprès des femmes, dont Caffarelli devint l’idole. On se le disputait, on se l’arrachait, on l’enlevait mystérieusement sans même consulter son goût. Le mari d’une haute et puissante dame l’ayant trouvé dans une position non équivoque, Caffarelli fut obligé de se sauver à travers un jardin et de se cacher dans une citerne, où il passa toute une nuit à méditer sur les conséquences des passions humaines. Il faillit laisser au fond de ce puits ses trilles, ses grupetti, toutes les fleurs de son merveilleux gosier. Caffarelli en fut quitte pour un gros rhume, qui l’empêcha de chanter pendant un mois. Ce n’était pas tout d’avoir échappé à la première fureur de ce mari maussade, qui entendait si peu les mœurs de son temps. La dame qui protégeait le sopraniste crut qu’il était prudent d’entourer son bien-aimé de quatre spadassins, qui avaient ordre de le suivre partout et de veiller sur ses jours. Enfin ce charmant canarino quitta Rome vers 1730, et alla porter ailleurs son ramage et ses séductions innocentes. Où se rendit Caffarelli après son départ précipité de Rome? Rien n’est plus difficile que de suivre ces oiseaux de passage et de trouver la date précise de leurs pérégrinations à travers le monde. M. Fétis dit que Caffarelli alla en 1730 à Londres[5], tandis que le docteur Burney assure que ce n’est qu’en 1738 que le célèbre sopraniste vint en Angleterre. Cette dernière date est confirmée par M. Schoelcher dans la Vie de Handel, qu’il a publiée à Londres en 1857. C’est dans un opéra de Handel, Faramondo, que Caffarelli s’est produit pour la première fois devant le public anglais. Son succès y fut immense, et pendant les quelques années qu’il a passées en Angleterre, il gagna des sommes considérables, et fut comblé de toute sorte de faveurs. Caffarelli retourna en Italie, chanta tour à tour à Venise, à Florence, à Naples, où il produisit un plus grand effet encore qu’à Londres. C’est pendant l’un des séjours qu’il fit dans cette grande ville, pleine de conservatoires, de maîtres illustres et de chanteurs de premier ordre, que Caffarelli entendit parler avec de grands éloges d’un jeune confrère, le sopraniste Gizzielo, qui débutait à Rome. Voulant s’assurer par lui-même du mérite réel de ce nouveau venu dans la carrière, Caffarelli prit la poste, arriva furtivement dans la capitale du monde chrétien, où il avait eu une si belle aventure, et se rendit au théâtre enveloppé dans un grand manteau. A peine eut-il entendu le jeune sopraniste, que, saisi d’admiration, il s’écria d’un ton superbe, au milieu du parterre silencieux : — Bravo, Gizzielo, è Caffarelli che tel dice (bravo, Gizzielo, c’est Caffarelli qui te le dit). — Ce trait et bien d’autres encore, que nous aurons occasion de rapporter, prouvent que la modestie n’était pas la qualité saillante de ce virtuose. En 1740, Caffarelli fut mandé à Madrid par son illustre compatriote Farinelli, à l’occasion des fêtes pour le mariage de l’infant. Il y était avec une cantatrice nommée la Pernozzi, ainsi que le rapporte le président de Brosses dans ses Lettres sur l’Italie. Après la victoire de Velletri, remportée par le roi de Naples Charles VII, qui fut plus tard Charles III d’Espagne, il y eut de grandes fêtes où Caffarelli chanta sur le théâtre de Saint-Charles avec Gizzielo, qu’on avait fait venir de Bologne. Une lutte assez pacifique s’engagea entre ces deux virtuoses, dont l’un brillait surtout par le sentiment, et l’autre par l’éclat de la vocalisation. En 1745, Caffarelli se trouvait à Vienne, où il créa le rôle d’Énée dans la Didone abbandonata de Métastase, mise en musique par Jomelli. Il résulte d’une lettre de Métastase adressée à la princesse Belmonte, de Naples, que Caffarelli était un assez mauvais comédien. Voici les propres paroles du célèbre poète : « Le jour anniversaire de la naissance de notre souverain, l’empereur Charles VI, on a représenté ma Didon abandonnée, ornée d’une musique nouvelle qui, avec justice, a surpris et enchanté toute la cour. C’est une musique remplie de grâce, de science, d’harmonie, et surtout d’expression. Tout y parle, jusqu’aux violons, jusqu’aux contre-basses (tutto parla sino a violini e a contrabbassi). — Je n’ai pas entendu dans ce genre une chose qui m’ait plus vivement touché. L’auteur est un Napolitain qui se nomme Nicolas Jomelli. La Tesi, qui chantait Didon, est rajeunie de dix ans ; Énée, représenté par Caffarelli, est devenu comédien, quantum Caffareliani fragililas potitur, et un Allemand nommé Raff, excellent chanteur, mais froid comédien, a réussi dans le rôle de Jarba, »

Les éloges que fait Métastase de l’œuvre de Jomelli sont curieux, en ce qu’ils donnent une idée de l’état où se trouvait alors l’orchestre des opéras italiens et des améliorations qu’y a introduites Jomelli, qui a été l’un des premiers compositeurs dramatiques de son pays à se préoccuper de cette partie importante de l’art. Caffarelli, qui était très orgueilleux et très infatué de ses succès comme chanteur et comme zerbino d’amore, eut à Vienne un démêlé très grave avec le directeur du théâtre où il chantait. Le sopraniste fougueux voulait se battre à l’épée contre l’impresario, qui se laissa fléchir par la Tesi et par ses propres intérêts, qui eussent été fort compromis, s’il avait percé le merveilleux gosier qui enchantait la cour et la ville de Vienne. Casanova, qui se trouvait à Turin en 1750, y entendit Caffarelli et l’Astrua, cantatrice célèbre aussi par l’éclat de sa vocalisation. Voltaire, qui vit l’Astrua à Berlin, où elle est restée pendant plusieurs années, parle de cette cantatrice dans une lettre à Mme Denis, sa nièce : « Mlle Astrua est la plus belle voix de l’Europe ; mais fallait-il vous quitter pour un gosier à roulades et pour un roi? » Il y eut entre Caffarelli et l’Astrua une de ces rivalités de talent qui sont si fréquentes dans la vie des virtuoses célèbres. Cette rivalité, dont parle le docteur Burney dans une note du quatrième volume de son Histoire de la Musique, donna lieu à des épisodes curieux.

Caffarelli est venu en France. Il a chanté à la cour de Louis XV et pour l’amusement particulier de la seconde dauphine, princesse de Saxe, qui avait un grand goût pour la musique italienne; mais en quelle année Caffarelli a-t-il franchi les Alpes et fait son apparition à Versailles? M. Fétis donne la date de 1750, tandis que le docteur Burney assure que Caffarelli fut envoyé à Paris et à la cour en 1753 par le maréchal de Richelieu, qui était alors ambassadeur de France à Naples. Duclos, dans son Voyage en Italie, parle de Caffarelli. « La manière, dit-il, dont on traite ces castrats doit leur tourner la tête. La seconde dauphine ayant du goût pour la musique italienne, on fit venir en France et à Versailles Caffarelli. Pendant son séjour, on lui entretenait un carrosse et une table de six couverts, traitement pareil à celui du confesseur du roi. Il ne chanta qu’une fois en public : ce fut dans un oratorio, devant l’Académie française, dans la chapelle du Louvre. On lui donna pour paiement une bourse de cent jetons. Sa fatuité en fait de bonnes fortunes était chose curieuse. On ne pouvait s’empêcher de rire du contraste de ses prétentions avec son état,... qui pourtant n’était pas dédaigné par toutes les femmes. »

On raconte aussi que Louis XV, qui avait la voix la plus fausse de son royaume, à en croire Rousseau, fut si charmé du talent de Caffarelli qu’il lui envoya, par un gentilhomme de sa chambre, un présent. Le gentilhomme crut remplir la volonté de son maître en faisant remettre par son secrétaire au virtuose une boite en or. « Quoi, monsieur! aurait dit le sopraniste étonné, voilà ce que le roi me donne? Tenez, ajouta-t-il en ouvrant un meuble, voici trente boîtes dont la moindre a plus de valeur que celle que vous êtes chargé de me remettre. Si le portrait du monarque s’y trouvait au moins! — Monsieur, répliqua le secrétaire, sa majesté ne donne son portrait qu’aux ambassadeurs. — C’est possible, répliqua le chanteur; mais avec tous les ambassadeurs du monde on ne ferait pas un Caffarelli. » Cette réplique ayant été rapportée à Louis XV, le roi s’en amusa beaucoup. La dauphine au contraire, blessée de l’impertinence du virtuose, le fit venir, et lui remit un diamant de prix avec un passeport en disant : « Il est signé du roi, et c’est un grand honneur pour vous. Servez-vous-en tout de suite, car il n’est valable que pour deux jours. » Caffarelli aurait quitté brusquement la France, fort peu content de l’accueil qu’il y aurait reçu. Je n’ai pu trouver dans les journaux du temps aucune trace du passage de Caffarelli à Paris. Cependant un voyageur français, Coyer, qui était à Naples en 176, parle de Caffarelli, qu’il entendit dans la Didone abbandonata de Jomelli, dans les termes que voici : « Caffarelli, qui vous a fait tant de plaisir à Paris, tâchait d’y soutenir sa gloire. » Le grand tragédien anglais Garrick, qui était aussi à Naples dans cette même année de 1764, écrivait au docteur Burney qu’il avait entendu Caffarelli et qu’il en avait été touché (he touched me). Le docteur Burney, qui visita Naples en l’année 1770, rencontra Caffarelli et l’entendit chanter à un âge déjà avancé. « Aujourd’hui mardi, 6 novembre, dit-il, j’ai eu l’honneur de diner avec lord Fortrose. La compagnie était nombreuse et surtout musicale. Barbella et Orgitano y étaient invités. Toute la compagnie était dans la crainte de ne point voir Caffarelli, lorsqu’il arriva. Il était en belle humeur, et, contre toute attente, à peine fut-il entré qu’on obtint de l’entendre chanter. Il a maintenant plusieurs notes faibles dans la voix, mais il possède encore une exécution suffisamment remarquable pour convaincre ceux qui l’entendent qu’il a dû être un chanteur bien étonnant. Il s’accompagna lui-même sur le clavecin. Expression et grâce sont les principales qualités de son talent. Caffarelli me proposa de passer une journée ensemble et de l’employer à causer sur des questions musicales. Il ajouta même que ce serait trop peu pour tout ce que nous avions à dire sur un pareil sujet. Quoique très riche, ce célèbre virtuose chante encore, pour de l’argent, dans les églises et dans les concerts. » Un autre voyageur anglais parle ainsi du grand sopraniste : « Caffarelli est un homme de très bonne mine, très poli, et parle avec beaucoup d’aisance. Il me demanda des nouvelles de la duchesse de Manchester et de lady Francis Shirley, qui, lorsqu’il était à Londres, l’avaient honoré de leur protection. »

Naples était la résidence habituelle de Caffarelli, la ville où il revenait volontiers après ses longs voyages à travers l’Europe. Il y possédait une maison somptueuse qu’il s’était fait bâtir lui-même, et où il vivait entouré de considération. Un soir de l’année 1773, Caffarelli assistait, au théâtre Saint-Charles, à la première représentation d’un opéra de Jomelli, Iphigénie en Aulide[6]. Comme les chanteurs rendaient assez mal la pensée du maître : « temps heureux de ma jeunesse, s’écria Caffarelli avec exaltation, où êtes-vous? N’en doutez pas cependant, monsieur, dit-il à Saverio Mattei, qui rapporte l’anecdote dans ses mémoires sur la vie de Métastase, cette musique divine sera bientôt sur tous les clavecins, et on l’aimera tant qu’il y aura du goût parmi les hommes. »

Caffarelli avait un neveu qu’il aimait beaucoup. Il lui laissa toute sa fortune avec le duché de Santo-Dorato, qu’il avait acheté pour lui. Il est mort à Naples le 1er janvier 1783, fort âgé. Tous les biographes rapportent que Caffarelli avait fait mettre sur la façade de la maison qu’il s’était fait bâtir cette audacieuse inscription : « Amphion a construit Thèbes avec sa lyre, et moi cette maison : Amphion Thebas, ego domum. » A quoi un plaisant aurait répondu : « Oui, mais ille cum, tu sine ! »

Caffarelli était grand, bien fait, d’une figure charmante. Il eut de nombreuses bonnes fortunes qui faillirent lui coûter plus cher encore que sa magnifique voix de soprano. Il ne reconnaissait qu’un rival : c’était son compatriote Farinelli, dont il parlait avec éloge, en disant de sa faveur à la cour d’Espagne : « Il la mérite, car c’est un grand homme et une bien belle voix! »

Nés tous les deux dans le royaume de Naples, morts à un an de distance l’un de l’autre, et tous les deux élèves de Porpora, qu’ils ont laissé dans la misère, Farinelli et Caffarelli ont été les deux chanteurs les plus étonnans du XVIIIe siècle. L’histoire de leur vie et de leur talent résume tout ce qu’il y a eu de plus merveilleux dans l’existence de ce curieux phénomène des sopranistes. Caffarelli était surtout remarquable par l’immense étendue de sa voix de soprano très élevée, par la flexibilité de cet organe, par le luxe de la vocalisation et la grâce de sa personne. Il prodiguait les trilles, les grupetti, les mordans, les appoggiatures, tous les artifices de cette fine joaillerie vocale qui était à la musique dramatique, telle que Gluck la rêvait alors, ce que le style brillante de l’orfèvrerie française sous Mme de Pompadour était au dessin exquis des vases et des bijoux antiques. Froid comédien, acteur maladroit, ainsi que nous l’apprend Métastase, Caffarelli fut un bel oiseau de paradis, dont le ramage ravissait l’oreille sans toucher le cœur. Farinelli au contraire avait une méthode plus châtiée, une manière plus large et plus sobre, que traversait un rayon de douce mélancolie. Les bons avis qu’il avait reçus de Bernacchi et de l’empereur Charles VI, au commencement de sa carrière, avaient épuré son goût, et lui avaient fait rejeter une foule d’oripeaux qui surchargeaient son style. Sa nature morale, qui était plus saine et meilleure que celle de l’orgueilleux et insolent Caffarelli, a pu lui faire entrevoir l’analogie qui existe entre la simplicité du vrai et la simplicité du beau. Quoi qu’il en soit, Farinelli a été, dans l’art de chanter, l’expression la plus exquise de la grâce légèrement émue, tandis que Caffarelli fut un prodige de bravoure, un paon dont le froid ramage égalait l’éclat de son beau plumage.

Au second acte du Barbier de Séville de Rossini, Bartolo dit, après la leçon de chant donnée à Rosine par don Alonzo : « Dans mon temps, c’était une bien autre musique! Lorsque le célèbre Caffarelli chantait le fameux air : — Quando il famoso Caffariello cantara quell’ aria portentosa... » Les quelques mesures d’une mélodie vieillotte que murmure ensuite l’astucieux tuteur sont une espièglerie du grand maestro. La musique que chantait Caffarelli n’était ni si simple ni si primitive. On se ferait une idée plus exacte du style et de la manière de chanter de ce merveilleux sopraniste en le comparant à Mme Persiani, que nous avons entendue pendant tant d’années au Théâtre-Italien de Paris. Cette cantatrice éminente, qui a créé le rôle charmant de Lucie dans le chef-d’œuvre de Donizetti, prodiguait les ornemens les plus compliqués et les plus difficiles dans les morceaux les plus touchans et dans les situations les plus pathétiques. Je me figure donc Caffarelli chantant comme Mme Persiani l’air de la folie du second acte de Lucie :

Spargi d’amaro pianto
Il mio terrestre velo,


le sourire sur les lèvres, et brodant d’une riche vocalisation le thème de sa douleur. Te! devait être à peu près Caffarelli dans la Didone abbandonata de Jomelli, mais avec une figure charmante, une voix incomparable, une longue respiration qui lui permettait de prolonger indéfiniment la tenue d’une note, et avec une bravoure qui a émerveillé l’Europe pendant un demi-siècle.


P. SCUDO.


La France et la musique dramatique ont fait une perte douloureuse. M. Halévy vient de mourir à Nice d’une maladie de langueur. Se sentant affaibli depuis quelque temps, M. Halévy était allé passer l’hiver dans ce coin de terre dont le climat est si doux aux organisations ébranlées. Il y a fini ses jours à peine âgé de soixante-trois ans, étant né à Paris le 27 mai 1799. Issu d’une famille Israélite qui n’était pas, je crois, dans une position aisée, M. Halévy est entré au Conservatoire de Paris en 1809. Admis dans une classe de solfège, il s’y fit immédiatement remarquer par des progrès rapides. Il étudia le piano, l’harmonie, puis le contre-point sous la savante direction de Cherubini, dont il a été l’élève le plus brillant. Admis au concours de l’Institut en 1816, M. Halévy remporta le premier prix de composition en 1819, et partit pour Rome l’année suivante. M. Halévy était de retour à Paris en 1822.

On sait quels sont les obstacles qui attendent un musicien français qui a fini ses études et qui aspire à se faire connaître dans la seule carrière qu’il lui soit possible de parcourir, — la carrière dramatique. On peut assurer, sans trop d’exagération, que la plus belle moitié de la jeunesse d’un compositeur se passe à chercher un poème d’abord et à trouver un directeur qui veuille seulement prendre connaissance de son travail. Ce temps d’épreuve ne fut point épargné à M. Halévy, car ce n’est qu’en 1827 qu’il parvint à faire jouer au théâtre Feydeau l’Artisan, opéra-comique en un acte. Un opéra italien en trois actes, Clari, dont le principal rôle fut chanté par Mme Malibran, représenté en 1829, fut une tentative plus heureuse, et recommanda le nom du jeune compositeur. Après d’autres essais peu brillans, tels que le Dilettante d’Avignon, opéra-comique en trois actes, et plusieurs autres ouvrages encore qu’il est inutile de citer, ce n’est que par la Juive, grand opéra en cinq actes représenté en 1835, que M. Halévy sortit de la foule des hommes de talent et prit une position évidente dans l’art de son pays. L’Éclair, opéra-comique en trois actes, donné la même année, confirma la réputation du maître. Parmi les nombreux ouvrages que M. Halévy a produits successivement pendant vingt-cinq ans, il nous suffira de citer Charles VI, la Reine de Chypre, deux grands opéras en cinq actes, le Val d’Andorre, les Mousquetaires de la Reine, opéras-comiques en trois actes, pour donner une idée du labeur de ce maître, qui était en même temps un écrivain disert, sachant toucher à plus d’un sujet, ainsi qu’il l’a prouvé comme secrétaire de l’Académie des Beaux-Arts. Caractère honorable et plein d’aménité, très sensible à la critique, M. Halévy ne s’est cependant jamais beaucoup préoccupé d’en atténuer les vivacités. Lui-même était d’une extrême bienveillance pour ses confrères que le sort traitait plus favorablement. Ce n’est pas le moment de porter un jugement définitif sur les travaux de ce maître distingué, dont les ouvrages font partie du répertoire courant des trois théâtres lyriques de Paris; nous n’avons voulu aujourd’hui que fixer quelques dates et dire un simple mot sur l’auteur de la Juive, si prématurément enlevé à l’art, qu’il a beaucoup aimé et beau- coup servi.


P. SCUDO.


Œuvres d’Adam Miçkiewicz, édition complète (en polonais)[7].

Le nom de Miçkiewicz est un de ceux qui réveillent les plus grands souvenirs de la poésie moderne; il n’est plus seulement polonais, il est devenu européen; il a été mis dans cette Revue même, il y a déjà plus de vingt ans, à côté de ceux de Goethe et de Byron. C’est qu’en effet l’auteur des Pèlerins, des Aïeux, du Sieur Thaddée, sans cesser d’être profondément national par son génie, s’est élevé à ce degré où l’inspiration prend en quelque sorte un caractère universel. Miçkiewicz était un représentant assez illustre de l’art européen, un esprit assez éminent pour qu’en 1840 M. Cousin, dans son passage au ministère de l’instruction publique, créât pour lui au Collège de France une chaire de langue et de littérature slaves. Après sa mort, l’empereur Alexandre II, montant sur le trône, avait eu la libérale idée d’autoriser la publication de ses œuvres en Pologne même, au profit de ses enfans. Il arrive souvent par malheur que le tsar propose et que la censure dispose. La censure disposa si bien des œuvres de Miçkiewicz qu’elle les défigura, supprimant des pages entières, faisant disparaître toute une partie des Aïeux, opérant des changemens. C’est justement pour rétablir la pensée du poète dans son intégrité que paraît en France aujourd’hui une édition vraie et complète avec un beau et frappant portrait gravé sous la direction de M. Henriquel-Dupont. Cette édition a été faite avec une scrupuleuse attention. Outre tout ce qui avait déjà vu le jour du vivant de l’auteur, elle contient des fragmens inédits, notamment une nouvelle partie des Aïeux écrite à Kowno dans la jeunesse du poète. Là aussi se retrouve tout ce qu’on a pu réunir des lettres de Miçkiewicz, qui n’avait guère la passion épistolaire. Telle qu’elle est, cette correspondance ne jette pas moins de vives lumières sur l’existence de l’auteur des Pèlerins, particulièrement pendant son exil à Moscou. Les lettres à sa femme, au poète Garczinski, révèlent parfois des détails touchans de cette vie éprouvée. Une de ces lettres ne laisse point d’être curieuse et se lie d’une façon étrange à notre histoire; elle a trait au cours que Miçkiewicz professa longtemps en France, qui fut suspendu en 1852 et dont les leçons ont été publiées en français.

Les souffrances de l’exil, un sentiment ardent et profond des douleurs de sa patrie, les inclinations d’une âme mystique se réunissaient en lui et le prédisposaient aisément à une surexcitation qui touchait à l’illuminisme. Son cours est plutôt une œuvre d’intuition que de réflexion. Une de ses idées extraordinaires était une sorte de divinisation de Napoléon. Pendant que la France d’alors était tout entière aux préoccupations du régime sous lequel elle vivait et se croyait fixée dans une forme durable d’institutions, ce poète polonais, étranger à tout ce qui se passait autour de lui, exaltait l’idée napoléonienne et en prédisait l’avènement. Pour beaucoup d’esprits, ce n’était qu’une bizarrerie. Quelques années après, cette bizarrerie, comme on aurait pu l’appeler alors, était une réalité ; mais ce qui est plus bizarre encore, c’est que, dès les premiers mois de 1852, Miçkiewicz était révoqué de ses fonctions de professeur par un décret fondé sur ce qu’il s’était écarté de l’objet de son cours, qui était l’enseignement de la langue et de la littérature slaves, et c’est en réponse à ce décret que Miçkiewicz écrivait cette lettre curieuse : « Il ne m’appartient pas, monsieur le ministre, d’apprécier une mesure que vous avez trouvée nécessaire et que la loi vous autorise à prendre à mon égard ; mais en quittant mes fonctions il me reste à remercier en votre personne le gouvernement français des nombreuses preuves de bienveillance que j’en ai reçues dans différentes occasions. Je crois également de mon devoir de m’expliquer encore sur les motifs qui, durant mon enseignement, me firent plus d’une fois sortir de la lettre du programme et même du caractère propre à un enseignement purement scientifique. Dans le cours de mes études sur les Slaves, j’ai été amené à parler des rapports entre les peuples de cette race et la nation française. J’ai dû alors prendre la personnalité de Napoléon et l’idée qu’il représentait pour centre et symbole de ces rapports. L’influence de l’idée napoléonienne sur les Slaves était un sujet étrange pour un public français, et ce que je disais alors a dû exciter les défiances du pouvoir en même temps que l’étonnement du public. Cependant les événemens de ces dernières années vinrent confirmer en grande partie des prévisions réputées imaginaires. Ainsi les motifs qui me faisaient, comme professeur, sortir de la lettre du programme étaient du genre de ceux qui obligent parfois les hommes d’état les plus scrupuleux à sortir de la lettre de la loi pour en maintenir l’esprit. » Chose étrange! ce que Miçkiewicz avait pu dire dix ans auparavant, sous un autre gouvernement, pour préconiser l’idée napoléonienne, il ne le pouvait plus le jour où cette idée elle-même se faisait de nouveau gouvernement. Il était de la nature des prophètes, qu’on ne croit pas avant l’événement, et qu’on met de côté quand la prophétie est accomplie; mais il était surtout, et avant tout, de la nature de ces êtres privilégiés dont les souffrances, transformées par l’inspiration, deviennent la plus éclatante et la plus émouvante poésie.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.

  1. Biographie universelle des Musiciens, article Majorano.
  2. Diografia degli uomini illustri del regno di Napoli.
  3. Memorie dei compositori di Musica del regno di Napoli.
  4. Memorie dei compositoci di Musica del regno di Napoli, p. 169.
  5. Biographie universelle des Musiciens, première édition.
  6. Le chef-d’œuvre de Gluck est de 1774.
  7. 11 vol. in-8o, Paris 1861, chez Martinet.