Chronique de la quinzaine - 14 avril 1874

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Chronique no 1008
14 avril 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1874.

Au moment où nous sommes, il y a trois pays de l’Europe où la politique garde un certain caractère aigu, et par une curieuse coïncidence, ce sont les trois pays dont le nom s’est trouvé mêlé aux dernières tragédies continentales, — la France, l’Allemagne, l’Espagne. Pour la France, c’est une crise de convalescence au sortir des plus formidables épreuves ; pour l’Allemagne, c’est l’embarras, le trouble d’une croissance précipitée et violemment accomplie ; pour l’Espagne, c’est la difficulté même de vivre, éclatant dans une guerre civile qui arrive à son paroxysme. Pendant ce temps, l’Angleterre fête ses soldats et son général revenant de la campagne contre les Achantis. L’Italie vient de célébrer le vingt-cinquième anniversaire de l’avènement du roi Victor-Emmanuel, mesurant avec une fierté tranquille du haut des collines de Rome le chemin qu’elle a parcouru depuis le jour où le souverain, qui est maintenant au Quirinal, ramassait la couronne dans les ruines sanglantes de Novare. L’Autriche-Hongrie met ordre à ses crises ministérielles à Pesth et à ses affaires confessionnelles à Vienne. La Russie n’a rien qui l’inquiète, pas plus dans son existence intérieure que dans ses relations diplomatiques. Ainsi va le train du monde européen, paisiblement pour les uns, laborieusement pour les autres, non sans une certaine préoccupation de l’avenir et de l’inconnu pour tous.

Cet avenir, l’avenir de demain, c’est certainement la première et la plus légitime des préoccupations de la France. Dans quelles conditions notre pays se fixera-t-il ? quelles institutions, quel gouvernement lui donnera-t-on ? L’assemblée, en prenant ses vacances jusqu’au mois de mai, n’a pas laissé la question fort avancée par les derniers débats et les derniers incidens de la session ; elle l’a livrée au contraire incertaine et obscure à la passion des partis, qui, dans le vide des vacances parlementaires, s’occupent à l’obscurcir un peu plus encore par d’assourdissantes polémiques. Oui, en vérité, c’est à cela que députés en congé et journalistes de l’orthodoxie monarchique passent leur temps avec plus d’âpreté que jamais : ils discutent sur le septennat, ils mettent même une hautaine ironie à lui dénier l’existence, et si le gouvernement s’avise de leur dire qu’ils abusent, que le septennat existe, que personne n’a le droit de le contester, c’est comme s’il ne disait rien, polémiques et manifestes recommencent le lendemain. Il faut en prendre un peu son parti ; tant que le problème de l’organisation constitutionnelle ne sera pas résolu, on en sera là, on croira toujours possible de surprendre la crédulité publique : légitimistes, bonapartistes, radicaux, empiriques de toute sorte, s’épuiseront en ardeurs factices, en subtilités, en démonstrations merveilleuses pour persuader à la France qu’elle est malade, bien malade, qu’eux seuls peuvent la sauver par la vertu magique de leur principe ou de leur recette.

Rien n’est plus clair, les légitimistes l’assurent, il n’y a que le roi, le vrai roi du drapeau blanc et de la vieille tradition, qui puisse résoudre toutes les difficultés et arrêter la France sur la pente de l’abîme où elle va s’engloutir un de ces jours. Sans le roi, tout est en péril ; il n’y a plus de temps à perdre, il faut que dès son retour l’assemblée se décide à ce grand acte de salut public. — Par contre, les bonapartistes ne sont pas moins formels en jurant leurs grands dieux, en prouvant par leur expérience qu’il n’y a pour nous sauver que l’appel au peuple, le plébiscite. À ce prix, nous redevenons « la grande nation, » — probablement la grande nation du mois de juillet 1870 ! Sinon, et c’est un homme sûr de son affaire, c’est M. Émile Ollivier qui le dit, « nous disparaîtrons comme nation dans les convulsions intestines ; nous ne conserverons plus comme individus que les séductions asiatiques des Athéniens de la décadence. » Voilà qui est positif. — À leur tour surviennent les radicaux, déclarant tout aussi solennellement à la France qu’il n’y a plus d’autre remède que la dissolution de l’assemblée, la proclamation définitive de la république, que sans cela tout est fini, on court à la guerre civile : de telle sorte que la France, ne pouvant évidemment donner raison à tout le monde, est toujours perdue dans un cas ou dans l’autre, si elle préfère le roi à l’empereur ou l’empereur au roi, ou la république, — même la république septennale, — à la royauté et à l’empire. Des prophètes, comme M. Du Temple et M. Émile Ollivier, se lèvent pour nous prédire notre sort. Si la catastrophe arrive, ce ne sera pas par leur faute, ils nous auront prévenus. La catastrophe prochaine, imminente, est à l’heure présente le dernier mot de toutes les polémiques et de toutes les lettres qu’on écrit. À ce compte, les étrangers n’auraient plus qu’à prendre acte de ces vaines déclamations, de ces témoignages passionnés ou intéressés rendus contre nous-mêmes, pour considérer la France comme une nation déchue, qui est au bout de son rôle, qui n’a plus désormais que le choix de la manière de disparaître. Et voilà l’œuvre de patriotisme que les partis accomplissent ! Ils commencent par diffamer le pays pour mieux le sauver ; ils ne se font faute de représenter sous les plus sombres couleurs les misères, même, si l’on veut, les faiblesses de ce grand et généreux patient, au risque de laisser croire à une décadence presque irrémédiable.

Eh ! sans doute, les événemens ont fait à la France une condition dure ; ils l’ont placée entre tous les périls, sous le poids d’un fardeau accablant, en présence des insurrections, d’une occupation étrangère, d’une effrayante indemnité de guerre à payer et d’un gouvernement à reconstituer. Rien n’a manqué, la France a épuisé toutes les épreuves, et ce serait aujourd’hui une bien étrange méprise de se figurer que, parce que la convalescence n’est pas complète, parce qu’il reste encore des traces de ces terribles crises, parce que les forces du malade ne sont pas entièrement revenues, le pays a besoin de tous ces médecins qui accourent avec leurs offres de guérison miraculeuse. Ce qui a été accompli jusqu’ici, la France l’a fait en vérité par elle-même, par l’énergie de sa constitution intime, par la bonne volonté de vivre, en dehors de tous ces partis turbulens, frivoles, aveugles, arrogans, — et remarquez bien ceci : toutes les fois que ces partis ont voulu intervenir, ils n’ont réussi qu’à interrompre, à compromettre l’œuvre réparatrice en offrant le spectacle de leurs prétentions et de leur impuissance. Dans cette laborieuse histoire de trois années, c’est toujours le pays qui est calme, patient, non sans anxiété quelquefois, mais acquis d’avance à toutes les solutions raisonnables qui ne l’entraînent pas dans des aventures, prompt à se remettre au travail dès qu’on lui laisse un peu de paix ; ce sont les partis qui s’agitent dans un intérêt de domination, qui cherchent dans les crises publiques une occasion de triomphe, et s’ils redoublent d’impatience aujourd’hui, s’ils semblent disposés à livrer une dernière bataille au risque de tout ébranler, c’est précisément parce qu’ils sentent que la France leur échappe, parce qu’ils commencent à s’apercevoir qu’ils ne peuvent plus même compter sur un gouvernement dont ils ont espéré se servir.

On a beau s’efforcer d’émouvoir le pays, le menacer de la perdition et de l’abîme, le pays ne se sent ni si menacé d’être perdu, ni si pressé de se rendre aux arrogantes sommations des partis. Sans méconnaître les dangers qu’on lui crée ou qu’on aggrave et qui le troublent, il garde malgré tout une certaine foi en sa propre vitalité, en ses destinées. Ce qu’il a commencé, il ne demande pas mieux que de le continuer dans les mêmes conditions, sans esprit exclusif, par le concours de toutes les bonnes volontés. Que veut-on de plus ? quelle étrange prétention de vouloir lui faire croire qu’il va mourir, s’il ne se fait pas légitimiste ou bonapartiste, s’il s’obstine à repousser les bienfaits d’une constitution d’octroi royal ou d’un plébiscite impérialiste ! La France reste la France, même quand elle n’a pas d’autre étiquette. Elle pratique spontanément et sans le savoir cette politique qu’un des hommes les mieux inspirés du ministère, M. de Fourtou, résumait ces jours derniers encore, tout en assurant qu’il ne voulait pas faire de politique, dans un discours adressé à une réunion des sociétés savantes de France. « Les constitutions passent, disait-il, les peuples restent. Les institutions politiques peuvent tomber, quand la nation qui leur survit est fière de ses traditions et jalouse de sa gloire, ces catastrophes ne l’ébranlent pas pour longtemps ; après de courtes hésitations, elle reprend bientôt possession d’elle-même, et elle retrouve dans le travail, dans la concorde et dans la paix les instrumens nécessaires de sa régénération… Travaillez donc avec confiance… » Voilà du moins un langage élevé, cordial, bon à faire entendre partout, s’adressant à tous les esprits sincères, à toutes les bonnes volontés patriotiques.

Le gouvernement qui a été décrété au mois de novembre dernier n’a point de sens, ou il a été précisément créé pour répondre à cet instinct public, à ces besoins de conciliation et de paix, pour donner au pays une certaine sécurité, une certaine stabilité, non par le triomphe de l’esprit de parti, mais par l’accord de toutes les opinions modératrices. Qu’on ait voulu ou qu’on n’ait pas voulu lui donner ce caractère en l’instituant, c’est sa destination nécessaire, et plus il tend à s’en rapprocher, plus les partis exclusifs lui témoignent de dépit et d’hostilité. Si ces partis ont cru faire autre chose, ils se sont trompés ; ce n’est ni par eux ni pour eux que le gouvernement peut et doit exister, et M. le maréchal de Mac-Mahon l’a bien senti lorsqu’il a dit lui-même et fait répéter récemment encore qu’il n’a d’engagement avec personne, si ce n’est avec le pays, qu’il veut gouverner « avec les modérés de tous les partis. » C’est qu’en effet ce gouvernement fondé pour sept ans ne peut être qu’un gouvernement de concordat et de trêve pour rester un pouvoir d’équité et de sécurité. Les sollicitations de l’instinct public, la force des choses, les hostilités même des partis extrêmes, lui tracent les conditions de large conciliation qui sont sa raison d’être et sa force. Le ministère a mis quelque temps à se décider ou du moins à préciser sa pensée, sans doute par des considérations parlementaires, pour ménager sa majorité. Aujourd’hui, sous peine de laisser disparaître le caractère et l’autorité du pouvoir qu’il représente, il est obligé d’y arriver, et le voilà avertissant les journaux d’avoir à mettre de la mesure dans leurs discussions, adressant, par l’organe de M. le ministre de la justice, une circulaire aux procureurs-généraux pour leur faire un devoir de surveiller les polémiques qui tendraient à mettre en doute la loi de prorogation du 20 novembre. Pour le gouvernement, la loi de novembre « a lié l’assemblée et lié le pays par une résolution incommutable ; » elle a placé « les pouvoirs du maréchal et leur durée au-dessus de toute contestation, » de sorte que cette contestation devient un délit qui doit être réprimé. La loi du 20 novembre a « un caractère constitutionnel et obligatoire pour tous. »

L’acte auquel vient de se décider le ministère a une portée sérieuse et dit tout ce qu’il paraît dire, nous le supposons, car il serait peu digne de mettre la justice en mouvement, d’avertir des journaux pour prolonger une équivoque, d’avoir l’air d’affirmer l’autorité irrévocable d’un gouvernement et de ménager encore des susceptibilités de parti par certaines habiletés de langage, d’exciter le zèle des procureurs-généraux contre ceux qui contesteraient les pouvoirs de M. le président de la république et de paraître effacer ce titre dans le texte d’une circulaire. Non, cela n’est pas possible, l’honorable M. Depeyre, garde des sceaux de M. le président de la république, aura oublié ce titre, il aura laissé aux procureurs-généraux le soin de le rappeler, car il n’est pas à supposer que M. le garde des sceaux ait entendu scinder la loi du 20 novembre, séparer la durée des pouvoirs confiés à M. le maréchal de Mac-Mahon du titre qualificatif du chef du gouvernement. Ce serait réveiller ou entretenir toutes les incertitudes en paraissant vouloir les dissiper. L’acte du ministère reste donc parfaitement net, il garde toute sa valeur, et les circonstances dans lesquelles il se produit en déterminent le sens : c’est évidemment une réponse aux contestations passionnées des légitimistes, qui ne veulent pas laisser le roi « à la porte du septennat, » et aux doutes ironiques des bonapartistes, qui comptent sur l’imprévu pour ouvrir cette porte à l’empereur. Ainsi c’est un acte sérieux, une manifestation politique décisive, et de plus c’est un engagement. Les déclarations qui viennent de paraître ont en effet leurs conséquences. Elles impliquent pour ce septennat, placé désormais sous la sauvegarde des répressions judiciaires, la nécessité de se compléter par les institutions qui peuvent l’aider à fonctionner, de s’organiser et de se placer, sans précipitation si l’on veut, mais sans arrière-pensée, dans les conditions pratiques de cette large conciliation des opinions modérées où il peut trouver son véritable équilibre et son efficacité. C’est là toute la question, telle qu’elle est posée en quelque sorte par les derniers actes ministériels, telle qu’elle se présentera sans doute au moment où l’assemblée se retrouvera le 12 mai à Versailles.

Cette question, elle se résume désormais en deux faits inévitables, et on pourrait dire inséparables : le vote des lois constitutionnelles et le rapprochement des « modérés de tous les partis, » pour faire vivre l’institution nouvelle. Le ministère, même en y mettant tous les ménagemens possibles, n’a pu assurément se méprendre sur la portée de ce qu’il faisait. S’il n’a pas pris cette initiative pendant que l’assemblée était encore réunie, c’est que probablement il a voulu laisser à tout le monde le temps de réfléchir pour arriver au 12 mai avec un esprit pénétré de la situation du pays. Avant ce jour, où éclateront sans doute des luttes nouvelles, où se mêleront les partis et où devra se former une majorité ralliée à la nécessité d’une organisation constitutionnelle, il y a un mois encore. C’est à tous les esprits modérés et prévoyans de profiter de ce temps de répit pour congédier les ressentimens personnels, pour apaiser les rivalités, les querelles secondaires, et préparer à la France quelques années de repos sous un régime qui n’ait point sans cesse à se défendre contre les interprétations captieuses et les pressions des partis extrêmes, qui n’ait à s’occuper, avec le concours de tous, que du pays et de ses intérêts.

Après tout, ces partis, qui revendiquent sans cesse l’héritage du gouvernement de la France, les uns au nom de la royauté traditionnelle, les autres au nom de l’empire, ces partis sont plus turbulens que puissans. Ils font du bruit, ils en imposent quelquefois par des agitations factices, et ils seraient bien embarrassés, s’ils devaient arriver à un résultat, parce qu’alors on les jugerait, non sur leurs prétentions et leurs manifestations, mais sur leurs titres, sur, ce qu’ils représentent aux yeux de la France. Que représentent les bonapartistes pour la France ? Ils parlent d’appel au peuple, de plébiscite, de la prospérité des dix-huit ans, croyant sans doute ainsi surprendre les esprits simples. Ils pensent qu’on a oublié les désastres de 1870. Si on pouvait les oublier, à chaque instant des circonstances nouvelles, des révélations inattendues, viendraient raviver ces tristes souvenirs. Voilà donc une fois de plus démontrée l’habileté diplomatique avec laquelle le gouvernement impérial avait préparé cette effroyable guerre ! M. le duc de Gramont avait cru pouvoir se servir, il y a quelque temps, d’un passage détaché d’une dépêche de M. le comte de Beust pour laisser croire à des combinaisons savantes, à des alliances certaines. Elle vient d’être publiée, cette dépêche de M. de Beust, elle sort bien à propos de l’obscurité des archives secrètes d’où l’a tirée une main inconnue, et que dit-elle ? Rien de plus que ce qu’on savait ou ce qu’on soupçonnait. La dépêche de M. de Beust accuse plus vivement encore la légèreté avec laquelle on a pu voir la garantie d’un concours prochain là où il n’y avait qu’une promesse bien éventuelle. Oui, sans doute, M. de Beust s’empresse de reconnaître la solidarité des intérêts autrichiens et des intérêts français ; mais l’Autriche avait besoin de détourner l’attention de la Russie, dont les connivences avec la Prusse étaient parfaitement connues ; elle avait besoin de temps pour compléter ses armemens, pour préparer une action commune avec l’Italie. Avant que tout cela fût accompli, il fallait plusieurs mois, de sorte que ces alliances dont on parle nous étaient promises pour un moment où il était vraisemblable qu’elles ne seraient plus nécessaires. Est-ce pour recommencer de si brillantes campagnes que l’empire nous offrirait ses services, comptant sur l’oubli de la France ?

La politique emporte tout, les souvenirs, les passions, les gouvernemens et les hommes. Au milieu de ces luttes ardentes du moment, la mort vient d’enlever brusquement, du coup le plus imprévu, un homme jeune encore, dans la maturité de la vie et dans l’essor de son ambition, M. Beulé, qui n’avait pas encore cinquante ans. Nul n’avait eu une carrière plus brillante que M. Beulé, celui que Sainte-Beuve appelait autrefois « l’heureux Beulé, » Tout lui avait souri, tout avait servi à sa fortune, l’archéologie, l’histoire, les arts, le talent littéraire, une habileté qui savait saisir les occasions. La politique l’a fait député et ministre au 24 mai. En un instant, la mort a brisé cette existence, qui pouvait produire encore tant d’œuvres de mérite et réaliser toutes les espérances que son talent, ses brillans débuts, devaient faire concevoir.

Un spectacle singulier s’offre en Allemagne, Certes la fortune a dépassé par ses faveurs tout ce que pouvait rêver l’orgueil teuton. Les Allemands ont la gloire des armes, les conquêtes qu’ils ont voulu garder, l’argent qu’ils ont réclamé, la puissance que donnent les succès les plus prodigieux, l’unité nationale ou impériale créée par les événemens les plus inattendus. Les hommes qui régnent et gouvernent à Berlin sont les premiers à se vanter d’être les arbitres de l’Europe, de disposer de toutes les alliances, de nouer des combinaisons avec Saint-Pétersbourg, Vienne ou Rome. Qui donc conteste ces étonnantes transformations ? qui menace le nouvel empire ? Et pourtant cet extérieur de puissance semble cacher d’intimes malaises. On dirait que cette politique allemande si heureuse, si comblée de succès, n’est pas tranquille, qu’elle a une sorte de sentiment secret des luttes et des embarras qu’elle s’est préparés. Elle se réduit à un état de tension inquiète et permanente. M. de Moltke n’est pas le seul à prétendre que l’Allemagne est condamnée à défendre pendant un demi-siècle les conquêtes qu’elle a faites en six mois. Ce que M. de Moltke disait au point de vue militaire, un membre du Reichstag, M. de Sybel, le répète d’une manière plus générale dans une lettre à ses électeurs de Marburg. À entendre M. de Sybel, l’Allemagne n’est pas en position de désarmer de sitôt. Il s’écoulera bien du temps « avant que l’Europe se soit habituée au nouvel état de choses, avant que les ennemis extérieurs et intérieurs de l’empire allemand aient compris l’inutilité de leurs efforts. » Jusque-là il faut s’attendre à vivre « dans une période de luttes où chaque faux pas peut devenir fatal. » Jusque-là il faut donner sans compter à l’État tous les moyens nécessaires à sa victoire, et désarmer des adversaires dont « le triomphe marquerait la fin de la liberté intellectuelle en Europe et la ruine de l’empire allemand, » La lettre de M. de Sybel est en un mot un manifeste de guerre contre l’adversaire extérieur, cela va sans dire, — et aussi contre l’ennemi intérieur, l’église catholique. C’est là ce que le député de Marburg appelle « le point brûlant » de la politique allemande. Le tableau n’est point en vérité des plus rassurans. Tout cela signifie que l’Allemagne se sent agitée, et, comme si ce malaise devait prendre une forme personnelle et sensible, l’homme par qui la politique allemande vit et poursuit son œuvre depuis bien des années, M. de Bismarck est lui-même malade. Cette organisation vigoureuse, altière et irritable a fini par être atteinte en plein combat. Le chancelier de l’empire est pour le moment condamné à se débattre entre les affaires, qui attirent son impatiente activité, et les souffrances, qui le réduisent à une immobilité douloureuse.

La maladie de M. de Bismarck est certainement une complication de plus au milieu des luttes parlementaires et religieuses qui s’agitent en Allemagne. Le fait est que, pendant quelques jours, on a été à se demander si gouvernement et parlement allaient se trouver en conflit, comme avant 1866, au sujet de l’organisation militaire. Autrefois il s’agissait de l’état militaire de la Prusse, il s’agit aujourd’hui de l’état militaire de l’empire allemand ; au fond, la difficulté est la même, La question est toujours de savoir si l’armée reste l’affaire exclusive du souverain et de ses ministres, ou si elle dépend, dans sa constitution organique, de l’autorité parlementaire. Le gouvernement impérial avait proposé récemment au Reichstag un contingent de paix s’élevant à 401 000 hommes, et il demandait surtout que ce contingent fût fixé d’une manière permanente et irrévocable, sans avoir à subir l’épreuve d’un vote annuel. Le premier mouvement de la commission parlementaire a été, non-seulement de réclamer une réduction considérable du chiffre de l’armée, qu’elle voulait ramener à 360 000 hommes, mais encore et surtout de maintenir pour le Reichstag le droit de contrôle par le vote annuel. C’était le vieux conflit qui reparaissait, et il pouvait avoir d’autant plus de gravité que bon nombre de libéraux-nationaux qui soutiennent M. de Bismarck depuis 1870 reculaient devant cette humiliation d’un désaveu public de toutes leurs opinions sur les prérogatives parlementaires. C’était dur pour des libéraux de se résigner à reconnaître, selon le mot ironique d’un radical allemand, M. Jacobi, que « l’empereur seul a le droit de régler ce qui a trait aux institutions militaires de l’empire. Quant au Reichstag, il a le devoir d’accorder les crédits qu’on lui demandera. » C’est là au fond toute la question. Les libéraux-nationaux ont fait des façons pendant quelques jours, ils se sont donné un certain air de résistance ; ils ont fini par se rendre à une espèce de transaction qui accorde au gouvernement tout ce qu’il demandait, en limitant toutefois à une durée de sept ans la fixation du contingent. L’empereur, M. de Bismarck et M. de Moltke vont avoir ainsi leur septennat militaire.

À vrai dire, si grave que parût ce conflit, le dénoûment n’était pas difficile à prévoir, il était inévitable dans la situation actuelle. Aujourd’hui comme il y a dix ans, bien plus qu’il y a dix ans, l’empereur Guillaume attachait trop de prix à rester le maître absolu de l’armée pour céder sur un tel point. Il ne l’avait pas caché dans les réceptions qui ont eu lieu à l’occasion du soixante-dix-huitième anniversaire de sa naissance. Il l’avait dit à ses généraux, il l’avait laissé entendre dans une allocution au magistrat municipal de Berlin, et dès que l’empereur, retrouvant sa verdeur de volonté, se montrait prêt à braver le conflit jusqu’au bout, il y avait toutes les chances possibles pour que le parlement finît par céder à une injonction peu déguisée. M. de Bismarck lui-même, tout malade qu’il soit, n’a pas laissé d’intervenir. Deux députés, M. Lucius et M. Dietze, ont voulu avoir de ses nouvelles, ils ont été reçus par lui, et le chancelier de l’empire ne s’est pas trouvé si souffrant qu’il n’ait pu leur parler avec sa tranchante décision. Il a laissé entrevoir, — peu sérieusement sans doute, — l’alternative de sa démission ou d’une dissolution du parlement. Il paraît même avoir donné une raison assez curieuse pour déterminer le vote des nationaux-libéraux ; il aurait dit que lui avait bien changé plusieurs fois d’opinion quand il l’avait jugé nécessaire, que les libéraux-nationaux pouvaient bien en changer aussi dans un intérêt public. Les sorties et les menaces de M. de Bismarck blessent quelquefois, elles ne manquent guère de produire leur effet. Il fallait plier, et on a plié. Au fond, la véritable raison est la préoccupation de tout ce qui peut venir de la France. C’est le grand argument qui fait tout accepter aujourd’hui en Allemagne, à l’aide duquel les libéraux-nationaux se déguisent à leurs propres yeux leurs défections en parlant comme M. de Sybel « des projets de revanche et des armemens de la France. »

Est-ce que la France menace l’Allemagne ? Est-ce qu’elle peut avoir ni aujourd’hui ni de longtemps ces projets de revanche qu’on lui prête ? Est-ce que les armemens qu’elle reconstitue dépassent ce que doit faire une grande puissance qui veut garder sa place parmi les nations ? Les Allemands éclairés ne peuvent s’y tromper ; s’ils étaient sincères avec eux-mêmes, ils ne craindraient pas de s’avouer que ce sentiment d’inquiétude et de malaise dont leurs propres armemens sont l’expression tient à des causes plus générales, à toute une situation qu’ils ont créée et où la France n’est pas seule en jeu, à des conditions européennes que M. de Moltke du reste n’a point hésité à caractériser. C’est la conséquence de la politique que M. de Bismarck a inaugurée, non-seulement en érigeant au centre de l’Europe une Allemagne conquérante, mais en engageant des luttes religieuses faites pour lui créer des difficultés nouvelles par l’agitation qu’elles provoquent. Le gouvernement impérial se lance plus que jamais dans cette guerre de religion. Voilà le troisième prélat catholique qu’on arrête et qu’on emprisonne. Ces jours derniers, c’était l’archevêque de Cologne, qui a tenu à ce qu’on employât la force pour le conduire en prison. Les populations catholiques s’émeuvent nécessairement, les résistances se manifestent et trouvent un écho jusque dans le parlement de Berlin. Les libéraux-nationaux jugent que tout est pour le mieux, ils soutiennent M. de Bismarck précisément pour sa politique religieuse autant que pour sa politique nationale, et ils sont disposés à lui livrer dans l’intérêt de cette cause toutes les prérogatives parlementaires ; soit. Est-ce que la France et ses prétendus « projets de revanche » et ses armemens sont pour rien dans cette agitation ? Qu’on cesse donc de voir des prétextes là où il n’y en a pas, et si l’Allemagne éprouve comme un sentiment d’inquiétude dans ses grandeurs nouvelles, qu’elle n’en cherche le secret que dans l’impatience de domination qui l’entraîne, dans une politique qu’elle est seule à pratiquer aujourd’hui, à laquelle M. de Bismarck a vainement essayé de rallier l’Autriche et l’Italie.

On raconte qu’un certain jour du printemps de 1870 le prince de Hohenzollern, alors candidat secret au trône d’Espagne, s’était rendu chez le roi Guillaume, qui le détournait de courir cette aventure. Le jeune prince, au sortir de l’audience royale, allait chez M. de Bismarck, qui l’encourageait très fort au contraire et montrait même quelque irrévérence à l’égard des scrupules de son souverain. « Allez, disait-il, un sous-lieutenant n’a pas tous les jours l’occasion d’accepter une couronne. » M. de Bismarck, sans regretter son audace et ce qu’il a fait pour aider au succès d’une combinaison qu’il prétendait ignorer, M. de Bismarck a peut-être été heureux plus tard que les choses aient autrement tourné. Il a eu le bénéfice des événemens nés de cette candidature, et il n’a point eu à soutenir un prince prussien à Madrid ou à dévorer l’ennui d’un échec. Il est infiniment vraisemblable que le prince de Hohenzollern aurait eu le sort du roi Amédée. Quant à l’Espagne, elle avait toujours la chance d’arriver là où elle est aujourd’hui, — à la guerre civile. C’est là en effet la grande question au-delà des Pyrénées. La guerre entre carlistes et libéraux, après avoir passé depuis deux ans par toutes les péripéties, a fini par se concentrer dans un duel violent, sanglant, entre deux armées autour de Bilbao. C’est le dernier mot de la révolution de 1868, de cette révolution qui a ruiné l’Espagne, qui lui a fait perdre à peu près l’île de Cuba, qui lui a donné une constitution radicale, une royauté démocratique impossible, la république, les insurrections communistes, un certain nombre de coups d’État dans l’intervalle, et qui paraît aboutir à l’impuissance d’une armée régulière devant les retranchemens élevés par les carlistes pour couvrir le siège de Bilbao.

L’insurrection carliste a immensément profité sans nul doute de cette succession de crises intérieures. Il y a eu un moment où elle était à peu près libre, et elle a pu se développer dans les provinces du nord, en Catalogne, du côté de Valence, jusqu’à Almansa, où une bande est entrée pour rançonner la ville. Les chefs carlistes, Saballs, Tristany, se promènent en maîtres dans la plus grande partie de la Catalogne, Ils bloquent les villes qu’ils ne prennent pas, ils font sonner les cloches sur leur passage, ils tiennent le pays, et récemment ils prenaient d’un coup de filet une colonne tout entière envoyée contre eux, général en tête. Les commandans militaires ont été plusieurs fois renouvelés, le résultat est toujours le même ; mais ce n’est pas là que la lutte la plus sérieuse est engagée pour le moment : elle est dans les provinces basques, où le prétendant est établi comme chez lui, elle est surtout devant Bilbao, dont les carlistes font le siège, qu’ils bombardent même quand ils ont le temps, et qui est destinée à tomber, si elle n’est pas secourue. Ici ce ne sont plus des escarmouches de bandes combattant en désordre, se dérobant à travers les montagnes ; c’est une véritable guerre régulière, armée contre armée ; il y a plus de 30 000 hommes dans chacun des deux camps. Les carlistes ont eu malheureusement la liberté et le temps de se couvrir de plusieurs lignes de défense, de s’établir sur de formidables positions dont la clé est au mont Abanto. Déjà une première fois une tentative avait été faite par le général Moriones pour déloger les carlistes et dégager Bilbao. Le général Moriones s’était avancé jusqu’à la ligne du Somorostro, aux approches des positions carlistes ; il n’avait pas pu même atteindre ces positions, il avait complètement échoué. Alors le général Serrano, chef du pouvoir exécutif ou président de la république, commençant à comprendre la gravité de la situation, a tenu à se rendre lui-même sur le terrain des opérations et à prendre le commandement de l’armée.

C’était évidemment pour Serrano une affaire des plus graves. S’il échouait à son tour, sa position de chef de gouvernement se trouvait compromise. Il n’a rien négligé naturellement pour se mettre en mesure de réussir. Il a fait venir le plus de renforts qu’il a pu, les meilleurs généraux qu’il avait sous la main, il a réuni surtout une artillerie relativement considérable pour battre les positions carlistes avant de les aborder. Il a passé quelques jours à ces préparatifs, à la réorganisation de son armée. Une fois tout cela fait, Serrano a donné le signal de l’attaque, et l’action s’est engagée. Pendant trois jours de suite, le 25, le 26 et le 27 mars, on s’est battu avec un acharnement meurtrier sur ces hauteurs assaillies et défendues avec une égale énergie. Les soldats de Serrano ont entamé les défenses carlistes, ils ont conquis quelques positions qu’ils ont gardées ; en définitive, ils n’ont pu enlever la principale, le mont Abanto, dont les carlistes sont restés maîtres, et dans cette série d’attaques ils ont été cruellement éprouvés. Des bataillons ont été à moitié détruits ; les officiers surtout ont été atteints. Deux des principaux chefs militaires, le général Primo de Rivera et le général Loma, ont reçu d’assez graves blessures. Des colonels, des lieutenans-colonels, en assez grand nombre, sont restés sur le terrain. Les carlistes ont souffert, eux aussi ; ils ont perdu beaucoup de monde, notamment deux de leurs meilleurs chefs, Ollo et Radica, qui ont été blessés mortellement.

Quel a été le résultat de cette sanglante bataille de trois jours ? Chacun s’est attribué la victoire ; par le fait, les deux armées sont restées en présence. Les carlistes ont continué à faire le siège de Bilbao, les soldats de Serrano font le siège du mont Abanto, devenu une véritable citadelle. Évidemment Serrano, un peu déconcerté peut-être par la résistance qu’il a rencontrée, a senti la nécessité de réparer les pertes qu’il a faites avant de recommencer l’action ; il s’est arrêté pour donner du repos à son armée, et même après ces quelques jours de repos employés à préparer un nouvel assaut par la canonnade, les troupes auront encore une rude besogne à faire, d’autant plus que les carlistes ont mis de leur côté le temps à profit en développant leurs défenses, en s’assurant des positions nouvelles, s’ils venaient à perdre le mont Abanto. Jusque-là on s’observe ; mais c’est ici que la situation commence à devenir étrange et énigmatique.

Que signifie cette trêve ? Que se passe-t-il autour de Bilbao ? Le fait est que les deux armées, après s’être battues avec acharnement, en sont à entretenir des rapports presque familiers. Des chefs carlistes vont au camp de Serrano, des chefs libéraux vont au camp carliste. Il n’en a pas fallu davantage pour qu’on parlât de paix et d’un nouveau convenio à l’instar de celui de Vergara, qui mit fin à la guerre de sept ans en 1839. Si on en parle tant, c’est qu’on le désire sans doute. Seulement les circonstances ne sont plus ce qu’elles étaient en 1839. Alors il y avait au-delà des Pyrénées un gouvernement régulier, une jeune reine représentant tout à la fois le droit monarchique et le libéralisme, une armée nombreuse et fortement organisée. Aujourd’hui les soldats de Serrano, tout en se battant vaillamment, ne savent pas pourquoi ils se battent ; ils le disent eux-mêmes, ils n’ont pas de drapeau. Leur chef ne représente rien, et tient son pouvoir du coup d’État qui le lui a donné. Sur quelles bases un convenio ? Une circonstance pourrait peut-être favoriser quelque combinaison de ce genre, c’est qu’il y a au camp du prétendant beaucoup d’officiers de l’ancienne armée qui sont plus alphonsistes que carlistes. Encore faudrait-il avoir un drapeau à leur offrir pour les attirer, pour les détacher d’une cause qui n’est rien moins qu’abattue, d’une armée qui vient de montrer sa valeur.

Tout cela est profondément mystérieux. Autre fait : pendant qu’on se bat ou qu’on fraternise dans les gorges de la Biscaye, ce ne sont à Madrid qu’intrigues, agitations intimes, conflits d’influence dans le ministère. Républicains, radicaux, libéraux, monarchistes, sont en rumeur, et Serrano paraît avoir quitté son camp de Somorostro pour se rendre à Madrid en laissant le commandement de l’armée au général Manuel de la Concha, qui passe pour alphonsiste. Est-ce le prélude d’une reprise des hostilités ou le prologue de quelque coup de théâtre nouveau ? Quel est le mot de cette énigme ? L’Espagne en est là aujourd’hui, en attendant ce qu’elle sera demain.

CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. Buloz.