Chronique de la quinzaine - 14 avril 1877

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Chronique n° 1080
14 avril 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1877.

La politique du jour est féconde en surprises. Surprise dans les affaires orientales par la précipitation des événemens ! surprise à Berlin par réclipse momentanée de M. de Bismarck en pleine crise diplomatique de l’Europe ! Ainsi les coups de théâtre se succèdent, l’un jeté brusquement comme une énigme à la curiosité universelle, l’autre mettant plus que jamais à nu le trouble de la politique générale, dévoilant dans sa gravité la situation du moment.

Autrefois lord Paimerston parlait avec sa liberté humoristique de ces printemps qui débutent comme des lions prêts à se déchaîner. Le cours des choses semble nous ramener à un de ces printemps ; celui-ci débute à peine, et de tout ce qu’on a fait récemment, de ce qu’on a eu l’intention de faire pnur la paix, de ce voyage accompli le mois dernier avec une certaine ostentation par le général Ignatief à la recherche d’un acte de conciliaiion européenne, voilà ce qui reste : une déception, peut-être un préliminaire de guerre sous la forme d’un protocole inutile, menacé déjà d’être emporté par les événemens avant d’avoir été une réalité sérieuse. C’est en effet l’étrange fortune de ce malheureux protocole du 31 mars, si péniblement conquis, de n’avoir été qu’un grand espoir, de n’avoir eu une certaine importance qu’avant d’être connu, tant qu’on travaillait à le mettre au monde, et de s’être pour ainsi dire évanoui dans son insignifiance ou son inefficacité le jour où il a été connu. Jusqu’au dernier moment, il a pu être considéré comme un gage de paix, cojime l’expression laborieusement combinée de l’accord de l’Europe, et les peines mêmes qu’il coûtait entretenaient la confiance. Lorsqu’il a été divulgué avec les supplémens et les commentaires, on s’est aperçu aussitôt que la diplomatie s’était donné beaucoup de mouvement pour une médiocre victoire, qu’il n’y avait rien de changé, que la situation en un mot restait ce qu’elle était, — avec cette aggravation qui résulte toujours d’un grand effort infructueux. Par le fait, le protocole du 31 mars, manifestation de bonne volonté assurément, mais en même temps œuvre contradictoire d’une diplomatie embarrassée et incohérente, n’aura été qu’une démonstration vaine, un expédient bon tout au plus à clore par une apparence de dénoûment une négociation inextricable, à pallier le conflit des politiques en laissant la carrière ouverte à l’imprévu.

Maintenir l’action commune telle qu’elle a été à peu près établie dans la conférence de Constantinople, organiser la pression morale sur la Porte ottomane sans la réduire à une résistance d’orgueil national, garantir dès ce moment la paix par le désarmement de la Turquie et de la Russie, prévenir les conflits séparés par l’affirmation nouvelle du caractère européen de la question d’Orient, c’était là évidemment l’objet de cette négociation poursuivie pendant plus d’un mois. Qu’a-t-on fait cependant ? Le protocole du 31 mars répond sans doute jusqu’à un certain point à la pensée commune. Les puissances « reconnaissent que le moyen le plus sûr d’atteindre le but qu’elles se sont proposé est de maintenir avant tout l’entente si heureusement établie entre elles et d’affirmer de nouveau ensemble l’intérêt commun qu’elles prennent à l’amélioration du sort des populations chrétiennes de la Turquie. » Elles attestent immédiatement cette pensée d’action collective en engageant la Turquie à se hâter de signer la paix avec le Monténégro comme elle l’a signée avec la Serbie, fût-ce au prix d’une concession de territoire. Elles invitent la Porte à désarmer, « à profiter de l’apaisement actuel pour appliquer avec énergie les mesures destinées à apporter à la condition des populations chrétiennes l’amélioration effective unanimement réclamée comme indispensable à la tranquillité de l’Europe… » Elles rappellent ces réformes que la Porte n’a point refusé d’accepter, « sauf à les appliquer elle-même. » Enfin les puissances, en maintenant leur droit de veiller à la façon dont les promesses du gouvernement ottoman seront exécutées, se réservent, si leur espoir était encore une fois déçu, « d’aviser en commun aux moyens qu’elles jugeront les plus propres à assurer le bien-être des populations chrétiennes et les intérêts de la paix générale. » Jusque-là le protocole du 31 mars n’a rien que d’inoffensif et de pacifique. C’est une sorte d’acte conservatoire accompli par des puissances civilisées ; mais voici le supplément, le terrible post-scriptum où se cache toujours la véritable pensée.

Le post-scriptum significatif ou plutôt les post-scriptum de l’acte du 31 mars, ce sont les déclarations qui l’accompagnent. Au moment où l’on croit tout fini survient aussitôt la Russie commentant le protocole, prenant une position avancée dans l’œuvre collective, déclarant pour sa part d’une manière impérieuse qu’elle ne pourra consentir à désarmer qu’à des conditions dont elle est juge : si la paix avec le Monténégro est d’abord conclue, si la Porte accepte les conseils de l’Europe et entreprend sérieusement les réformes mentionnées dans le protocole, si elle envoie à Saint-Pétersbourg un délégué spécial pour traiter du désarmement, si des massacres pareils à ceux qui ont ensanglanté la Bulgarie ne se renouvellent pas. La phrase est curieuse et trop évidemment elliptique pour n’être pas calculée, car la diplomatie russe est la plus habile à manier la langue française. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que la Russie reprend par sa déclaration tout ce qu’elle semble accorder par le protocole. L’Angleterre, de son côté, tient a bien constater qu’elle n’a donné sa signature que dans l’intérêt de la paix européenne, « que dans le cas où le but qu’on s’est proposé ne serait pas atteint, notamment le désarmement réciproque de la Russie et de la Turquie et la conclusion de la paix entre les deux puissances, le protocole serait considéré comme nul et non avenu. » En d’autres termes, la Russie déclare que, si les conditions qu’elle met en avant dans son interprétation du protocole ne se réalisent pas, elle garde toute liberté, même la liberté de la guerre. L’Angleterre déclare à son tour que, si la paix n’est pas maintenue, le protocole cesse d’avoir sa raison d’être et n’existe plus. Rien n’est plus évident, la diplomatie n’a pas pu se dissimuler que ce qu’elle avait l’air de faire d’une main, elle le défaisait de l’autre ; elle s’est donné la satisfaction d’une tentative inutile.

Qu’en est-il résulté ? À peine le protocole et les annexes qui le complètent ont-ils été mis au jour, l’incohérence a éclaté. Entre la Russie s’armant de la délibération nouvelle de l’Europe, allant de l’avant comme si rien n’était, et l’Angleterre se retranchant dans sa réserve, la Porte a résisté. Elle a visiblement résisté moins au protocole lui-même qu’aux interprétations, aux significations hautaines de la Russie. Atteinte dans ses intérêts d’indépendance comme dans son orgueil, à demi rassurée ou éclairée par la discordance évidente des politiques, elle a pu tout refuser, et ce qu’on a fait pour la paix est peut-être ce qui a le plus servi à précipiter la guerre en fermant la dernière issue de négociation, en laissant Turcs et Russes en présence devant l’Europe attentive, déconcertée et inquiète. Voilà où nous en sommes ! La diplomatie n’a peut-être pas fait une brillante campagne, et ce n’est pas la première fois qu’elle n’aura pas réussi à faire tomber les armes des mains de ceux qui ont envie de s’en servir ; ce n’est pas non plus la première fois qu’elle se sera engagée sans trop savoir où elle allait.

La vérité est que, par le caractère qu’elle a pris depuis six mois surtout, cette question d’Orient est devenue une impossibilité, et qu’au point où en sont arrivées les choses dans ces derniers temps, le protocole du 31 mars ne pouvait plus aboutir, parce qu’on est en dehors de la réalité, parce qu’on s’est accoutumé à traiter de la Turquie sans les Turcs, Assurément, les Turcs sont souvent un étrange embarras, ils donnent à l’Europe toute sorte de griefs par leurs banqueroutes, par l’anarchie et l’impuissance de leur administration, par les misères des populations chrétiennes placées sous leur domination, par les massacres, offensans pour l’humanité et pour la civilisation, qu’ils ont laissé s’accomplir. Ils légitiment toutes les sévérités et les réclamations, qui ne leur sont pas épargnées ; mais enfin ces Turcs existent, on n’a pas trouvé encore le moyen de les supprimer. Même avec leurs vices de décadence, ils ont gardé une vieille sève qui s’est déployée récemment dans la guerre comme dans la diplomatie ; ils ont tenu tête à toutes les difficultés, à toutes les agressions, et, comme si l’excès du mal était pour eux un stimulant salutaire, les Turcs les plus éclairés sont aujourd’hui les premiers à sentir, à reconnaître la pressante nécessité de réformes profondes dans l’empire. Ce parlement qui est réuni à Constantinople, et où il y a eu déjà des manifestations de talens imprévus, ce parlement, fût-il une création un peu factice, n’est pas moins un symptôme de ces velléités réformatrices. Toute la question pour l’Occident est de savoir si la meilleure politique est d’aider moralement, pacifiquement à ce travail de réorganisation qui avec le temps peut devenir une solution, ou de procéder par les armes, par les « moyens coercitifs, » par les occupations militaires. Ce qui serait dans tous les cas la plus dangereuse, la plus inefficace des politiques, ce serait de reconnaître que l’intégrité indépendante de l’empire ottoman est un intérêt européen, et de se laisser aller à un système incessant d’interventions qui finirait par détruire cette intégrité, qui n’aurait d’autre résultat que d’irriter le sentiment national ottoman, d’aggraver sans profit les crises intérieures de la Turquie.

Certes par lui-même le protocole du 31 mars n’a rien que le gouvernement ottoman ne pût accepter ; il n’a d’autre inconvénient que d’être l’expression de cette politique qui conduit à la guerre ou à des tentatives stériles. Qu’on réfléchisse un peu cependant, qu’on examine dans quelle position on place parfois les Turcs. — On leur demande de se hâter de conclure la paix avec le Monténégro, et en même temps on encourage les résistances, les prétentions, les revendications territoriales du Monténégro ! On veut que les Turcs accomplissent des réformes, et c’est l’exigence la plus légitime ; mais dans quel pays a-t-on vu les réformes s’accomplir ainsi instantanément, à volonté, sans le secours du temps et sans d’immenses efforts ? Exiger que la Porte fasse en quelques jours, en quelques mois ce que les autres mettent des années à faire, c’est vouloir l’impossible. — On veut que la Turquie désarme au plus vite, qu’elle donne l’exemple, qu’elle envoie à Saint-Pétersbourg un ambassadeur extraordinaire pour solliciter le désarmement de la Russie. Que peut-on lui répondre cependant lorsqu’elle fait observer que depuis deux ans elle est obligée de faire face aux insurrections et aux guerres fomentées contre sa sûreté, qu’elle est tristement réduite à s’épuiser dans ces armemens qu’on lui reproche et qui ne sont qu’une nécessité de défense, qu’elle n’a point donné quant à elle le moindre prétexte à la Russie de déployer des forces militaires si démesurées sur le Pruth ? Peut-on bien sérieusement s’étonner que, menacée et assaillie de toutes parts, la Porte ne sente pas l’obligation particulière d’envoyer à Pétersbourg un ambassadeur spécial pour se mettre aux pieds du tsar et solliciter humblement la démobilisation de l’armée de Kichenef ?

Chose étrange ! dans toutes ces complications accumulées, au milieu de ces orages soulevés contre son pouvoir, la Turquie a presque toujours pour elle le droit, les traités, la légalité internationale, même la raison politique ; elle se borne à se défendre. Rigoureusement elle est fondée dans ses résistances. Est-ce à dire qu’elle ait été bien inspirée en refusant toute satisfaction à l’Europe, en déclinant ce protocole qui était une dernière chance de paix ? Non, sans doute. Les Turcs peuvent avoir jusqu’à un certain point le droit pour eux ; ils ont contre eux ces excès, ces violences, ces massacres, qui les livrent à l’animadversion du monde civilisé, qui sont une cause perpétuelle de trouble en Europe, et c’est dans leur intérêt bien entendu, par une inspiration de bonne politique, qu’ils auraient dû au moins laisser entre les mains des puissances un dernier moyen de détourner la crise. Ils ne l’ont pas fait, ils ont répondu par cette circulaire qui vient de paraître, où ils témoignent une résolution qui après tout n’est pas sans noblesse : « Ils sentent, disent-ils, qu’ils luttent pour leur existence ! » Et maintenant que va-t-il arriver ? Y a-t-il place encore pour une suprême négociation ? Elle serait possible sans doute s’il n’y avait toujours ce désarmement qui a été le grand écueil. Le secret des événemens n’est plus à Constantinople ni à Londres : il est à Saint-Pétersbourg, où s’agite la redoutable question de la paix et de la guerre, où va éclater d’une heure à l’autre le dernier mot de ces menaçantes complications.

Que les Turcs, par leurs résistances, aient contribué à préparer et à précipiter le dénoûment, nous le voulons bien. La Russie, pour sa part, ne peut s’y méprendre : c’est elle surtout qui a conduit la crise au point extrême où elle est ; c’est par la déclaration dont elle a accompagné le dernier protocole qu’elle a rendu tout impossible ; c’est sur elle que va peser la responsabilité des déchaînemens de la guerre. Les raisons ne lui manquent pas sans doute ; elle est libre de colorer ses résolutions de prétextes plus ou moins sérieux, plus ou moins spécieux. — Elle ne peut pas rester sous le coup d’un échec diplomatique ; après avoir rassemblé une nombreuse et vaillante armée, elle ne peut la rappeler ou la dissoudre sans avoir obtenu une satisfaction suffisante. C’est une affaire d’honneur militaire et d’orgueil national. Soit ; mais cette situation, qui donc l’a créée ? qui donc a obligé la Russie à s’avancer jusqu’à ce point où elle ne croit plus pouvoir reculer ? Si la Russie a voulu simplement se mettre en mesure de limiter, d’atténuer les crises de l’Orient, il n’y a aucun déshonneur à s’arrêter ; si elle s’est proposé dès le premier jour d’aller jusqu’à la guerre, à quoi servaient ces négociations poursuivies sous toutes les formes ? Ces négociations n’ont pu évidemment laisser à la Russie cette illusion qu’elle serait l’exécutrice des volontés de l’Europe, la mandataire armée de l’intérêt européen. La vérité éclate de toutes parts. L’Angleterre n’a pas caché ses inquiétudes, elle les a consignées dans la déclaration par laquelle elle a voulu, elle aussi, interpréter le protocole, et si dans le cours des négociations elle s’est laissé entraîner parfois au-delà des limites habituelles de sa politique, c’est justement pour retenir la Russie, pour détourner l’appel aux armes, l’explosion militaire. L’Italie elle-même a tenu à déclarer comme l’Angleterre que le protocole ne garderait toute sa valeur que dans le cas où l’entente entre les puissances serait maintenue. Si les autres gouvernemens n’ont pas fait des déclarations identiques, ils avaient absolument la même pensée, ils ne pouvaient avoir l’intention de donner un passeport d’entrée en campagne. Pour une action pacifique, la Russie peut compter sur tout le monde, sur cet accord européen qu’elle invoque ; pour la guerre, elle reste seule, c’est évident : elle ne représente plus ni l’Europe, ni la conférence de Constantinople, ni l’accord des six puissances, ni même l’alliance des trois empereurs, elle n’est que la mandataire de sa propre politique qu’elle va porter au bout de l’épée sur les Balkans ou ailleurs, au risque d’inquiéter tout le monde.

Assurément nous ne doutons pas des sentimens élevés du souverain de la Russie. L’empereur Alexandre était sincère lorsqu’il répétait il y a quelque temps à l’ambassadeur d’Italie, M. Migra : « Pas d’annexions, pas de conquêtes ! » Ce qu’il désire, assure-t-il, ce qu’il croit avoir le droit d’obtenir, u c’est que l’on mette fin à la condition intolérable des chrétiens des provinces turques, que les bienfaits de la civilisation et d’une administration équitable soient assurés aux populations qui ont en commun, avec les chrétiens du reste de l’Europe, le lien des croyances religieuses, et qu’ainsi l’on fasse disparaître une cause permanente de troubles en Orient aussi bien que d’inquiétudes et de périls en Europe… » C’est un beau programme, sur lequel il n’y a pas, que nous sachions, de dissidence ; mais comment ce programme sera-t-il réalisé ? Sera-ce par la guerre, par les occupations militaires ? Est-ce qu’on a jamais vu la réforme d’un pays s’accomplir par des procédés de ce genre, par autorité de justice étrangère ? Et puis enfin le danger de ces entreprises est toujours dans ce qu’elles ont d’indéfini, d’arbitrairement illimité, et l’empereur Alexandre se flattait peut-être d’une dernière illusion lorsque dans sa conversation avec M. Nigra il disait : « Sur ce point, je puis vous assurer que, si je suis forcé d’entrer, je saurai sortir. » L’empereur Alexandre peut être sûr de ses intentions, il n’est pas sûr des événemens dont l’éclat d’un conflit peut donner le signal. Le fait est que si, à ce moment extrême où nous sommes, avant l’heure fatale, une dernière inspiration de prudence ne prévaut pas à Saint-Pétersbourg, la guerre semble inévitable en Orient, et avec la guerre en Orient, c’est l’imprévu pour tout le monde. La France, quant à elle, sans se séparer du reste de l’Europe, sans s’isoler, est heureusement dispensée de toute action directe. Si elle s’intéresse à cette cause, que la Russie compromet peut-être en croyant la servir, elle s’intéresse encore plus à la paix. Elle est pour la paix quand même, et, au milieu de toutes ces complications qui commencent ou qui continuent, elle n’a d’autre rôle que de suivre les événemens en spectatrice attentive, recueillie, libre d’engagemens et de liens.

C’est dans ce tourbillon cependant qu’a éclaté tout à coup le bruit le plus inattendu, le mieux fait pour retentir en Europe même au milieu des préoccupations du protocole et des dernières péripéties des affaires d’Orient. M. de Bismarck quittait le pouvoir et venait de remettre sa démission à l’empereur Guillaume ! Le prince-chancelier ne demandait qu’à s’en aller détendre ses nerfs irrités dans la solitude de Varzin, cherchant le repos des travaux accomplis, l’oubli des déboires essuyés, des oppositions de la cour et de la ville ! Le coup de théâtre était complet. La veille encore M. de Bismarck allait au Reichstag, où il prenait la parole. Il recevait les marques de la plus courtoise déférence de son souverain, qui allait le visiter chez lui et lui porter ses complimens pour l’anniversaire de sa naissance. Le lendemain on ne parlait que de la retraite, de la démission du tout-puissant ministre, et ce bruit a fait aussitôt le tour du monde.

Que s’était-il donc passé ? Cette résolution de quitter au moins momentanément le pouvoir a pu avoir bien des causes apparentes ou intimes. Que le chancelier ait mis en avant sa santé altérée, il n’y aurait rien d’extraordinaire après les quinze ans qu’il vient de passer ; mais ce n’est pas tout. Évidemment, même pour un ministre qui donne des provinces, des royaumes, une couronne impériale, tout n’est pas rose dans la politique, et M. de Bismarck n’est pas plus qu’un autre à l’abri des oppositions, des luttes secrètes qui se mêlent parfois aux difficultés plus sérieuses de l’œuvre publique.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que M. de Bismarck a pu s’apercevoir qu’il ne jouit pas d’une faveur complète jusque dans l’intimité de la famille impériale, et qu’il a pu entendre murmurer à son oreille le nom de Wallenstein. L’homme d’ailleurs n’est pas commode et ne prend guère souci de désarmer les hostilités. Il a les inconvéniens de la force, il est implacable parfois même à l’égard des personnages les mieux vus à la cour. Il a poursuivi le comte d’Arnira avec acharnement, jusqu’au-delà des limites de la persécution permise, jusqu’à produire une réaction de sympathie en faveur de l’ancien ambassadeur à Paris. Tout récemment, M. de Bismarck est entré en lutte avec un autre homme, le chef de l’amirauté, le général Stosch, qui jouit d’une sérieuse estime pour les soins qu’il a donnés à la création de la marine allemande. Le chancelier, dans un moment d’irritation, a pris à partie le général Stosch publiquement, en plein parlement ; mais cette fois il avait affaire à un homme qui a lui-même une rare vigueur de caractère et qui a de plus l’avantage de posséder toute la faveur de l’empereur, du prince impérial. Le chancelier a dû céder, il a eu l’amertume de sentir une borne à sa volonté. Peut-être aussi les dernières élections lui ont-elles révélé une situation générale, parlementaire, qui ne laisse pas d’être difficile, où ne se retrouve plus le même empressement à lui obéir. Par sa politique religieuse, par ses procédés, par ses habitudes dictatoriales, il s’est fait des adversaires dont l’hostilité n’est pas de nature à ébranler sa position ni à obscurcir sa popularité, mais qui s’accroissent en nombre et qui peuvent lui créer des embarras, le contraindre à des luttes pénibles. N’y a-t-il pas enfin d’autres causes moins connues, tenant à la crise du moment, à l’état diplomatique de l’Europe, à des combinaisons dont le chancelier a seul le secret ? C’est possible, tout est possible.

Toujours est-il qu’on a d’abord parlé de la retraite du premier ministre allemand, puis la retraite est devenue un simple congé de quelques mois, pendant lequel M. de Bismarck garde son rang officiel, sa position, le contre-seing de chancelier, et laisse tout au plus ses fonctions les plus actives à quelques lieutenans, M. de Camphausen, M. de Bulow. L’imbroglio ministériel de Berlin a fini à la satisfaction de tout le monde. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’au premier instant les journaux allemands, ayant sans doute la vue un peu troublée, se sont figuré que la retraite ou le congé de M. de Bismarck excitait des mouvemens particuliers d’opinion en France. Les journaux allemands se sont trompés. L’opinion française ne s’est pour le moment ni réjouie, ni émue des résolutions du chancelier de Berlin. Elle a certes le devoir de s’intéresser à un aussi éminent personnage, surtout pour être toujours fixé sur ce qu’il fait, sur ce qu’il peut préparer, même sur les paroles qu’il lai se échapper quelquefois, probablement pour qu’elles soient répétées. Il en est de la fausse retraite de M. de Bismarck comme de la crise d’Orient. La France d’aujourd’hui n’a d’autre souci que de s’instruire à ce spectacle des affaires contemporaines et de tâcher d’éviter les fautes qu’on lui a si souvent reprochées. Elle les a payées assez cher pour avoir le droit d’en faire son profit.

Le sentiment intime de la France est là, et ce serait une étrange confusion de prendre pour l’opinion du pays le bruit des partis extrêmes s’efforçant de représenter leurs fantaisies comme l’expression de la politique nationale. Que des catholiques peu éclairés, peu attentifs à ce qui se passe autour d’eux, tentent des démarches auprès de M. le ministre des affaires étrangères et adressent des pétitions aux chambres, à M. le président de la république, pour demander qu’on aille au secours du saint-père, prisonnier, comme on sait, dans le Vatican, c’est une manifestation sans écho. Elle n’est pas sans danger, puisqu’elle peut prêter et qu’elle prête effectivement aux interprétations les plus perfides hors de la France ; mais enfin elle répond si peu à l’intérêt public, aux plus évidentes nécessités du moment, qu’elle ne risque guère d’affecter la direction de nos affaires, l’intégrité de nos relations. Ce qui est à désirer c’est qu’entre ces rêves surannés et les excentricités radicales déguisées sous une couleur républicaine, tous les hommes sensés qui veulent une république possible mettent leurs efforts à maintenir une politique nationale de prévoyance, de recueillement, de lente préparation, la seule conforme au sentiment profond et aux intérêts de la France.

La république, pour devenir un régime régulier et définitif, a besoin de se préserver de bien des dangers que lui créent ses amis encore plus que ses ennemis. Elle n’est point sans être entourée d’un certain nombre de ces difficultés auxquelles M. Jules Simon, revenant d’Italie, faisait récemment allusion dans un entretien avec le conseil municipal de Marseille. Une de ses faiblesses est cette manie d’innovations et de réformes improvisées dont les républicains les mieux intentionnés ne se défendent pas toujours, et qui a déjà produit tant de propositions. C’est assurément une pensée très juste que de vouloir fortifier les services publics, de se mettre à la recherche des progrès possibles dans les finances, dans l’administration, dans l’organisation de la justice ou de l’armée. Il faudrait seulement prendre garde de ne pas confondre les fantaisies avec le progrès, et une certaine agitation prétentieuse avec l’activité réformatrice.

Puisqu’on a déjà touché à tant de choses, la diplomatie ne pouvait être oubliée. Le sénat a eu en effet, il y a quelque temps, à s’occuper d’une proposition qui avait pour objet de réorganiser notre représentation extérieure par l’unification du service consulaire et du service diplomatique. Pour cette fois, — il est vrai que c’était au sénat, — M. le ministre des affaires étrangères et M. le comte de Saint-Vallier réussissaient à détourner une prise en considération qui n’aurait conduit à rien ou qui aurait tout compliqué. De la proposition sénatoriale, il n’est resté que cette pensée, qu’il pouvait y avoir quelque chose à faire pour relever la représentation exlérieuie de la France par la sévérité dans le recrutement du personnel diplomatique. C’est justement pour examiner cette délicate question que M. le duc Decazes, délivré de la commission sénatoriale, s’est empressé de nommer une commission extra-parlementaire où il s’est fait un devoir d’appeler à côté d’hommes d’expérience, comme M. le comte de Viel-Castel, M. le comte de Saint-Vallier, M. de Clercq, les sénateurs et les députés qui s’étaient signalés par leur zèle réformateur. Voilà donc une commission nouvelle qui s’est mise à l’œuvre depuis deux mois et qui paraît avoir produit jusqu’ici ce que produisent bien des commissions, — un programme respectable et peut-être chimérique ! Elle propose d’établir à l’entrée de la carrière, comme condition d’admissibilité, une multitude d’examens oraux ou écrits : examens sur les langues anglaise et allemande, examens sur l’histoire diplomatique de 1648 à 1873, sur le droit international, sur les affaires commerciales, sur les questions contentieuses, sur la constitution politique de tous les états. La commission propose bien d’autres choses encore, des garanties contre la faveur, des encouragemens sous forme de primes à l’étude des langues, l’institution de jurys d’examen, des concours pour l’admission au surnumérariat, etc. Que résultera-t-il sérieusement de tout cela ? Se rend-on bien compte de ce qui peut renouveler et fortifier la représentation de la France dans le monde ?

Évidemment c’était une idée fausse de prétendre commencer cette réforme par l’unification du service diplomatique et du service consulaire. Malgré les points de contact qui existent entre les deux services, quoiqu’un chef de légation ne doive rien ignorer des intérêts commerciaux et qu’un consul puisse être appelé par une circonstance exceptionnelle à un rôle politique, les carrières sont différentes et supposent des aptitudes distinctes. Les confondre, ce serait les dénaturer et les compromettre toutes les deux, comme l’a dit justement M. le comte de Saint-Vallier ; ce serait surtout pousser les consuls à sortir de leur sphère, à se transformer incessamment en agens politiques. Cette idée a été fort heureusement écartée. Restent les examens distincts qui devront être la condition d’admissibilité dans le service diplomatique comme dans le service consulaire.

Rien de plus naturel et de plus utile à coup sûr que de constater la capacité de ceux qui ont l’ambition d’entrer dans les grandes carrières de l’état. Rien de mieux que de demander à des jeunes gens de savoir l’anglais, l’allemand, de connaître le droit international, l’histoire de leur pays et des autres pays. Ces conditions ne sont pas nouvelles, elles sont inscrites dans plus d’un règlement, et si on veut les rajeunir, les étendre ou les fortifier, ce ne sont pas les chefs intelligens chargés de diriger nos affaires étrangères qui s’y opposeront. L’illusion serait d’attacher trop d’importance ou une importance trop exclusive à ces examens multipliés et véritablement démesurés qu’on propose, à tous ces procédés qui ne servent qu’à faire un mandarinat. Un jeune homme peut être fort capable de répondre à des questions sur le droit ou sur l’histoire, de subir toutes les épreuves orales ou écrites et n’avoir qu’une médiocre aptitude diplomatique. Un homme peut être hors d’état de passer par un concours et être un diplomate de premier ordre. M. de Bismarck en citait, il y a quelque temps, un exemple en parlant d’un général qu’il avait fait ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Les examens ne donnent ni le tact, ni la finesse d’observation, ni l’art de traiter avec les hommes, ni l’usage du monde dont un diplomate a besoin sur ces divers théâtres de la société européenne où il est appelé à servir son pays. Des examens, tant qu’on voudra, pourvu qu’on ne les étende pas démesurément, et qu’on ne mette pas tout dans une épreuve écrite ou orale. En réalité, la question est plus compliquée qu’on ne le croit, et ceux qui se plaisent à tracer de si vastes programmes seraient souvent assez embarrassés pour subir eux-mêmes les épreuves qu’ils veulent imposer aux autres. Ils n’ont peut-être pas une compétence bien avérée pour entreprendre la réforme de notre diplomatie, pour fixer les conditions de la carrière.

Ce qu’il y a d’assez curieux en effet, c’est que dans cette commission nommée par M. le duc Decazes pour la réorganisation des services diplomatiques, un des membres les plus difficiles, les plus sévères, est M. Antonin Proust, un jeune député républicain qui a la spécialité des affaires étrangères ; c’est le diplomate du parti, qui s’occupe des questions extérieures, et qui veut que la république soit bien représentée. L’ambition est certes des plus légitimes, et M. Antonin Proust, qui passe pour un esprit distingué, est homme à ne pas rester en chemin. Il a besoin seulement en vérité d’acquérir une certaine expérience des affaires diplomatiques. Ses connaissances risqueraient peut-être de se trouver en défaut dans un examen, au moins si l’on en juge par un livre qu’il a récemment publié sur M. de Bismarck et sa correspondance, S’il n’y avait que les lettres du prince chancelier, tout serait pour le mieux. Malheureusement M. Antonin Proust a cru devoir ajouter un commentaire à cette correspondance d’un accent si original, et dans ce commentaire il traite vraiment avec un peu de légèreté les événemens les plus connus de l’histoire contemporaine. M. Antonin Proust ne se borne pas seulement à dénaturer quelquefois les noms des personnages étrangers, il est un peu brouillé avec les dates. Il fait remonter la guerre d’Orient à 1851 ; il place à la même époque une mission du comte Orlof à Vienne, et une interpellation du comte Schwerin sur les relations de la Prusse avec la « coalition anglo-française. » Il conduit M. de Nesselrode au congrès de Paris, où il n’a jamais paru. Ces méprises pourraient passer pour de simples inadvertances s’il n’y avait dans ce livre une explication de la guerre de Crimée, plus singulière encore que tout le reste. Sait-on le secret de cette guerre ? C’est bien simple, au dire de l’auteur. « Le tsar avait offert au cabinet anglais de s’attribuer le protectorat de la Moldo-Valachie, de la Bulgarie et de la Serbie, en lui laissant le soin de chercher une compensation en Égypte et même dans l’ile de Candie. L’Angleterre s’était montrée disposée à accepter cette convention, qui paraissait d’une exécution d’autant plus facile que la Russie avait toute raison de croire que l’Autriche ne s’y opposerait pas… lorsque le gouvernement de la France intervint. » Ainsi, à part les amphibologies de langage, tout s’explique : l’empereur Nicolas propose le démembrement de l’empire ottoman, l’Angleterre est prête à accepter, sur ce paraît « l’homme de décembre, » etc. Et voilà comment on écrit l’histoire ! M. Antonin Proust n’a qu’à consulter son collègue M. le comte de Saint-Vallier, qui pourra l’éclairer. Nos jeunes attachés subiront les examens qu’on leur imposera, soit : ils ne reculeront pas devant les épreuves orales ou écrites ; mais qui examinera ceux qui ont l’ambition si bien justifiée de travailler à la réorganisation des services diplomatiques et qui se sont si studieusement préparés à cette mission ?

ch. de mazade.




REVUE DRAMATIQUE.
THÉÂTRE DE L’ODÉON. — L’Hetman, drame en cinq actes et en vers, de M. Paul Déroulède.

Le drame que iM. Paul Déroulède a fait représenter récemment à l’Odéon se rapporte d’une manière très étroite par l’inspiration fondamentale à ses précédentes publications, et nous sommes heureux qu’il nous soit une occasion toute naturelle d’ajouter notre part de louanges au concert flatteur qui a déjà salué les Chants du soldat. Depuis la date sinistre qui a commencé pour notre pays une situation si pénible, il n’y a pas eu d’œuvres mieux faites pour bien mériter de l’opinion que les deux petits volumes de chants lyriques où le jeune poète a mis toutes ses ardeurs de néophyte guerrier et toutes les vivacités de ses haines patriotiques. La place qu’il s’est acquise aurait dû, ce semble, lui être vivement disputée ; il n’en a rien été cependant, et M. Déroulède reste jusqu’à présent l’unique chantre du patriotisme que nos revers aient eu le privilège d’inspirer.

Si jamais désastre national sembla fait pour tirer du fond des cœurs et des âmes les plus fortes expressions de la douleur et de l’amertume, c’était bien celui que nous avons subi il y a six ans ; qui donc alors nous expliquera cette disette poétique ? Est-ce que les talens auraient disparu de ce pays qui en fut toujours si prodigue ? Non, notre littérature n’a pas cessé d’être fertile, et il est même remarquable qu’elle a produit depuis nos revers plus d’œuvres de mérite qu’elle n’en produisait sous la dernière période dans un égal nombre d’années ; seulement il est non moins remarquable que ces œuvres ne portent pas plus la trace de nos nouvelles préoccupations que si elles avaient été écrites à une époque qui n’eût connu ni l’invasion, ni la défaite. On dit que la littérature est toujours l’expression des mœurs régnantes ; il est possible qu’il en soit ainsi pour notre littérature actuelle, bien qu’il nous plaise parfois d’espérer le contraire ; ce qui est tout à fait certain, c’est qu’elle n’est en rien le reflet de notre situation nationale. Voilà en tout cas qui est bien fait pour donner un vigoureux démenti à cette opinion matérialiste qui veut que le génie soit la résultante des besoins moraux d’une époque, et que les circonstances aient le pouvoir d’enfanter les hommes nécessaires à toute situation donnée. Eh bien, mais il me semble que, si les circonstances sont aussi intelligentes qu’une certaine école prétend qu’elles sont puissantes, elles ont dû sentir la nécessité d’un poète qui vînt retracer en caractères ineffaçables le souvenir des douleurs de la patrie, ranimer l’espérance dans les âmes abattues, et rappeler les cœurs au bienfait de la pénitence. Elles nous devaient pour le moins un Déranger : pourquoi ne nous l’ont-elles pas donné ? Pourquoi ? parce que, pour faire un poète, il faut un certain atôme irréductible, d’une simplicité toute divine, que toutes les circonstances sont incapables de créer, et parce que le vent qui sème ces atomes dans le monde souffle quand et où il veut, et que nous ne savons ni d’où il vient, ni où il va.

À défaut des chansons d’un nouveau Béranger, c’est encore beaucoup que nous ayons ces Chants du soldat, où M. Déroulède a donné l’essor aux douleurs de la défaite, qui, jusqu’à lui, n’avaient été racontées et décrites que dans le langage de la vile prose. On les pourrait souhaiter parfois plus amples et plus soutenus ; on ne pourrait les désirer plus sincères et plus vifs. De courtes inspirations, brusques, pétulantes, un peu fébriles, comme un essaim d’oiseaux à leur premier vol, enivrés de leur début dans l’espace, et cependant n’allant, dans cet essai de leurs ailes, ni trop haut ni trop loin pour perdre de vue le nid protecteur. Échappées toutes vibrantes d’un jeune cœur, elles en ont bien les caractères. La guerre a surpris l’auteur à l’improviste, et il y a porté, avec toutes les aimables préoccupations de son à ne qui s’éveillait au bonheur et de son intelligence qui s’ouvrait aux plaisirs de l’art, cette charmante véhémence de sentimens, cet étonnement révolté, et cette outrance d’indignation que ne manquent jamais de produire sur un jeune homme noblement doué les terribles réalités de notre triste monde, parmi lesquelles il n’en est pas de plus odieuse que la guerre Plus prompt au courroux qu’à la tristesse, comme le voulait son âge, il invective plus qu’il ne pleure, espère encore plus qu’il ne regrette ; l’abattement n’a pas de place dans ses chants. La gaîté inséparable d’un jeune sang circule dans ses vers, tempérant ses colères d’amusante raillerie, ou illuminant d’une fantaisie rapide le sombre sujet qui fait l’objet fixe de son effort. De tous ces jolis chants, il n’en est, pour ainsi dire, pas un qui ne porte avec lui l’acte de naissance de leur auteur, les plus gais comme les plus sérieux, la Belle fille comme la pièce Au Docteur Dolbeau, Enthousiasme comme A ma Mère, De profundis comme les remercîmens à la Belgique hospitalière, mais dans tous se fait sentir en même temps un accent de vrai poète destiné à survivre à ce premier feu de la jeunesse. Deux ou trois de ses petits tableaux de guerre en particulier sont, dans leur précision bien entendue, d’un art auquel la maturité ne pourrait rien ajouter. Quelle terrible aventure par exemple que celle de ce bataillon de zouaves détaché pour enlever une batterie prussienne, qui réussit à sa tâche après y avoir péri presque tout entier, et dont les derniers survivans, lorsqu’ils reviennent à leur poste avec leur trophée si chèrement conquis, entendent pour toute réponse aux joyeuses clameurs par lesquelles ils annoncent leur arrivée le Wer da d’une sentinelle prussienne ! Il n’y a pas d’œuvre vantée de Détaille ou de Neuville où l’horreur de la dernière guerre soit plus complètement renfermée que dans cette petite toile aux proportions si judicieusement étroites.

Les deux petits volumes de chants lyriques publiés par M. Déroulède ont chacun leur inspiration et leur but propres. Les Chants du soldat sont consacrés aux souvenirs de la défaite, les Nouveaux Chants du soldat à l’espérance et à la préparation de l’avenir désiré, mais un même sentiment général fait l’âme des deux volumes, et ce sentiment est excellent. C’est à juste titre que, voulant parler de la patrie, le jeune poète l’a identifiée avec le soldat. Le soldat est en effet le vrai patriote, non-seulement parce qu’il est armé pour la défense commune, mais surtout parce que les circonstances n’ont laissé qu’à lui seul aujourd’hui le désintéressement nécessaire pour représenter la grande idée de la patrie. Au milieu de notre déchirement politique et social, lui seul ne connaît rien et ne doit rien connaître de nos divisions; au milieu de nos luttes d’intérêts, lui seul ne réclame et n’a rien à réclamer pour lui; dans une société où chacun ne relève que de soi, lui seul connaît et pratique l’obéissance. Qui dit patrie dit unité, et où trouver une autre image de l’unité nationale que chez l’homme dont les préoccupations se rapportent exclusivement au salut commun, qui n’a d’autres ennemis que ceux de tous, et pour qui les triomphes successifs de nos partis les uns sur les autres ne sont ni des victoires ni des défaites? L’ambition de l’homme de parti, l’âpreté au gain du paysan, la subtilité sophistique du journaliste et de l’homme de lettres, les préoccupations mercenaires de l’ouvrier des villes, sont vices inconnus au soldat, et ne serait-ce que parce qu’il échappe à ces tares que M. Déroulède ajustement reprochées en plus d’un passage de ses chants aux diverses fractions de notre société, il mériterait d’être considéré comme le représentant le plus parfait de la patrie. Fort du légitime succès de ses Chants du soldat, M. Déroulède a cherché, pour la noble idée dont il a fait sans partage la préoccupation de son âme, un cadre plus vaste. Il a voulu pour elle cette contagion de l’enthousiasme qui naît et se propage si rapidement partout où les hommes assemblés forment cette chaîne électrique qui peut faire circuler instantanément la moindre étincelle échappée d’un cerveau d’orateur ou d’un cœur de poète, et il s’est adressé au théâtre. L’intention est excellente; nous permettra-t-il cependant de lui dire qu’à notre avis il s’est trompé dans son choix et que la forme qui convient par-dessus tout à la propagande patriotique qui est le but de ses efforts, c’est celle-là précisément à laquelle il a eu recours tout d’abord : la forme lyrique. Il y a des formes très différentes de patriotisme, et celui qui est ressenti par la très grande majorité des hommes en tout pays offre peu de ressemblance avec ce patriotisme réfléchi et austère, accepté comme mobile unique de conduite et règle fixe de la vie, qui est celui du grand politique et du grand chef d’état. Le premier de ces patriotismes, celui de tout le monde, est un sentiment de nature sublime, mais intermittent et de durée rapide; tout enthousiasme et tout élan, il vole et bondit plus volontiers qu’il ne marche; le dogmatisme le déconcerte ou l’alanguit, la controverse le mécontente ou le refroidit ; il lui faut des paroles ailées, et c’est pourquoi de courtes chansons qui se logent aisément dans le souvenir, qui se propagent en un instant de la bouche qui les récite à l’oreille qui les écoute, en présentent une plus fidèle image et en servent mieux les intérêts qu’une œuvre dramatique forcément alourdie de toutes les passions de la chair et du sang.

Le théâtre en effet vit de passions, et c’est pourquoi le patriotisme sous sa forme pure, le patriotisme sans alliage, se prête mal et s’est toujours mal prêté aux conditions de l’art dramatique. Quand il est porté à son plus haut degré, c’est, il est vrai, une passion d’une énergie sans égale; mais comme son premier triomphe est précisément de refouler et d’éteindre tous les autres sentimens, le théâtre s’en accommode difficilement. L’histoire est pleine d’épisodes où l’on voit le patriotisme arrivé à ce plus grand des triomphes; qu’est-ce que le théâtre a jamais fait cependant de ces épisodes en apparence si dramatiques? Le sujet de Junius Brutus n’a jamais produit rien qui vaille, et celui de Ga-ton n’a fourni qu’une tragédie assez froide à Addison. Le sujet même de Jeanne d’Arc, si attendrissant et si pathétique par le contraste qui s’établit naturellement entre la faiblesse de l’héroïne et la grandeur de l’œuvre accomplie, semblerait devoir faire exception, et cependant le seul poète qui en ait tiré un parti heureux a été obligé d’en souiller la pureté par cet alliage que le théâtre réclame impérieusement. La meilleure preuve que de tels sujets échappent au théâtre, c’est que jamais les maîtres véritables n’ont eu la fantaisie de s’en emparer, ce qu’ils auraient fait, croyez-le bien, si ce bon jugement qui est toujours inséparable du génie ne les avait avertis qu’ils résistaient aux conditions de la scène.

Si le théâtre s’accommode mal du patriotisme sans mélange, en revanche il s’accommode merveilleusement de sa lutte ave: les autres passions, le théâtre entier de Corneille et nombre d’œuvres éminentes chez tous les poètes de tous les pays et de tous les temps sont là pour le prouver; mais les difficultés sont grandes pour le poète qui tente une pareille entreprise. Il ne suffit pas, pour constituer un tel drame, d’établir un contraste entre la préférence de la nature et la préférence de la raison. Puisqu’il doit y avoir lutte, il faut qu’elle soit assez sérieuse pour coûter à celui qu’elle déchire toute l’énergie de son âme et tout le sang de son cœur. Si le triomphe du devoir est certain par cela seul qu’il est le parti le plus noble, le drame se trouvera supprimé, et le plus beau dénoûment laissera froid. La grandeur de ce triomphe ne peut et ne doit se mesurer que par le degré de résistance de la nature, cette résistance doit donc être poussée jusqu’à l’entier épuisement des passions ou des instincts d’où elle tire son énergie. Un père qui sacrifie sa fille à première sommation de la destinée, un amant qui sacrifie sa maîtresse à première injonction du devoir sont incontestablement dignes d’être admirés et applaudis comme des personnages d’un jugement sain et droit, qui ont eu nettement conscience de la détermination la plus vertueuse, la plus conforme au bien moral, mais il est à peine possible que le spectateur les juge dignes de ses larmes. La lutte doit être extrême pour engendrer le pathétique; mais voici une autre difficulté, c’est qu’il faut en même temps qu’elle respecte assez le caractère du héros pour que sa noblesse n’en soit atteinte à aucun degré, condition que les luttes extrêmes accomplissent d’ordinaire assez mal. Ainsi d’une part si la lutte n’est pas extrême le drame n’existera pas, et si elle l’est tellement que le caractère du héros en devienne incertain, ce héros perdra de l’intérêt qu’il doit inspirer. Volontiers je m’arrêterais, pour toute critique de l’Hetman, à cette description du drame fondé sur la lutte du patriotisme avec les sentimens de la nature, en demandant à M. Déroulède s’il croit être sorti vainqueur de ces difficultés.

Ce qu’on ne peut lui refuser sans injustice, c’est le mérite de les avoir aperçues et connues en très grande partie, et il est au moins un point sur lequel je veux le louer sans réserve, c’est d’avoir su choisir, ou plutôt inventer avec intelligence un sujet qui était en parfait accord avec le genre de drame qu’il avait adopté, S’inspirant de ses lectures des poètes de la Pologne et de la Russie, et particulièrement des Cosaques d’autrefois de Mérimée et du Tarass Boulba de Gogol, il a imaginé une insurrection apocryphe de Cosaques contre la Pologne, et il l’a placée dans le milieu historique du règne de Ladislas IV, qui est le cadre où s’est déroulée en partie la révolte de Bogdan Chmielniçki. Le moyen le plus ingénieux et le plus sûr pour créer un bon drame historique, c’est en effet de ne demander à l’histoire que le cadre, et de s’adresser pour le remplir, non à des personnages illustres et authentiques, mais à des personnages, sinon inventés de toute pièce, — licence en pareil castrés permise cependant au poète, — au moins relativement obscurs, ou à demi historiques, ou même entièrement légendaires. L’emploi de ce moyen permet à la fois au poète de rester fidèle à l’histoire et de conserver son inspiration libre de tout joug astreignant. Il peut ainsi composer ses personnages sans qu’une critique trop vétilleuse ait le droit de lui rappeler que tel trait n’est pas exactement conforme au caractère que l’histoire donne au héros qu’il a choisi, sans qu’une maussade érudition ait le droit de lui opposer l’autorité de telle chronique ou le témoignage de tel auteur de mémoires. Il lui suffit d’une vérité générale puisée à toutes les sources sans être tirée particulièrement d’aucune. C’est donc avec un judicieux sentiment de ce que réclame le drame historique que M. Déroulède a tiré de son invention les personnages de son hetman Froll Gherasz, de son jeune premier cosaque Stenko, de sa patriotique prophétesse, la Marucha, où il a pu condenser ses études sur la Pologne et l’Ukraine sans s’asservir à des portraits historiques, toujours faux par quelque endroit, aussi soigneusement qu’ils soient tracés. Cela fait, une ou deux scènes, bien trouvées et bien traitées, quoique trop brièvement, telles que la scène de querelle entre le roi Ladislas qui veut la guerre à la Suède et les magnats polonais qui la réclament contre l’Ukraine, ont suffi pour mettre son action en accord avec les intérêts et les passions politiques qui s’agitaient dans le milieu social et à l’époque précise où il l’a placée. Nous sommes d’autant plus heureux de féliciter M. Déroulède d’avoir si intelligemment surpris un des secrets les plus importans du drame historique que nous croyons être le premier à lui adresser ce compliment.

Écartant le patriotisme pur et simple comme trop abstrait, M. Déroulède a très bien compris encore que c’était surtout à la lutte de ce sentiment contre les passions de la nature qu’il devait demander les élémens de son drame. A l’exemple de Corneille, il a donc placé ses héros cosaques dans cette alternative de choisir entre le devoir que les circonstances leur imposent et la nature qui se refuse à être supprimée. Un amant qui abandonne sa fiancée au premier appel de la patrie, puis qui, refusant le commandement que ses compatriotes veulent lui donner, vole vers cette même fiancée lorsqu’il apprend que ses jours sont en danger, un père obligé de laisser sa fille entre les mains du roi de Pologne comme otage de sa parole, et la sacrifiant lorsqu’il est certain que la révolte des Cosaques est assez sérieuse pour mériter un manque de foi patriotique, une jeune fille tout entière au bonheur d’aimer et qui accepte avec joie le sacrifice de son amour et de sa vie pour le salut de son Ukraine, voilà les personnages de la pièce. Certes il y a là autant de conditions cruelles qu’il en faut pour composer le drame le plus pathétique, on pourrait même dire qu’il y en a trop. L’Hetman est donc une pièce bien conçue et bien construite algébriquement, si nous osons nous exprimer ainsi, la donnée en est bonne, les contrastes bien établis, les situations fortes; pourquoi faut-il cependant que nous soyons obligé de dire au poète que ses intentions ont été plus intelligentes que la réalisation n’en a été puissante, et que son plan, dressé selon toutes les règles classiques de l’architecture dramatique, vaut mieux que son édifice !

En somme, l’Hetman compose un spectacle noble assurément, mais d’une froideur sensible : l’exécution a trahi l’ambition de l’auteur, et plus d’une cause a contribué à ce résultat. En première ligne peut-être faut-il compter une certaine témérité du jeune poète, qui, pouvant aider son inexpérience des utiles conseils qu’il avait si près de lui, a préféré s’en passer, ne voulant devoir qu’à lui seul la conquête des voies et moyens par lesquels on triomphe au théâtre. Il est très beau de ne rien devoir qu’à ses forces, mais alors il serait bon de s’en être absolument assuré avant d’aborder le théâtre, qui exige impérieusement le succès. L’auteur dramatique qui voudrait faire l’apprentissage de son métier sur les planches mêmes risquerait fort de ne le faire qu’au prix de chutes répétées. Si M. Déroulède eût pris conseil tout près de lui, on lui aurait probablement fait remarquer qu’il ne suffit pas de trouver des situations dramatiques pour produire une bonne pièce, et que ces situations ne sont pas plus émouvantes qu’un argument de scénario jeté sur le papier, si elles ne sont pas pathétiquement développées. Nous touchons ici au défaut capital de l’Hetman. L’auteur s’est contenté d’indiquer les situations, et en a abrégé autant qu’il a pu le développement, pensant, — si nous en croyons les confidences qui nous sont faites, — qu’elles gagneraient par cette concision en puissance dramatique, et il ne s’est pas aperçu que par là il chargeait l’imagination du public de le suppléer et de composer la scène dont il lui présentait le sommaire ; mais le public, qui vient au théâtre pour faire acte de spectateur et non pas d’auteur, n’a d’imagination que celle que le poète lui communique par l’émotion, et il n’a d’émotion que par ce qu’on lui fait entendre et non par ce qu’on lui tait. A aucun moment la lutte n’est pathétique, non par la faute de la situation, mais parce que l’auteur, peut-être toujours trop préoccupé de faire pencher la balance du côté du patriotisme, coupe court au combat dès que le mot d’honneur ou de devoir est prononcé. L’Ukraine fait appel au dévoûment du jeune Stenko, amoureux de la fille du vieil hetman Froll Gherasz ; que voyons-nous dans la fuite du jeune patriote, sinon ce qu’on appelle en langage de coulisses la sortie d’un personnage ? Froll Gherasz, envoyé comme pacificateur auprès des Cosaques, se résout spontanément à manquer à la parole don-née au roi de Pologne, lorsqu’il s’aperçoit que l’insurrection n’a besoin que d’un chef pour réussir ; la scène où il annonce aux Cosaques qu’il se met à leur tête a sa beauté : est-elle cependant beaucoup plus qu’une chute de rideau bien trouvée? Ce qui est singulier, c’est que malgré cette concision la pièce est d’une longueur fort honnête, et qui même excède celle des œuvres dramatiques les plus remplies de péripéties; et cependant, après avoir passé quatre heures pleines à l’écouter, le spectateur est presque amené à conclure qu’il aurait fallu au poète une heure et demie de plus pour que son drame fût développé dans toutes les proportions voulues. Cinq heures de spectacle, c’est presque le double de ce qu’ont jamais réclamé les plus grands maîtres de la scène pour faire passer leur public par toutes les émotions de la pitié et de la terreur. Voilà la véritable concision dramatique, celle qui consiste à n’employer les paroles que pour amener l’action, et, par cette économie bien entendue, n’est jamais à court de temps pour dérouler les scènes qui réclament ampleur. Il n’est que juste d’ajouter cependant que nos critiques ne portent que sur les trois premiers actes, et que les deux derniers, mieux lancés, d’une allure plus dramatique, et tout pleins d’un mouvement et d’un feu d’action qui sont d’un bon augure pour l’avenir du jeune poète, leur échappent presque entièrement.

Autre défaut : les Cosaques de M. Déroulède sont de fort nobles personnages sans doute, mais vraiment ils pourraient être de tout autre pays que de celui du rusé Bogdan Chmielniçki et du féroce Stenko Razine dont M. Déroulède connaît l’histoire. Ils pensent et parlent comme des héros de Corneille; ils n’y étaient vraiment pas obligés, quoique le modèle soit excellent. Les grands sentimens sont de tous les pays, cela est vrai, mais leurs formes varient sensiblement selon les races et les degrés de civilisation, et M. Déroulède n’a pas à notre avis tenu assez de compte de ces différences. J’imagine qu’avant de se résigner à jouer au Régulus, au Caton et au Brutus, des Cosaques du XVIIe siècle auraient d’abord commencé par chercher s’il n’y aurait pas moyen de combiner les intérêts de leur patriotisme avec le salut de leurs proches, que le vieux Froll Gherasz se serait singulièrement ingénié pour trouver un stratagème qui lui permît de manquer avec impunité à la parole donnée, qu’il aurait agi de manière à retarder l’insurrection jusqu’à ce qu’il eût retiré sa fille des griffes du roi de Pologne, et que la Marucha elle-même n’aurait vu aucun mal à ce que l’amoureux Stenko essayât de profiter des facilités que lui donnaient ses intelligences avec les gardes cosaques du roi pour fuir en compagnie de l’intéressante Mickla. Il est probable que dans leurs entrevues et leurs conciliabules, ces personnages, au lieu de perdre leur temps en longs discours sentencieux, se seraient de préférence communiqué tous les expédiens de ruse et tous les stratagèmes de guerre que des cerveaux de demi-sauvages sont capables d’inventer. Je ne puis m’empêcher de regretter qu’on ne rencontre pas quelque chose de cette sauvagerie et de cette ruse chez les Cosaques de M. Déroulède, cela eût fait diversion à l’uniformité de leurs beaux sentimens, et, comme on dirait en langage de peintre, brisé la ligne par trop longue de leurs discours.

On a assez chicané M. Déroulède sur l’insuffisance de ses rimes et les défectuosités de sa versification pour que nous venions le chagriner encore à cet égard. Ce n’est pas nous qui lui conseillerons jamais de sacrifier la raison à la rime et la pensée aux mots, et c’est d’ailleurs un défaut dont il se corrigera facilement maintenant qu’on le lui a signalé. Nous préférons lui donner ce que nous croyons un bon conseil. Qu’il travaille avant tout à se faire un style doué de souplesse, et pour cela qu’il se défie d’une certaine tendance à accumuler les antithèses à prétention noble, mais singulièrement banales en dépit de leur prétention. Ce ne sont qu’oppositions entre ce qui est noble et ce qui est vil, ce qui est haut et ce qui est bas, ce qui tombe et ce qui se relève, son style en est comme tout roide et empesé. Ce sont là, il est vrai, défauts de l’âge heureux où l’auteur est encore pour longtemps, et ils passeront sans doute le jour où il se sera convaincu qu’il n’y a rien d’intolérable comme la pompe des mots quand elle n’arrive pas à produire la grandeur, et rien de plus accablant, et je dirais presque de plus décourageant, que les beaux sentimens quand ils n’arrivent pas à produire la chaleur. — Je veux conclure par un mot qui me fut dit par une aimable spectatrice au lendemain de la première représentation : « Nous étions tous amis à l’auteur, et nous avons été malheureux de ne pas pouvoir applaudir plus fort. » Nous ferons de ce mot notre propre excuse pour les critiques que nous avons été obligé d’adresser à M. Déroulède ; nous aussi, nous sommes malheureux de n’avoir pu applaudir plus fort, mais nous attendons le poète à sa récidive, et ce jour-là, en dépit du léger désappointement créé par l’Hetman, il retrouvera intacte cette sympathie générale qui était venue saluer ses débuts au théâtre.


ÉMILE MONTÉGUT.



ESSAIS ET NOTICES.

Rapport sur la Mission des chotts. Eludes relatives au projet de mer intérieure, par le capitaine Roudaire. Paris, 1877 ; Imprimerie nationale.


Chargé en 1872 et en 1873, par le ministre de la guerre, d’opérations géodésiques en Algérie, M. le capitaine Roudaire avait conçu la pensée hardie qu’il serait possible d’introduire les eaux de la Méditerranée dans la vaste dépression, connue sous le nom de région des chotts, qui s’étend au sud de la chaîne de l’Aurès, entre Biskra et le golfe de Gabès, sur une longueur de 375 kilomètres. L’auteur de ce magnifique projet, qui ne va à rien moins qu’à faire pénétrer la fertilité et la vie jusqu’au cœur du Sahara algérien, en transformant en mer intérieure des lagunes aujourd’hui dangereuses et insalubres, en a exposé ici même[1] les données telles qu’il était alors possible de les présenter, c’est-à-dire en suppléant parfois par d’ingénieuses inductions à l’absence de renseignemens positifs. Il a démontré dès lors, par des raisons topographiques et géologiques aussi bien que par le témoignage concordant des auteurs anciens et des traditions orales, que le bassin des chotts communiquait autrefois avec la Méditerranée et formait un golfe intérieur connu sous le nom de « grande baie de Triton, » — que ce golfe s’est desséché vers le commencement de l’ère chrétienne, à la suite de la formation d’un isthme qui l’a séparé de la mer, — enfin qu’il suffirait de percer les dunes du seuil de Gabès pour inonder de nouveau les immenses plaines, couvertes d’efflorescences salines, qui forment les chotts, et pour créer une mer intérieure qui aurait près de 300 kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de 60 kilomètres et une profondeur moyenne de 24 mètres.

Un nivellement géométrique (nivellement fait de proche en proche), exécuté en 1874 et 1875 dans les chotts algériens, sous les auspices du ministre de la guerre et du gouverneur-général de l’Algérie, a confirmé ces prévisions. Pour être définitivement fixé sur la valeur pratique du projet, qui avait soulevé d’ardentes discussions, il restait à poursuivre es études sur le territoire tunisien et à relier entre elles toutes ces opérations isolées. Cette dernière partie du travail a fait l’objet d’une mission dont M. Roudaire a été chargé par M. le ministre de l’instruction publique, et il vient d’en exposer les résultats dans un intéressant rapport que nous avons sous les yeux. M. Roudaire y répond victorieusement à toutes les objections qui lui ont été faites de divers côtés; il ne peut rester désormais aucun doute sur l’exactitude des faits qui forment le point de départ du projet.

L’objection la plus sérieuse avait été l’existence de roches dures dans le seuil de Gabès, qui eussent rendu le percement de cet isthme singulièrement difficile et coûteux. Or M. Roudaire a constaté que, si on rencontre des bancs de grès et de calcaire sur plusieurs points du littoral, il n’y en a aucune trace dans la dépression la plus basse, qui représente l’ancienne communication du golfe avec la mer. Seulement cette dépression, qui forme le prolongement de l’axe longitudinale du bassin des chotts, c’est non pas l’Oued-Akarit, comme l’avait d’abord admis M. Roudaire sur la foi de cartes inexactes, dont les indications semblaient corroborées par les relations de certains voyageurs, mais bien l’Oued-Melah. Sous ce nom unique, les Arabes désignent deux cours d’eau qui prennent naissance, l’un à l’est et l’autre à l’ouest du point culminant de la dépression, et coulent en sens inverse, le premier vers la mer, le second vers le chott El-Djerid; pour eux, ces deux rivières ont une origine commune : elles représentent les derniers vestiges du détroit qui reliait la Méditerranée à la mer intérieure dont les chotts occupent aujourd’hui le lit desséché.

L’existence ancienne de cette mer ne fait pas de doute pour les habitans de la région. Les traditions locales recueillies par M. Ch. Tissot en font mention dans les termes les plus précis. On parle même de navires trouvés dans les sables à Chattân-ech-Cheursa, où la légende place l’ancien port de Nefta. La description qu’un cadi faisait d’un de ces navires, déterré vers la fin du siècle dernier, ne pouvait, dit M. Tissot, s’appliquer qu’à une galère antique. Deux vieillards vivaient encore qui, dans leur jeunesse, avaient assisté à cette exhumation ; ils disaient que les débris du navire avaient été mis en pièces pour faire du bois à brûler. De vieilles chroniques conservées dans la grande mosquée de Nefta rapportent également que la mer baignait jadis les remparts de la ville de Zaafran, qui n’est plus aujourd’hui qu’une oasis du désert ; elles ajoutent que « la mer s’est retirée, et qu’il est resté une vaste surface couverte de sel. » Bref, depuis que l’attention est attirée sur ce sujet, les témoignages surgissent, et les preuves se multiplient chaque jour.

Le seul aspect du chott El-Djerid révèle d’ailleurs une ancienne lagune qui a été coupée du golfe de Gabès par un isthme de formation récente, dû peut-être à un soulèvement. Le chott El-Djerid, dont le rivage est séparé de celui du chott Er-Rharsa par un seuil d’une largeur de 10 kilomètres, occupe une surface d’environ 5,000 kilomètres carrés ; il renfermé un véritable lac souterrain dont les eaux dorment sous une croûte plus ou moins résistante, composée de matières salines et terreuses. Le fond de ce lac étrange, qui a englouti bien des voyageurs imprudens, se trouve à 20 ou 30 mètres au moins au-dessous du niveau de la mer. La croûte qui le recouvre n’est pas absolument plane, elle présente des ondulations assez accentuées. Près du seuil de Gabès, M. Roudaire a trouvé une altitude de 31 mètres ; mais le niveau de la surface s’abaisse graduellement jusqu’à zéro pour se relever jusqu’à 17 mètres en face du seuil de Kriz, qui sépare le chott El-Djerid du chott Rharsa. Par intervalles, la croûte supérieure se redresse comme si elle était soutenue par des cloisons souterraines plus compactes ; c’est sur ces crêtes que sont tracées les routes des caravanes, dont il est très dangereux de s’écarter. Ces gués deviennent eux-mêmes périlleux dans la saison des pluies, lorsque les eaux découvrent la croûte saline, souvent fort mince, et en diminuent encore l’épaisseur. Plus d’une fois bêtes et gens ont disparu dans ces abîmes. Des crevasses qui s’ouvrent de distance en distance laissent voir l’eau verte de la nappe souterraine.

Il est clair qu’il faudra tenir compte de cette disposition particulière du chott El-Djerid lorsqu’il s’agira d’amener la mer dans le bassin des chotts. M. Roudaire pense que, si l’on creusait une tranchée dans le seuil de Kriz, les eaux du lac s’écouleraient dans le chott Rharsa, dont la profondeur est de 30 à 40 mètres au-dessous de la Méditerranée. Les cloisons souterraines s’affaisseraient alors elles-mêmes sous la pression des eaux qu’elles maintiennent, au fur et à mesure que se videraient les différens compartimens du lac. Le Djerid se trouverait ainsi prêt à recevoir les eaux vives de la Méditerranée dès qu’on leur aurait ouvert un passage à travers le seuil de Gabès. Toutefois, le bassin du Rharsa n’étant pas assez vaste pour recevoir à lui seul toutes les eaux du Djerid, puisqu’il n’a qu’une superficie quatre fois moindre, il faudrait le faire communiquer à son tour, par une tranchée, avec le chott Melrir, le plus grand des trois, dont la surface est de 6,700 kilomètres carrés. En supposant que l’élévation moyenne de la croûte saline du Djerid est de 15 mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée, un calcul très simple montre que l’équilibre s’établira dans les trois bassins quand la nappe d’eau du Djerid aura baissé de 24 mètres ; à ce moment, le niveau général sera de 9 mètres au-dessous de la marée basse, — ou plutôt de 12 mètres, en tenant compte de l’évaporation, qui abaissera encore le niveau de l’eau de 3 mètres pendant les trois ans que durera l’opération du transvasement du lac souterrain. La croûte saline, ne reposant plus sur les eaux, se sera désagrégée et dissoute en s’affaissant, et les matières qui la constituent se seront déposées au fond du bassin. C’est à ce moment qu’il faudra livrer accès aux eaux de la Méditerranée pour compléter le remplissage. On pourra profiter de cette irruption violente d’une énorme masse d’eau pour approfondir en quelque sorte sans frais la tranchée de l’Oued-Melah, qui formera le canal de communication. Lors du percement de l’isthme de Suez, M. Sciama avait songé à utiliser de cette manière la force motrice mise en jeu par le remplissage des Lacs-Amers pour hâter le creusement du canal à l’aide de socs de charrue entraînés par des coques de bateaux. Dans le cas dont il s’agit ici, la quantité d’eau à déplacer et la force motrice disponible sont incomparablement plus grandes ; on se trouve donc dans les meilleures conditions pour tenter l’application du procédé d’affouillement proposé par M. Sciama, et pour diminuer ainsi les frais de l’entreprise.

La largeur du seuil de Gabès qu’il faudra percer est d’environ 22 kilomètres. L’Oued-Melah s’élève lentement, à partir de son embouchure, jusqu’à une première chaîne de dunes qu’il franchit à l’altitude de 28 mètres, à 10 kilomètres du rivage. Une seconde chaîne de dunes, dirigée, comme la première, du nord au sud et dont l’altitude atteint 46 mètres, forme l’arête culminante du seuil ; elle est séparée de la première par un intervalle de 7 kilomètres. Dans cette région, M. Roudaire n’a trouvé aucune trace des roches dures qui se rencontrent en d’autres points du littoral. Près de la mer, la rivière s’est creusé un lit assez profond ; les berges d’érosion, en certains endroits élevées de 7 ou 8 mètres, ne laissent voir que du sable. Le percement du seuil de l’Oued-Melah n’offrira donc aucune difficulté sérieuse. Pour creuser la tranchée initiale, on aura environ 20 millions de mètres cubes à déplacer directement; les déblais du canal définitif seront, il est vrai, de 110 millions de mètres cubes, mais l’on peut compter sur les eaux de la Méditerranée pour achever l’affouillement de la tranchée. En ajoutant les terrassemens que demandera l’établissement des tranchées entre les chotts, on arrive à un total de 25 ou 30 millions de mètres cubes de sable à déplacer directement, et à une dépense probable de 25 à 30 millions de francs. Tel est le devis approximatif qu’on peut présenter dès aujourd’hui. Le remplissage complet de la mer intérieure demanderait environ neuf ans; mais dès la quatrième année les différens bassins seraient recouverts d’immenses nappes d’eau accessibles aux petits bateaux, et dont l’heureuse influence sur le climat de l’Algérie se ferait déjà sentir.

Nous n’insisterons pas sur les conséquences que doit avoir la submersion des chotts; M. Roudaire les a longuement développées ici-même, « En mettant en regard les dépenses à faire pour mener cette entreprise à bonne fin et les avantages immenses qui en découleraient, dit-il en terminant son rapport, il est permis de considérer dès aujourd’hui la création de la mer d’Algérie comme un projet dont la réalisation est certaine. Amélioration profonde du climat de l’Algérie et de la Tunisie, et par conséquent accroissement considérable de la richesse agricole de ces contrées, où la sécheresse est un obstacle à la fertilité naturelle du sol, — sécurité complète du sud au nord de notre colonie, voies de communication faciles et économiques, développement du commerce et de l’industrie, nouvelle direction imprimée au commerce du centre de l’Afrique, telles seraient en quelques mots les heureuses conséquences de l’exécution de ce projet. » On peut ajouter que les dépenses seront couvertes par les droits de passage, de navigation, de pêche, par la concession d’une partie des terres, absolument incultes aujourd’hui, qui sont situées autour de la mer future; mais ces bénéfices directs, immédiats, seront encore peu de chose à côté des résultats généraux, tels que l’amélioration du climat de ces contrées et l’accroissement de la fortune publique et du bien-être des habitans. Il est parfaitement juste de dire que la réalisation de ce projet serait le couronnement de la conquête de l’Algérie.


R. R.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1874.