Chronique de la quinzaine - 14 avril 1916

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Chronique n° 2016
14 avril 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’événement de la quinzaine passée, qui la remplit et la fait mémorable entre toutes, a été la Conférence des Alliés. Les conséquences en seront décisives sur la suite et la fin de la guerre. Sans en préjuger, sans prétendre en devancer les résultats, en amplifier la portée, on peut dire, dans un certain sens, que ce fut un grand spectacle d’histoire : huit Puissances, délibérant en pleine guerre, pour la continuation, pour le renforcement de la guerre, comme, à l’habitude, leurs envoyés s’assemblent pour des négociations de paix. C’est, en tout cas, un fait qui rejette au second plan les autres faits des derniers temps. Nous ne nous excuserons donc pas de ne nous occuper cette fois que de lui seul, et d’y rapporter tout le reste, puisque ainsi nous ne ferons que donner à chaque chose ses proportions et mettre toutes choses à leur place.

Lorsque, le 30 avril 1856, Cavour, revenant du Congrès de Paris, reparut à la Chambre piémontaise, de tous les bancs on se précipita à sa rencontre. Le député Buffa demanda aussitôt la parole. « Je suis heureux, dit-il, de voir de nouveau parmi nous l’éminent président du Conseil des ministres, et d’autant plus heureux qu’il nous revient précédé d’une belle renommée, qui tourne au plus grand honneur de notre pays.... Mais il ne s’étonnera pas que les âmes des députés soient prises d’une forte anxiété et qu’ils désirent entendre de sa bouche des informations plus complètes que celles qu’ils ont pu recueillir des très brefs résumés des protocoles du Congrès récemment publiés. »

A leur tour, soixante ans plus tard, le 6 avril 1916, MM. Salandra et Sonnino sont revenus à la Chambre italienne, rentrant de la Conférence de Paris. La curiosité qui leur a fait cortège n’a pas été moins empressée ; et, pour la satisfaire, dans la mesure, bien entendu, où, suivant la formule dont on usa envers Cavour, « leur sagesse et leur prudence » le leur permettront, il a été convenu que, tout de suite après le budget du ministère de l’Agriculture, on examinerait celui du ministère des Affaires étrangères, ce qui fournirait à M. Sonnino une occasion naturelle de s’expliquer. Pourtant nous aurions tort de nous promettre (et de M. Sonnino il faut s’en promettre moins que de personne) d’extraordinaires révélations. Nous pouvons dès maintenant nous représenter l’émotion que M. Salandra et lui-même ont éprouvée à pénétrer dans la même salle et à s’asseoir peut-être à la même place où siégèrent, voilà plus d’un demi-siècle, le comte de Cavour et le marquis de Villamarina. A cette heure grave, ils se sont rappelé avec une juste fierté que, malgré la hardiesse de son génie et la trempe de son caractère, Cavour n’avait pas franchi cette porte sans trembler un peu, sans craindre de se heurter à des objections ou des restrictions qui lui eussent interdit de rester. Mais eux, ce n’était plus son dessein, c’était son œuvre. qu’ils y ramenaient ; non plus le Piémont, mais l’Italie ; un peuple majeur, une nation unie, un État armé, une Puissance égale à toute autre, indépendante de toutes, ni inférieure ni inféodée à aucune. Comme Cavour encore, sur le point de participer librement à l’expédition de Crimée, s’était cru obligé de le faire, aujourd’hui M. Sonnino a le droit d’apporter à la Chambre cette affirmation si chère au légitime orgueil italien : « Je me borne à déclarer que, soit dans la première invitation qui nous fut adressée, soit dans tout le cours des négociations, il n’a jamais été prononcé une phrase, un mot, une syllabe,... qui pût être interprété comme un essai de pression ; rien que les protestations les plus amicales, les plus affectueuses. » Et que de souvenirs, que de réflexions éveillées par ces souvenirs mêmes ! La loyale, fidèle et malheureuse Belgique, dont les plénipotentiaires sont là, n’y est-elle pas dans la situation diplomatique où précisément se trouvait le Piémont en 1856 ? A l’une, récemment, ainsi que jadis à l’autre, il a été juré qu’on ne traiterait point de la paix en dehors d’elle, et que, s’étant offerte au sacrifice, elle contribuerait à dicter la réparation. La seule pensée de cette réparation nécessaire nouait entre les Alliés une sorte de lien sacré, les élevait au-dessus de leurs intérêts particuliers, dans le sentiment plus haut, plus général, et comme plus humain, du droit. En ce lieu se répétait le fait tenu pour capital par le comte de Cavour, à savoir que « depuis bien et bien des années, depuis le traité d’Utrecht peut-être, » c’était la première fois que des Puissances de second ordre étaient « appelées à concourir à la solution des questions européennes. » Ainsi, remarquait l’illustre homme d’État, tombe la maxime établie par le Congrès de Vienne, au préjudice des petits pays. Mais si chacun donne pour la même cause son plein effort, il n’y a plus de premier, ni de second ordre. Quelle amertume, en revanche, de songer que c’est toujours ici, dans cette même salle, à cette place même, que furent élaborés les actes qui devaient garantir au commerce des neutres la liberté des mers, et de comparer à l’aurore saluée par Cavour, qui cependant ne passait par pour un utopiste, le jour sinistre ou l’horrible nuit dans lesquels la barbarie allemande s’ingénie à étouffer tout progrès et à éteindre toute espérance !

Mais, pour nous en tenir aux quatre séances historiques des lundi 27 et mardi 28 mars 1916, jusqu’à ce que nous ayons reçu de « bouches autorisées, » qui sans doute ne les prodigueront pas, « des informations plus complètes, » nous n’avons de ressource que d’interroger, suivant les règles d’une bonne exégèse, le a résumé très bref du protocole » de la Conférence. Au préalable, et comme introduction, il est utile de noter quelques circonstances de milieu et de moment dont a été précédée ou accompagnée la réunion même de la Conférence. Ni les gouvernemens ni les états-majors n’avaient laissé s’écouler vingt mois de guerre sans prendre contact les uns avec les autres. Soit ensemble, soit séparément, les ministres français, ou plusieurs de. nos ministres, s’étaient souvent rendus en Angleterre ; les ministres anglais, ou des ministres anglais, étaient venus en France. Le voyage à Rome de M. Briand, de M. Léon Bourgeois et de M. Albert Thomas ne date guère que de six semaines. Le général Joffre était allé visiter le front italien ; le maréchal lord Kitchener et le général comte Porro, le front français. Cette prise de contact, on tendait de toutes parts à la rendre et plus étroite et permanente. Tandis que le général Pau faisait un long séjour au grand quartier des armées russes, le général Gilinsky s’installait à Paris. L’Italie, préoccupée de la rareté du charbon et de la cherté du blé, conséquence de la hausse des frets, détachait à Londres en mission spéciale son ancien ambassadeur aux États-Unis, le baron Mayor des Planches. Des comités ou commissions de tout ordre, officiels ou officieux, nationaux ou mixtes, militaires ou commerciaux, d’achat, de transport ou d’approvisionnement, fonctionnaient, au moins de façon intermittente, dans les diverses capitales. On avait senti assez vite, et l’on sentait chaque jour plus vivement, nous ne disons pas l’espèce de faiblesse, ce serait trop dire, mais l’affaiblissement relatif, ou la déperdition de forces, qui résultait de la dispersion, qui s’accusait à mesure que se multi- pliaient les fronts et que s’étendaient les lignes, et qui faisait que la Triple, puis Quadruple, puis Quintuple, puis Sextuple Entente ne gagnait pas en efficacité autant qu’elle s’augmentait en volume. Un Montesquieu, un Tocqueville, un Taine, s’ils eussent vécu, en auraient conclu qu’il manquait un organe de coordination. Et de fait, entre les différentes nations de l’Entente, absence presque totale de cet organe ; à l’intérieur même de chaque nation, il n’était pas toujours suffisamment actif. L’Entente n’avait point, apparens, évidens, un cerveau directeur, un système nerveux central, une pensée qui s’impose, une volonté qui se fait obéir. Par-ci, par-là, il perçait bien quelque germe, quelque embryon, mais que des obstacles de tout genre, immensité des distances, interruption des communications, différence des climats, des mœurs, des traditions, des institutions, empêchaient de se développer. Politiquement aussi, l’Alliance des Empires du Centre avait l’avantage de la manœuvre par lignes intérieures. Quand elle s’annexa la Turquie et la Bulgarie, elle n’eut qu’à les subordonner : ce n’étaient pas des États de la même grandeur qu’elle, ni du même degré ; et ces États n’entrèrent point dans sa société, mais dans sa sujétion. Au contraire, l’Entente ne contient ni Turcs, ni Bulgares. Peuplés de centaines de millions d’hommes comme la Russie et l’Empire britannique, ou seulement de quelques millions comme la Belgique et le Portugal, occidentaux comme la France ou orientaux comme la Serbie, extrême-orientaux comme le Japon, les huit États marchent de pair ; leurs civilisations sont différentes et peuvent même sembler opposées, mais se dirigent par les voies les mieux connues de chacun d’eux vers ce quelque chose de commun et d’universel qui est proprement « la civilisation. » Aucune de ces huit Puissances égales et libres n’accepterait d’être subordonnée à aucune autre : néanmoins, il fallait entre elles une discipline ; et il ne restait donc qu’à les coordonner ; mais, pour qu’elles y consentissent, il fallait tout d’abord que le besoin créât l’organe jusqu’alors défaillant, et c’était d’autant plus difficile qu’elles étaient huit.

En ce qui concerne la guerre elle-même, la position des huit Puissances qui ont pris part à la Conférence de Paris était très nette, ne laissait point de place à l’équivoque, mais n’apparaissait pas rigoureusement identique. Il serait instructif, il serait presque édifiant de dresser le tableau des déclarations de guerre : dût-on n’en relever que les principales, celles faites aux adversaires principaux ou par les adversaires principaux, en montrer l’enchaînement serait établir la vérité, évoquer la justice, porter ou préparer la sentence définitive ; et toute une morale tiendrait dans cette simple chronologie. Le 28 juillet 1914, l’Autriche-Hongrie a signifié à la Serbie sa résolution inflexible ; immédiatement la Russie se range derrière le gouvernement provoqué. C’est le geste, inévitable, que guettait l’Allemagne ; le 1er août, elle déclare la guerre au Tsar. Mais le mouvement spontané de la Russie va fatalement déclencher un mouvement réflexe, ou il n’y aurait plus de foi publique au monde. L’Empire allemand, qui connaît peu les peuples et qui les comprend mal, connaît pourtant la France et la comprend assez pour savoir qu’elle ne désertera pas son devoir et n’abandonnera pas son alliée dans le danger. Il prend ses précautions contre elle ; le 2 août, il lance son ultimatum à la Belgique, la sommant de lui livrer passage ; le 3, il déclare la guerre à la France ; le 4 au matin, il viole cyniquement le territoire neutre. Le 5 août, la Grande-Bretagne, cosignataire des traités de 1831 et de 1839, et qui ne renie pas sa signature, assure la Belgique de son assistance effective, et déclare la guerre à l’Allemagne. Mais voici qu’aux extrémités de l’Asie, le Japon, lui aussi, respectueux de ses engagemens, « offre à l’Empire allemand, avec sincérité, un conseil pacifique, » et, n’en ayant pas obtenu de réponse dans le délai fixé, lui déclare la guerre le 23 août. Six Puissances, à la fin d’août 1914, se sont jetées ou ont été jetées dans la lutte contre les empires du Centre : la Serbie, la Russie, la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, le Japon.

Mais ce n’est pas tout, et deux autres États vont successivement se joindre à l’Entente. Déçue par ses alliées de trente ans, trompée sur le caractère même, l’objet et les intentions de l’Alliance, l’Italie se retire premièrement et se retranche dans sa dignité : dix mois durant, elle se réserve, elle écoute, elle médite ; le 3 mai 1915, elle dénonce cette alliance menteuse, et, le 23, déclare formellement la guerre à l’Autriche-Hongrie. Le même jour, par représaille, l’Allemagne rompt son alliance avec elle, et rappelle son ambassadeur, M. le prince de Bülow, qui part en murmurant des menaces enveloppées dans des ironies ; mais les choses en demeurent là. Enfin, l’une des dernières quinzaines, le 13 mars 1916, le colossal Empire saisissait sa massue, et furieux de ce qu’on avait osé confisquer ses navires contraints au repos, blessé surtout de tant d’insolence qu’il attribuait à l’amitié anglaise, défiait le Portugal en un champ clos où il lui est impossible d’aller le chercher. Telle est la trame des événemens, si l’on néglige les fils entre-croisés ou redoublés, les contre-coups, les querelles secondaires. Sont en état de guerre déclarée : d’une part, la France, la Grande-Bretagne, le Japon, la Russie, le Portugal, contre l’Allemagne ; de l’autre, la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, la Russie, la Serbie et l’Italie, contre l’Autriche-Hongrie. Mais il n’importe. Dans l’un ou l’autre de ces groupes, en droit, dans l’un et l’autre, en fait, se retrouvent les huit Puissances représentées à la Conférence de Paris.

Nous pouvons à présent passer à l’examen du texte, qui peut-être s’éclairera par ces observations préliminaires. Le protocole final, qui gardera le nom de « Déclaration de Paris, » se compose de quatre articles. La première phrase est, pour ainsi dire, une « clause de style. » Les représentans des huit gouvernemens y affirment « l’entière communauté de vues et la solidarité des Alliés. » Cela n’est point aujourd’hui du nouveau et n’en était déjà point du tout le 28 mars. Pas même dans la forme, dans l’expression. Le dimanche 26, M. Briand, portant un toast à ses hôtes, fêtés l’après-midi, à leur arrivée, par la chaleureuse sympathie de la population parisienne, avait dit : « Nous avons vu avec quelle foi dans ses immortelles destinées l’Italie, terre d’action et de rêve, ardente et réfléchie, en même temps qu’elle poursuit sa dernière guerre d’affranchissement national, participe à la lutte gigantesque qui doit assurer le triomphe de la vraie civilisation dans la dignité et la liberté des peuples. » À quoi M. Salandra avait répondu : « Les traditions, les principes, les aspirations des deux peuples les appelaient à défendre ensemble la cause de la justice, du droit, du respect des petits États, de la rédemption des nationalités opprimées ; à cette cause nous resterons fidèles, et la signature de la paix devra en consacrer le triomphe. La confiance dans ce triomphe a été toujours inébranlable en nous. Elle trouve déjà dans les derniers heureux événemens, et elle trouvera davantage dans ceux que prépare l’union de tous les Alliés, solennellement affirmée par leur présence à Paris, la plus éclatante confirmation. » Ayant ainsi parlé, comment penser encore à « la guerra nostra, » distincte de « la guerra europea ? » L’ « égoïsme sacré » de la fin de 1914 et du commencement de 1915 s’était, à la fin de 1915, dilaté, et comme épanoui, dans la péroraison du discours de Palerme : « Tous pour un, un pour tous ; » si bien qu’il n’y avait plus qu’une seule guerre, la grande, qui n’était « nôtre » en particulier pour personne, mais qui commune à tous, indivise entre tous, de l’Yser à l’Isonzo et de Dvinsk à Kout-el-Amra, devenait pour chacun sa guerre et pour tous « notre guerre. »

En conséquence, les huit États représentés « confirment toutes les mesures prises pour réaliser l’unité d’action sur l’unité de front. » Les mesures étaient prises, étudiées, arrêtées par les états-majors dans leurs entretiens antérieurs ; cela non plus n’est donc pas du nouveau ; mais la confirmation par les gouvernemens donne à ces mesures force exécutoire ; l’expression au moins est nouvelle, et l’on n’en peut souhaiter de plus énergique : « l’unité d’action sur l’unité de front ; « les huit Puissances se fondent et se soudent en un bloc. D’un acier très homogène, car leurs représentans précisent : « Ils entendent par là, à la fois l’unité d’action militaire assurée par l’entente conclue entre les états-majors, l’unité d’action économique, dont la présente conférence a réglé l’organisation, et l’unité d’action diplomatique, que garantit leur inébranlable volonté de poursuivre la lutte jusqu’à la victoire de la cause commune. » L’unité d’action et l’unité de front doivent ainsi s’entendre de toute la guerre, dans tous les domaines, et doivent même dépasser la durée de la guerre, dans le domaine économique.

La Déclaration de Paris le prévoit ou le laisse prévoir, en ses trois autres articles, qui ne sont que le développement de ce point : l’unité d’action économique. L’article II conserve encore une allure un peu générale, et pose encore un principe ou trace une direction : « Les gouvernemens alliés décident de mettre en pratique, dans le domaine économique, leur solidarité de vues et d’intérêts. Ils chargent la conférence économique qui se tiendra prochainement à Paris de leur proposer les mesures propres à réaliser cette solidarité. » Mais cet article renferme probablement quelque chose de plus solide ou de plus positif, de plus substantiel ou de plus matériel qu’une intention à effets futurs. Peut-être n’est-il pas défendu de soupçonner qu’on pourrait bien, entre États dont le but est le même, mais dont les ressources et les besoins ne sont pas les mêmes, avoir examiné les moyens d’accorder les ressources de l’un avec les besoins de l’autre, afin de les employer le mieux possible à l’objet commun, sur la base du Do ut des : donne-moi ce dont tu as trop, je te donnerai ce dont tu manques. Supposé, par exemple, qu’une des Puissances alliées dispose d’un outillage industriel qui lui permette de fabriquer plus de munitions qu’elle n’en consomme, mais qu’une difficulté l’arrête, le manque de main-d’œuvre, tandis qu’une Puissance voisine aurait de la main-d’œuvre en abondance, avec un outillage insuffisant, ne serait-ce pas organiser l’unité d’action économique, et par elle coopérer à l’unité d’action sur l’unité de front, — sans épithète et sans limite, — que de faire entre elles un échange, ou mieux une association, que rétribuerait une part de l’accroissement de production ? Ce serait, à coup sûr, pour les gouvernemens alliés une manière d’organiser, dans le domaine économique, «. leur solidarité de vues et d’intérêts ; » mais imitons le vague prémédité du protocole, et bornons-nous à dire que, là comme en ce qui est du domaine diplomatique, la volonté de victoire est la garantie de l’unité d’action.

Le paragraphe III et le paragraphe IV abordent les détails : « En vue de renforcer, de coordonner et d’unifier l’action économique à exercer pour empêcher les ravitaillemens de l’ennemi, la Conférence décide de constituer à Paris un comité permanent dans lequel tous les Alliés seront représentés. » De plus. « la Conférence décide ; 1° de poursuivre l’organisation entreprise à Londres, d’un Bureau central international des affrètemens ; 2° de procéder en commun, et dans le plus bref délai, à la recherche des moyens pratiques à employer pour répartir équitablement entre les nations alliées les charges résultant des transports maritimes et pour enrayer la hausse des frets. » En résumé, l’article III devrait être intitulé : Du blocus, et l’article IV : Des frets. Tous les deux sont d’une importance qu’il est oiseux de souligner. Parce que les mailles du blocus sont trop larges, parce qu’il y a des trous et des déchirures dans le filet, les Empires du Centre ne sont pas paralysés comme ils pourraient l’être ; et parce que les navires sont trop rares, ou trop longtemps retenus dans les ports, les frets trop élevés, les transports trop lents, l’Entente souffre tout au moins d’une espèce de paralysie partielle, qui fait qu’elle n’a pas jusqu’ici donné le plein de son pouvoir. L’Italie, notamment, attend du blé et du charbon. En temps de guerre, la maîtrise de la mer n’est rien, si ce n’est pas l’usage exclusif et intensif de la mer.

Récapitulons. On se plaignait que l’Entente n’ait pas eu, pendant plus de vingt mois, d’organe de coordination, dans l’absolue nécessité où les huit Puissances qui la forment sont pourtant de tout coordonner. La Conférence l’aura enfin dotée de plusieurs de ces organes ; de deux au moins : à Paris, un comité permanent, qui a pour tâche d’empêcher les ravitaillemens de l’ennemi, qui existe dès maintenant et travaille sous la présidence d’un de nos cinq ministres d’État, M. Denys Cochin ; à Londres, un second comité permanent, Bureau central des affrètemens, dont les élémens étaient rassemblés et dont la mise en train sera rapide. Par surcroit, des organes, si je puis ainsi dire, intermittens. Une grande conférence économique ; une grande réunion des états-majors ; dans les intervalles, pour faire la liaison, des délégations civiles, militaires et parlementaires. Après avoir déploré que nous fussions si dépourvus, Montesquieu, Tocqueville ou Taine, s’ils revivaient, penseraient peut-être que c’est beaucoup. Quis custodiet custodes ? Qui coordonnera toute cette coordination ? Il faut que ce soit dans chaque pays le Gouvernement, et, pour l’alliance des huit Puissances, une sorte de « surgouvernement » en qui réside l’unité de volonté d’où dépend l’unité d’action, elle-même condition de la victoire : un suprême conseil périodique, qui d’ailleurs ne sera jamais trop resserré, puisqu’on n’atteindra le plus près possible de l’unité d’action qu’en partant du plus près possible de l’unité de volonté.

Le grand mérite de la Déclaration, dont nous ne savons pas davantage, parce que peut-être elle ne s’est pas proposé davantage, est de ne dire que ce qu’elle veut dire, d’être claire et directe, courte et dépouillée de vain ornement. La grande vertu de la Conférence elle-même, quoi qu’elle doive produire dans l’avenir, sa grande vertu actuelle, c’est premièrement qu’elle ait eu lieu. Que l’on ait pu réunir dans la même salle et conduire à la même résolution les premiers ministres de cinq Puissances, MM. Briand, 1squith, Salandra, de Broqueville, Pachitch, quatre ministres des Affaires étrangères, cinq ambassadeurs ou ministres plénipotentiaires, deux ministres de la Guerre, des généraux en chef, des chefs d’état-major, le fait, en soi, est considérable. Deuxièmement, c’est à Paris que la Conférence a eu lieu ; et notre imagination ou notre vanité ne tirera pas de cette circonstance des conséquences démesurées ; mais nous avons le droit de nous en féliciter. Je feuilletais l’autre jour la collection de la Revue, année 1856, l’année, justement, du Congrès par où devait se clore la guerre de Crimée. « Singulier retour des choses, s’écriait ici Charles de Mazade, singulier retour qui ramène un congrès où la France va figurer en victorieuse dans ce Paris même où le duc de Richelieu signait, il y a quarante ans, le désespoir dans l’âme, le traité du 20 novembre 1815 ! » Ah ! que l’augure s’accomplisse ; et que, par avance, ce soit victorieuse avec ses alliés que la France ait figuré à la Conférence de 1916, dans ce Paris même qui, il y a quarante-cinq ans, subit, en frémissant, sur son avenue triomphale, la souillure de la botte ennemie ! Par la santé de la race, par la pureté du sang, par la beauté du sacrifice, par toutes les qualités vraiment françaises de la vraie France, soudain remontée à la surface et découvrant les trésors de sa vie profonde, la plus dure et la plus glorieuse des batailles est déjà gagnée, immortellement, dans le cœur et devant la conscience de l’humanité.

Bismarck lui-même, de tous les politiques contemporains celui qui, par l’amoralité de son personnage public, s’est le plus approché du type machiavélique du Prince, a connu le poids des impondérables. Or, dans la partie, d’un si gros enjeu, qui se dispute, tous les impondérables sont de notre côté. C’est de notre côté que sont le martyre de la Belgique, la torture de la Serbie, la patience de la Russie, l’opiniâtreté de l’Angleterre, l’enthousiasme de la France, l’élan généreux de l’Italie, le désintéressement, la probité, la fidélité de tous, la certitude qu’a chacun que, si grand qu’il soit, il collabore à une œuvre infiniment plus grande que lui. Le pâle successeur du Chancelier de fer, dont l’amoralité est d’un autre ordre, comme d’un bureaucrate à un reître, mais qui restera l’auteur de la théorie du « chiffon de papier, » ne peut pas ne pas sentir que partout la situation morale, la cote humaine de l’Entente est excellente, et que la réputation de l’Allemagne est chaque jour plus mauvaise. Vainement il alignera, en face des faits innombrables qui en témoignent, les boursouflures de sa froide et vide rhétorique. Son embarras n’éclate pas moins lorsqu’il parle que lorsqu’il se tait. Il vient enfin d’apporter au Reichstag, avec quinze jours de retard, l’exposé qu’il devait lui présenter le 15 mars, et qui n’a pas gagné à être retenu. Pour que ce discours rentré pût honorablement sortir, il eût fallu deux choses qui ne se sont pas produites : que Verdun eût été pris, et que la Conférence de Paris eût échoué. Le succès de la Conférence et l’échec de l’attaque ont mis en morceaux un ouvrage, péniblement échafaudé, dont les débris ne se rejoignent pas. Les Italiens, avec leur pénétration ordinaire, ont eu tôt fait de s’en apercevoir, et ils s’amusent de la gaucherie de M. de Bethmann-Hollweg, qu’ils secouent rudement. « Le discours d’avril du chancelier de l’Empire a dû être pensé en février, » remarque le Corriere della Sera, qui ajoute qu’en ce discours, d’un ton moyen entre « le rageur » et « le fanfaron, « « l’hypocrisie se mêle à l’audace et le sauvage au pathétique. » Le Giornale d’Italia n’est guère plus indulgent : « Le discours du Chancelier, dit-il, était préparé dans le ton majeur, comme il est prouvé par sa construction et par quelques apostrophes orgueilleuses. Mais, nonobstant la bonne volonté de l’orateur, il en est sorti une symphonie en ton mineur. » Quant à nous, dans cette harangue telle qu’elle nous est parvenue, ce qui nous frappe surtout, c’est le mépris où l’esprit allemand tient l’intelligence du reste des hommes. Nous savons bien, et nous l’avons fréquemment constaté, quelle est sa capacité d’absorption. Nous savons bien aussi, — comment l’oublierions-nous ? — qu’il y a des siècles que l’Allemand est jugé : natum mendacio genus. Mais, tout de même, qu’il croie qu’on va le croire, tant de naïveté dans la fourberie (on risquerait presque un autre mot), cette puissance de mensonge, qui commence par se mentir à soi-même, nous accable de stupéfaction. Il est prodigieux que, depuis le 1er août 1914, après Louvain, après Arras et Reims, un Allemand puisse encore, sans rire, vanter à des Allemands, qui n’en rient pas, la candeur allemande, la douceur allemande, l’honnêteté, la bonté, la culture allemandes ! Mais, là-dessus, le blocus moral a resserré impitoyablement son cercle, et des fausses vertus allemandes, sous aucun emballage ni truquage, à l’exportation, rien ne passe plus. « Ce n’est pas nous qui avons voulu la guerre, » gémissent d’une voix qui ne trompe ni n’attendrit personne, l’Empereur et le chancelier de l’Empire. Mais nous verrons toujours M. de Bethmann-Hollweg dans l’attitude où nous le livre le récit tragique de sir E. Goschen : « Eh ! quoi, pour un chiffon ! » et, s’il lui plaît de prendre des airs de victime, nous le clouerons au calendrier : 1er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie ; 2 août, l’Allemagne envahit le grand-duché de Luxembourg et somme la Belgique de lui livrer passage ; 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France, etc. Pour essayer de laver la tache ineffaçable dont l’Allemagne s’est couverte, ni l’Empereur allemand, ni le Chancelier allemand, pas même « le vieux Dieu allemand, « ne sauraient renverser la succession des jours.

Les jérémiades de M. de Bethmann-Hollweg n’auront pas meilleure fortune que ses rodomontades, ni les unes, ni les autres ne vont où il les adresse. « Notre armée, gronde-t-il, frappera des coups toujours plus forts. » Oui, si elle le peut ; mais on voudrait savoir ce qu’elle a jusqu’ici épargné. La Belgique, la Pologne, les provinces baltiques sont « les portes » par où entrera « la paix allemande. » Oui, mais les huit Puissances de l’Entente les tiennent solidement et n’y laisseront passer que la paix européenne, celle qui ira de chez elles en Allemagne, et non pas celle qui viendrait de l’Allemagne chez elles. A l’univers récalcitrant, qui ne veut pas être germanisé, encore moins prussifié, le Chancelier montre « le poing allemand » et énumère « les victoires allemandes. » Seulement, l’univers a appris que le poing a une foulure, et que la page a un revers.

A l’opposé, la Sextuple Entente est en hausse. Dans le camp des adversaires de l’Allemagne, ce qui n’était pas préparé est prêt, ce qui n’était pas organisé s’organise. S’imaginer une Angleterre lasse et débile au bout de vingt mois n’est pas la moins grossière erreur psychologique que M. de Bethmann-Hollweg ait pu commettre. Lente à se lever, la Grande-Bretagne est encore beaucoup plus lente à se rasseoir. Elle a toujours été ainsi, dans tous les temps et dans toutes ses guerres. A cet égard, la chronique de 1916 pourrait reproduire littéralement celle de 1856. Alors aussi, quand, au bout de deux années de guerre, après la chute de Sébastopol, on annonça que des négociations allaient s’ouvrir, « la vérité des sentimens du peuple anglais s’est révélée sans feinte, sans détour. Il est certain que la possibilité d’une paix immédiate a causé tout d’abord chez nos puissans Alliés un moment de déception. Quelques-uns des hommes publics ne l’ont nullement caché. L’Angleterre a éprouvé comme un regret d’avoir à déposer les armes au moment où elle sentait ses forces croître en quelque façon et où elle pensait être en mesure de frapper des coups terribles dans la Baltique. » Que l’Allemagne « frappe des coups plus forts, » on lui rendra « des coups terribles. » La résolution des sept autres Puissances de l’Entente ne le cède en rien à la constance britannique. Elle leur a appris les secrets merveilleux du temps : qu’endurer, c’est durer, et que durer, c’est plus qu’aider le miracle, c’est le faire. La formule : « jusqu’au bout » a, pour elles toutes et pour nous tous, un sens exact. « Jusqu’au bout, c’est à-dire, — et c’est la Déclaration qui le dit : — « Jusqu’à la victoire de la cause commune. »

Au vingt et unième mois de guerre, les volontés n’ont pas fléchi. La Conférence de Paris les a dégagées, condensées, tendues. Elle les a fixées. Qu’on me pardonne une métaphore et une réminiscence : elle vient de planter les poteaux qui marquent sa route au Destin. Hercule, « promenant l’éternelle Justice, » n’hésitera point au carrefour. Ce qui fera l’étonnement de la postérité, ce sera de voir que, tandis que l’Allemagne impériale, après s’être donné l’apparence de désavouer M. de Tirpitz pour opérer plus à son aise, envoyait par le fond des paquebots chargés de voyageurs et des bateaux-hôpitaux chargés de médecins et d’infirmières, il y avait des neutres, imperturbablement neutres, qui pesaient ses crimes avec des scrupules, dans des balances de précision.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC