Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1849

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Chronique no 424
14 décembre 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 décembre 1849.

L’anniversaire du 10 décembre a été célébré en famille, si nous pouvons parler ainsi, plutôt que par des fêtes officielles. Nous sommes heureux de l’esprit qui a présidé à cet anniversaire. Le président de la république, le président de l’assemblée nationale, tout le monde enfin a bu d’un commun accord à l’union des pouvoirs publics. Nous croyons à la sincérité et à l’efficacité de ces paroles, et voici pourquoi : elles expriment la nécessité.

Faut-il encore parler ici de l’union du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ? C’est un sujet bien rebattu dans ce recueil : nous avons déjà dit comment cette union est d’autant plus indispensable, que rien n’y aide dans la constitution. On croit en général que les lois sont faites pour suppléer à la faiblesse des hommes. Ici ce sont les hommes qui doivent suppléer à l’imperfection de lois. Au surplus, nous sommes à notre aise aujourd’hui pour parler de l’alliance entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Les ombrages qui existaient semblent en train de se dissiper. Les mésintelligences, qu’on craignait plus qu’on ne les sentait, sont mises de côté, ou le seront bientôt ; et quoiqu’il ne soit pas toujours prudent de rechercher les causes de la brouille, une fois la réconciliation faite, cependant nous croyons bon de dire notre avis à ce sujet. Si l’on veut bien, de part et d’autre, écarter ce que l’on a supposé, ce que l’on a appréhendé, si l’on veut bien s’en tenir aux faits réels, on trouvera que la mésintelligence n’a pas de motifs graves. Le président a cru qu’il ne gouvernait pas assez, c’est-à-dire : que d’autres gouvernaient trop, qu’il n’avait pas une part de pouvoir et d’influence égale à sa part de responsabilité. Nous ne savons pas si cette appréciation était conforme au véritable état des choses, et si le ministère de M. Barrot et de M. Dufaure traitait trop le président en roi constitutionnel. Nous serions encore tentés de croire que le président craignait les entraves plutôt qu’il ne les sentait, car quelques-unes des interventions les plus personnelles du président, telles que les deux lettres, l’une au général Oudinot et l’autre à M. Edgar Ney : l’une, qui voulait la continuation du siège de Rome ; l’autre, qui voulait que la prise de Rome ne fût pas une victoire contre le libéralisme, mais contre la démagogie seulement, ces deux lettres datent du ministère de M. Barrot et de M. Dufaure. Si le président a trop cru peut-être, avant le 31 octobre, qu’il n’avait pas dans le gouvernement l’attitude qu’il devait avoir, nous dirons franchement que, depuis le 31 octobre, on a trop cru aussi qu’il voulait tout faire et rejeter dans l’ombre le pouvoir législatif lui-même et les hommes qui jouent un grand rôle dans l’assemblée, et qui, par leurs talens et les grands services qu’ils ont rendus au pays, ont droit, en effet, de jouer un grand rôle. On n’est, de nos jours, un homme de gouvernement, un homme d’état, qu’à la condition de savoir ménager les grandes influences qui existent dans le pays. Ne sommes-nous pas trop heureux qu’il existe encore de ces grandes influences ? Elles servent de noyaux et de centres aux divers groupes qui composent la société. Il n’y a que la démagogie et le despotisme qui souhaitent un pays plat, où il n’y ait pas un seul caractère et un seul esprit qui se redresse et qui aime à se tenir debout. Mais aussi quels pays et quelles sociétés font la démagogie et le despotisme ! Tout homme d’état qui trouve devant soi de grandes influences doit chercher à s’en entour, et s’il ne le peut pas, il doit faire voir dans toutes les occasions le compte qu’il tient des hommes qui ont un grand nom et une grande autorité morale. Gouverner, ce n’est pas abaisser ni détruire, c’est édifier et étager. Ne pas changer ses égaux en rivaux et en adversaires, voilà le grand art d’un chef de parti. Un président de la république n’est pas un chef de parti, et, dans l’état, il n’a pas d’égaux ; mais il a en face de lui, des influences qu’il doit considérer. Il peut le faire, sans se diminuer, d’abord à cause de la primauté qu’il tient de l’élection. Si, de plus, ce président représente une grande tradition héréditaire, il est encore plus à son aise pour faire une belle part aux grandes influences personnelles. Le mérite des grandes traditions héréditaires, c’est qu’elles peuvent en même temps supporter sans se nuire, le voisinage des grandes influences personnelles.

Nous estimons qu’il.est d’une bonne politique de ne pas croire aisément aux répugnances, aux incompatibilités, aux dissentimens, et que c’est une manière d’être unis que de penser qu’on l’est.

Ce goût et ce besoin de l’union éclataient dans le toast du président de l’assemblée nationale et dans le discours du président de la république en réponse au toast du préfet de la Seine. Il veut « l’union féconde des grands pouvoirs élus par le peuple ; il veut, par cette union, défendre la cause de la civilisation contre les théories insensées et les passions barbares qui l’assaillent. Il proteste contre l’idée de copier mesquinement le passé. Cette protestation est sage, et de plus elle est pleine d’à-propos.

Elle est sage : nous ne savons pas. en effet les modifications qui pourront être faites à la constitution, quand viendra le temps légal de la révision ; mais ce que nous savons bien, c’est que, pas plus en fait de gouvernement qu’en fait d’hommes, le temps ne rend jamais sa proie. Ce qui est passé est passé. Nous ne reverrons ni l’empire ni la monarchie constitutionnelle ; nous pourrons peutêtre voir un gouvernement qui empruntera quelque chose à ces gouvernemens passés, et puisse cet emprunt être fait aux bonnes qualités des régimes déchus, et non pas aux mauvais ! Mais, au lieu de nous préoccuper si vivement et si gratuitement de la forme et du nom des gouvernemens à venir, ne serait-il pas plus sage, — et c’est ici encore que nous louons de grand cœur l’allocution du président à l’Hôtel-de-Ville, — ne serait-il pas plus sage de songer à la société ? Oui, le président de la république a bien raison : il est plus important de reconstruire le pouvoir en France, d’en établir le respect et l’ascendant, que de savoir le nom que portera le pouvoir et de quelle famille sortira le chef de l’état. Les questions de formes ou de dynasties sont des questions contentieuses et vaines ; elles ne font rien pour la sécurité de la société. Elles agitent au contraire et divisent les esprits. Pourquoi donc s’en occuper ? Vous voulez savoir à toute force par qui vous serez gouvernés, j’aime mieux savoir comment. J’aime mieux savoir si l’ordre social doit, par le fait même de nos institutions, être tous les trois ans en question, si tous les trois ans il est bon que se fasse l’expérience si je ne pourrais pas marcher un peu la tête en bas et les pieds en haut, attendu qu’il y en a déjà trois que je marche selon l’ancien système, et que cela m’ennuie, comme le disait M. de Lamartine sous la monarchie de juillet. Le moindre essai fait pour donner à notre société plus de stabilité et de suite nous paraît plus utile et plus efficace que tous les rêves de monarchie ou d’empire qui traversent les cerveaux malades de notre temps.

Nous avons dit que la protestation du président contre l’idée de copier mesquinement le passé nous paraissait non-seulement sage, mais pleine d’à-propos. En écrivant ce dernier mot, nous pensions aux propos qui se répandent depuis quelques jours sur l’union accomplie, dit-on, entre les deux branches de la maison de Bourbon. Ce n’est pas la première fois qu’on parle de cette union. Depuis un an, il en est beaucoup question, et nous n’en sommes pas étonnés. Les orléanistes et les légitimistes croient également que la monarchie est le régime qui convient le mieux à la France. Les bonapartistes, au surplus, ont la même croyance. Seulement les trois partis n’ont pas le même candidat ; mais entre le candidat des légitimistes et le candidat des orléanistes il y a des liens de famille et des habitudes de confraternité princière, qui rendent l’alliance entre les deux branches et les deux partis plus possible qu’entre le parti légitimiste par exemple et le parti bonapartiste. Nous ne sommes donc pas surpris que l’idée d’une union entre les deux branches de la maison de Bourbon se soit présentée à tous les esprits. Il y a plus, nous n’avons jamais douté que l’union n’existât d’instinct, sinon de fait, et nous avons toujours été persuadés que, si les événemens ramenaient en France sur le trône l’une ou l’autre branche de la maison de Bourbon, la branche sujette ne ferai pas la guerre à la branche régnante, et que nous ne verrions pas recommencer le divorce des dix-huit ans ; mais en même temps nous nous demandons si ce qui est une difficulté de moins pour le lendemain est une force de plus pour la veille, et, pour dire toute notre pensée, les événemens, s’ils arrivent, feront l’union, nous n’en doutons pas, mais l’union ne fera pas les événemens.

Expliquons le ce sujet ce que nous pensons ; nous dirons ensuite ce que nous croyons savoir sur ces bruits renouvelés de l’union des deux branches.

À entendre raisonner certaines personnes, on croirait que c’est le schisme des deux branches de la maison de Bourbon qui a déterminé la révolution de février. Nous ne voyons pas quel grand honneur se feraient les légitimistes, s’ils parvenaient à prouver que ce sont eux, qui ont renversé la monarchie de juillet pour y substituer, la république de février ; mais nous nous hâtons de dire que, selon nous, les légitimistes sont fort innocens de la chuté du trône de juillet et de l’avènement de la république. La monarchie de juillet a été renversé par un coup de main, et ce coup de main a été si imprévu et si rapide, que la bourgeoisie a laissé tomber le régime qu’elle devait le plus défendre. Les légitimistes n’ont été pour rien dans le coup de main, et, quoique nous nous souvenions que M. de Larochejaquelein a dit quelques paroles pour s’opposer à la régence, que proclamait M. Odion Barrot cependant ces paroles n’ont eu aucun effet. Si M. Ledru-Rollin et ses amis n’avaient pas, à ce moment, fait entrer leur peuple pour disperser l’assemblée désarmée et délaissée, nous sommes persuadés que la régence eût été proclamée. Cette proclamation eût-elle arrêté le torrent ? Nous ne le croyons pas ; nous sommes convaincus que les dangers de la régence ne seraient pas venus des insurrections du parti légitimiste mais des insurrections du parti républicain et socialiste

Est-ce à dire, à notre sens, que le parti légitimiste n’a contribué en rien à la révolution de février ? Non. Il a contribué aux causes de la révolution de février, mais il n’a pas contribué à l’événement. Le parti légitimiste a une grande force négative. Ce qu’il ne soutient pas est faible ; mais il n’a pas la force d’impulsion qui renverse. Il faut, selon nous, l’avoir pour soi tous les jours ; mais on peut sans danger l’avoir contre soi les jours de révolution. Il fait un grand vide là où il n’est pas, il ne fait pas une grande force là où il est aux jours de crise ou d’épreuve. Il ressemble de ce côté-là à la bourgeoisie. Il laisse tomber plus de gouvernemens qu’il n’en renverse. Le parti légitimiste peut se reprocher d’avoir affaibli la monarchie de juillet ; il peut, s’il veut, s’honorer de cet affaiblissement, mais il ne peut ni se repentir ni se vanter de la chute de cette monarchie.

N’ayant rien fait pour renverser cette monarchie, peut-il faire quelque chose pour la relever ? Non. Selon nous, il peut la soutenir une fois relevée, il ne peut pas la relever Et ce que nous disons du parti légitimiste, nous le disons également du parti orléaniste et de la bourgeoisie. La chute de la royauté n’a pas été un des effets du schisme entre la branche aînée et la branche cadette ; la restauration de la royauté ne peut pas non plus être un des effets de la réunion des deux branches. Cette bonne intelligence, qui est le vœu de tous les bons citoyens, pourra faire le salut de la monarchie rétablie, elle n’en fera pas la renaissance ; elle pourra la faire durer, elle ne la ressuscitera pas, et voilà dans quel sens nous disons que les événemens feront l’union des deux branches mais que l’union des deux branches ne fera pas les événemens.

Nous avons tout lieu de croire que les réflexions que nous venons de faire ont été faites depuis long-temps par les hommes les plus importans des deux partis et par les chefs des deux branches de la maison de Bourbon. Le roi Louis-Philippe particulièrement, avec la profonde connaissance qu’il a des hommes et des choses de son temps, n’a jamais ni hâté ni éloigné l’idée d’une réunion que les événemens seuls peuvent faire et que les volontés ne peuvent guère réaliser. Elles peuvent seulement s’y préparer. La famille d’Orléans a un principe qui a toujours réglé sa conduite, et qui lui rend facile dans certains momens la résignation, dans d’autres moment le concours. La famille d’Orléans reconnaît que la France a droit de disposer elle-même de sa souveraineté. Avouant ainsi la supériorité des droits de la nation sur les droits d’une famille, elle est à son aise pour concourir, par les services de ses jeunes princes, au maintien de la royauté de la branche aînée, si la France rappelle la branche aînée. Si la France, au contraire, croit devoir une seconde fois préférer la branche cadette à la branche aînée, la famille d’Orléans ne fera pas défaut à l’appel de la France. Si la France enfin croit devoir prolonger ou même consolider la présidence actuelle, la famille d’Orléans restera, par honneur de famille, en dehors de tout service effectif, et, par fidélité nationale en dehors de toute conspiration et de toute manœuvre. Toutes ces hypothèses ont pu et ont dû être abordées, nous n’en doutons pas, dans les conversations du roi Louis-Philippe, mais il y a deux hypothèses qui n’ont jamais été abordées, nous en sommes convaincus : la première, l’hypothèse d’une abdication pure et simple du roi Louis-Philippe ou de son petit-fils en face des droits du comte de Chambord ; c’est cependant de cette manière que beaucoup de personnes semblent entendre l’union des deux branches ; la seconde, l’hypothèse qu’aussitôt l’union signée et sur le vu du contrat, la France s’empresserait de relever la monarchie. Cette hypothèse-là serait une grande illusion ; car, de bonne foi, qui peut croire qu’aujourd’hui le seul obstacle au rétablissement de la monarchie légitime est la querelle des deux branches ? Nous avons énoncé toutes les hypothèses qu’aborde avec une admirable liberté d’esprit le roi Louis-Philippe, parce qu’aucune de ces hypothèses et la conduite qu’elle suppose ne sont contraires à la vieille doctrine de la maison d’Orléans La maison d’Orléans est décidée à rester la maison d’Orléans, et par conséquent à respecter sincèrement les droits de la souveraineté du pays. Il n’y aura jamais dans son sein un prétendant quand même, pas plus en face du comte de Chambord, rappelé par la France, qu’en face du président de la république, confirmé aussi et consolidé par la France.

Qu’on ne fasse donc pas d’une étroite union entre les deux branches de la maison de Bourbon un sujet de zizanie dans la majorité. L’union des deux branches est ce qu’elle était il y a deux mois, inévitable, et par conséquent faite le lendemain de l’établissement de la monarchie bourbonienne, inutile et indifférente la veille, sauf qu’elle témoigne des bons sentimens qui existent de deux côtés ; mais ces bons sentimens, encore un coup, ne peuvent avoir leur effet que le lendemain de l’événement, et quand la France aura parlé.

On doit comprendre maintenant pourquoi nous avons trouvé de l’à-propos dans la déclaration du président, qu’il ne songeait pas à copier mesquinement le passé. Il écarte par ce mot l’idée de sa candidature impériale, et, en écartant la candidature, il écarte du même coup toutes les autres. Nous vivions depuis quelque temps entourés de fantômes et d’ombres qui voulaient devenir des êtres, disait-on : fantôme de l’empire, fantôme de 1814, fantôme de 1830. Toutes ces apparitions troublaient l’esprit public, et nous sommes persuadés qu’on n’a tant parlé depuis quelques jours de l’union des deux branches et de la monarchie, qui s’en allaient renaître, que parce qu’on parlait beaucoup de l’empire, comme on ne parlait tant de l’empire que parce qu’on parlait beaucoup de la monarchie. Nous avions la guerre des ombres, et ce qu’il y a de pis, c’est que nous nous occupions à cette guerre des ombres, quand nous avons à songer à je ne sais combien de réalités. Nous nous souvenons involontairement en ce moment d’une anecdote du dernier siècle : c’étaient deux jeunes époux qui, causant un soir auprès de leur feu de leur postérité future, et de l’état que prendrait leur premier enfant : — Moi, dit le mari, je veux qu’il soit président au parlement de Paris. — Et moi, dit la femme, je veux qu’il soit chevalier de Malte. — la querelle s’échauffa. Un ami de la maison arriva qu’on prît pour juge. Il tâcha d’abord d’être de l’avis du mari et de la femme ; mais il y perdit sa politesse d’abord de et sa patience ensuite. — Eh morbleu ! dit-il au mari, laissez d’abord à votre femme le temps d’accoucher ! et si c’est un garçon, vous verrez après… – Eh ! monsieur, comme vous y allez ! reprit le mari, ma femme n’est pas encore grosse. – Nous serions tentés d’être ici de l’avis de l’ami de la maison, et d’attendre que l’enfant fût fait, pour savoir si ce sera un roi ou un empereur. Or, l’enfant n’est pas fait, sachons-le bien. Nous n’avons pas, dans notre société, la plus petite hiérarchie et la plus petite stabilité possible, et nous parlons de monarchie et de monarque ! Remercions le président d’avoir écarté toutes ces chimères, celles de son parti et celles des autres partis, d’avoir fait rentrer tous ces fantômes dans le demi-jour qui leur convient, de nous avoir tous rappelés à la réalité la réalité, c’est que nous avons beaucoup à réédifier avant de savoir comment nous appellerons notre édifice. Où nous en sommes, ce n’est encore qu’une république, et cela ne peut être qu’une république.

Le ministère, dans les dernières séances de l’assemblée nationale, n’a pas montré moins de sens et moins d’à-propos q4ue le président : ’M. Fould a vivement défendu le maintien de l’impôt des boissons, et nous avons vu avec plaisir M. de Montalembert, c’est-à-dire un des orateurs les plus accrédités de la majorité, seconder avec un rare talent M. le ministre des finances. M. de Montalembert a bien compris que le maintien de l’impôt sur les boissons n’était pas une question fiscale, mais une grande question politique ; la banqueroute, la hideuse banqueroute, comme disait Mirabeau, pèse sur toute la discussion de l’impôt des boissons. Si les 100 millions de cet impôt manquent au trésor public, le trésor ne pourra pas faire face à ses engagernens, et c’est là, Dieu nous pardonne, ce qui tente la montagne ! Une bonne banqueroute qui frapperait les rentiers de l’état, les adjudicataires des emprunts, qui s’étendraient bien vite sur les actionnaires des chemins de fer, et de là sur toutes les spéculations de la grande industrie et du haut commerce, quelle bonne fortune pour la montagne ! Les voilà donc ruinés, ce ces odieux rentiers qui aiment le repos, ces affreux capitalistes qui détestent la démagogie ! La montagne ne se soucie pas de savoir si, une fois les rentiers ruinés, le petit commerce et la petite industrie ne seraient pas ruinés du même coup ; car ce sont les rentiers qui sont les pratiques du petit commerce. Tout se tient donc dans notre pays, et c’est là ce qui fait sa force ; c’est là ce qui le soutient à travers tant d’épreuves. Vous voulez frapper la propriété, parce que ce mot de propriété réveille dans les esprits grossiers l’idée d’une certaine fortune ; mais, en France, il n’y a pas de grands propriétaires, et frapper la propriété, c’est frapper tout le monde. Vous voulez frapper les capitalistes et les banquiers, parce que ces deux mots aussi éveillent l’idée d’une certaine opulence ; mais en France les grosses bourses aussi sont rares, les petites sont nombreuses. Il y a plus de sous que de pièces de cinq francs, et frapper le capital, c’est frapper aussi tout le monde. Avec un pareil état de choses, les finances publiques sont l’affaire de tout le monde. Et qui ne voit que depuis un an, depuis que la crise sociale n’est plus si menaçante, la crise financière doit attirer d’autant plus notre attention, parce que la crise financière peut à chaque instant ramener la crise sociale ? De là l’extrême importance que le commerce et l’industrie attachent au maintien de l’impôt des boissons. Si l’impôt des boissons est maintenu, il peut encore y avoir des finances françaises. Si, au contraire, l’impôt est aboli, c’en est fait pour long-temps encore du commerce et de l’industrie ; nous entrons dans la carrière des aventures financières.

Ce que M. Fould a fait pour les finances de l’état, en défendant le maintien de l’impôt, M. d’Hautpoul, le ministre de la guerre, l’a fait en défendant aussi avec une rare énergie le droit de police et de surveillance qui appartient à l’état. C’est aussi une question d’ordre social. Le ministre de la guerre, en prenant la direction des affaires, a écrit à tous les colonels de gendarmerie pour les inviter à lui envoyer des rapports confidentiels sur l’état des esprits ; et comme en ce moment il y a une propagande très active que font, en faveur des doctrines socialistes les commis-voyageurs de la démagogie d’une part, et de l’autre, les agens mêmes du gouvernement nommés par la révolution de février ou pervertis par ses circulaires, — nous voulions parler des agens voyers ; des instituteurs primaires et des percepteurs, — le ministre a donc enjoint aux colonels de gendarmerie de surveiller ceux de ces agens qui ne craindraient pas d’aider aux progrès de la démagogie. Cela ne veut pas dire que tous les agens du gouvernement vont être soumis à la surveillance de la police ; cela veut dire seulement que les colonels de gendarmerie peuvent et doivent dire au ministre de la guerre ce que les préfets peuvent et doivent dire au ministre de l’intérieur, c’est-à-dire quel est l’état des esprits dans le département, et quelle influence la bonne ou la mauvaise conduite des agens de l’autorité exerce sur l’esprit public. Ces renseignemens, qui arrivent de divers côtés au gouvernement, sont conférés ensemble dans le conseil des ministres, et deviennent la cause des décisions que les ministres prennent sur les choses et sur les hommes de leurs services respectifs. Cela s’appelle gouverner ; mais c’est là ce qui contrarie extrêmement la montagne : elle a eu connaissance de la circulaire du ministre de la guerre aux colonels de la gendarmerie, et elle a reproché au ministre de la guerre de changer la gendarmerie en espions et de soumettre la Franc entière au pouvoir de la police : Le sujet d’amplification était beau, et il est malheureux que l’orateur de la montagne n’ait pas eu le temps de faire son discours. M. Baune, en effet, annonçait qu’il interpellerait le ministre de la guerre ; mais il voulait laisser du temps an ministre pour se défendre. La mise en scène était habile, et le délai grossissait l’affaire. M. d’Hautpoul, voyant qu’on lui demandait un rendez-vous d’honneur l’a pris tout de suite en homme pressé de finir. — Mais mon réquisitoire n’est pas prêt, disait M. Baune. — Tant pis pour le réquisitoire, a dit l’assemblée enchantée d’échapper à un discours de L. Baune ; parlez ! — Il a fallu parler, il a fallu accuser. Quelle accusation ! Le fond de cette accusation se réduit à ceci, qui est le fond ordinaire de toute la polémique des montagnards : « Nous voulons pouvoir attaquer le gouvernement par tous les moyens possibles et tourner contre lui ses propres agens ; mais nous ne voulons pas que le gouvernement se défende, nous ne voulons pas surtout que, s’il a des agens fidèles, il puisse s’en servir contre ses agens infidèles. » M. d’Hautpoul n’a pas eu de peine à réfuter cette théorie absurde et dangereuse, et il l’a fait avec une vivacité et une fermeté d’expressions qui ont produit un grand effet sur la majorité. Des discours de ce genre-là font beaucoup pour l’entière réconciliation du gouvernement et de la majorité. Comme M. d’Hautpoul a vu le bon effet qu’il produisait sur la chambre, il a voulu, en homme politique, en profiter tout-à-fait et achever la victoire ; il a parlé de la résolution du ministère de marcher dans les voies de la majorité en termes décisifs, et comme il fallait l’alliance étroite qu’il faisait avec la majorité pour la défaite complète des orateurs de la montagne, le succès a été complet.

Cette discussion, qui a rendu à la gendarmerie l’hommage qu’elle mérite si bien ; et qui lui a donné en même temps, et d’une manière éclatante et solennelle, grace aux interpellations de la montagne, l’encouragement dont l’administration tout entière a besoin en France pour remplir ses pénibles devoirs, cette discussion n’est pas la seule qui, dans cette quinzaine, mérite d’être mentionnée. Il est une discussion et une loi plus importante que nous devons signaler à l’attention publique, parce que c’est une loi qui commence la réforme que nous souhaitons depuis si long-temps de nos institutions électorales. Nous voulons parler de la loi qui permet le vote à la commune.

Nous avons bien lu que cette loi était la première brèche faite au suffrage universel, et beaucoup de personnes, même parmi nos lecteurs, ne manqueront pas de croire que ce qui nous plaît surtout dans cette loi, c’est le coup qu’elle porte au suffrage universel. Nous avons peu de goût il est vrai, pour le suffrage universel, et nous croyons que c’est un mauvais procédé électoral ; mais nous croyons qu’il en est du suffrage universel comme de la république qu’il en faut faire l’expérience et la faire loyalement. Or, la meilleure manière, selon nous, de bien faire l’expérience du suffrage universel, c’est de le rendre aussi réel que possible. L’idée fondamentale du système est que tout le monde doit voter, parce que tout le monde a droit. Nous n’admettons pas cette idée ; nous croyons, nous, qu’il n’y a de droit que quand il y a une capacité suffisante pour exercer ce droit, et nous voyons que sur ce point les docteurs su suffrage universel sont de notre avis, sans le dire, puisqu’ils excluent les femmes du droit de voter, et qu’ils les traitent comme dans quelques-uns des États-Unis on traite encore les esclaves. De l’autre côté de l’Atlantique, on refuse aux esclaves toute participation aux droits politiques, parce que la différence des couleurs équivaut pour eux à la différence des sexes. Eh bien ! pour nous, la différence de raison et de capacité équivaut le la différence des sexes et des couleurs ; mais nous laissons de côté cette discussion théorique pour revenir au principe du suffrage universel, qui est que tout le monde doit voter. Si tout le monde doit voter, il s’ensuit que le vote à domicile, s’il était possible, serait le meilleur et le plus juste ; si le vote à domicile n’est pas possible, le vote qui dérange le moins le citoyen de son domicile est le meilleur, et par conséquent quiconque aime le suffrage universel doit approuver le vote à la commune.

Voilà ce que dit la logique ; voici ce que disent les faits. Ceux qui se proclament les plus grands amis et pour ainsi dire les pères du suffrage universel sont ceux qui s’opposent le plus au vote a la commune. Ils veulent donner aux citoyens le plus de droits possibles, mais ils ne veulent pas leur en faciliter l’exercice. Ils veulent que tout le monde soit électeur, mais ils ne veulent pas que l’électeur puisse élire dans sa commune. Il faut, s’il veut élire, qu’il aille au chef-lieu de canton, qu’il fasse cinq ou six lieues, perde son temps et son argent. Beaucoup d’électeurs n’iront pas assurément ; mais c’est là le beau du suffrage universel dans la démagogie : il est exercé par le petit nombre. Les hommes ardens et fanatiques, les affiliés des sociétés secrètes, les stipendiés des clubs, les fainéans et les débauchés, ceux qui aiment mieux le cabaret que la maison domestique, ceux-là, soyez-en sûr, iront au chef-lieu de canton, et c’est là le peuple selon le montagne. Le peuple, ce n’est pas le père près de ses enfans, le mari près de sa femme, le fils près de son père, l’homme enfin dans le cadre de sa vie de tous les jours et dans le milieu de ses bons sentimens et de ses bonnes traditions. Le peuple, c’est la foule hors de chez-elle, la foule dépaysée, égarée, avinée, n’ayant plus pour inspirateurs que les orateurs d’estaminet. Voilà comment la démagogie entend le suffrage universel, et si vous vous avisez de l’entendre autrement, si vous voulez que le suffrage universel soit le suffrage de tout le monde, que le vote soit sincère et loyal, que le scrutin soit près de l’électeur, que le père de famille ne se dégoûte pas d’être citoyen, parce que l’exercice des droits de citoyen coûte trop cher, alors la montagne déclare que vous voulez détruire le suffrage universel et que vous violez la constitution ! .

Et à propos de la violation de la constitution, la montagne, qui répète ce cri tous les huit jours, ne comprend-elle pas qu’elle l’use singulièrement, et que, si un jour la constitution était violée en effet, personne ne voudrait croire aux cris de la montagne. Ce serait la fable du berger qui s’amusait à crier au loup, quand le loup n’y était pas. Les premières fois, on vint à ses cris, et il se mit à rire d’avoir si bien attrapé son monde ; mais un jour le loup vint, et il cria : personne ne bougea. Ce qui nous fâche dans ces cris de la constitution violée, c’est de voir un homme comme le général Cavaignac s’y associer. Nous pourrions dire que, depuis quelque temps, le général Cavaignac semble prendre à tâche de détruire par ses paroles l’autorité qui s’est attachée à ses actes ; mais à Dieu ne plaise que nous contribuions jamais à détruire ou à diminuer les grandes influences qui se sont formées dans notre pays ! Nous sommes donc décidés à ne jamais perdre le souvenir des grands services que le général Cavaignac a rendus au pays dans les terribles journées de juin 1848. Nous n’oublierons notre reconnaissance envers le général Cavaignac que le jour où les amis des insurgés de juin oublieront contre lui leur rancune et leur colère. Cette caution garantit la durée de nos bons sentimens envers le général Cavaignac.

La discussion sur le vote à la commune a été soutenue avec beaucoup de fermeté et de vivacité d’esprit par le rapporteur de la commission, M. de Gaslondes. Il a rendu service à l’assemblée en débarrassant la discussion des subtilités dont on voulait l’encombrer, en ne la passionnant pas mal à propos, en la ramenant enfin sans cesse au véritable point, c’est-à-dire à l’organisation réelle du suffrage universel. Au faux suffrage universel opposons le vrai, c’est là, pour le moment, notre meilleure défense mais, en même temps que nous appelons partout le peuple à voter en personne sur les plus grands intérêts, n’oublions pas de l’éclairer et de l’assister ; n’oublions pas surtout d’éloigner de lui les pernicieux enseignemens qu’on ne cesse de lui donner sous toutes les formes. Le président le disait avec raison dans son discours à l’Hôtel-de-Ville : « Le bien-être des classes laborieuses est sans cesse compromis par ces théories insensées, qui, soulevant les passions les plus brutales et les craintes les plus légitimes, feraient haïr jusqu’à la pensée même des améliorations. Nous pouvons confirmer les paroles du président sur la propagande socialiste par quelques exemples.

Nous avons sous les yeux une vingtaine d’almanachs pour l’année 1850, et la plupart sont des almanachs démagogiques ou socialistes. L’Almanach de l’armée française de terre et de mer et l’Almanach du jardinier sont les seuls qui soient purs de tout venin, et cela est remarquable La discipline des camps et le travail des champs excluent les mauvaises pensées et entretiennent les bonnes. Cependant les faiseurs d’almanachs socialistes font aussi de ce côté quelques tentatives qui, nous l’espérons, ne réussiront pas. Ainsi, dans l’Almanach du Cultivateur et du Vigneron, nous avions lu avec grand plaisir de fort bons articles sur les diverses plantes fourragères propres à être cultivées sous le climat de la France, sur les prairies naturelles, etc., quand, arrivant à la fin, dans un article sur le renard, nous trouvons tout à coup ces pages étranges :

« Le renard se marie, et son ménage est un des plus véridiques emblèmes des ménages du civilisé…

« Pourquoi le renard se marie-t-il, tandis que le chien, qui appartient cependant à la même famille, vit dans le célibat ?

« La perdrix se marie aussi, et non le coq domestique, qui est pourtant de l’espèce la plus voisine. Pourquoi cela ?

« C’est que d’abord tous les - animaux, quels qu’ils soient, personnifient un des caractères, c’est-à-dire une des variétés de l’espèce humaine.

« C’est qu’il y a des hommes nés pour le mariage et d’autres pour le célibat.

« Le chien ne se marie pas, parce qu’il est exclusivement titré en ambition et en amitié, c’est-à-dire parce que le chien a une destinée de dévouement et d’utilité sociale à accomplir, et qu’il ne convient pas aux intérêts de l’espèce humaine, reine du globe, que le chien soit distrait de ses occupations d’ordre supérieur par les soucis de famille. Le chien doit être prêt à suivre l’homme en tous lieux, ç toute heure, prêt à verser son sang pour lui jusqu’a la dernière goutte. Or, le ménage, qui fixe le père au sol par la famille, est la pierre angulaire de l’égoïsme, le tombeau du dévouement.

« Les grands génies n’ont pas de femme, parce que, dans les sociétés limbiques, la famille est une gêne, et que les grands révélateurs qui ont mission d’éclairer le monde et de périr à la peine doivent commencer par s’affranchir de toute entrave susceptible d’embarrasser leur marche. Il est reçu, même en civilisation, que les militaires mariés sont de mauvais soldats. C’est l’avis de l’empereur, qui s’y connaissait, en ayant consommé beaucoup.

« Même solution pour le coq, emblème de chevalerie et de vigilance, qui a trop à veiller sur la tribu pour avoir le temps de s’occuper d’une simple famille.

« Le renard, qui vit de rapine et de maraude, et dont l’homme ne peut tirer parti pour l’embellissement du globe, le renard, race infime, condamnée à disparaître un jour de la surface de la terre, peut se marier sans qu’il en résulte un grand mal pour l’humanité, et il se marie précisément pour nous apprendre à détester le ménage familial et morcelé, source de tous les vices et de toutes les misères.

« Le ménage morcelé et le renard ont pour eux les moralistes hypocrites, qui ne manquent pas de jeter la pierre au chien, à raison de son cynisme et de la brutalité scandaleuse de ses amours, mais je réponds pour le chien aux moralistes que la fidélité conjugale dont se targue le renard n’est que l’apanage des natures inférieures, et que l’influence de la papillonne n’a jamais terni l’éclat d’aucune grande renommée masculine ou féminine, au contraire : témoin Alcibiade, Aspasie, Salomon, Charlemagne, François Ier, Henri IV, Louis XIV, Catherine et Ninon. »

Qui s’attendrait à trouver ces grotesques immoralités dans l’Almanach du Cultivateur et du Vigneron ? Supposons un jeune cultivateur lisant cette apothéose du libertinage, dont le type idéal est, selon l’auteur, le chien ou le roi Salomon ; qu’en pensera-t-il, s’il y comprend quelque chose ? Nous espérons fort qu’il ne voudra pas prendre modèle, pour ses mœurs, sur sa basse-cour, et qu’il se contentera de son ménage, au risque d’être d’une nature inférieure à son coq et à son chien ; mais que dire des livres faits pour les campagnes et qui reproduisent ces honteux dévergondages du fouriérisme ?

Dans l’almanach dont nous venons de citer quelques pages, le mal n’est qu’à la fin et comme introduit par mégarde : dans beaucoup d’autres, le calendrier lui-même, dès le commencement, se trouve gâté. On sait qu’il y a dans notre pays des gens qui se sont fait de 93 une religion. L’Almanach du Nouveau-Monde, qui paraît sous l’invocation de M. Louis Blanc, et l’Almanach de l’Ami du Peuple, par M. Raspail, appartiennent à cette église de 93 ; aussi le calendrier républicain y est soigneusement reproduit. M. Raspail même fait remarquer combient la convention avait eu raison de substituer « à ces noms de saints si souvent apocryphes ou si peu dignes de cette place le nom d’une plante à semer ou à récolter, d’un instrument d’agriculture et d’un animal domestique. Ainsi, nous sommes aujourd’hui jeudi, selon le style vulgaire, au 13 décembre ; mais nous sommes, selon le calendrier de l’Almanach du Nouveau-Monde, le 22 frimaire, duodi, bruyère ; demain ce sera tridi, roseau ; après demain, quartidi, oseille, et enfin quintidi, grillon. Nous ne concevons pas qu’on n’ait pas adopté une mesure si simple de désigner les jours, et nous ne concevons pas surtout que le gouvernement provisoire, en 1848, n’ait pas décrété l’usage de ce calendrier.

Il est vrai que le gouvernement provisoire était un gouvernement réactionnaire « Le 28 février 1848, dit M. Raspail dans son almanach, parut le second numéro de l’Ami du Peuple. Je dénonçais à la nation la marche contre-révolutionnaire du gouvernement provisoire. Le jour même, les exploiteurs du peuple dirigèrent toutes leurs batteries contre moi. Les républicains du lendemain et les faux républicains de la veille tentèrent de m’accabler sous le poids de leurs calomnies et de leurs menaces. Je fus insensible, à tous ces bruits du dehors : j’avais rempli un grand devoir, j’étais en paix avec ma conscience ; mais mes amis s’effrayaient pour moi et craignaient pour mes jours. L’un d’eux, dès le 28 au soir, vint tout effaré vers moi et me dit : « Que faites-vous donc, mon ami ? vous allez trop loin, les meilleurs patriotes sont contre vous. Vous savez bien, lui répondis-je, que je vous ai toujours devancé de dix ans ; je vous devance aujourd’hui de trois mois. »

Et ailleurs :

« Quatre révolutions successives, depuis 89, ont été, je ne dirai pas stériles, mais désastreuses pour l’humanité.

« 1o La chute de la royauté, en 92, a été absorbée par le directoire et par Napoléon ;

« 2o la chute de Napoléon a été escamotée par la restauration ;

« 3o La chute de la restauration par Louis-Philippe ;

« ° La chute de Louis-Philippe par ce gouvernement provisoire qui a su si bien préparer le 15 mai et le 23 juin. »

Dans le gouvernement provisoire, ce qui n’était pas réactionnaire était médiocre et souvent même c’était l’un et l’autre. Écoutez encore l’almanach de M. Raspail.

« Bon Dieu ! s’écriait Bonaparte premier consul ; que les hommes sont rares ! Il y a en Italie dix-huit millions d’hommes, et j’en trouve à peine deux : Dandolo et Melzi. »

« Avant lui, Mme Roland, ce grand ministre en jupons, disait : « La chose qui m’a le plus surprise depuis l’élévation de mon mari, c’est l’universelle médiocrité. Jamais, sans cette expérience, je n’aurais cru mon espèce si pauvre. »

« Allez, mon fils, disait Oxenstiern, ministre de Suède, allez, mettez-vous aux affaires, et vous verrez par quels hommes le monde est gouverné ! »

« La mesure de ces vérités n’a-t-elle pas été comblée par tous les spécimens de médiocrités ébouriffantes que nous avons vues défiler devant nous depuis le 24 février ? Il y a de quoi en rougir pour l’espèce humaine et pour le génie français. »

Ce pauvre gouvernement provisoire, auquel nous finirons par nous intéresser en lisant ses détracteurs, n’est pas mieux jugé par le citoyen Raginel, auteur de l’Almanach de l’Egalité. Le citoyen Raginel raconte comment, ayant été nommé commissaire dans l’Aveyron, il alla le 7 mars voir M. Ledru-Rollin, ministre de l’intérieur. M. Raginel était accompagné de M. Barbès. « Arrivés près de Ledru-Rollin, nous le trouvâmes accablé de fatigue ; il venait d’être saigné ; je dis à Ledru-Rollin qu’il était éminemment utile que le gouvernement provisoire décrétât que tous ex-pairs de France, ex-députés, ex-préfets soient suspendus de leurs droits politiques pendant cinq ans, afin de n’avoir plus à lutter avec ces adversaires pendant les premières années de la république Barbès, ce noble cœur, ainsi que Ledru-Rollin, repoussèrent vivement ma proposition en disant qu’il ne fallait pas faire d’exclusion. Qui avait raison d’eux ou de moi ?… La générosité envers leurs adversaires fut toujours trop grande chez ces hommes, mais leurs adversaires n’ont pas à craindre le même reproche. À cette réponse, je pressentis que toutes les mesures révolutionnaires ne seraient prises qu’à moitié ; je devins inquiet sur le sort de la république. »

Qu’est-ce, nous dira-t-on, que le citoyen Raginel, qui traçait ainsi un plan de gouvernement à M. Ledru-Rollin ? N’en parlez pas si lestement, je vous prie ; M. Raginel est le père et l’auteur de la république de 1848. C’est lui qui l’a proclamée. Il nous semblait que dernièrement M. Crémieux, à la tribune, déclarait que c’était lui. M. Crémieux qui avait proclamé la république. Il y a là entre M. Crémieux et le citoyen Raginel une question de propriété littéraire, que nous ne sommes pas compétens pour décider. Voyons cependant les titres que fait valoir M. Raginel.

« Le 24, en entrant aux Tuileries, ma première pensée fut de trancher, par un acte décisif, les questions qui s’agitaient à la chambre des députés. (La régence.)

« Je montai sur un meuble dans la salle des maréchaux, je demandai au peuple un instant de silence et l’obtins ; je proposai de brûler à l’instant le trône sur la place de la Bastille, et, pour la première fois depuis le commencement du combat, je criai : Vive la république ! Cette proposition fut accueillie par des bravos qui ébranlèrent la salle et accompagnée d’une décharge de mousqueterie, le trône partit pour la Bastille, et moi je me rendis à l’Hôtel-de-Ville.

« Le lendemain 25, aidé par l’énergique citoyen X…, je m’opposai, en les déchirant, à ce que l’on répandît parmi le peuple les proclamations émanant du gouvernement provisoire et ayant pour en-tête seulement : Au nom du peuple français ! J voyais dans cette formule peu décisive une hésitation, une défection au mandat du peuple ; après notre insistance sortirent les premières proclamations ayant en tête : République française, liberté, égalité, fraternité.

« Pas un drapeau officiel n’était encore arboré ; des bandes de velours rouge, provenant des banquettes des salles, flottaient seules au bout de bâtons aux fenêtres de l’Hôtel-de-Ville.

« Le peuple mugissait sur la place, comme une effroyable tempête, en demandant un drapeau. Je parvins jusqu’à M. de Lamartine, et, devant une foule nombreuse, je lui dis qu’il fallait qu’un drapeau officiel fût arboré : il me donna l’ordre de le faire exécuter tricolore[1]. Lorsque je lui demandai ce qui le distinguerait de celui de Louis-Philippe, il me dit d’y faire inscrire République française, liberté, égalité, fraternité, et de l’arborer immédiatement »

Nous nous sommes laissé aller à ces citations sur l’origine de la république de 1848, parce que rien ne doit être négligé de ce qui caractérise l’histoire du temps. Nous nous hâtons de revenir aux doctrines que répandent les almanachs, afin que nos amis voient si c’est le moment de nous livrer à nos mauvaises humeurs les uns contre les autres ; quand nous sommes tous si violemment attaqués, quand la société est sans cesse battue en brèche, quand toutes les classes sont instruites à se haïr et à se détester, quand l’armée elle-même est représentée comme impatiente de secouer le joug, et qu’on promet aux soldats, s’ils veulent venir à la démagogie :

« 1o L’allégement de la fatigue par la suppression des postes et des sentinelles inutiles,

« 2o Une augmentation de solde suffisante pour améliorer sensiblement la qualité du pain et des vivres de campagne ;

« 3o L’assainissement et l’élargissement général du logement des troupes ;

« 4o la substitution de l’instruction intellectuelle, politique et morale, aux fastidieuses théories ne l’on fait apprendre pendant trente ans à des hommes qui les connaissent parfaitement avant l’expiration de leur première année de service ;

« 5o La substitution des exercices modérés, de la gymnastique volontaire et attrayante, à la longueur, à la superfluité, des manœuvres et exercices actuels, qui, le plus souvent, n’ont d’autre résultat que le dégoût et l’emploi inutile du temps, sans rien ajouter a la valeur du soldat. » (Almanach du Nouveau-Monde.)

Partout, dans ces almanachs, le pauvre est averti que ses misères viennent du riche. S’il n’y avait pas de banquiers qui sont directeurs des compagnies d’assurance, l’état, pour une modique somme, ferait toutes les assurances, et le paysan braverait l’incendie, la grêle, l’épizootie. C’est toujours le système que M. Pelletier développait un jour à la tribune : l’état emprunterait à 5 pour 100 et prêterait à 3. Qui suppléerait à la différence ? Je ne sais, et les almanchs, même l’Almanach prophétique, le savent pas. Seulement ils savent et ils disent que, si l’état n’assure pas aussi le pauvre contre tous les risques, c’est « qu’il y a des représentans fort riches, de gros rentiers, de gros banquiers, qui ont intérêt à ce que cela ne se fasse pas. Ils ont l’argent placé dans les compagnies particulières, et, comme ils songent à eux avant de songer aux autres, ils ne veulent pas d’un mode d’assurance par l’état qui leur couperait l’herbe sous le pied. Et, comme ces charitables insinuations font partie d’un dialogue, les interlocuteurs demandent alors s’il n’y aurait pas moyen d’empêcher les riches de nuire aux pauvres.

« — Mon Dieu si : on vous a dit cent fois, et moi le premier, nommez donc pour vous représenter des hommes qui veuillent ce que vous voulez, qui n’aient pas intérêt à vouloir autre chose, et tout ira comme sur des roulettes. Mais non, vous ne voulez pas comprendre ; vous faites de la complaisance à vos dépens ; tandis que les riches se gardent bien de voter pour les pauvres, les pauvres ont la sottise de ne pas leur rendre la pareille.

« — C’est que, voyez-vous, monsieur Mathieu, on nous a dit, au moment des élections, que ceux qui n’ont pas su faire leurs propres affaires ne sont pas capables de faire celles des autres, que ceux qui n’ont pas de biens au soleil ne tiennent à rien, que ceux qui sont pauvres, songeront plutôt à faire leur bourse qu’à défendre la nôtre.

« — Père Étienne, je sais par cœur toutes ces calembredaines ; mais, pour mon compte, je n’y mords pas Quand on me dit cela, je réponds qu’en politique beaucoup de gens n’ont pas su faire leurs affaires, parce qu’ils se sont constamment occupés de celles des autres, et que ceux qui n’ont rien tiennent souvent plus à leur pays que ceux qui ont beaucoup.

« — Tenez, monsieur Mathieu, dit alors le père Étienne en lui serrant la main, s’il y avait dans chaque village un homme comme vous pour éclairer le pauvre monde, nous aurions en moins de six mois une bonne république, une vraie république. » (Almanach d’un Paysan.)

Cette bonne et vraie république du père Étienne, c’est celle qui a commencé le 24 février 1848, et qui a fini le 24 juin dans le sang et dans les larmes. C’est celle qui peut recommencer, si nous ne savons pas rester unis. Tâchons donc d’entendre les avertissemens de nos ennemis, si nous gardons encore quelque défiance contre les conseils de nos amis.

— Les incompatibilités parlementaires de M. Moron n’ont pad fait fortune dans le congrès espagnol. Cette malencontreuse proposition, écho trop peu déguisé de quatre ou cinq désappointemens individuels qui visent à renouveler en Espagne la mystification d’un parti conservateur progressiste, est morte de sa belle mort entre les dédains de la majorité et la froideur de l’opposition proprement dite Celle-ci n’a pas jugé à propos de se passionner pour des hommes qui la désavouent tout en attaquant le gouvernement. Elle a préféré réserver ses forces pour la discussion des budgets.

Cette discussion doit, dit-on, provoquer d’assez violens orages, l’issue n’en est pas d’ailleurs douteuse. Envisagée isolement et abstraction faite des nécessités dont il subit le contre-coup, le projet de bugdget pour 1850 n’est assurément pas un chef-d’œuvre à part quelque économies sur le chapitre de la guerre, ce n’est qu’au moyen de fortes retenues sur les traitemens des employés et des officiers en activité ou en retraite que M. Bravo Murillo est parvenu à équilibrer les recettes et les dépenses ; mais si précaires, si onéreux même, à beaucoup d’égards, que soient ces expédiens, il faut bien s’en tenir là, tant qu’on ne sera pas parvenu à accroître les recettes et à diminuer les frais de perception Toute la question est de savon si le ministère travaille sérieusement à amener ces deux résultats, et sa sollicitude n’est pas à cet égard douteuse.

Une nouvelle qui déroute bien des prévisions et qui coupe court à bien des éventualités tient depuis quinze jours en émoi Madrid et l’Espagne entière. Voilà ce qu’on nous écrit à ce sujet : « La grande nouvelle du jour est la grossesse de la reine. Quoique, d’après l’étiquette reçue, la déclaration officielle n’en puisse être faite que le cinquième mois, le roi, ne pouvant contenir sa joie, a donné connaissance de l’heureux événement au duc de Valence, qui, avec la permission de sa majesté, s’est empressé de communiquer la nouvelle à ses collègues. Le conseil des ministres a été ensuite admis à présenter ses félicitations aux augustes époux, qui les ont reçus avec des marques toutes particulières d’estime et d’amitié. Le roi a fait faire, par son peintre de la chambre, M. Lopez, un magnifique portrait du duc de Valence, et l’a fait placer dans son cabinet de travail.

« Vous avez dû apprendre presque en même temps la présentation et le rejet de la proposition sur les incompatibilités parlementaires, émanée de l’opposition modérée. Cette opposition modérée constitue un de ces partis dont on a dit qu’ils tiennent sur un sofa. Elle se réduit à neuf membres bien comptés, que des désappointemens d’ambition ont amenés à déserter le drapeau ministériel. Tous ces messieurs ont voulu, ni plus ni moins, être ministres ; presque tous occupent des emplois élevés. L’un, M. Rios Rosas, aspirait à la présidence du congrès ; un autre, M. Moron, est à la tête d’une oligarchie de clocher qui s’est formée à Valence. Ce parti na pas de théories fixes ; il ne compte pas sur les progressistes. Aussi il ne fait pas de prosélytes, et n’inspire aucune inquiétude aux ministres. »

EXPÉDITION PROJETÉE À MONTEVIDEO.

L’assemblée nationale va bientôt voter sur une nouvelle demande de subsides en faveur de la ville de Montevideo. Jusqu’ici, la commission chargée d’examiner cette proposition n’a guère appelé dans son sein que des partisans déclarés de l’intervention armée. On pousse à la guerre. Sans doute on ne va pas jusqu’à proposer une expédition contre Buenos-Ayres : le souvenir de la funeste campagne de 1807, de cette belle armée anglaise réduite à capituler et à mettre bas les armes dans la ville, même, révèle assez les difficultés de l’entreprise. On se borne à une opération sur l’État Oriental. Qu’on jette dans Montevideo quelques milliers de nos soldats, et cela suffit.

Il faut nous rendre un compte exact de l’état des choses. Depuis plusieurs années, on le sait, le général Oribe bloque Montevideo. Il a sous les murs de la ville un corps d’armée de huit mille hommes, parmi lesquels on compte deux mille deux cents Argentins auxiliaires, le reste est compose entièrement de soldats orientaux. Jamais il n’a songé à enlever d’assaut cette place, qui, de même que toutes les villes espagnoles, renferme autant de forteresses qu’il y a de cuadras, c’est-à-dire d’îles de maisons D’ailleurs, la division navale de la France la domine et soutient la garnison. Oribe s’est contenté de l’isoler complètement du continent. Il renouvelle là ce qu’ont fait au siège de Grenade les Espagnols, quand, tenus en échec par les Maures, ils bâtirent sur l’emplacement de leur camp la ville de Santa-Fé ; il a construit une seconde ville extérieure où il s’est fortement retranché, et qu’il a armée d’une centaine de canons de divers calibres. À l’exception de Montevideo, tous les districts de la république l’ont reconnu pour leur président légal Il a réuni autour de lui les grands pouvoirs de l’état, le sénat, les représentans du peuple et les tribunaux du pays En un mot, il a réduit Montevideo, dans la République Orientale, au rôle de Gibraltar en Espagne. Gouvernement et administration fonctionnent avec la plus grande régularité. Les revenus consistent en droits de douanes prélevés sur tout ce qui entre dans les ports de la république ou qui en sort, et sur les chevaux et le bétail qu’on transporte dans la province de Rio Grande. Notre blocus a concentré dans le pays une quantité considérable de chevaux et de bœufs c’est la richesse des habitans. Outre son armée de siège, Oribe tient encore la campagne avec une cavalerie, nombreuse, composée des milices de tous les districts, et que les tableaux officiels font monter à onze mille deux cents hommes, plus deux mille six cents Argentins que le général Rosas, son allié, entretient comme contingent de guerre.

Que fera le général Oribe en face d’une armée française ? Si l’expédition est assez considérable pour le déloger de la forte position qu’il occupe au Cerro devant Montevideo, il ne nous attendra pas : il lèvera le siège et battra la campagne, faisant partout le vide devant nous. Ainsi, nous nous trouverons en présence d’une vingtaine de mille hommes, tous montés et parfaitement habitués a escamoûcher et a fuir su ce sol accidenté, couvert d’arbustes, coupé de rivières et de ruisseaux Les poursuivrons-nous ? Il nous faut de la cavalerie, car, que pourrait l’infanterie contre ces insaisissables gauchos ? Rappelons un fait : le général Aleman, sorti de Montevideo avec 6,000 Portugais des plus belles troupes de la Péninsule, a fait précisément ce que nous pourrions être tentés de faire, il s’est lancé à la poursuite de l’ennemi. Combien est-il revenu de ses soldats partout victorieux ? Le quart à peine, et en quel état ! Le reste jonchait de cadavres les sentiers presque impraticables et les défilés couverts où les avait entraînés la fuite continuelle de l’ennemi. Certes, nous n’établissons aucune comparaison entre les soldats français et les soldats portugais ; nous voulons seulement faire remarquer que ces derniers ont disparu dans leur victoire même.

Ce premier résultat d’une expédition dans l’État Oriental est tellement évident ; que personne n’oserait le contester. — Mais nous ne sommes pas seuls : — on nous promet des auxiliaires et des alliés. — On joint d’abord à notre drapeau la garnison de Montevideo, dont les données officielles élèvent le chiffre à 2,810 hommes. Ces soldats, qui sont-ils ? Au premier rang, nous comptons 430 Orientaux, puis 560 nègres, 1,000 chasseurs basques, la légion italienne de Garibaldi, forte de 400 hommes, enfin 420 étrangers sans nom formés en deux bataillons. Ainsi, c’est avec l’appui de 430 nationaux seulement que nous allons abattre le pouvoir reconnu et accepté par l’universalité des provinces de la république ! Et le reste de ces auxiliaires n’existe qu’en violation du droit des gens, car jamais les gouvernemens n’ont autorisé ces hommes à servir sous une bannière étrangère leurs armes, ils ne les ont reçues qu’en portant un audacieux défi à la loi internationale, leur drapeau, qu’en reniant le drapeau de leur patrie. Et voilà les frères d’armes que l’on prétend donner aux soldats de la France ! Quoi ? nos régimens, l’appui de notre société, nos glorieux soldats, dernier orgueil de la France par leur esprit de discipline, confondus dans Montevideo avec les routiers de Garibaldi, avec les hommes des barricades de juin ! Ce sciait un crime que bientôt sans doute la Providence ferait retomber sur le cœur de la France Non, les vapeurs de l’abîme ouvert sous notre patrie ne monteront pas au cerveau des hommes qui ont voix dans les destinées du pays au point de les aveugler sur les dangers d’une telle politique. Que dirions-nous si la Russie avait soudoyé de son or et soutenu de ses armées la démonstration polonaise du 15 mai contre l’assemblée nationale ?

On nous promet encore un autre auxiliaire c’est la terreur dont sera frappée l’armée d’Oribe à l’apparition de nos régimens. Sans doute le renom de notre brave armée est prestigieux dans l’univers ; mais ce serait le compromettre étrangement que d’aventurer ainsi nos soldats dans un désert, comme si le pantalon garance devait renouveler les prodiges de la veste de Mahomet le prophète. Et nous ne nous arrêtons pas tout court dans celle voie de chimères ! À ce signe, le Brésil doit envoyer une armée d’invasion contre la République Orientale ; un soulèvement général des états de la confédération argentine menace Rosas d’une ruine complète. L’Entre-Rios est prêt, Santa-Fé n’attend plus que le mot d’ordre, Corrientes est en émoi, enfin le Paraguay fait déjà marcher une armée de vingt mille hommes contre l’affreux tyran que depuis vingt ans les populations maintiennent à leur tête, on ne sait trop pourquoi, peut-être pour se frapper elles-mêmes du fléau de Dieu, et dont elles s’obstinent à renouveler légalement le pouvoir dictatorial tous les cinq ans.

Venons au fait, de l’effroyable tempête qu’on nous montre ainsi grondant à l’horizon lointain des pampas. — Le Brésil a déclaré officiellement qu’il entend resté neutre dans tout ce qu’on pourrait tenter contre Buenos-Ayres, et qu’il maintiendra dans ses rapports de bonne amitié avec le chef de la confédération argentine. L’Entre-Rios est entièrement sous la main du lieutenant de Rosas, le général Urquiza, qui commande un corps d’armée destiné a envahir Corrientes. Quant à Santa-Fé, s’il remue, c’est à la voix du gouverneur de Buenos-Ayres, qui, par ses lieutenans et par ses agens les plus dévoués, y domine avec une puissance écrasante. Enfin, cette armée de vingt mille Paraguayens qu’on nous donne pour alliée, nous supplions, au nom du bon sens de notre pays, qu’on veuille bien nous dire qui a pu la réunir, comment elle est équipée, et comment elle se meut. Le Paraguay compte, en exagérant tous les documens officiels, quatre ou cinq cent mille habitans épars dans de vastes déserts ; la plupart sont de pauvres sauvages, à peine vêtus et frottés d’un peu de civilisation L’état n’a pour revenus que la vente du maté aux pays voisins, et quelques droits de douane sur l’exportation du tabac et du sucre, et sur des importations presques insignifiantes ;

Le pays tout entier ne renferme peut-être pas quatre mille fusils, et il en a besoin pour se défendre contre les incursions des sauvages du voisinage. Ni l’état ni les particuliers ne possèdent des bateaux susceptibles de porter l’armée le long du fleuve. Cette armée, veut-on l’expédier pieds nus, à travers les contrée vagues qui séparent le Paraguay des provinces argentines ? Les représentans du peuple qui arrivent de leurs villages à pied, sans souliers, portant sur leur tête ou sur leurs épaules leurs provisions pour la session, manquent d’argent pour chausser leurs soldats et leur fournir les équipages nécessaires aux expéditions lointaines. Nous n’ignorons pas que le Paraguay a le plus vif désir d’entrer en relations directes avec l’Europe, de s’assurer la libre navigation du Parana : dès 1825, le docteur Francia lui-même avait ardemment insisté auprès du plénipotentiaire de la Grande-Bretagne pour signer un traité à cet effet, et il avait été repoussé par la déclaration explicite et fondée sur le strict droit international, que la police du fleuve appartient exclusivement à la confédération argentine ; mais est-ce donc une raison suffisante pour abuser la bonhomie ignorante de notre pays de leurres si grossiers ? Il faut bien qu’une voix s’élève pour protester contre de tels piéges.

Comme enseignement final, nous croyons pouvoir ajouter que l’Angleterre a déjà envoyé sa ratification à Buenos-Ayres.

Voilà donc tous les moyens que nos représentans ont de repousser la convention signée par l’amiral Le Prédour. Ce serait risible, si l’intérêt et l’honneur de la France n’y étaient pas compromis. Mais, quand on aura sacrifié nos avantages les plus évidens et les plus palpables, notre commerce dans ce pays, c’est-à-dire 40 ou 50 millions par an ; quand on aura jeté dans une position critique quelques milliers de nos soldats, il faudra bien les soutenir. Et nous en laisserons entraîner follement dans une ruineuse expédition, sans but, sans résultat possible, pour aboutir à quoi ? à l’impuissance la plus absolue !

Si des considérations de cette nature restent sans influence sur notre politique, il faut désespérer de mettre jamais un grain de bon sens dans le gouvernement des affaires de notre pays.

V. DE MARS.


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

Les Ducs de Bourgogne, Études sur les lettres, les arts et l’industrie, pendant le quinzième siècle, par M. Léon de Laborde[2]. — L’historien des ducs de Bourgogne, M. de Barante, nous a sans nul doute présente le tableau le plus fidèle des mœurs publiques et des habitudes privées des peuples de l’Europe centrale du XIVe au XVIe siècle, Tout étendu que soit son livre, tout complet qu’il paraisse, il présente cependant quelques lacunes. Les grandes fêtes populaires, les cérémonies publiques, les entrevues des souverains et des princes, leurs noces, leurs funérailles, les ambassades, les tournois et pas d’armes, y sont décrits avec une laborieuse et attrayante minutie. Comment se fait-il donc que tout un côté de ces cérémonies ait été laissé de côté, et que l’art qui présidait à ces pompes, et qui sous ces princes intelligens et magnifiques, avait élu domicile non-seulement dans l’atelier des peintres, des verriers et des imagiers, mais aussi dans la boutique de l’orfèvre et du ciseleur et près du métier du brodeur et des tapissiers, comment se fait-il que l’art, particulièrement en ce qui touche à son histoire intime, ait été complètement mis en oubli ? L’historien nous apprendra, par exemple, que, lors des conférences de Lelinghen entre les ducs de Bourgogne et de Lancastre le premier fit au duc anglais de magnifiques présens, consistant surtout en beaux tapis de Flandre, comme on en faisait alors seulement dans les états du duc. Ces tapis représentaient, pour la plupart, des histoires de la Bible à grands personnages ; d’autres figuraient le roi Clovis ou Charlemagne avec les douze pairs de France. Il y en avait deux dont l’un offrait l’image des sept Vertus avec les sept rois ou empereurs vertueux, l’autre les sept Vices, avec les rois et empereurs qui s’en étaient souillés. Tous ces ouvrages étaient rehaussés de bel or de chiffre. Une autre fois, M. de Barante nous racontera que, pour l’anniversaire que le duc Jean-sans-Peur célébra à Paris de sa victoire sur les Liégeois, il commanda à Arras cinq grandes tapisseries rehaussées d’or et d’argent représentant les principaux événemens de cette guerre, si glorieuse pour lui. Nous apprenons par là qu’il y avait dans les Flandres des tapisseries historiques, analogues de nos peintures historiques ; mais des artistes qui exécutaient ces beaux ouvrages, du caractère de leurs compositions et des procédés d’exécution, pas un mot. — Quand le boucher Legoix, en 1411, fait une sortie de Paris et va brûler le magnifique château de Bicêtre, que le duc de Berry avait passé sa vie à embellir, l’historien nous apprend que rien n’était plus magnifique que cette demeure, surtout pour les peintures. On admirait particulièrement le portrait du pape Clément, de plusieurs empereurs d’Orient et d’Occident, de beaucoup de rois et de princes français. Les plus habiles peintres du temps disaient qu’on n’en pourrait trouver de pareils ni mieux faits. Quels étaient donc ces artistes auteurs de ces belles peintures ? quels étaient leurs appréciateurs enthousiastes ? M. de Barante ne nous fait pas connaître le nom d’un seul d’entre eux, et ne hasarde même pas une seule conjecture à leur égard.

Ce sont ces oublis qu’un de nos plus ingénieux archéologues M. Léon de Laborde, s’est proposé de réparer, ce sont ces lacunes qu’il tente de combler. Sous le titre modeste d’Études sur les lettres, les arts et l’industrie, pendant le quinzième siècle, il n’entreprend rien moins « qu’une histoire des arts au moyen-âge dans les pays situées au nord de l’Italie, histoire négligée par les contemporains, et qu’il appartenait à notre époque d’écrire. » M. de Laborde partage l’opinion d’Émeric David sur l’espèce de filiation non interrompue de l’art depuis les Grecs jusqu’à nos jours. Aux époques où on nie l’existence de l’art parce que, dit-il, on ne trouve pas son histoire toute faite et tout imprimée, l’art n’en a pas moins occupé une place importante dans les goûts et les habitudes des hommes ; « mais, ajoute M. de Laborde, sa trace ne se retrouve plus que sous la poussière des archives et dans les collections éparses. La recherche des documens inédits, l’étude critique des monumens originaux, telle est donc la base d’une histoire vraie des arts en Europe, et particulièrement en France pour l’époque qui précéda, qui prépara ce qu’on est convenu d’appeler la renaissance au XVIe siècle. »

Ces élémens d’une histoire vraie des arts au moyen-âge, M. de Laborde les a cherchés, et retrouvés en partie, dans les archives des ducs de Bourgogne. Les inventaires, si fréquemment renouvelés dans ces époques de troubles incessans ; les correspondances ; d’autant plus actives qu’elles étaient le seul remède de publicité aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, lorsque la presse n’existait pas encore ; les comptes, cette source d’informations authentiques et incontestées, toutes ces diverses séries de documens compulsées par lui avec un zèle et une patience qu’on ne saurait trop louer, lui fournissent une multitude de renseignemens précieux et jusqu’alors inédits. Nous avons surtout remarqué un passage relatif à Jehan Van-Eick, — l’éminent promoteur de l’école naturaliste des Flandres, qui n’inventa pas la peinture à l’huile, comme on l’a prétendu, mais qui en simplifia et en popularisa l’emploi. Chacun des paragraphes de ce passage est justifié par quelque article, souvent fort détaillé, parfois même motivé, des comptes tenus par Guy Guillaut, Gautier Poulain, Jehan Abonnel, Guillaume Pouppet ou autres, trésoriers où receveurs des finances des ducs de Bourgogne, et qui sont déposés aux archives de Lille. Il est impossible de restituer d’une façon plus authentique les points ignorés ou douteux de la vie du peintre fameux du rétable de Saint-Bavon, et de mieux faire comprendre combien la protection que ces redoutables ducs de Bourgogne accordaient à leur peintre favori était à la fois généreuse et délicate.

C’est donc avec raison que M. de Laborde attribue à la protection souvent intelligente de ces princes fastueux, et à l’impulsion donnée par eux dans le XIVe siècle et continuée dans tout le cours du XVe, plutôt qu’aux influences locales du sol, de la race et du climat, le développement d’un art original dans, les Flandres. M. de Laborde, a fort heureusement caractérisé cette originalité qui procède, avant tout, de l’imitation de la nature, en disant de l’art flamand qu’il n’est qu’un portrait, mais, après nous avoir révélé ses origines, n’exagère--t-il pas quelque peu son importance, et ne se montre-t-il pas disposé à étendre la portée de son influence ? Cette manifestation de l’art flamand, qu’il appelle la renaissance du XVe siècle, se répandit tout d’abord dans toute l’Europe occidentale ; elle envahit même l’Espagne, où elle imprima sur plus d’une œuvre son caractère d’individualité, et gagna bientôt l’Italie, qui lui emprunta des procédés ; mais bientôt, énergiquement refoulé par l’irrésistible mouvement de la grande renaissance du XVIe siècle, l’art flamant-bourguignon dut céder le terrain à un art bien autrement élevé, élevé de toute la supériorité de l’intelligence sur la matière. Il rentra chez soi et se cantonna dans ses limites naturelles, c’est-à-dire dans les provinces comprises entre le Rhin inférieur, l’Yssel, la Scarpe et l’Océan. La même il eut à soutenir une lutte sérieuse contre l’invasion ultramontaine, qui l’y poursuivit, et dont il ne put triompher sans faire bien des concessions et des sacrifices.

Nous ne pouvons, on le voit, entièrement partager l’opinion de M. Léon de Laborde en ce qui touche l’importance de l’art flamand, mais nous devons reconnaître l’intérêt et la nouveauté des recherches destinées à soutenir sa thèse. Le volume qu’il publie aujourd’hui renferme une masse singulièrement compacte de documens originaux, tous relatifs aux arts, aux lettres et à l’industrie, et qu’il a extrait des archives de plus de vingt villes des Flandres ou dépendantes de l’ancien duché de Bourgogne. Ces documens sont choisis et classés avec une intelligence qui n’appartient qu’à l’homme qui sait, et, par cela seule qu’ils existent et qu’ils sont réunis, ils prennent un grand intérêt. L’introduction qui précède ces extraits, les notes qui les accompagnent, les tables chronologiques, méthodiques et alphabétiques, qui les expliquent, jettent les plus vives lumières sur cette époque de l’art, jusqu’à ce jour si pleine de ténèbres, dont M. de Laborde doit nous présenter le tableau, et nous font augurer favorablement du résultat de sa vaste entreprise.



Le Buffon de la jeunesse, zoologie, botanique, minéralogie, par P. Banchard, revu, corrigé et augmenté par M. Chenu[3]. — Il ne faudrait point juger cette publication par son titre, beaucoup trop modeste. C’est l’œuvre d’un homme réfléchi, positif, et pour s’adresser surtout à la jeunesse, le Buffon de Pierre Blanchard n’en mérite pas moins l’attention des lecteurs d’un autre âge. M. Blanchard était un débris de ce XVIIIe siècle qui ramena l’esprit humain l’étude des phénomènes de la nature, et s’illustra par tant ’et de si mémorables découvertes. Il savait beaucoup de choses, et il les a consignées dans ses livres avec une bonhomie confiante, qui n’est pas sans charme. Le Buffon de P. Blanchard a été revu par M. le docteur Chenu, qui s’est fait connaître par d’importans travaux sur l’histoire naturelle Le texte original a été soumis à un scrupuleux examen ; on a tenu compte des faits récemment acquis à la science ; on a redressé les assertions erronées, éclairci les explications embarrassées, beaucoup ajouté aux renseignemens incomplets. Une classification méthodique des corps organisés et inorganisés couronne toutes les modifications heureusement introduites dans l’œuvre primitive de P. Blanchard. Au reste, ceux qui ont lu les Leçons élémentaires d’histoire naturelle adressées à M. François Delessert par M. le docteur Chenu savent assez tout ce que le Buffon de la Jeunesse a pu gagné entre ses mains de valeur scientifique. Un traité de zoologie, de botanique et de minéralogie à l’usage des gens du monde, un livre où la science se fait claire et attrayante, sans concession à des goûts puérils ou frivoles, nous paraît convenir de tout point au temps présent. N’est-il pas opportun de rappeler quelle action bienfaisante peut exercer l’étude de la nature, quelles douces émotions, quels utiles enseignemens on peut y puiser ? C’est cet intérêt moral de l’étude des sciences naturelles que le Buffon de Pierre Blanchard met heureusement en relif. On n’a reculé toutefois ni devant les descriptions, ni devant les détails techniques, mais on a su éviter la sécheresse trop ordinaire dans les livres de ses explications et les richesses de sa terminologie. Il y a cette juste mesure qui satisfait à l’exactitude, et ne tombe pas dans l’inconvénient d’une nomenclature rebutante. En un mot, ce livre suffira aux hommes qui ne sont pas exclusivement voués à l’étude des sciences naturelles ; ils y trouveront assez de notions pour l’ornement de leur esprit en cette matière spéciale, assez de motifs de réflexions sur les merveilles de l’univers, assez de détails enfin pour en retirer plaisir et profit dans une foule de circonstances ; car les élémens de l’histoire naturelle se rencontrent partout et à chaque pas, et il n’y a ni promenade, ni voyage qui ne puisse offrir de l’intérêt et du charme à quiconque aura lu un peu attentivement le Buffon de la Jeunesse.




V. de Mars.
  1. « Je certifie avoir donné, en février 1848, ordre au citoyen Raginel de faire exécuter le premier drapeau tricolore portant ces mots : République française, liberté, égalité, fraternité, ainsi que l’ordre d’arborer ce drapeau à l’Hôtel-de-Ville de Paris.
  2. Un volume in-8o, chez Crapelet. Paris, 1849.
  3. Un beau volume grand in-8, illustré de 100 planches. Paris, 1849, Belin-Leprieur et Morizo, libraires-éditeurs, 5, rue Pavée-Saint-André-des-Arts.