Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1874

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Chronique n° 1024
14 décembre 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1874.

Lorsqu’il y a près de cinq mois l’assemblée se séparait sous le prétexte d’aller se recueillir, interroger le pays, renouveler au contact de la vie nationale son esprit et ses résolutions, les sceptiques, les incrédules disaient que c’était bien inutile, que l’assemblée reviendrait comme elle était partie, plus embarrassée que jamais de son rôle, de son omnipotence et de son impuissance. Est-ce vrai ? Quel changement s’est opéré dans les esprits, dans les dispositions des partis, dans l’ensemble des choses ?

Ces premiers jours, depuis que l’assemblée est revenue à Versailles, n’ont évidemment rien éclairci. On dirait que les partis se retrouvent en présence épuisés avant de combattre, hésitant à s’avancer sur un terrain qui se dérobe, plus préoccupés de s’observer que de se remettre à l’action, et le message par lequel M. le président de la république a voulu inaugurer la session nouvelle, ce message est lui-même l’expression mesurée, habilement calculée de cette sorte d’attente indécise. M. le maréchal de Mac-Mahon, il l’a dit déjà, il le répète, n’a point accepté le pouvoir pour servir les aspirations d’un parti. Attaché à « une œuvre de défense sociale et de réparation nationale, » il renouvelle son appel à « tous les hommes de bonne volonté, » à « tous ceux dont les préférences personnelles s’inclinent devant les nécessités du présent et devant la cause sacrée de la patrie ; » il réclame ce concours au nom de la France. Le poste où il a été placé le 20 novembre 1873, il ne le désertera pas, il l’occupera « a jusqu’au dernier jour avec une fermeté inébranlable et un respect scrupuleux des lois ; » mais en même temps il ne cache pas que, dans ses voyages à travers le pays, il a recueilli partout, avec l’expression d’un immense besoin de repos, le désir d’une organisation reconnue indispensable, assurant la marche des affaires, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Sur ce qu’il appelle lui-même des « questions si graves, » le chef de l’état ne se prononce pas, il provoque l’entente de l’assemblée sans la devancer ; il remet au bout de tout l’éternel et inévitable point d’interrogation. Ce n’est pas sans peine, à ce qu’il paraît, ce n’est pas sans un travail de Pénélope poursuivi jusqu’à la dernière heure, que le gouvernement est arrivé à se fixer sur les termes du message, et ce n’est pas sans une certaine réserve que l’assemblée a écouté ces paroles, comme si de toutes parts il y avait de l’hésitation, comme si l’on s’arrêtait avec un fatalisme passif devant une situation que les pessimistes déclarent impossible et sans issue.

Jusqu’ici c’est une sorte de prologue parlementaire. D’un commun accord et avec un certain empressement qui n’est point dépourvu de naïveté, on semble avoir voulu ajourner les agitations, ces « questions si graves » dont parle M. le président de la république, pour laisser le pays et Paris tout entiers à leurs affaires de fin d’année. L’assemblée en profite pour discuter sur ce que M. Laboulaye appelait spirituellement ces jours derniers les « questions légendaires, » sur l’enseignement supérieur, sur la liberté des cultes, en attendant d’aborder peut-être la loi des cadres de l’armée, sur laquelle M. le vice-président du conseil et la commission ne s’entendent pas. Le ministère en profite, lui aussi, pour vivre en évitant autant que possible de se compromettre dans des débats qui n’ont probablement que peu d’intérêt pour lui.

Soit, les violences de partis et les crises ne sont guère favorables aux renouvellemens d’année, c’est un mois à passer. Il faudra bien cependant arriver au terme des ajournemens, des expédiens dilatoires ; il faudra bien sortir de ces confusions stérilement prolongées, et on n’en sortira qu’en se décidant une bonne fois à en finir avec tous ces procédés de petite diplomatie parlementaire véritablement peu dignes de circonstances aussi sérieuses, avec toutes ces subtilités et ces distinctions qui n’ont d’autre résultat que de brouiller et obscurcir les choses les plus claires, d’émousser chez la plupart des hommes le sens des grandes et fortes réalités de la vie publique. Il y a quelque temps, c’était l’inépuisable et monotone discussion sur le septennat personnel ou impersonnel, sur le régime défini ou définitif. Maintenant il s’agit de savoir si la révision constitutionnelle qu’on propose de réserver pour 1880 sera facultative ou obligatoire. Voilà les jeux où l’on s’amuse et l’on s’épuise ! Un jour, au temps de la fameuse commission des trente, de la première, il y a deux ans de cela déjà, M. Thiers donnait un nom assez irrespectueux à toutes ces combinaisons qu’on imaginait pour l’éloigner de l’assemblée, pour enchaîner sa parole ; il appelait ces combinaisons merveilleuses des « chinoiseries. » La politique, telle qu’on la fait, n’est plus qu’une chinoiserie où les plus habiles se perdent et où sûrement le pays ne voit ni n’entend rien. C’est assez en vérité de tous ces raffinemens équivoques qui ne sont le plus souvent que le dernier refuge de l’esprit de parti, et ce qu’il y a de mieux, ce qu’il y a de plus pressé, c’est de profiter de ce mois qui reste encore avant les discussions décisives pour en venir définitivement à une vue simple et nette des choses, pour s’inspirer sans subterfuge de ces « nécessités du présent » dont parle M. le président de la république, pour chercher les élémens d’une situation régulière et suffisamment assurée.

Depuis trois ans qu’on se débat dans ce chaos de tentatives, les unes chimériques, les autres désavouées par l’instinct public, le terrain, il nous semble, est assez déblayé, l’expérience est assez complète pour qu’on sache à quoi s’en tenir, et si on le sait, où donc est l’impossibilité d’une entente, d’une action commune pour tous ces hommes de modération, de bonne volonté, auxquels M. le président de la république a plus d’une fois fait appel ? Ces hommes existent sans nul doute, ils sont à droite et à gauche. Ce sont tous ceux qui, par patriotisme, par prévoyance politique, et même, dirons-nous, par un sentiment de dignité bien placé, comprennent qu’ils ne peuvent offrir jusqu’au bout ce spectacle humiliant d’une assemblée souveraine, s’appelant constituante et refusant au pays les institutions les plus élémentaires, se dissolvant lentement dans l’impuissance, cherchant une excuse dans ses divisions et se réfugiant dans une irresponsabilité anonyme. C’est avec ces hommes-là qu’une majorité peut se former, qu’elle se formera le jour où il se trouvera des chefs pour lui parler avec l’autorité virile de la raison, pour la rallier à une politique supérieure d’intérêt national, au lieu de chercher sans cesse à concilier des arrière-pensées, à marier des groupes, des fractions de groupes, dans le demi-jour des sous-entendus et des équivoques. Le malheur est que cette assemblée, par des déviations successives, s’est accoutumée à se considérer comme une sorte de réunion de plénipotentiaires des différens partis stipulant pour la cause qu’ils représentent, et se croyant le droit de s’opposer à tout ce qui n’est pas l’intérêt de cette cause, au risque même de laisser en suspens la vie nationale. Sous prétexte que tout est provisoire en France, — comme si la France elle-même était provisoire ! — on finit par trouver cela naturel, et tout l’art des plus habiles a consisté par instans à obtenir une apparence de trêve, à donner à ces incohérences les dehors d’une majorité. Eh bien ! non, les subtilités sont inutiles ; au moment où nous sommes, dans les conditions exceptionnelles où existe l’assemblée, dernière et seule image de la souveraineté française, ces prétentions des partis ne sont ni naturelles, ni patriotiques, ni légitimes, et il faut que toutes les idées soient absolument confondues pour que ce qui s’est passé quelquefois, ce qui vient de se passer récemment encore paraisse tout simple.

Qu’a-t-on vu en effet ? Au moment même où M. le président de la république, chef régulier, légal de l’état, adressait son message à l’assemblée, on colportait dans les couloirs de Versailles un autre message de M. le comte de Chambord donnant ses instructions à ses amis, leur dictant la conduite qu’ils ont à tenir, leur disant ce qu’ils peuvent accepter, ce qu’ils doivent repousser. Si M. le maréchal de Mac-Mahon a besoin de la dictature, il n’y a qu’à la lui donner, — hors de là on ne doit rien voter qui puisse empêcher ou ajourner la monarchie. Le maréchal passe encore : le septennat n’existe pas, et une organisation politique quelconque serait une invention révolutionnaire. M. le comte de Chambord est vraiment bien bon d’offrir la dictature à M. le maréchal de Mac-Mahon, qui ne la réclame pas, — en même temps qu’il fait un devoir à ses amis de repousser les lois constitutionnelles que M. le président de la république juge nécessaires pour le pays. Les légitimistes d’ailleurs semblent plus que jamais disposés à respecter scrupuleusement cette volonté, dont l’expression paraît avoir ému jusqu’à des royalistes modérés eux-mêmes, plus portés aux transactions que les chevau-légers. Et l’on croit que c’est tout simple qu’un parti considérable dans une assemblée française reçoive ainsi à peu près publiquement le mot d’ordre d’un prince vivant hors de la France depuis quarante-quatre ans, pesant de loin sur le parlement, ajoutant aux embarras des pouvoirs publics dans les circonstances où nous sommes ! On nous permettra de dire franchement que c’est la quintessence du désordre. Les légitimistes trouvent étrange que les radicaux obéissent à des mandats impératifs, — et que font-ils de leur côté ? Ils se plaignent de l’anarchie qui est partout, et ils sont les premiers des anarchistes, d’autant plus dangereux qu’ils se donnent pour des conservateurs. — Le roi est le roi, et il a toujours le droit de parler, dit-on assez étrangement. La monarchie est le régime traditionnel et nécessaire du pays, — hors de là point de salut ! Vous venez de voir M. de Bismarck, dans ses dépêches au comte d’Arnim, montrer lui-même à la France où est son intérêt, en disant : « Nous avons besoin que la France nous laisse en repos, et si elle ne veut pas rester en paix avec nous, nous devons empêcher qu’elle trouve des alliés. Tant qu’elle n’aura pas d’alliés, la France n’est pas à craindre pour nous, et tant que les grandes monarchies de l’Europe resteront d’accord, aucune république n’est redoutable pour elles. Or une république française trouvera difficilement comme allié contre nous un gouvernement monarchique. »

Cela se peut, les prévoyances intéressées de M. de Bismarck ont leur prix. Il est bien possible en effet qu’à certains momens, dans ces dernières années, une monarchie eût été une combinaison utile, qu’elle eût été même acceptée sans résistance, si elle s’était présentée sous la figure d’un souverain sage et prévoyant, d’un Louis XVIII, habile à ménager les instincts de la société moderne, et à ne point effrayer le pays de la perspective d’une guerre religieuse pour la restauration du pape. Cette monarchie prudente et avisée, oui, elle eût été peut-être réalisable à une certaine heure ; mais qui donc l’a frappée de déchéance avant qu’elle existât et a du même coup empêché une monarchie plus libérale ? Qui a offert un Charles X à la place d’un Louis XVIII ? Admettons, comme on le dit, que la monarchie fût nécessaire, tout au moins utile à la France : il en résulterait que M. le comte de Chambord et son parti l’ont compromise au moment où elle aurait été possible, — et maintenant qu’ils l’ont rendue impossible, pour se donner le temps de voir revenir la chance, ils n’auraient d’autre préoccupation que de laisser le pays dans le vide, sans gouvernement organisé, sans institutions ? Puisque les esprits chagrins ne veulent pas de la restauration à la manière de M. le comte de Chambord, rien ne peut ni ne doit exister ! Puisque la royauté a manqué l’occasion, la France doit se résigner à être perdue sans ressource, surtout sans songer à se sauver elle-même ! C’est une tactique connue, c’est la politique des partis extrêmes, et ce qui est vrai des légitimistes l’est tout aussi bien des bonapartistes ou des radicaux, ces étranges alliés contre toute organisation sensée et protectrice. Les bonapartistes ont, eux aussi, leur mot d’ordre venu de Chislehurst et ne sont pas moins opposés que les légitimistes aux lois constitutionnelles. Les radicaux, eux, n’ont pas besoin d’instructions ; ils ont leur république, qui est au-dessus de l’assemblée comme au-dessus du pays lui-même, ils font ce qu’ils peuvent pour en faire un système incompatible avec un ordre durable, pour réaliser les pronostics de M. de Bismarck sur cette république qui doit tenir la France agitée, paralysée et isolée.

Évidemment, si l’on veut tenter une œuvre sérieuse, ce n’est pas sur ces partis extrêmes qu’il faut compter, puisque leur première préoccupation est d’empêcher toute organisation constitutionnelle, ou même de contester à l’assemblée le droit de la voter. Avec ceux-là, il n’y a rien à faire, on ne les convaincra pas, la France n’a pas le droit d’échapper à la tyrannie de leurs rêves, de leurs préjugés ou de leurs passions. Ils sont un embarras, ils ne peuvent pas être un secours, ils ne seraient qu’un appui compromettant. C’est entre ces intransigeans de toute couleur et de toute sorte que restent toujours les élémens de la majorité possible, majorité de raison, de transaction, qui existe substantiellement, qu’il suffit de rassembler, d’éclairer, de coordonner, et c’est là surtout l’œuvre de ceux qui ont l’ambition d’être des chefs et des guides. C’est à eux de tempérer les dissidences, de simplifier les choses, de préciser les conditions dans lesquelles peuvent s’unir toutes ces bonnes volontés éparses et flottantes. On est sans cesse à se lamenter en répétant que rien n’est possible. Nous le croyons aisément, puisqu’on veut faire une majorité en maintenant toutes les divisions et toutes les confusions. Ceux qui par l’autorité ou par la persuasion devraient rendre tout possible sont souvent les premiers à créer des difficultés ou à grossir celles qui existent ; au lieu d’élever les questions et de désintéresser les opinions sincères par la séduction d’un patriotisme supérieur, ils croient plus habile de négocier avec toutes les petites exigences, les répugnances ou les amours-propres. Ils passent leur temps à se faire les médiateurs méticuleux de transactions toujours fuyantes, et, lorsqu’ils échouent, ils se plaignent d’un mal dont ils sont un peu les auteurs ou les complices. En réalité, quel est le fond des choses ? Qu’est-ce qui empêche cette souhaitable alliance de tous les élémens libéraux et conservateurs qui vont des frontières de la droite modérée aux frontières de la gauche modérée ? Que ces divers groupes ne s’entendent pas sur bien des points politiques, qu’ils reprennent plus tard leur liberté dans la pratique parlementaire, rien n’est plus simple. Il s’agit d’abord aujourd’hui d’une œuvre de circonstance nécessaire, impérieuse, que les uns et les autres ont un égal intérêt à réaliser dans des conditions favorables pour le pays et pour eux-mêmes.

Tout se résume dans une certaine résolution première à prendre et dans un certain nombre de lois. Met-on en doute la nécessité d’organiser ce régime qui a été créé le 20 novembre 1873 ? Conteste-t-on même ce titre de président de la république sous lequel M. le maréchal de Mac-Mahon a été appelé à exercer le pouvoir ? Non : pour les uns, c’est une concession ; pour les autres, c’est une garantie. Les monarchistes acceptent la république, parce qu’elle n’est que le septennat ; les républicains acceptent la septennalité, parce qu’elle s’appelle la république : en définitive, c’est un point admis. Il y a une loi électorale à faire : soulève-t-elle des objections décisives ? y a-t-il quelque incompatibilité absolue d’opinions ? Non, le suffrage universel est respecté par tous ; les conditions de l’électorat varient tout au plus dans quelques détails ; la seule question délicate à trancher est celle du vote par scrutin de liste ou par arrondissement, et sur ce point les idées sont très mêlées. Il y a des divergences à droite comme à gauche. Il y a une seconde chambre à créer : est-ce là qu’éclate la mésintelligence ? Non, tout le monde est à peu près d’accord sur la nécessité d’une assemblée modératrice dans l’organisation d’un régime régulier. La composition de la seconde chambre n’est point évidemment sans importance et ne laisse pas de partager les esprits ; on ne ferait rien dans tous les cas, si on se bornait à reconstituer un sénat impérial d’enregistrement, si par une formation sérieuse on ne donnait à cette assemblée assez d’indépendance et de force pour remplir un rôle efficace, et ceci n’est même plus une affaire de parti. Reste la grosse difficulté, celle du caractère définitif ou transitoire de ce régime qu’on se propose d’organiser. Après tout, la question est tranchée ou sauvée, si l’on veut, par la réserve de la souveraineté nationale, du droit de révision à l’issue du septennat, et ceux qui attachent le plus de prix à cette réserve n’entendent point à coup sûr créer des institutions débiles, insuffisantes, uniquement pour empêcher le pays de mourir, et pour laisser la porte ouverte à une révision inévitable.

Au fond, on est d’accord sur tout, sur la nécessité d’une organisation, sur la plupart de ces lois si péniblement élaborées depuis un an. Par quoi reste-t-on divisé ? Par des défiances plus ou moins avouées, par des arrière-pensées. Les monarchistes craignent que, cette république de fait une fois admise, on n’en tire parti contre leurs opinions, contre les espérances qu’ils ne sauraient abdiquer ; les républicains craignent que les concessions conservatrices qu’ils peuvent faire ne tournent contre la république. Les chefs de partis disposés à s’entendre craignent de n’être pas suivis. Le centre droit attend les avances du centre gauche, qui à son tour attend le centre droit, et voilà comment on vit, au lieu de se dire que dans tout cela il ne doit y avoir ni vainqueurs ni vaincus, ni questions personnelles, ni même questions de parti, qu’il n’y a qu’un intérêt national à élever au-dessus de tout, à mettre à l’abri. Aujourd’hui l’assemblée est plus que jamais placée entre cette résolution nécessaire et une inévitable abdication. — Qu’à cela ne tienne, disent les légitimistes, les bonapartistes ; c’est ce qu’il faut, le maréchal de Mac-Mahon restera seul, pouvoir de circonstance dans le provisoire ! Que ceux qui sont assez dominés par l’esprit de parti pour ne point redouter de livrer le pays à tous les hasards parlent ainsi, c’est possible. Cette alternative extrême où l’on est arrivé est certes faite pour réveiller tous les sentimens de prévoyance chez les hommes patriotiquement éclairés, monarchistes ou républicains, qui croient que des institutions efficaces ne sont pas de trop pour aider la France à vivre, à retrouver la confiance dans la sécurité intérieure, et par cette sécurité les garanties d’un avenir nouveau.

L’inconvénient de cette crise laborieuse, agitée, d’organisation constitutionnelle qui promène le pays à travers des phases d’alanguissement et de surexcitation, c’est justement qu’elle tient tout en suspens, qu’elle ne laisse pas toujours une place suffisante à des questions qui reprendraient leur importance, qui pourraient être plus mûrement, plus librement résolues dans des conditions définitivement régularisées. On a cette loi des cadres qui a été proposée par une commission et remaniée par le gouvernement, qui touche à la constitution même de l’armée, à un intérêt national de premier ordre, aussi bien qu’à la situation personnelle d’une multitude d’officiers. Rien n’est certes plus pressant. On y arrivera ; mais il faut le temps à ce qu’il paraît, et maintenant la loi ne viendra point sans doute avant de nouvelles vacances, les vacances de Noël. Peut-être alors l’assemblée se trouvera-t-elle distraite par d’autres incidens qui la passionneront, qui réagiront sur une discussion d’où tous les conflits de partis devraient avant tout être bannis. Aujourd’hui ces questions, qui devraient être les premières, ressemblent à des intermèdes, elles viennent quand elles peuvent, lorsque l’assemblée n’a rien de mieux à faire, et surtout elles se ressentent d’une situation où règles, principes, garanties, traditions, restent incessamment livrés aux entreprises des partis. Ce n’est point sans doute que ces séances, qu’on peut appeler épisodiques, ne soient souvent intéressantes et instructives. Elles montrent le fond des esprits, elles laissent entrevoir la gravité des crises morales du temps, et quelquefois elles sont relevées par le talent. Récemment encore l’assemblée a eu une de ces journées à la fois sérieuses et brillantes à propos de la liberté de l’enseignement supérieur en France. L’enseignement supérieur peut-il être libre, libre tout au moins dans la mesure tracée par la loi du 15 mars 1850 pour l’enseignement secondaire ? Pourra-t-il s’établir désormais, comme en Allemagne, comme en Belgique, des universités indépendantes, des facultés libres de droit et de médecine, des facultés des lettres et des sciences ? La question est née d’une proposition faite il y a quelques années par M. le comte Jaubert, un ancien ministre du 1er mars 1840 qui vient de mourir, elle a été longuement examinée dans une commission, et elle est venue l’autre jour à l’improviste. Elle a été traitée par M. l’évêque d’Orléans avec une éloquence qui a fini par s’emporter, par M. Challemel-Lacour avec une habileté de parole aussi implacable que savamment calculée, par le rapporteur de la commission, M. Laboulaye, avec un sentiment libéral des plus élevés.

Dès que la question était posée, il était difficile de ne point faire pour l’enseignement supérieur ce qui a été fait, il y a près de vingt-cinq ans, pour l’enseignement secondaire, d’autant plus que cette revendication de liberté est née jusqu’à un certain point de l’insuffisance de l’enseignement officiel. Le mot de décadence, qui a été prononcé, est d’une sévérité outrée et injuste. Il n’est pas moins vrai que depuis longtemps nos facultés mal dotées, dépourvues souvent de laboratoires, de bibliothèques, ne répondent qu’incomplètement à toutes les exigences d’une large et libérale instruction, et au fond c’est là peut-être la raison la plus décisive en faveur de cette proposition qui vient d’être discutée. Il est certain que, si l’enseignement supérieur de l’état eût gardé la puissance et l’éclat qu’il a eus dans d’autres temps, s’il eût suffi à tout, la proposition ne serait point née, ou bien elle aurait eu moins de chances, parce qu’elle aurait eu des raisons moins plausibles à invoquer. Aujourd’hui la question est engagée de telle façon qu’elle sera sans doute résolue en faveur de la liberté, bien entendu une liberté réglée, qui a été sanctionnée à une première lecture par une immense majorité ; mais cette liberté dangereuse, elle est toute au profit de l’église catholique, qui la réclame seule, assure le dernier et certainement un des plus habiles défenseurs de l’enseignement de l’état, M. Challemel-Lacour. Les catholiques seuls useront du privilège, parce que seuls ils sont assez riches pour fonder des universités, pour les doter, et ils pourront ainsi faire pénétrer partout leur esprit, menaçant dans ses principes, dans son essence la société moderne ! Évidemment la liberté est pour tout le monde, elle peut profiter aux catholiques comme aux autres. Cette école des sciences morales et politiques, sorte de faculté libre, qui s’est établie récemment à Paris, n’a rien de catholique, et elle vit utilement. C’est une période de concurrence qui s’ouvre et dont il faut accepter les conditions laborieuses en même temps que les vivifiantes émulations. Est-ce à dire qu’en cessant d’avoir le monopole l’état doive rester désarmé, qu’il puisse assister impassible à ces dangereuses propagandes, à ces divisions sociales, à ces captations religieuses qu’entrevoit M. Challemel-Lacour avec les yeux d’un radical qui revendique le monopole pour ses propres idées ? Nullement, et c’est ici que cette liberté qu’on réclame a son correctif nécessaire. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas admettre que les universités libres puissent jeter dans la société des médecins, des avocats, des hommes d’un certain ordre de professions. De toute façon, l’état doit rester en possession du droit de surveiller l’enseignement, de conférer des grades qui sont toujours un titre aux yeux du public. Que cette collation des grades s’opère par un jury mixte ou par toute autre combinaison, elle ne peut être laissée à l’aventure. Elle reste ce qu’on appelait autrefois un droit régalien, le privilège de l’état, qui peut sans doute accorder une certaine liberté, en s’occupant lui-même de renouveler, de fortifier l’enseignement distribué en son nom, mais qui, en aucun cas, ne peut se désintéresser de telles questions. L’état ne peut pas plus se dessaisir de ce droit de collation des grades que du droit de surveillance, non parce qu’il est le propagateur ou le professeur de telle ou telle doctrine, mais parce qu’il est l’état, c’est-à-dire la représentation vivante, permanente, traditionnelle, laïque, de ce qui est indépendant de toutes les écoles, — de l’intérêt social et national, sous la république comme sous la monarchie.

Le président des États-Unis vient d’adresser son message annuel au congres de Washington. Est-ce l’effet d’une politique réfléchie ? est-ce tout simplement un calcul pour favoriser d’avance une nouvelle candidature présidentielle du général Grant ? Toujours est-il que le message est un peu brusque à l’égard de l’Espagne et qu’il réveille tout à coup d’une façon assez désagréable la vieille affaire de ce navire, le Virginius, maltraité l’an dernier par les autorités de La Havane. Ce n’est pas fait pour aider l’Espagne dans la guerre qu’elle soutient avec autant d’acharnement que d’impuissance contre les insurgés cubains, en même temps qu’elle s’épuise à batailler contre les carlistes de la Navarre et de la Catalogne. Si les paroles du général Grant n’avaient pas uniquement pour objet de regagner une popularité compromise en fouettant l’orgueil américain, si elles cachaient l’arrière-pensée de mettre la main dans les affaires de Cuba, elles ne laisseraient pas d’être inquiétantes. En réalité, c’est sans doute un moyen de flatter le sentiment national et tout au plus de rappeler à l’Espagne qu’elle ne s’en tirera pas sans payer une indemnité pour les mésaventures du Virginius. Pour le moment, les États-Unis sont beaucoup plus occupés du résultat des derniers scrutins, de cette victoire inattendue des démocrates, qui va changer sensiblement les rapports des partis dans le congrès, qui peut être le point de départ de combinaisons nouvelles pour la prochaine élection présidentielle. Ces questions peuvent être agitées avec passion, même avec violence, dans la grande république ; elles sont sans péril, elles ne risquent jamais d’aller jusqu’à des menaces sérieuses de révolution, comme dans l’Amérique du Sud, comme dans ces contrées de la Plata, où un nouveau président, à son entrée au pouvoir, vient de se trouver en face d’une insurrection à main armée.

Cette république argentine, qui en est là aujourd’hui, a eu autrefois une sorte de rôle dans la politique européenne par le caractère de ses guerres civiles, par les interventions inextricables de la France et de l’Angleterre, par les conflits incessans qui naissaient d’un état toujours troublé, toujours menaçant pour les intérêts étrangers. C’était le temps où se succédaient les dictatures de Rosas, d’Urquiza, les insurrections, les scissions violentes entre Buenos-Ayres, aspirant à la suprématie sur les provinces, et les provinces se défendant contre la suprématie de Buenos-Ayres. La république argentine avait pourtant fini par se dégager de ce chaos sanglant, car s’organiser, et depuis dix ans, si elle n’a point laissé d’avoir de grosses affaires, comme cette guerre qu’elle a si longtemps poursuivie en commun avec le Brésil contre le Paraguay, elle a vécu du moins dans une paix intérieure à peu près permanente.

Ces dix années qui se sont passées d’abord sous la présidence du général Bartholome Mitre, puis sous la présidence de M. Domingo Sarmiento, ont été pour ces contrées une période de développement et de prospérité extraordinaires. Le calme intérieur, ou, si l’on veut, l’absence de révolutions y a contribué d’abord sans doute, et il n’est pas jusqu’à cette guerre entreprise de concert avec le Brésil contre le Paraguay qui n’ait été à sa manière un stimulant ou une circonstance favorable au pays. La guerre en effet amenait à Buenos-Ayres, devenue l’entrepôt de l’armée brésilienne, l’or de l’empire, multipliant ainsi dans la ville et dans la province les élémens de richesse. Le fait est que pendant ces dix années l’activité des intérêts a été immense. Le mouvement commencé sous le général Mitre n’a fait que s’accélérer sous M. Sarmiento, homme d’esprit et de savoir dont nous parlions ici il y a près de trente ans, et qui était élu président de la république argentine en 1868, au moment où il était loin de son pays, qu’il représentait à Washington. M. Sarmiento a eu la bonne fortune de n’être point étranger à cet essor, de voir sous sa présidence les recettes de l’état s’accroître sensiblement, les revenus des douanes passer de 12 millions de piastres à 20 millions, le commerce s’élever à 500 millions de francs, la richesse pastorale se développer, les immigrations étrangères affluer. Les moyens réguliers de communications avec l’Europe se sont multipliés ; des fils télégraphiques ont été établis. Le chiffre des machines employées à l’industrie était de 5,000, et il est monté à plus de 50,000. Il y avait autrefois une cinquantaine d’écoles, il y en a plus de 1,100. Des bibliothèques ont été créées. La ville de Buenos-Ayres a pris une importance considérable. On pouvait croire que ce mouvement de richesse, où les étrangers ont une grande part, mais dont le pays profite, était désormais une garantie contre des révolutions nouvelles. C’était vrai peut-être jusqu’à un certain point, ce sera vrai avec les années ; seulement dans ces malheureux pays sans lien, sans cohésion et si longtemps dévorés par l’anarchie tout conduit aux agitations.

L’organisation fédérative de la république argentine, calquée sur celle des États-Unis, bonne pour les Américains du nord, est ici tout ce qu’il y a de plus favorable au conflit des passions incandescentes, à des crises perpétuelles. Assemblées de la nation, assemblées provinciales, se renouvellent par tiers chaque année. Les quatre provinces ont à nommer tous les trois ans un gouverneur. Le président de la république est élu pour six ans, mais l’élection est si compliquée, elle se dégage d’une telle série de scrutins qu’elle remplit une année, entière. D’un autre côté, sous une paix apparente, le vieil antagonisme entre Buenos-Ayres et l’esprit provincial est loin d’être éteint, il survit à travers tout, de sorte que c’est une mêlée de passions, d’ambitions, de rivalités locales ou personnelles toujours en éveil, éclatant à tout propos ; c’est précisément l’histoire de cette tentative insurrectionnelle qui vient de se produire à l’occasion du remplacement de M. Sarmiento, dont les pouvoirs expiraient le 12 octobre dernier.

Il y avait trois candidats en présence. Le plus connu était le général Mitre, qui, depuis vingt ans, comme soldat et comme publiciste, a joué un des principaux rôles dans les affaires du pays et qui a été le premier président régulier de l’union argentine reconstituée à la suite des agitations sanglantes du temps de Rosas et d’Urquiza. Mitre avait pour lui une circonstance particulière. La guerre du Paraguay a laissé entre la république argentine et le Brésil des mésintelligences qui depuis un an surtout ont menacé de dégénérer en rupture ouverte. Le général Mitre pouvait passer pour l’homme le plus apte à diriger la guerre, si elle devenait inévitable, ou à la détourner par ses anciennes relations avec les principaux personnages du Brésil, avec l’empereur dom Pedro il lui-même. Le second candidat était M. Adolfo Alsina, fils d’un ancien gouverneur de la province de Buenos-Ayres, homme de quelque importance lui-même, et chef d’un parti exalté, remuant, audacieux, avide de pouvoir. il y avait enfin un troisième concurrent, le docteur Avellaneda, homme de mérite, qui est arrivé jeune dans la politique, qui a été ministre à vingt-trois ans, et qui, étant d’une province éloignée, de Tucuman, s’est trouvé être le candidat des provinces. C’est autour de ces trois noms que s’est déroulée pendant toute une année une lutte acharnée, furieuse, où les partis ont fait assaut de violences, de manœuvres de toute sorte, de fraudes éhontées, de falsifications audacieuses des registres électoraux. Ce qu’il y a de caractéristique, c’est que la lutte la plus implacable s’est concentrée surtout entre les deux candidats qui pouvaient passer pour représenter Buenos-Ayres, et pendant ce temps la candidature de l’homme des provinces faisait presque silencieusement son chemin, si bien qu’au bout de tous les scrutins M. Avellaneda avait une majorité évidente ; il l’emportait sur ses adversaires, plus divisés, plus irrités que jamais dans leur défaite et menaçant de recourir à des violences nouvelles.

Celui qui allait être président, M. Avellaneda, a-t-il voulu faire preuve d’un esprit de conciliation ? Pour détourner des collisions menaçantes, a-t-il cru politique et prudent de désarmer les plus violens de ses adversaires en leur offrant des compensations de pouvoir ? Toujours est-il qu’il est entré en arrangement avec le parti Alsina, qui s’est hâté d’accepter ces avances, voyant déjà dans ces dispositions du président une faiblesse qui lui permettrait peut-être de reprendre l’ascendant, de gouverner le pays à son gré. Les partisans du général Mitre, assez disposés au fond à se soumettre à l’autorité du scrutin qui donnait le pouvoir à M. Avellaneda, ont été ulcérés en voyant les amis de M. Alsina passer ainsi du rôle de vaincus au rôle de victorieux, maîtres du pouvoir dont ils usaient déjà sans scrupules. Ils se sont sentis humiliés, joués, même menacés, et dès ce moment il était décidé entre eux qu’on s’opposerait, fût-ce par les armes, à la prise de possession de la présidence par M. Avellaneda. La conspiration était flagrante. Le général Mitre et ses partisans comptaient sur des forces sérieuses, sur l’appui des commandans des troupes des frontières, le général Rivas, le général Arredondo, les colonels Murga, Machado ; ils croyaient même pouvoir disposer des tribus d’Indiens toujours prêtes aux invasions et aux déprédations.

Tout était prêt ; la levée de boucliers ne devait cependant avoir lieu que le 12 octobre, jour où expirait la présidence de M. Sarmiento et où les partisans de Mitre comptaient prendre les armes à la main leur revanche du scrutin ; mais le gouvernement découvrait la conspiration, et c’est ce qui a précipité l’insurrection, qui, au lieu d’attendre le 12 octobre, éclatait dès le 24 septembre. Au premier moment, elle a paru assez menaçante. Mitre n’avait pas seulement avec lui les chefs militaires sur lesquels il comptait, le général Rivas, le général Arredondo, il s’emparait de deux canonnières qui le rendaient maître du fleuve. Une partie de la jeunesse de Buenos-Ayres allait rejoindre les insurgés. La situation ne laissait pas d’être critique pour M. Avellaneda le jour où il prenait la présidence. Il ne s’est point laissé ébranler cependant, et, de concert avec M. Alsina, qu’il a fait ministre de la guerre, il s’est disposé à soutenir la lutte. Il a rassemblé tout ce qu’il a pu trouver de forces et de ressources, et par le fait cette guerre civile nouvelle, où l’insurrection semblait avoir de grandes chances, est peut-être déjà dénouée, s’il est vrai que les forces révoltées aient été battues dès les premières rencontres, que le général Mitre et ses lieutenans aient été obligés de se rendre à merci. Malheureusement, si courte qu’ait été cette guerre civile, c’est une épreuve sérieuse pour tous les intérêts, d’autant plus sérieuse que les personnages les plus riches du pays se trouvaient engagés dans l’insurrection, et qu’ils vont être menacés dans leur fortune. La révolution, vaincue une première fois, ne reparaîtra-t-elle pas un jour ou l’autre avec des forces nouvelles ? Ce n’est peut-être que le commencement d’une recrudescence d’agitations intérieures pour cette république, qui n’a connu quelques années de paix que pour voir sa prospérité naissante de nouveau compromise.


CH. DE MAZADE.



L’ÉGLISE REFORMÉE ET LE DERNIER MÉMOIRE DES LIBÉRAUX.


La France depuis quelque temps a été assez entretenue de l’église réformée pour savoir au moins qu’il s’est produit une scission dans son sein, et qu’à son égard le gouvernement a eu d’importantes décisions à prendre ; mais la France ne connaît guère les choses protestantes, et, sauf une ou deux exceptions, ceux qui lui ont parlé ont été tellement dominés par leurs théories particulières, tellement peu soucieux de se placer au point de vue de l’intérêt général du pays, qu’elle risque fort de se prononcer ou de juger la décision de son gouvernement sans savoir de quoi il est question, — et cependant il est positivement question d’un principe de droit public qui intéresse la nation entière.

Rien n’a plus embrouillé l’affaire que les noms donnés aux deux partis de l’église réformée. Parce qu’il y avait d’un côté des orthodoxes et de l’autre des hommes appelés libéraux, les amis comme les ennemis de la libre pensée ont cru qu’il s’agissait d’un débat entre le principe d’autorité et le principe de liberté en matière de foi ; mais en réalité il ne s’agissait de rien de pareil. Que l’on nous permette d’abord de rappeler brièvement les faits.

En l’an X, quand le protestantisme, longtemps proscrit et réduit par la persécution à l’état moléculaire, retrouva une existence légale, le premier consul, en le rétablissant par la loi de germinal, l’accepta tel qu’il était, mais sans l’autoriser à tenir des synodes généraux. Il lui accordait seulement des pasteurs, des consistoires et des synodes provinciaux pour chaque groupe de cinq églises consistoriales. Ajoutons que l’église réformée n’usa pas du droit de convoquer des assemblées provinciales pour régler les questions de doctrine. Les protestans à cette époque étaient tout entiers au plaisir de respirer et de se retrouver les uns les autres. Entre eux d’ailleurs, il n’y avait pas de dissidences prononcées, pas de conflits qui pussent leur faire sentir le besoin de régler leurs rapports mutuels ; mais les dissidences sont venues, et se sont prononcées de plus en plus sous l’influence des deux courans qui emportent notre époque, A l’heure qu’il est, en face d’une forte minorité qui fait de la liberté d’examen l’essence du protestantisme, et qui en est venue à rejeter à peu près toutes les croyances de la religion réformée, il existe une majorité qui reste fidèle à ses croyances, et qui, en les voyant attaquées, s’y est attachée avec un surcroît de ferveur. Le doute a provoqué la foi, d’autres pourraient dire que c’est la foi qui a provoqué le doute, il n’importe ; le fait est en tout cas qu’il n’y a plus d’église, plus d’association morale. Ce qui subsiste n’est qu’un lien factice, une pure chaîne qui rapproche de force des adversaires armés l’un contre l’autre. Dans le même consistoire siègent côte à côte l’affirmation et la négation, la critique qui ne voit dans la Bible qu’une collection de légendes humaines et la foi qui la vénère comme la parole même de Dieu. Dans la même chaire montent le même jour deux pasteurs dont l’un conteste la divinité du Christ, le salut par la foi, eu un mot tout ce que l’autre regarde comme la vérité qui seule peut sauver. Il n’est pas rare pendant un sermon de voir une mère se lever, et emmener ses enfans pour les soustraire à une prédication qui lui semble empoisonnée.

Les orthodoxes, autrement dit les pasteurs et les laïques pour qui le protestantisme était surtout une croyance religieuse déterminée, n’ont pu supporter cet état de choses. Ils ont sollicité pour l’église l’autorisation de convoquer un synode général suivant ses anciennes coutumes ; ils ont réclamé le bénéfice du droit commun, qui, par le fait qu’une association quelconque est reconnue, lui permet implicitement de se constituer, de déterminer ce qu’elle est. L’autorisation demandée a été accordée par le gouvernement, et le synode réuni en 1872 s’est prononcé, — à une faible majorité il est vrai, — pour un statut organique dont la promulgation a été sanctionnée aussi par l’autorité compétente après approbation du. conseil d’état. De là des protestations violentes de la part des libéraux. Dès le principe, ils avaient été opposés à la convocation du synode, et durant les débats ils s’étaient maintenus dans l’opposition la plus radicale, n’admettant aucun milieu entre la liberté absolue et l’autorité absolue, et accusant les orthodoxes de vouloir supprimer le protestantisme, de vouloir revenir au système catholique, et asservir les consciences à une autre papauté. Le vote une fois émis, ils ont nié carrément la légalité et l’autorité de l’assemblée, où cependant ils avaient siégé et voté. Puis des paroles ils ont passé aux actes. Lors du renouvellement des conseils presbytéraux, les consistoires au sein desquels domine leur influence ont refusé de se conformer aux prescriptions du synode sur les conditions de l’électorat, et, quand le ministre s’est vu forcé de casser les élections accomplies contrairement à la loi, ils ont répondu que leur conscience ne leur permettait pas de se soumettre.

Avant de juger ces protestations, il n’est pas mauvais de connaître au juste ce qui les a provoquées. Quelque valeur que puisse avoir cette réserve, le synode à tout le moins avait eu le soin de proclamer qu’il n’entendait nullement faire acte d’autorité dogmatique, qu’il se bornait à constater la foi de la communion réformée, telle qu’elle était exprimée dans ses liturgies, ses fêtes chrétiennes et ses symboles. En conséquence il. avait simplement déclaré que l’église restait Adèle aux principes de foi et de liberté sur lesquels elle avait été fondée, et qu’avec ses pères et martyrs dans la confession de La Rochelle, avec toutes les églises de la réformation dans leur symbole, elle proclamait l’autorité souveraine des saintes Écritures en matière de foi, et le salut par la foi en Jésus-Christ, fils unique de Dieu, mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. D’un autre côté, le synode arrêtait que désormais tout candidat au pastorat, avant de recevoir la consécration, devrait exprimer son adhésion à la foi énoncée dans cette déclaration. Enfin, quant à l’élection des conseils presbytéraux, — élection que l’arrêté ministériel du 10 septembre 1852 avait mise au régime du suffrage universel, — il statuait qu’à l’avenir, pour être inscrits sur le registre électoral, les protestans de naissance auraient à déclarer qu’ils restaient attachés de cœur à l’église réformée de France et à la vérité révélée telle qu’elle est contenue dans les livres de l’Ancien et du Nouveau-Testament. Si l’on se met au point de vue de ceux qui considèrent une église comme une association religieuse destinée à propager une croyance plutôt que d’autres, on ne saurait guère accuser le synode de s’être montré exigeant ; on pourrait plutôt lui reprocher d’en être resté trop prudemment à des mots vagues et équivoques. Il était question de l’église que les articles organiques de germinal ont reconnue comme professant la religion protestante, de celle qui est subventionnée pour faire face aux besoins religieux des populations protestantes, et en vérité demander seulement que dans cette église les pasteurs admettent l’autorité souveraine des Écritures et le salut par la foi au Christ, c’est déclarer que, pour exercer les fonctions de ministre protestant, il suffit de ne pas avoir cessé d’être chrétien protestant par ses convictions.

La décision du synode toutefois n’avait pas moins une grave portée. Jusque-là, par l’effet de la loi qui avait refusé à l’église réformée la liberté de se gouverner elle-même, et par la faute aussi des membres de l’église, les consistoires comme le pastorat étaient restés ouverts de fait à tous les protestans de naissance, quelles que fussent leurs croyances. Désormais au contraire l’église devait avoir un caractère propre et des frontières. Représentons-nous une société qui, par la majorité de son assemblée générale, déclarerait qu’elle a pour but d’exploiter dès mines et non pas de commanditer ou d’entreprendre toute espèce d’affaires, nous aurons une idée assez exacte du changement opéré par la victoire de la majorité orthodoxe.

Or ce triomphe des vues de la majorité était la défaite du programme des libéraux. Eux, ils ne repoussaient pas seulement le contenu de la déclaration de foi, ils repoussaient l’idée même d’une confession de foi quelconque, et c’est ici que l’on voit clairement ressortir comment il s’agissait en réalité, non pas d’un débat entre l’autorité et la liberté, pas plus que d’un débat entre deux doctrines religieuses, mais tout simplement d’une question de constitution et de prépondérance législative. L’objet en litige était le caractère que devait avoir au total une corporation qui ne pouvait avoir deux caractères à la fois ; le débat roulait sur le régime que tous les membres de l’église seraient forcés d’accepter, et face à face se trouvaient deux partis qui, à cet égard, avaient des volontés radicalement incompatibles. Si la majorité voulait que l’église fût une association de propagande en faveur d’une certaine foi religieuse, la minorité voulait, en dépit de la majorité, en dépit des traditions et en dépit de la loi, que la même église fût une simple société d’examen et de discussion, qu’elle fût comme une salle de conférence où une certaine classe de Français pourrait, aux frais de l’état, prêcher les conclusions les plus opposées, — c’est-à-dire, ils voulaient que les croyans protestans n’eussent plus d’église vouée spécialement à la propagation de leur croyance, et qu’ils pussent seulement se faire entendre dans une église qui en définitive travaillerait surtout à opposer les diverses théologies l’une à l’autre, et à propager ainsi l’indifférence en matière de doctrines.

Cela étant, le rôle de la France est clair. En présence de deux partis qui se disputent le pouvoir de trancher une question d’organisation ecclésiastique, le seul point important est de savoir celui qui a réellement la loi de son côté, et de savoir aussi ce que valent, au point de vue du droit public de tous les jours, les principes que l’une et l’autre des prétentions rivales tendent à faire prévaloir. Quant à la légalité, il n’est guère possible d’hésiter, puisque l’église réformée a été dûment autorisée à reprendre son ancien gouvernement synodal, et que le conseil d’état a ratifié les décisions du synode. Au fond, les argumens juridiques de la minorité étaient tous tirés de l’état où se trouvait le protestantisme quand il a été reconnu par la loi de germinal. Les libéraux soutenaient qu’à cette époque la confession de La Rochelle était entièrement tombée en désuétude, que l’église se composait uniquement de paroisses rattachées par groupes à des consistoires indépendans l’un de l’autre, et que le premier consul, par cela seul qu’il ne lui avait pas rendu le pouvoir de se centraliser, avait eu clairement l’intention d’établir, non pas une église unique, mais plusieurs églises locales. De bonne foi, le premier consul serait fort étonné d’apprendre que tel était son but. Si ses instincts de domination lui faisaient craindre l’autorité qu’auraient pu acquérir les synodes généraux, il n’eût pas moins redouté la perspective d’un ensemble d’églises sans doctrine arrêtée, et où l’on eût pu sortir du protestantisme historique pour aller à tous les points cardinaux.

Les libéraux soutenaient encore que l’église visée par les articles de germinal était l’ensemble des populations qui se rattachaient à une même tradition. Suivant eux, c’était dans cette filiation commune que résidait le lien qui, malgré la différence des conclusions, faisait encore des orthodoxes et des libéraux une seule corporation et qui les rattachait à une même tendance. De bonne foi encore, il faut être résolu à ne pas tenir compte des faits pour parler aujourd’hui d’une tradition commune. Les orthodoxes et leurs contradicteurs procèdent d’une même souche, comme les ultramontains et les athées des pays catholiques sont sortis d’un même tronc, ce qui signifie que leurs arrière-grands-pères avaient une croyance commune ; mais à l’heure qu’il est il n’y a plus que luttes et tendances diamétralement opposées. D’ailleurs il faudrait cependant songer à la France qui est chargée de payer le traitement des pasteurs. Par rapport à elle, il est monstrueux qu’un parti, au nom de ses théories, qui sont seulement ses théories à lui, réclame pour une classe de Français le privilège d’enseigner tout ce qui peut lui plaire aux frais du pays.

En définitive, toute cette affaire, y compris les jugemens de la presse, a été comme un chaos de sous-entendus, de malentendus, de sophistique plus ou moins naïve. A cet égard, l’avant-dernier épisode du débat n’a pas été le moins curieux : nous faisons allusion au manifeste que les consistoires libéraux ont adressé au ministre pour s’excuser de leur refus d’obéissance, et où ils invoquent le devoir suprême d’obéir à Dieu et à la conscience plutôt qu’aux hommes. Rien de plus noble que les sentimens développés sur ce thème, et assurément, en tant qu’ils signifient des individus prêts à risquer leur position plutôt que de trahir leur conviction, ils ne méritent que le respect ; mais, quelques lignes plus bas, arrive un paragraphe où les libéraux déclarent qu’ils veulent rester dans la maison de leurs pères, et cela veut dire assez nettement qu’ils ne se contentent pas de rester fidèles à leurs convictions et de garder la liberté de les professer, mais qu’ils entendent, malgré la majorité protestante, les prêcher au sein même de l’église protestante en bénéficiant du budget réservé à la communion protestante.

Il nous semble que la raison publique est profondément intéressée à tirer au clair cette confusion. La façon dont on comprend aujourd’hui la liberté des consciences individuelles la négation est même de la société et nous menace de la plus mauvaise des tyrannies. Que les dissidens de l’église réformée professent leur religion sans dogme, qu’ils soient libres d’attaquer la foi ou l’inspiration de la Bible, nul n’y fait obstacle ; mais, quand ils prétendent s’imposer à une église dont ils ont abandonné les croyances, quand ils réclament le droit d’en exercer les charges et d’en toucher les émolumens pour l’empêcher de propager sa foi, — ils ne sont plus du tout les champions de la liberté ; ils combattent tout simplement pour la domination.

Sans doute il y a des intérêts engagés, des positions prises ; si les libéraux se sont établis dans l’église, la loi et la majorité orthodoxe y ont aidé, et, autant que possible, il est bon de tenir compte de ces faits. Il est vrai que la position des pasteurs déjà en exercice n’est nullement menacée ; mais cela ne suffit pas pour liquider le passé. Que le gouvernement avise pour le mieux, qu’il reconnaisse deux églises au lieu d’une seule, ou qu’il autorise entre les deux partis un partage à l’amiable des temples, à la condition que, là où il n’y a qu’un lieu de culte, il restera aux protestans qui y ont des droits légaux, — nous ne voyons pas de mal à cela. Bien plus, comme dénoûment de la difficulté du présent et comme pierre d’attente pour l’avenir, cela nous semblerait une bonne solution. Du reste, tout plutôt qu’un mensonge, qui appelle du même nom l’eau et le feu, ou qu’une injustice, qui refuserait à une société reconnue le droit d’être une chose plutôt qu’une autre.

Malheureusement le radicalisme des libéraux rend tout compromis fort difficile. Dans un mémoire qu’ils viennent de remettre au ministre, ils énoncent une grosse prétention, celle d’être reconnus, non pas comme une secte nouvelle, mais comme une branche de l’église réformée, — et l’explication de cette prétention se trouve dans une autre encore plus énorme. Ils arguent de ce que leur descendance est connue pour refuser de dire ce qu’ils sont devenus ; ils soutiennent qu’il n’y a pas lieu d’exiger qu’ils fassent connaître leurs principes. Nous concevons que cela serait fort embarrassant pour eux, car en réalité le libéralisme n’est qu’une coalition d’opinions de tout genre. Il fait nombre pour voter contre les orthodoxes, à peu près comme au sein de l’église catholique on aurait une forte opposition, si l’on appelait tous les catholiques de naissance, y compris ceux qui sont devenus positivistes, athées et ennemis de toute religion, à voter sur un article quelconque du catéchisme ; mais, s’il s’agissait pour les coalisés de fonder une église sur une affirmation, ils l’essaieraient en vain, et, pour ne pas se dissoudre, ils n’ont pas d’autre ressource que de baser leur association sur la dissidence même, sur le droit de professer toutes les opinions possibles. Il n’est pas moins vrai qu’à tout contrat il y a deux parties, et tant que les libéraux feront consister leur suprême devoir à ne prendre aucun engagement ni envers la loi, ni envers les congrégations, l’état de son côté ne peut pas s’engager à les subventionner. C’est déjà trop qu’il se soit lié à l’église catholique sans avoir suffisamment exigé qu’elle formulât ce que serait son enseignement ; agir ainsi, c’était, — malgré les réserves du concordat, — reconnaître l’autorité souveraine de la papauté, et lui payer tribut pour la mettre en état de faire enseigner en France tous les nouveaux dogmes qu’elle pourrait adopter. Accepter le libéralisme sans conditions, ce serait aussi l’admettre comme infaillible et lui laisser carte blanche pour toutes les propagandes encore inconnues qui, demain ou après-demain, auraient l’approbation de sa conscience.


J. MILSAMD.


ESSAIS ET NOTICES.

LES LIVRES ILLUSTRÉS.
I. Rome, par M. Francis Wey, Hachette. — II. Les Eaux-fortes de Van Dyck, par M. Duplessis, A. Durand. — III. Inventaire des meubles de Catherine de Médicis, par M. Bonnaffé, Aug. Aubry. — IV. Dix-huitième siècle, institutions, usages et costumes, par M. Paul Lacroix, Didot


Il y a trois ans, un littérateur confiant dans le public et qui avait pu lire lui-même, sans en être découragé, les nombreuses relations qui ont eu Rome pour sujet, entreprit à son tour de décrire la ville éternelle. Il rassembla la plus riche moisson de dessins qu’aucun voyageur eût encore tenté d’appeler au secours de ses récits. Rome antique, Rome chrétienne, avec leurs monumens de tous les âges, avec le Colisée et Saint-Pierre, les musées, les églises, les ruines et le sublime désert qui sert de ceinture et décadré à cet ensemble unique, livraient au lecteur, sans en rien retenir, les secrets de leurs trésors innombrables et de leur beauté. Ceux qui connaissent bien la cité reine purent le constater à chaque page : ils ne se trouvaient pas cette fois aux prises avec un de ces visiteurs superficiels qui se croient obligés d’augmenter, au seul profit de leur vanité, le nombre de ces confidences inutiles qu’on a cent fois rééditées. L’œil de l’auteur savait voir ; de plus, pour beaucoup de Français, M. Wey rappelait des noms, évoquait des souvenirs, qui eussent servi au besoin de caution à ses assertions les plus imprévues. Certes ce n’était point un guide banal, l’ami à la suite duquel il lui fut donné de parcourir cette ville étrange qu’on ne quitte jamais sans douleur et dont la première vue provoque presque toujours tant de désappointement. L’abbé Aulagnier formait avec Ampère le noyau de cette colonie française dont Rome pendant vingt ans était devenue comme la seconde patrie. Nul, pas même le sagace auteur de l’histoire romaine à Rome, ne connaissait mieux le dessus et le dessous de cette terre historique, dont ils avaient tant de fois ensemble fouillé les entrailles, étudié les horizons et mesuré les monumens. Comme il l’aimait, cette Italie dont le climat cependant le tuait jour à jour ! Il eût voulu communiquer sa passion à tous les arrivans nouveaux qu’on lui adressait sans merci, et, malgré une expérience chaque année répétée, il ne se lassait pas de compter sur l’intérêt et l’intelligence de ceux qui le plus souvent exploitaient sa bonté sans reconnaissance, ce dont il ne gardait pas de rancune, et sans profit, ce qui lui semblait alors un tort impardonnable. Aussi quelle joie et quel repos quand il pouvait se fatiguer au service d’un auditeur comme M. F. Wey, et quelle tristesse celui-ci dut sentir se mêler à tant de curiosités satisfaites en examinant seul cette fois, si peu d’années après la mort de l’abbé, ce forum, ces pentes du Cœlius, ce Palatin, ces rues dont la pioche exhume aujourd’hui tant de trésors ! « Les pieds me brûlent, disait Ampère en foulant les détritus qui lui cachaient le forum, — et penser qu’un jour viendra, ce sera demain peut-être, où tant de problèmes s’éclairciront, tant de chefs-d’œuvre ressusciteront de leur tombeau, et que je ne serai plus là pour comprendre et pour voir ! » Il est en effet venu, ce jour que prévoyait Ampère, où sa chère Rome sort enfin de son linceul de ruines et de sa poussière de marbre. Le voilà déjà presque complet, ce forum où s’écrivirent dans la gloire et dans la honte tant de pages qui sont comme les feuillets de l’histoire du genre humain tout entier. Voilà les rostres de Jules tout près du temple de sa mère Vénus, et non loin de l’arc de Titus le piédestal de Domitien, tant de génie, tant de vertu et tant d’abjections ! Lorsque la nouvelle de ces découvertes parvint à M. Wey, il jugea que son livre demeurerait incomplet, s’il n’y joignait les révélations que les fouilles font surgir du vieux sol des Quirites depuis les rivages d’Ostie jusqu’aux sommets des sept collines. Le gouvernement, en livrant la vieille ville à M. Rosa et en lui permettant de faire rendre gorge à Rome chrétienne au profit de Rome impériale, a-t-il eu tort ou raison ? Voilà un point difficile à juger, qui agite bien des consciences et soulève bien des passions. Les catholiques s’émeuvent de ce qu’ils appellent la profanation du Colisée ; l’enlèvement de cette croix, sur le bois de laquelle tant de lèvres pieuses et illustres se sont collées, a paru un scandale aux âmes chrétiennes, en Italie aussi bien qu’en Europe. M. Wey ne se décide pas à prendre un parti bien net dans la querelle ; on voit que l’antiquaire pressé de jouir et l’écrivain respectueux, sympathique aux plus nobles convictions du cœur, ne demeurent pas toujours dans un accord sans nuages. Bien d’autres partagent, il faut le dire, ses incertitudes. Le mal est que personne, en ces jours de haines aussi faciles qu’irréconciliables, ne veut se prêter aux réclamations de l’adversaire » lors même qu’elles ont une apparence indéniable de justice. Le gouvernement papal n’ouvrait pas lui-même autrefois une oreille docile aux sollicitations de la science. Les corridors des catacombes éveillaient sa sollicitude bien plus que les restes de l’Agora républicain. C’était son droit, et les découvertes de M. Rosa, quoi qu’elles amènent, ne feront pas oublier celles du chevalier de Rossi ; mais est-ce donc une raison pour regarder comme des coupables ceux qui surveillent avec tant d’impatience, qui voudraient activer même les travaux des ouvriers du surintendant ? Est-ce un crime d’avoir rendu à 4a lumière du jour ces statues, ces basiliques, ces bas-reliefs de l’antique Forum ? Pourquoi se hâter de juger, et de juger sans appel, la grande entreprise du Colisée ? La flore agreste qui couronnait ces vieilles voûtes mérite-t-elle tant de regrets, et ces regrets disent-ils vraiment tout ce qu’ils voudraient dire ? Le luxe poétique dont les graminées revêtent les ruines vaut-il le dommage qu’ils leur causent, et si la croix s’élève un jour à venir, suivant la promesse de M. Rosa, sur le sol restitué de l’amphithéâtre des Flaviens, le chrétien ; en s’inclinant sur cette terre sanctifiée, ne se trouvera-t-il pas plus voisin du sang des martyrs ? Restons dans ce sage milieu où l’on rencontre si souvent la vérité ; hélas ! plût au ciel que nous eussions imité les Italiens dans la transformation qu’ils tentent de Rome poétique en Rome habitable, et dans leur zèle à conserver tous les monumens de leur histoire. Au lendemain de nos révolutions périodiques, nous nous hâtons en France de faire disparaître tous les emblèmes du régime vaincu, et nous traitons, dans nos remaniemens, les vestiges des aïeux comme des masures sans valeur. Les nouveaux maîtres du Capitole, eux, rendons-leur cette justice, quelles que soient nos rancunes particulières, savent se montrer plus tempérans. En restaurant la Porte de Pie IX, ils y replacent respectueusement du même coup l’écusson et les armes du pape, dont ils ont détruit cependant la puissance temporelle. Ce ne sont pas là des méthodes françaises ; elles nous obligent, ce semble, si nous ne pouvons les copier, à plus de mesure lorsque nous nous croyons en droit de les blâmer. M. Francis Wey vient d’ajouter un chapitre important à son encyclopédie de Rome ; mais quand pourra-t-il maintenant se résigner à la croire complète ?

Le nom de M. G. Duplessis est déjà bien connu, quoique celui qui le porte soit jeune encore. Ce ne sont pas seulement les érudits de France, d’Angleterre et de Hollande qui savent tout ce que les ouvrages publiés par ce savant modeste renferment de savoir précis et de recherches Ingénieuses. Aujourd’hui M. Duplessis s’est attaché à l’interprétation des pièces rarissimes qui sont pour l’amateur vrai la joie et la récompense de tant d’années d’examen et de comparaison. On sait le prix élevé qu’atteignent maintenant dans les ventes les gravures que leur rareté rend presque aussi précieuses que des tableaux uniques. Le goût de la gravure d’ailleurs à toujours été très développé en France, et l’on cite encore tels cabinets dont les possesseurs ne reculeraient devant aucune surenchère, et qui peuvent montrer avec un orgueil largement payé des pièces dont on chercherait vainement les équivalens au British-Museum ou à la Bibliothèque nationale. En présence de concurrences si formidables, que fera le dilettante dont la fortune n’égale pas l’ambition, ou l’artiste qui aurait besoin de puiser dans la vue constante de beaux exemples l’élément d’un progrès toujours si lent ? C’est à ces travailleurs intéressans que M. Duplessis dédie son ouvrage nouveau : les Eaux-fortes de Van Dyck.

On sait quel cachet de distinction naturelle ce maître charmant a su imprimer à toutes ses œuvres. Il n’en est aucune, même parmi les moins importantes, qui ne révèle une face particulière de ce talent souple et abondant. Dessinateur moins ample et moins fougueux que Rubens, il a de plus que lui une précision et une élégance qui rendent ses portraits plus séduisans à la fois et plus véridiques. On peut dire des portraits de Yan Dyck qu’ils sont comme les pièces à conviction de l’histoire de son temps. Presque tous ses contemporains célèbres ont posé devant lui ; ses dessins au crayon ou au lavis ne le cèdent en rien à ses peintures, même pour l’aisance de l’exécution et pour ce rayonnement de vie que les uns comme les autres savent exprimer avec la même intensité ! Toutefois, quoique la plupart de ces portraits aient été gravés sous l’œil du maître par les plus habiles graveurs de son temps, ils n’égalent pas en beauté ni en intérêt les vingt-cinq planches auxquelles Van Dyck lui-même voulut mettre la main. La plupart, quoique célèbres, sont peu connues ; quelques-unes sont uniques. Ce sont ces vingt-cinq planches que M. Duplessis a voulu réunir et qu’il a fait graver à nouveau sur des épreuves photographiques tirées d’après les originaux cachés dans les riches collections de l’Angleterre et de la Hollande. En même temps, dans un précis qui sert de préface à cet album, l’auteur retrace l’histoire de ces feuilles si précieuses et si fragiles, il explique les caractères particuliers qui les distinguent, il indique les états de la planche-mère, les reprises successives qu’elle a subies. M. Duplessis a eu l’imprudence de promettre une suite à son premier recueil. Il va colliger l’œuvre, de Paul Potter, puis celle de notre Claude Lorrain, artistes qui manièrent l’eau-forte d’une main si sûre, sans ces surcharges mises à la mode par l’école moderne et sans ce tâtonnement qu’on veut aujourd’hui faire passer pour un effet de l’art, et qui n’est le plus souvent que le résultat d’une inexpérience présomptueuse ou mal déguisée. Espérons que l’attention et les encouragemens du public ne manqueront pas à ces publications consciencieuses, utiles et qu’on ne mène jamais à bonne fin sans beaucoup de science et beaucoup de désintéressement.

On connaît les curieuses études que M. Bonnaffé a publiées sur les principaux collectionneurs de tous les temps, et qui ont révélé des filiations qu’on ne soupçonnait pas entre les amateurs d’il y a mille ans et ceux qui vivent à nos côtés, — famille illustre que celle qui compte des membres comme Annibal, Mithridate et César, à laquelle se joignent des descendans comme Laurent le Magnifique, Charles Ier, Mazarin, et cette Catherine de Médicis dont M. Bonnaffé vient en quelque sorte de se faire le panégyriste en éditant l’Inventaire de ses meubles dressé par le sieur Trubart, tapissier adjoint aux commissaires qui, le 15 juillet 1589, s’en vinrent mettre arrêt sur la succession de la mère de trois rois. Malgré son ambition, ses crimes peut-être, comment ne pas défendre une femme qui aimait tant les belles choses, qui fut la protectrice de nos plus grands artistes français, et qui bâtit les Tuileries ? Si quelqu’un a le droit de se montrer indulgent pour elle, n’est-ce pas celui qui partage presque tous ses goûts ? En parcourant ce catalogue, où le goût de la fille des Médicis se montre avec son luxe royal, on se demande si tant d’élégance et de finesse dans l’esprit peuvent s’allier aisément chez une femme avec une si froide et si implacable cruauté ; on hésite à croire que la protectrice de Bernard Palissy, de J. Cousin, de Philibert Delorme ; puisse être en même temps le bourreau de Coligny. Quoi qu’il en soit de ces secrètes inductions, M. Bonnaffé nous conduit avec tant de complaisance dans ces grandes chambres de l’Hôtel de la reine, où la veuve d’Henri il promena si longtemps son deuil et sa tristesse d’épouse et de mère, il enrichit de notes si intéressantes la longue et sèche nomenclature de maître Trubart, que l’imagination du lecteur s’en échauffe. Il croit revoir dans leur sombre magnificence cette grande salle du rez-de-chaussée toute tendue des tapisseries de la manufacture parisienne de la Trinité, fondée par Henri II, dont il existe encore à Florence dans le corridor des Uffizi de si admirables spécimens, et cette autre galerie toute pleine des images de la famille royale de France, œuvres des Demonstier et de Benjamin Foulon, auxquels on peut adjoindre sans erreur Corneille de Lyon, et ce François Clouet, qui, par la place chronologique comme par la valeur du talent, est resté encore aujourd’hui un des premiers portraitistes de l’école française. Aimez-vous Léonard Limousin, Catherine possédait plus de deux cent cinquante pièces d’émaillerie parmi lesquelles « trente-deux portraits de divers princes, dames et seigneurs, enchâssés dans les lambris, » certainement de la main du célèbre esmailleur du roy. Ces pièces-là, vous les voyez encore au Louvre ou à Ferrières ; mais il y avait bien d’autres curiosités outre le cabinet des miroirs, avec « ses cent vingt-neuf miroirs de Venise et ses quatre-vingt-trois portraits enchâssés dans les lambris. » et le cabinet de la reine, dont le plafond laisse pendre « des peaux de crocodiles et un grand massacre de cerfs » au-dessus des armoires où reluisent dans l’ombre et sur les tentures de velours noir les gaufrures d’or de ses livres de prédilection : les prophéties des, sibylles, le calendrier grégorien, et ces cartes de géographie où elle suivait, rêveuse, les grandes découvertes du siècle. Que de pièces de velours, de satin, que de crépines et de passementeries, que de vases d’argent, entremêlés aux marbres, aux albâtres de ces jolis cabinets dont elle avait apporté la mode en France ! Tant de richesses sont devenues la proie du temps et des révolutions, du moins la riche bibliothèque où la reine avait réuni 4,500 volumes nous est restée. Jacques de Thou la fit rentrer en 1594 dans le domaine de la couronne, et elle est aujourd’hui presque tout entière dans le grand musée national de la rue Richelieu. Voilà des renseignemens qui doubleront l’intérêt de bien des promenades ; en les rassemblant, M. Bonnaffé n’a peut-être voulu faire qu’un livre pour les curieux : il se pourrait que plus d’un érudit lui trouvât la valeur d’un plaidoyer, même celle d’un chapitre d’histoire.

C’est encore un travail d’historiographe que le livre de M. Paul Lacroix intitulé le Dix-huitième siècle, institutions, usages et costumes. Paru à la suite des études publiées déjà par le même auteur sur le moyen âge et la renaissance, ce nouvel ouvrage semblerait n’avoir pas d’autre but que celui de venir une fois de plus en aide aux amateurs d’art et de répondre, avec une mesure discrète, à ce besoin d’érudition que les désœuvrés eux-mêmes sont quelquefois tout étonnés de ressentir. Cependant il est facile de constater dans le ton général du livre une tendance à sortir du cadre de la description pour se laisser aller à la narration des faits, à les juger, à en faire ressortir les causes et les conséquences. Quoi de plus étranger en apparence à la gravité de l’histoire que ce chapitre consacré à la cuisine et à la table chez les financiers et les grands seigneurs de l’ancien régime ? Le chroniqueur pouvait se contenter de décrire ces dîners où le luxe de la chère le disputait à la somptuosité du couvert ; il va plus loin, il nous fait comprendre les effets de ce gaspillage sans pudeur d’un argent si mal dépensé, souvent si mal acquis, l’on s’explique les souvenirs que laissèrent derrière eux Ces désordres devenus publics et dont ceux qui s’y livraient mettaient une sorte de gloire à se vanter. Vitellius lui-même n’est-il pas dépassé par ce Verdelet qui fit un jour une dépense de 1,200 livres pour un seul plat composé uniquement de langues de carpes ? En même temps, à côté de ces folies où les traitans et les gens de cour se disputent le droit de révolter la conscience et le bon sens, le portraitiste nous retrace les mœurs de cette bourgeoisie de province et même de Paris, si longtemps résignée à la simplicité que l’orgueil de la noblesse lui imposait légalement ; il peint encore, sans chercher à forcer les tons, la misère de ce peuple, de ces paysans, dont tant de siècles de servage n’avaient pas, chose étrange, altéré le naturel bon et jovial, et que la liberté devait si vite dépraver et pousser à des crimes si imprévus. Ne sont-ce pas là des contrastes d’où jaillissent des lumières terribles ? Celui qui les amène a beau semer à profusion les gravures empruntées de préférence aux maîtres les plus enjoués, il ne peut soustraire le lecteur aux réflexions graves qu’il semble faire naître involontairement. Voilà comment il mérite fréquemment le nom de peintre d’histoire, alors qu’il ne prétend lui-même crayonner que de légères esquisses.


CH. TIMBAL.


Jésus-Christ, par M. Louis Veuillot, 1 vol. grand in-8o ; Didot.


La librairie Didot vient de publier un splendide volume intitulé simplement Jésus-Christ. On sait que le docte éditeur possède une collection, non-seulement de livres rares et de précieux manuscrits, mais de tableaux, de dessins, de gravures, qui appartiennent à toutes les époques de l’art. Il est naturel que l’art chrétien y occupe une place considérable. M. Didot, en publiant ce volume, a eu la bonne pensée de faire participer le public à une partie de ces richesses. M. D. Dumoulin, chargé par lui de combiner une œuvre où quelques-uns de ces monumens, reproduits par la gravure ou la chromolithographie, pussent trouver place et se faire mutuellement valoir, n’a eu qu’à en rapprocher les principaux chefs-d’œuvre de l’art chrétien, aux diverses périodes de son développement. Il a fait un choix habile de ces pages éclatantes, les unes empruntées aux grands musées de l’Europe, les autres détachées de l’ombre des sanctuaires, celles-ci toutes récentes, celles-là portant la trace des vieux âges et aussi saintes que des reliques. Ce choix présente à l’esprit un abrégé de l’histoire de l’art depuis dix-huit cents ans, et en même temps il en résulte une haute pensée qui n’a échappé certainement ni à M. Didot, ni à son intelligent collaborateur M. D. Dumoulin. Cette variété de figures plastiques, cette diversité de conceptions, cette richesse d’interprétations et de commentaires, la naïveté des uns, la noblesse des autres, ici une familiarité touchante, là une sublime âpreté, tout cela, pour un lecteur attentif, était destiné à mettre en lumière la fécondité toujours renouvelée du principe de vie que le Christ a déposé dans le monde.

Telle est en effet l’impression que produit l’harmonieux arrangement de ces 180 gravures et des 16 chromolithographies qui les accompagnent. Depuis les catacombes jusqu’à nos jours, aucune des grandes écoles, aucune des grandes manifestations de l’art chrétien n’a été négligée par le metteur en œuvre. Voyez, dès la première page, le Triomphe éternel du Christ ; c’est un fragment de la fresque grandiose que Raphaël en 1508 peignait au Vatican dans la chambre de la Signature. La Dispute du Saint-Sacrement est le chef-d’œuvre de la peinture chrétienne. Des esprits subtils ou des âmes étroites pourront dire que, si Raphaël avait le génie du beau, le sentiment chrétien lui manquait ; , nous sommes heureux pour notre part de voir une partie de la Dispute du Saint-Sacrement choisie pour représenter dans ce recueil le triomphe éternel du Dieu de l’Évangile. N’est-ce pas dans cette composition immortelle que le peintre a groupé autour de l’autel, non-seulement les plus grands penseurs du moyen âge dans la libre variété de leur génie, les dogmatiques à côté des mystiques, les timides auprès des téméraires, saint Thomas et saint Bonaventure, Pierre Lombard et Duns Scot, mais encore le plus hardi des poètes et le plus courageux des tribuns, Dante et Savonarole ? En rappelant une telle page au début de son recueil, M. D. Dumoulin en a marqué le caractère.

Parcourez maintenant le livre tout entier, vous y trouverez des spécimens des écoles les plus différentes, comme pour indiquer sous l’action du Christ l’abondance des inspirations et la liberté des talens. A propos de la création de l’homme, voici deux œuvres absolument opposées : un bas-relief que Jean de Pise au XIIIe siècle a sculpté pour la cathédrale d’Orviéto, et. la fresque peinte par Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. Jean de Pise est simple, naïf, et sa reconnaissance envers le créateur s’exprime avec une familiarité charmante ; il s’applique à montrer la tendresse et le respect de Dieu pour l’être qu’il a formé à son image. La fresque de Michel-Ange fait éclater avec une vigueur incomparable la majesté de la toute-puissance ; un élan de l’incréé, un geste de l’éternel appelle l’homme à la vie. Ainsi, suivant les âges, la même foi inspire des œuvres dissemblables. Les premiers siècles chrétiens ne parlent pas comme le moyen âge, le moyen âge ne parle pas comme la renaissance. Bien plus, dans la même période, chaque peuple a son langage. Ces gravures si originales de Wohlgemuth ou d’Albert Durer qui font partie du cabinet de M. Didot expriment-elles le même sentiment, le même esprit, la même inspiration que les larges gravures de Marc Antoine d’après les cartons de Raphaël ou de Baccio Bandinelli ? Non certes, et cependant au fond des cœurs. la foi en Jésus est la même. Ce recueil de figures, qui commence aux catacombes et nous conduit jusqu’à Hippolyte Flandrin, fournit bien des comparaisons de ce genre et ouvre de lumineux horizons à la philosophie chrétienne.

Il est fâcheux que le texte ne réponde pas mieux à cette haute pensée. « Ce livre n’est point une œuvre de polémique, » dit ingénument le prospectus de la maison Didot. C’est très bien fait sans doute d’avoir obtenu cet effort de la part de M. Louis Veuillot, mais vraiment cela ne suffisait pas. Sans insister sur la première partie de l’ouvrage, Jésus-Christ attendu, essai de métaphysique religieuse à laquelle l’auteur était médiocrement préparé, sans nous arrêter non plus à la seconde partie, Jésus-Christ vivant, où nous avons remarqué un chapitre plein de grâce, intitulé, l’Année douce, mais où l’écrivain ne pouvait espérer substituer son récit à celui de l’Évangile, nous sommes obligé de dire que, dans la troisième partie, Jésus-Christ continué, la rédaction est un perpétuel démenti à la leçon qui résulte des figures.

Les figures parlent de liberté, de lumière, d’efforts généreux et variés ; le texte, à part quelques pages heureuses sur Charlemagne et un tableau brillant du règne de saint Louis, enseigne tout le contraire de l’épanouissement. On étouffe, on demande de l’air. Une des preuves les plus frappantes de la divinité du christianisme, c’est qu’on y aperçoit de toutes parts des jours ouverts sur le christianisme ; dans cette apologie d’un nouveau genre, tout se resserre, tout se rétrécit, tout est ramené à Rome seule, je me trompe, tout est ramené à la seule compagnie de Jésus. Ce qu’il appelle le Christ continué, c’est le Christ diminué. Au XVIe siècle, il n’y a eu de grand qu’Ignace de Loyola ; au XVIIe siècle, les fondateurs de Port-Royal ont proposé à la France d’adorer Satan, et par la déclaration de 1682, tout le clergé français, Bossuet en tête, a donné le premier signal de la révolution. Au XVIIIe siècle, la France, qui n’a rien fait, rien produit, a pourtant suscité un grand saint et un grand martyr ; lequel ? La compagnie dont un pape en 1773 a prononcé l’abolition. Voilà la vie de l’humanité sous l’action de la Providentiel Voilà Dieu dans l’histoire ! Voilà Jésus continué ! Notez que l’auteur écrit de telles choses au moment même où ces querelles surannées de jésuites et de jansénistes sont étudiées par. la philosophie spiritualiste avec la précision la plus fine et l’impartialité la plus sereine. C’est vraiment, trop de grossièreté. Nous employons ce terme au sens que lui donnait le XVIIe siècle.

Dans une publication de ce genre, on aurait voulu trouver l’unité de pensée et d’exécution qui recommande par exemple la magnifique édition de Joinville donnée par la même librairie[1]. Là du moins tout est d’accord, le texte et le commentaire. Avec la conscience d’un vrai savant, M. Natalis de Wailly a tenu à s’inspirer avant tout de l’esprit de son sujet. Il est vrai que les études de sa vie entière l’y préparaient admirablement. Refaire l’Évangile après les évangélistes et montrer la vie de Jésus perpétuée à travers les siècles, c’est une entreprise bien autrement périlleuse. Il faut remercier du moins M. D. Dumoulin d’avoir confié la meilleure partie de cette tâche aux grands artistes qui, pendant dix-huit siècles, dans le libre essor de leur inspiration, ont exposé, expliqué, glorifié, chacun à sa manière, et la vie et la mort, et la résurrection du Dieu crucifié.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


L’Inde des Rajahs, par M. Louis Rousselet, 1 vol. in-4o ; Hachette.


M. Rousselet a parcouru l’Inde de 1863 à 1868. Il a rapporté de son voyage des notes et des vues photographiques à l’aide desquelles a été composé ce livre, remarquable à tous égards, que vient de publier la maison Hachette. Il est juste de citer le nom de l’éditeur à côté de celui de l’auteur, car l’Inde des Rajahs est véritablement une œuvre d’art. Si le texte ne laisse rien à désirer, les gravures, en grand nombre, l’éclairent, l’illustrent et le complètent. Nous ne croyons pas qu’il ait jamais été écrit sur l’Inde de livré plus attrayant et plus sérieux.

L’Inde, telle que la comprennent les voyageurs qui font le tour du monde en quatre-vingts jours, se compose de Bombay, de Madras et de Calcutta, chefs-lieux des trois présidences anglaises. Ces grandes cités, que nous avons visitées pour notre part dans une excursion rapide, ne sont que les vestibules de l’Inde. Si elles ont conservé, Bombay surtout, le type indigène, ce type est bien altéré par le mélange de l’élément britannique. Pour se faire une idée exacte du pays, de ses incomparables beautés, de son ancienne splendeur, de ses monumens, il faut suivre M. Rousselet dans ce voyage, pendant lequel il a visité les régions de l’intérieur, l’Inde vierge, l’Inde des rajahs. L’exact voyageur calcule que, du sud au nord et de l’est à l’ouest, il a parcouru près de 12,000 kilomètres, en chemin de fer, en voiture, à dos de chameau ou à dos d’éléphant. Cette exploration lui a pris six années, bien employées au profit de l’art, de l’histoire et de la politique contemporaine.

A côté de la domination britannique, il y a encore dans l’Inde des souverains qui gouvernent des millions de sujets et qui conservent dans leurs cours les traditions de l’ancien temps. M. Rousselet. a recueilli le bénéfice de leur hospitalité fastueuse. Si le patronage des autorités anglaises l’aidait à franchir le seuil des palais, son titre de Français achevait de lui rendre favorable l’accueil des rajahs. Le nom de la France a laissé dans l’Inde des souvenirs et un prestige qui ne sont point effacés. Le voyageur a donc obtenu toutes les facilités désirables pour explorer cette vaste étendue de pays, qui garde de l’antique civilisation de si fortes empreintes. A chaque pas, il a rencontré les vestiges d’empires puissans, non-seulement des temples, des palais, des tombeaux, dont l’architecture à la fois grandiose et fine commande l’admiration, mais encore des œuvres d’utilité publique, aqueducs, digues, lacs artificiels, destinés à l’aménagement des eaux pour l’irrigation. Malheureusement la plupart de ces grands travaux ne relèvent plus que de l’archéologie, car ils sont en ruines, et les souverains indigènes préfèrent consacrer aux dépenses de leurs cours les trésors qui leur restent. Dans certaines principautés, M. Rousselet a vu des rajahs ou des ministres qui seraient disposés à entreprendre des réformes. L’Angleterre, par l’influence de ses résidens, les seconde de son mieux ; mais les mœurs, les préjugés de castes et le sentiment religieux opposent des obstacles presque invincibles au progrès des idées européennes. Malgré les chemins de fer qui déjà la sillonnent, l’Inde conservera longtemps encore son antique originalité.

On serait tenté d’ouvrir l’ouvrage de M. Rousselet comme on ouvre, à cette époque de l’année, un livre d’étrennes. Il en a tout le luxe, les belles gravures, l’impression irréprochable. Quand on a commencé de lire le texte, on est retenu par l’intérêt du récit et par le charme des descriptions. Le panorama indien se déroule avec une abondance et une variété de détails qui ne lassent pas un seul moment l’attention. La personnalité du voyageur n’y apparaît que dans la mesure nécessaire, ce qui est un rare mérite dans les relations de ce genre. La plus grande partie du cadre est remplie par des scènes de mœurs se rattachant aux vieilles traditions, par d’utiles renseignemens historiques, par la description du pays et de ses monumens. L’Inde des Rajahs obtiendra certainement l’une des premières places dans la bibliothèque des voyages.


I. Les Merveilles de la Science, les Merveilles de l’Industrie, par M. Louis Figuier ; Fume et Jouvet. — II. Les Abîmes de la mer, par M. Wyville Thomson ; Hachette. — III. Les Comètes, par M. A. Guillemin ; Hachette. — IV. Bibliothèque d’éducation, et de récréation, publiée par la librairie Hetzel. — V. La Comédie de notre temps, par M. Bertall ; Pion.


La lenteur avec laquelle s’opère le progrès, les intermittences et les retours en arrière si fréquens, hélas ! sont un éternel sujet d’étonnement et de plaintes chagrines pour les observateurs superficiels qui suivent l’histoire des connaissances humaines d’un œil impatient et distrait. On est toujours porté à considérer chaque découverte comme un trait de génie isolé, comme un éclair qui illumine soudain une contrée inconnue, et l’on ne veut pas comprendre que l’obscurité ait pu se faire de nouveau. C’est que les vérités ne naissent pas viables avant l’heure. Elles sont longtemps dans l’air, pendant une période d’incubation où elles sont devinées par quelques esprits privilégiés, où toute une génération travaille silencieusement à préparer le terrain qu’elles devront féconder. Un fait déjà entrevu et même nettement énoncé par des chercheurs isolés peut rester longtemps stérile, à la fois découvert et caché aux yeux de la foule, jusqu’au jour où un inventeur heureux l’approfondit, en aperçoit toute la portée, et le fait entrer dans les rangs des vérités militantes. Rarement une découverte porte le nom de celui qui l’a annoncée le premier ; ceux qui en cueillent la gloire ont généralement eu pour auxiliaires toute une suite de précurseurs, ou, pour mieux dire, l’intelligence collective de leur époque, car les idées ont bien moins d’individualité qu’on ne croit.

Voilà pourquoi il importe de répandre promptement les vérités acquises ; plus elles seront connues et en quelque sorte diffusées, moins le progrès se fera attendre. Les livres de science populaire, qui se chargent de cette diffusion des vérités utiles, remplissent donc un double rôle. Ce ne sont pas uniquement des moyens d’éducation supplémentaires qui contribuent à relever le niveau général de l’instruction ; ils font directement avancer la science en créant aux savans de profession dans la masse du public une foule d’auxiliaires ignorés dont le concours n’est point à dédaigner ; obscurs ouvriers du progrès, leurs efforts réunis font insensiblement avancer l’heure des grandes découvertes. Plus d’une fois d’ailleurs il est donné à un de ces humbles adeptes de cueillir lui-même les fruits d’une importante application et de faire ce que Bacon de Vérulam appelle la vendange à la suite des hommes de génie qui ont préparé le champ. Là est sans aucun doute un des grands services que peuvent rendre les livres de science populaire, et c’est pour cela qu’il faut souhaiter que les vrais savans ne dédaignent pas de se mêler à ceux qui se donnent pour tâche de rendre les conquêtes de la science accessibles à la foule.

Dans ces livres, qui s’adressent avant tout à la jeunesse, on néglige trop souvent ce qui surtout attire et captive : l’élément historique. De même que la route a parfois plus de charme que le but, le spectacle des luttes et des efforts qui mènent à une invention séduit bien plus l’imagination que l’exposition méthodique des connaissances acquises ; l’émotion vient ici au secours de la curiosité. Plus intéressante que la science faite est la science dans son devenir. C’est ce qu’a bien compris M. Louis Figuier lorsqu’il a entrepris cette série d’ouvrages illustrés qu’il a intitulés les Merveilles de la Science, et auxquels succèdent aujourd’hui les Merveilles de l’Industrie. L’auteur y déroule le tableau des admirables inventions scientifiques qui caractérisent notre siècle et qui sont si bien entrées dans toutes nos habitudes, que nous avons uni par n’y plus faire attention : la machine à vapeur et ses mille emplois, les innombrables applications de l’électricité, la photographie, les ballons, la poudre et les armes de guerre, l’éclairage au gaz, le chauffage, tout cet arsenal de commodités, de jouissances et de ressources dont nous sommes redevables aux efforts du génie moderne. On ne peut lire sans un vif intérêt ni parfois sans émotion le récit des combats soutenus par ces bienfaiteurs de l’humanité contre la mauvaise fortune, contre la jalousie ou l’aveuglement de leurs contemporains, on plaint leurs erreurs et leurs déceptions, on partage leurs espérances, et on applaudit à leurs succès. Plus d’une fois le roman d’un inventeur est poignant dans ses péripéties, le sic vos non vobis jette ses ombres sur le dénoûment d’une vie de luttes et d’illusions ; mais en somme on voit que tant d’efforts ne sont pas perdus pour l’humanité, et que la semence qui tombe dans le champ des années finit par germer et porte fruit. Nous profitons avec une ingrate indifférence de tout ce labeur lentement accumulé ; les applications de la science ont pris dans notre vie une telle place, que nous avons déjà quelque peine à imaginer une société privée des services de cette armée d’esclaves muets et dociles que l’industrie met à la disposition de nos besoins et de nos fantaisies. On apprécie davantage les mille facilités de la vie moderne en lisant comment nos pères étaient pauvres dans leur richesse, comme les voyages étaient longs et pénibles, la correspondance malaisée et peu sûre, les rues misérablement éclairées, comme on était privé de confort et de tout ce superflu si nécessaire qui fait le charme de notre existence matérielle.

Je ne veux pour exemple que le sucre ; c’est l’un des sujets traités dans le nouveau volume des Merveilles de l’Industrie que M. Figuier vient de mettre au jour. Bien que le doux roseau ait été connu des habitans du Bengale depuis les temps les plus reculés, que Marco Polo ait déjà trouvé les Chinois en possession d’un procédé pour la fabrication d’un sucre noir, qu’au XIIIe siècle la canne à sucre ait été cultivée en Sicile, ce n’est qu’au XVIIe siècle et grâce aux envois d’Amérique que nous voyons le sucre entrer dans les habitudes de la vie domestique, et devenir chez les peuples d’Europe une substance de première nécessité Quand ce précieux produit arriva pour la première fois des Antilles en Europe, ce furent les apothicaires qui le reçurent à bras ouverts et en firent l’adjuvant de la plupart de leurs drogues. Par cela même cependant que le sucre fit élection de domicile dans les pharmacies, il fut d’abord assez mal vu des gens du monde, qui ne l’accueillirent qu’avec une certaine répugnance ; il n’était prisé que des esprits forts, des libertins, comme on appelait alors les gens avancés qui buvaient du café, du thé, des liqueurs. C’était d’ailleurs une grosse dépense : par économie, Mlle Scarron, belle-sœur de Mme de Maintenon, avait fait rétrécir le trou de son sucrier. En outre il y avait contre le sucre toute sorte de préjugés dont quelques traces subsistent encore de nos jours : on croyait qu’il gâtait les dents, qu’il donnait des vers, etc. Un beau jour pourtant toutes ces préventions tombèrent, le sucre fut réhabilité, adopté par les ménages, et il vint ajouter un élément des plus importans aux délices de la table. C’est de cette époque que date l’art du confiseur, et une ère nouvelle commence pour les préparations culinaires. Au XVIIIe siècle, le verre d’eau sucrée fit son apparition dans les salons ; il y eut même des régals d’eau sucrée, comme celui auquel les officiers de Thionville invitèrent un jour tous les habitans, après avoir fait jeter dans le puits communal toute la provision de sucre d’un spéculateur malheureux qui venait de faire faillite. Napoléon plus tard fit sucrer les rivières avec les produits des colonies qui voulaient forcer le blocus continental.

Le prix du sucre monta un moment à 10 francs la livre, et les amateurs de café maudirent la politique de l’empereur. Cette disette artificielle eut pourtant un heureux résultat : elle stimula la fabrication du sucre indigène. Désormais l’extraction du sucre de betterave marche de pair avec l’importation du sucre colonial. En 1870, l’ensemble des pays d’outre-mer a livré au commerce environ 3 milliards de kilogrammes de sucre de canne ; en y ajoutant 900 millions de kilogrammes de sucre de betterave et 160 millions de kilogrammes de sucre d’érable et de palmier, on arrive à un total de plus de 4 milliards de kilogr. pour la production sucrière du monde entier. Or la population totale du globe est évaluée à 1 milliard 300 millions d’âmes ; il en résulte que, si le sucre qui se fabrique chaque année sur la terre était réparti d’une manière uniforme entre tous ses habitans, chaque homme pourrait en consommer dans l’année 3 kilogrammes. En réalité, la consommation est, cela se comprend, très inégale selon les pays. Parmi les nations civilisées, celles qui consomment le moins de sucre sont l’Espagne et la Russie, où l’on compte environ 800 grammes par an et par tête d’habitant ; en France, la ration moyenne de chaque habitant est de 5 kilogrammes, en Angleterre elle est de 15, aux États-Unis de 17 kilogrammes, dans les états de l’Amérique du Sud elle va jusqu’à 30 kilogrammes par an. Ces chiffres prouvent que la fabrication du sucre est encore loin de suffire aux besoins des nations civilisées, et qu’elle pourrait tripler sans crainte d’encombrer les marchés. Ce qui en arrête l’essor, ce sont les entraves de tout genre, droits fiscaux, impôts et taxes, qui attendent le sucre à toute barrière et qui l’écrasent sans pitié. Malgré les impôts qui frappent cette industrie, il fonctionne aujourd’hui en France plus de 400 fabriques de sucre indigène ; c’est près du tiers du nombre total des fabriques de sucre qui existent en Europe, et leur production n’est pas loin de 400 millions de kilogrammes par an. Le sucre de betterave est devenu pour la France un produit d’exportation qu’elle envoie jusqu’en Amérique, et qui mériterait entre tous d’être encouragé. — Dans le même volume des Merveilles figurent l’industrie du papier, celles des papiers peints, des cuirs et des peaux, du caoutchouc et de la gutta-percha, enfin l’art de la teinture. Depuis l’émeute populaire qui, sous le règne de l’empereur Tibère, éclatait à Rome par suite du manqué de papyrus, lorsque les arrivages d’Égypte s’étaient fait attendre, la consommation du papier a singulièrement augmenté, et a transformé la vie intellectuelle chez les peuples civilisés, — admirable invention qui donne pour ainsi dire un corps à la pensée sortie du cerveau de l’écrivain, qui la matérialise et la rend accessible à tous comme une denrée que l’on peut se procurer à volonté !

La quantité de papier qui se fabrique chaque année dans le monde entier est de près de 1 milliard de kilogrammes ; l’Angleterre, la France, l’Allemagne, en consomment chacune environ 170 millions de kilos par an, dont les deux tiers servent à l’impression des livres et des journaux. Le chiffon a cessé depuis longtemps de suffire à cette fabrication ; il y a plus d’un siècle qu’on lui cherche des succédanés. Au British-Museum, à Londres, on montre aux visiteurs un livre en langue hollandaise, publié en 1772, qui est imprimé sur soixante-douze espèces de papier provenant d’autant de matières différentes. La paille, le bois, le sparte, le colza, sont les succédanés les plus employés, et l’importance de ces matières augmente de jour en jour, en raison directe de la rareté et de la cherté croissante du chiffon. Presque tous nos journaux en France sont imprimés sur du papier de paille et de bois, dans la pâte duquel entre encore une forte proportion de substances minérales : cette charge, qui se retrouve dans les cendres laissées par le papier lorsqu’on le brûle, atteint de 12 à 25 pour 100 de la pâte ; elle rend le papier flasque et friable, et elle use rapidement les caractères d’imprimerie. Le beau papier des journaux, anglais se fabrique avec le sparte d’Espagne et l’alfa d’Algérie, dont l’Angleterre a le monopole presque absolu. Parmi les nombreuses substances qui se recommandent encore pour le même usage, la plus intéressante est sans contredit l’écorce du mûrier à papier, que les Japonais emploient depuis un temps immémorial à la fabrication de leurs papiers à surface soyeuse, à fibres si bien feutrées, et si solides que l’on s’en sert pour confectionner des vêtemens imperméables, des parapluies, des chapeaux, des chaussures. Pourvoi ne leur emprunterions-nous pas cette industrie, comme ils nous en empruntent dès à présent tant d’autres, pour ne parler que des nouveaux procédés qui ont révolutionné la teinture depuis la découverte des couleurs d’aniline ? La substitution du charbon minéral aux anciennes sources des principes colorans a pour ainsi dire renversé les relations commerciales de l’Europe avec les pays producteurs des matières tinctoriales usitées depuis des siècles ; c’est l’Occident qui désormais approvisionnera de couleurs l’Orient et tous les pays d’outre-mer. Le fabricant européen envoie à la Chine et au Japon des couleurs qui remplacent le quercitron et le carthame, que l’on tirait de ces pays, avec des bleus, des rouges et des violets d’une splendeur inconnue jusqu’alors, et, comme les procédés d’application diffèrent des anciens, il envoie en même temps de l’alcool concentré, de l’acide sulfurique, et des ouvriers pour refaire l’éducation du teinturier hindou, japonais ou chinois. La vivacité des couleurs qu’offraient les étoffes de provenance orientale était tenue pour inimitable, elle est aujourd’hui surpassée, et c’est comme un renouveau d’éclat et de splendeur dans la fabrication des tissus. A côté de ces applications fécondes, qui nous touchent directement par ce qu’elles nous procurent de jouissances et de bien-être, la science poursuit toujours l’œuvre patiente et laborieuse des investigations qui n’ont pour but immédiat que d’accroître la somme du savoir. Elle continue d’explorer la profondeur des cieux et les abîmes de la mer. M. Wyville Thomson vient de raconter en détail les expéditions de dragage entreprises pendant les étés de 1868, 1869 et 1870, par les navires anglais le Porc-Épic et l’Eclair. Son ouvrage, qui est accompagné de nombreuses gravures, a été traduit en français par un savant qui a lui-même un nom dans la science, M. Lortet, directeur du Muséum d’histoire naturelle de Lyon. On peut y lire tout au long les travaux accomplis et les surprises qui étaient réservées aux savans sous la direction desquels ont été exécutés les dragages en eaux profondes. On avait cru que dans ces régions cachées au regard de l’homme et soumises à une pression énorme toute vie était impossible ; on s’est assuré qu’une faune abondante grouille dans ces gouffres, que des animaux supérieurs même y prennent leurs ébats. D’innombrables molusques phosphorescens y répandent de vagues lueurs dont profitent pour s’orienter les habitans de l’abîme qui ont des yeux. Les sondages de MM. Carpenter, Gwin Jeffreys et Wyville Thomson ont démontré que, contrairement à l’opinion reçue, la couche d’eau immobile à la température de 4 degrés, qui correspond au maximum de densité de l’eau, ne se rencontre nulle part ; il se trouve que partout de larges courans chauds ou froids, dont l’existence est révélée par les observations thermométriques, font circuler l’eau et renouvellent les gaz qu’elle contient : ce sont pour ainsi dire les artères et les veines de l’océan. Grâce à cette circulation, à cette respiration incessante, la vie est possible dans les grandes profondeurs de l’Atlantique. Confinée dans son étroit bassin, la Méditerranée ne peut respirer aussi largement, c’est pour cela que les êtres vivans manquent à peu près complètement dans les couches inférieures de cette mer, dont l’eau est en outre corrompue par les impuretés du Nil, ce grand égout de l’Afrique orientale. Enfin la sonde a ramené au jour plus d’un représentant des faunes antédiluviennes, — des éponges siliceuses, des encrines des mers jurassiques, des oursins des périodes crétacées, qui prouvent que ces témoins des premiers jours de la création ont traversé les siècles des périodes géologiques sans presque subir de modifications, reliques vénérables des temps où l’homme ne foulait pas encore le sol de la terre.

Les lecteurs de la Revue savent par une intéressante étude de M. Charles Martins[2] que M. Wyville Thomson a repris la mer, et que depuis deux ans une corvette à hélice, le Challenger, sillonne de nouveau en tous sens l’Atlantique et le Pacifique pour continuer cette exploration de l’abîme. De pareilles entreprises font le plus grand honneur à l’amirauté anglaise, qui a libéralement mis ses navires et ses équipages à la disposition des savans désignés par la Société royale ; n’est-il pas permis de regretter, avec M. Martins, que cet exemple soit si peu suivi chez nous, et que notre marine semble devoir rester à l’écart des recherches scientifiques ?

Pendant que les naturalistes fouillent ainsi les mystères de l’abîme, les astronomes nous font de véritables révélations sur les origines et la destinée finale des corps qui tracent leurs orbites aux confins de l’univers visible. Depuis quelques années, ce sont les comètes qui ont le privilège de fixer leur attention ; elles sont devenues plus intéressantes à mesure que la possibilité d’expliquer les étranges phénomènes qu’elles présentent s’est laissé entrevoir. M. Amédée Guillemin nous dit où en est la science à cet égard dans l’instructive monographie qu’il vient de publier sur les Comètes. Laplace les considérait déjà comme de petites nébuleuses errantes, étrangères au système planétaire. Formées par la condensation de la matière cosmique qui paraît être disséminée avec profusion dans l’univers, elles cheminent en tous sens jusqu’à ce qu’elles rencontrent un soleil dont la puissante attraction les enchaîne pour un temps et les ajoute à son cortège. Il semble même qu’elles marchent par bandes ; de temps à autre, une comète isolée ou un groupe de comètes se détache du troupeau et va faire une visite dans le domaine d’un soleil voisin. C’est ainsi que ces astres chevelus nous arrivent des profondeurs sidérales ; quelques-uns s’attachent définitivement au soleil, d’autres, la plupart probablement, s’en vont de nouveau se perdre dans l’espace. Cependant la constitution de ces frêles messagers du monde stellaire est si faible qu’ils ne traversent pas sans dommage les régions sillonnées par les robustes planètes qui circulent autour notre soleil. « La houle que les ondulations de ces astres massifs engendrent dans l’éther est si forte, dit M. Guillemin, que les comètes, en naviguant dans ces parages agités, y subissent des avaries considérables : elles s’y disloquent parfois, s’y divisent en fragmens ; le plus souvent elles y laissent des débris qui voguent dans le sillon tracé par elles. C’est ainsi que les espaces interplanétaires sont parsemés de corpuscules que les planètes rencontrent dans leurs routes périodiques et qui viennent illuminer nos nuits de traînées lumineuses. Les étoiles filantes sont dues à ces rencontres. » C’est un astronome italien, M. Schiaparelli, qui a énoncé cette théorie hardie, qui rattache la science des météores à l’astronomie proprement dite et l’assujettit aux lois de la mécanique céleste. L’identité des orbites assignées par le calcul à certaines comètes et aux essaims périodiques d’étoiles filantes qui illuminent les nuits des mois d’août et de novembre donne à cette théorie une probabilité voisine de la certitude.

En courant ainsi de monde en monde, ces nébulosités errantes sèment donc sur leur route la poussière des élémens dont elles sont formées. L’analyse spectrale nous renseigne amplement sur la nature de ces élémens. Le spectre de toutes les comètes qui ont été analysées consiste principalement en un certain nombre de bandes lumineuses brillantes, séparées par d’assez larges intervalles obscurs ; les comètes à noyau donnent en outre un spectre continu très faible sur lequel se projettent les bandes lumineuses. On peut en conclure que la nébulosité, c’est-à-dire la queue et la chevelure, est formée de gaz à l’état incandescent ; quant au noyau, lorsqu’il existe, le spectre continu pourrait faire supposer qu’il se compose d’une matière liquide ou solide incandescente, mais la faiblesse de la lumière ne permet pas d’affirmer que ce spectre en apparence continu ne renferme point de raies noires, et dans ce cas ce serait simplement la lumière réfléchie du soleil. Au point de vue chimique, la constitution de la matière cométaire est peu complexe : c’est du carbone pur ou un composé de carbone, — hydrogène carboné d’après M. Huggins, oxyde de carbone ou acide carbonique d’après le père Secchi. Il s’ensuit que les comètes abandonnent dans les parages célestes où chemine la terre des poussières de carbone qui s’enflamment en pénétrant dans notre atmosphère sous l’apparence de bolides ou d’étoiles filantes. Faut-il dès lors admettre qu’elles exercent à la longue une influence sensible sur la composition de l’écorce terrestre en y répandant une sorte d’engrais cosmique ? C’est peut-être aller un peu loin. En tout cas, s’il est vrai que le 28 juin 1861 la terre a passé par la queue d’une comète, comme l’affirment plusieurs astronomes très compétens, nous n’en avons ressenti aucun effet appréciable : tout au plus quelques personnes assurent avoir remarqué ce soir-là une phosphorescence ou lueur insolite semblable à une aurore boréale.

La Bibliothèque d’éducation et de récréation que publie M. Hetzel s’est encore enrichie cette année de quelques beaux et bons livres, aussi recommandables par le fond que par la forme, qui s’adressent les uns aux enfans, les autres à la jeunesse et même à l’âge mûr. Parmi ces derniers, nous citerons d’abord l’Histoire d’une forteresse, par M. Viollet-Le-Duc, livre à la fois, instructif par les détails techniques et les dessins qui les expliquent, et d’une haute moralité par les sentimens qu’il veut inspirer. C’est ensuite la Plante, par M. Ed. Grimard, un traité de botanique simplifié à l’usage des jeunes lecteurs, puis l’Histoire d’un âne et de deux jeunes filles, par P.-J. Stahl, charmant récit qui se place dignement à côté de la Roche aux Mouettes. Ce sont enfin les voyages fantastiques de M. Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, — Une Ville flottante, — le Docteur Ox, — le Tour du monde en 80 jours, — plus instructifs et en tout cas beaucoup plus amusans que ne le sont la plupart des récits de voyages réels, car l’auteur sème sur les pas de ses héros les péripéties les plus imprévues et les plus dramatiques, tout en s’attachant à observer strictement la couleur locale propre à chacune des contrées où il nous conduit.

Ce n’est certes pas une tâche facile que d’écrire pour de jeunes lecteurs ; il faut éviter les sujets trop graves, se tenir à égale distance de la fausse simplicité, de la mièvrerie puérile où versent si souvent les auteurs qui prétendent s’adresser aux enfans, et du ton doctoral, du sermon qui fait bâiller. L’œuvre commune exige de la part de l’éditeur, de l’écrivain et de l’artiste des qualités rares d’intelligence, de tact et de goût, et l’on peut dire que ces qualités se rencontrent au plus haut degré dans la Bibliothèque d’éducation fondée par M. Hetzel, où la morale, la science, l’histoire et l’aimable fiction obtiennent leur large part. Les encouragemens de l’Académie française n’ont pas manqué à ce recueil, qui depuis longtemps a mérité tous les suffrages, et qui a pour collaborateurs des écrivains d’une haute valeur, parmi lesquels M. Hetzel lui-même, sous le pseudonyme de P.-J. Stahl, tient l’un des premiers rangs.

Les livres d’étrennes qu’on destine aux enfans sont trop souvent riches d’aspect et pauvres de fond ; les enfans s’amusent de tout, et l’on se dispense de choisir la nourriture intellectuelle qu’on leur offre. La collection Hetzel mérite sous ce rapport d’être classée à part : on ne saurait rien imaginer de plus sain ni de plus délicat, rien de plus digne d’être mis dans les mains d’enfans bien élevés, que ces Albums Stahl, que cette Bibliothèque de Mlle Lili et de son cousin Lucien, qui s’enrichit chaque année de quelques volumes nouveaux, et à laquelle des écrivains de talent et de renom ne dédaignent pas de consacrer leurs efforts. De jolies gravures, des vignettes sans nombre, de belles images vivement coloriées pour les petits qui commencent à lire, voilà ce qui égaie et embellit ces volumes destinés à faire tant d’heureux le jour de l’an !

Après avoir fait la part des enfans, n’oublions pas de dire un mot d’un livre charmant destiné à divertir des lecteurs de tout âge, œuvre d’un moraliste sans fiel qui manie le crayon aussi habilement que la plume, et qui a voulu retracer dans ses esquisses légères tous les traits caractéristiques de la physionomie de notre époque. Nous voulons parler de l’ouvrage de M. Bertall, la Comédie de notre temps. Dans le cadre léger qu’il a choisi, il nous dépeint spirituellement les costumes, les habitudes, les manies, les luttes et les fautes, les échecs et les succès des acteurs qui remplissent la scène contemporaine. Ce sont de petits tableaux pris sur le vif, qui resteront et qui conserveront pour la postérité l’image vivante de la société d’aujourd’hui.


R. RADAU.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Jean, sire de Joinville. Histoire de saint Louis, Credo et lettre à Louis X, texte original accompagné d’une traduction, par M. Natalis de Wailly ; Didot, 1874.
  2. Voyez la Revue du 15 août 1874.