Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1916

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Chronique n° 2032
14 décembre 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Voici le fait brutal, et qui, depuis quelques jours, n’était que trop prévu. Bucarest, évacué par les troupes roumaines le 6 décembre au matin, a été presque aussitôt occupé par les Austro-Allemands, Comment l’opération a été menée ; avec quelle décision et quelle précision, avec quelle énergie, avec quelle rapidité ; comment l’anneau de fer, autour de la capitale, a été aux trois quarts fermé ; comment l’abandon de Bucarest a été rendu inévitable, pour en éviter la chute et la ruine ; comment, il nous faut bien le reconnaître, a supérieurement réussi un coup audacieux jusqu’à la témérité, sur lequel, si tout n’était pas gagné, tout était perdu pour les Allemands en Roumanie, c’est ce qu’on enseignera demain dans les écoles militaires, et ce qu’aujourd’hui nous laisserons à la discussion des spécialistes.

Pour nous, il nous suffira de regarder un simple croquis publié, dès le 28 novembre, par le Giornale d’Italia. La frontière roumaine, de la passe de Buzeu, vers la charnière des Alpes de Transylvanie et des Carpathes, jusqu’à Cernavoda sur le Danube, dessine une image très nette. C’est comme un sac, couché à terre, dont le fond est à l’Ouest, et l’ouverture au Nord-Est ou à l’Est. Les Allemands de Falkenhayn, entrés par les deux trous de la passe de Vulkan et d’Orsova, montent vers l’orifice, tandis que Krafft von Delmensingen et d’autres crèvent le bord septentrional de la poche vers la Tour-Rouge, vers Törzburg, vers Predeal, vers Bratocea, vers le col de Buzeu, et tandis qu’au Sud, sur le Danube, Mackensen fait une pesée de Tourtakaï à Cernavoda, avant de faire deux nouveaux trous à Zimnitza et à Islazu. Au 28 novembre, la situation est celle-ci, bien apparente sur le croquis du journal italien, qui la marque clairement par un tissu de hachures dont le nom seul est symbolique, reticolato. Une sorte de filet est, en effet, si l’on peut s’exprimer ainsi, disposé au fond du sac, et les Allemands le tendent sans cesse en tirant dessus des deux bords, Krafft von Delmensingen du Nord, le maréchal de Mackensen du Sud, dans le dessein d’y prendre l’armée roumaine en retraite à l’Est, vers l’issue. La courbe, à cette date, est tracée par une série de points : Nord de Sinaïa et de Tzampolung, Ramnicu, Slatina, Islazu, Zimnitza; puis l’espace libre, immédiatement, se rétrécit, au Nord, jusqu’à Curtea de Arges ; au Sud, jusqu’à Alexandria, Mais il semblait qu’il restât aux Allemands à franchir toute une série d’obstacles naturels, une douzaine de lignes d’eaux, plus ou moins encaissées entre des hauteurs, dont plusieurs pouvaient constituer, pour une résistance opiniâtre, de bonnes lignes d’appui. On espérait que l’armée roumaine donnerait ainsi au secours russe, aux contingens annoncés ou signalés un peu partout, le temps d’arriver, de se joindre à elle, et, en union avec elle, de couvrir et peut-être de sauver Bucarest par une bataille en avant de la ville. Un instant, l’espoir prenait forme : des élémens de l’armée Sakharoff passaient le Danube, et, au Sud-Ouest de la capitale, remportaient un premier succès, où ils enlevaient à Mackensen des prisonniers et des canons ; simultanément, des « divisions russes, » disait-on, se montraient dans le camp retranché; et, disait-on encore, « de grandes masses de cavalerie cosaque » traversaient la Moldavie. Au loin, Letchitsky attaquait sur les Carpathes boisées, il s’emparait de Kirlibaba; un front de 300 kilomètres s’enflammait.

Les Allemands ont marché plus vite, et le temps a manqué à ceux qui n’avaient pas eu la précaution de le mettre de leur côté. La principale affaire pour l’armée roumaine, l’affaire urgente est devenue de sortir du sac avant que leurs adversaires en puissent nouer sur eux les cordons et les étrangler. En reculant vers l’Est et le Nord-Est, ils vont à la rencontre des contingens russes, dont la marche est nécessairement retardée par la pénurie relative des voies de communication ou des moyens de transport; et il se peut donc qu’ils recouvrent par cette manœuvre plus de force qu’ils n’en dépensent. Le tout serait de savoir ce qu’elle leur coûte, et nous le savons mal. Nous savons seulement que le ton des communiqués allemands est plus modeste qu’on ne l’aurait attendu. Ils parlent bien sans doute de prisonniers faits et d’artillerie prise, et de trophées, et de butin; pourtant les prisonniers n’y vont que par quelques milliers, et les canons que par quelques dizaines : on n’y voit de montagnes que les amoncellemens de blé, et d’abîmes que les puits de pétrole ; toutes les cloches de l’Empire sonnent à pleine volée, — vieille habitude, — mais c’est pour emplir par l’oreille les estomacs bien plus que les cœurs allemands. Quant au blé même et au pétrole, il n’est pas sûr que le bénéfice de l’entreprise soit, à beaucoup près, aussi « colossal » que voudrait le faire croire un bilan faussé ; car les Roumains, en repli volontaire, n’ont pas été, le plus souvent, bousculés à ce point qu’il leur ait été impossible d’arroser l’un avec l’autre, où l’un et l’autre se trouvaient réunis, et d’y mettre le feu. Ce qui serait extrêmement fâcheux pour la suite, ce serait que les Allemands eussent saisi, comme ils s’en vantent, d’importantes quantités de matériel roulant, dans un pays où il n’abonde pas, et où le matériel russe, qui n’est pas de la même mesure, n’y saurait suppléer.

Les choses, d’après ce que nous en connaissons, en sont là, et nous nous en tenons là. Faute d’informations plus complètes, nous nous abstiendrons de risquer le moindre pronostic sur ce que les Austro-Allemands vont tenter de faire, sur ce que les Russo-Roumains vont essayer ou d’empêcher ou d’entreprendre. On aperçoit, à l’inspection de la carte, en partant de l’angle des Carpathes et des Alpes de Transylvanie, une ligne par laquelle le front oriental pourrait être prolongé jusqu’à la Mer-Noire : la ligne du Sereth et du bas Danube dans la direction Galatz, Reni, Ismaïl ; ce qui laisserait aux Austro-Germano-Bulgares la possession provisoire de la Valachie et de la Dobroudja, mais en revanche garantirait la Moldavie, tant que la barrière des Carpathes serait solide et n’aurait, comme elle l’a toujours, de tendance à se déplacer que pour mordre en territoire hongrois. Mais que serait ce prolongement du front ? Va-t-il, lui aussi, se fixer, se figer en front défensif ? Et qui va le premier, des Allemands ou des Russes, s’y placer sur la défensive ? Si ce sont les Russes, pour attendre quoi ? et si ce sont les Allemands, pour se retourner contre qui ?

Déjà le bruit court que Falkenhayn ne commande plus l’armée d’invasion par le Nord et par l’Ouest, qu’il avait formée, et conduite. (Cependant, le bulletin sur la prise de Bucarest le cite encore comme chef de la IXe armée.) Au cas où ce bruit serait fondé, il serait probablement insuffisant de l’expliquer par le souci de ménager la susceptibilité d’un ancien chef d’état-major général peu désireux de passer sous les ordres de Mackensen, à qui son bâton de maréchal aurait assuré le rang et le pas, le commandement et la prééminence. Par la campagne de Roumanie, poussée à toute vitesse, avec une suprême violence, l’État-major allemand s’est jeté dans « le foudroyant. » Falkenhayn est un des deux tonnerres de Hindenburg. N’allons pas nous imaginer qu’il va le déposer ou le laisser reposer. Si vraiment Falkenhayn a disparu du front valaque, à moins qu’il ne soit tué ou blessé où malade, — toutes hypothèses qu’il est plus prudent d’écarter, — nous le verrons bientôt reparaître ailleurs. Et il est aussi plus prudent de compter que, là où il reparaîtra, il ne reparaîtra pas tout seul. L’intérêt capital qu’ont les Empires du Centre à maintenir ouverts et à déblayer les chemins de l’Orient, à resserrer le lien qui attache à leur char la Bulgarie et la Turquie, doit nous servir d’avertissement. La politique allemande, comme la stratégie allemande, joue sur les lignes intérieures ; elle n’a pas varié depuis le grand Frédéric, qui, pendant la guerre de Sept Ans, fit de tout : des renversemens d’alliances, des changemens de front, des paix séparées, et des enrôlemens de vaincus. La question que tout d’abord ses héritiers et ses disciples auraient à cœur de régler, ce serait la question des Balkans : après quoi, ils seraient plus libres de fournir l’effort nécessaire pour régler les autres. S’ils y voyaient le plus petit jour, ils ne se donneraient terme ni à six mois, ni à trois mois; l’hiver leur serait un printemps. Leur industrie de guerre n’est point une industrie saisonnière; en face d’eux, il convient de ne pas s’engourdir au froid et de ne pas faire la marmotte. Les offensives germano-turco-bulgares se font plus fréquentes et plus vigoureuses dans la région de Monastir, contre notre armée de Salonique. Serait-ce une indication ?

N’en serait-ce pas encore une autre, que les derniers incidens d’Athènes, où le roi Constantin est passé subitement de l’hostilité sourde à la guerre déclarée ? Peut-être est-ce un tort d’écrire « subitement, » et la transition, au contraire, s’est-elle opérée par étapes; non point que le fond des sentimens ait eu jamais à changer, ces sentimens ne nous ayant jamais été favorables, mais les attitudes et les actes se sont, avec les circonstances, accusés ou accentués; graduellement progressivement, de la malveillance au défi. Que Constantin Ier ait été si bon beau-frère qu’il n’ait pas une seconde douté de la victoire de l’Allemagne, ni du châtiment et de la perte de quiconque oserait la braver, il n’y a pas à lui en faire reproche. Que même il ait été si bon beau-frère qu’il ait été un mauvais roi, ce n’est affaire qu’entre lui et son peuple. Mais que, dans son esprit de famille, il en soit venu à ourdir, contre les trois Puissances auxquelles la Grèce, comme nation moderne, doit la vie, et lui-même, comme fils de son père, la couronne, toute une trame d’intrigues et de trahisons, après les avoir appelées ou laissé appeler, par son ministre responsable, sur le territoire hellénique, c’est affaire entre lui et elles. En attendant qu’intervienne le règlement du comptes, le geste d’appel se termine en guet-apens organisé.

A l’origine de cette dernière histoire, les petites Vêpres athéniennes du 30 novembre et du Ier décembre ; continuées les jours suivans, il y a des conversations de diplomatie « latérale, » spontanée ou officieuse, libre ou autorisée, mais dont le caractère, malgré toutes les explications qui ont pu être demandées et données, demeure assez, obscur. Quoi qu’il en soit, c’est sur la substance réputée positive de ces entretiens, confirmés ensuite par une lettre, et rendus authentiques dans les formes de la diplomatie officielle, que s’est fondé l’amiral Dartige du Fournet pour présenter au gouvernement grec la note à laquelle le Roi et sa séquelle allemande ont fait répondre par l’attentat. A titre de compensation pour les canons, les munitions, les approvisionnemens livrés honteusement aux Bulgares, avec le fort de Roupel et les autres forts de la Strouma, l’amiral réclamait la remise d’un certain nombre de batteries, d’un certain nombre de fusils, d’une certaine quantité de munitions, puisque, de ces lâches complaisances, l’ennemi avait tiré un avantage, qu’il pouvait user contre nous d’obus et de cartouches fabriqués ou procurés par nous et payés de notre argent ou d’argent que nous avions prêté; puisque aussi bien, l’armée royale n’étant animée que de l’ardent désir de ne pas se battre, — du moins on nous le faisait entendre, et, en tout cas, pas à côté de nous, — elle devait être démobilisée elle pouvait être désarmée, elle allait être ramenée de Thessabe, où nous l’avions trop près sur les épaules, et internée dans le Péloponèse. Ce n’était pas, tant s’en faut, la première réclamation du même genre que l’amiral Dartige du Fournet adressait au roi Constantin, parlant à la personne, un peu falote, de M. Lambros ou de M. Calogeropoulos ; et, à la longue, il s’était établi, comme par un consentement tacite, une manière de protocole de ces cérémonies chroniques, d’après lequel le gouvernement grec commençait par dire non, secouer la tête, lever les bras au ciel, et finalement s’inclinait dès que l’amiral faisait la grosse voix et le menaçait de la voix, beaucoup plus grosse encore, de ses pièces de 305. Mais, cette fois, le commandant en chef des escadres alliées avait eu soin de rédiger selon les règles un véritable ultimatum, ce qu’on appelle dans le langage de l’école un ultimatum a parfait, » à échéance fixe et sous peine de sanctions déterminées. L’échéance tombait justement le 1er décembre. Dans la semaine, et jusque dans les vingt-quatre heures qui précédèrent, les assurances, les promesses, les sermens purent faire illusion, entretinrent la confiance que tout irait paisiblement. Mais, le jeudi soir, 30 novembre, des soldats et des marins grecs, en tenue de campagne, équipés de pied en cap comme s’ils avaient l’ennemi en face d’eux, prirent position dans tous les quartiers de la ville. Quelques soldats français, employés au contrôle, qui voulaient pénétrer dans les bureaux de la poste, en furent empêchés. Des soldats et des marins grecs surgirent tout à coup, se rangèrent devant les bureaux, et se mirent à fouiller tous ceux qui y entraient. Vers minuit et demi, les réservistes, prétendument dissous, mais formés en bandes ou en compagnies, et les antivénizélistes improvisèrent une démonstration, qui, de la place Omonia, se rendirent devant les bureaux du journal vénizéliste Etnichi, en proférant des cris injurieux. Alors les rédacteurs de ce journal se seraient précipités aux fenêtres et, de là, auraient tiré quelques coups de revolver sur la foule, qui aurait riposté généreusement. Ce ne fut qu’une inoffensive pétarade : en cet endroit, il n’y eut ni morts, ni blessés. Mais, le vendredi 1er décembre, à l’aube, quand on apprit en ville que les marins débarqués des navires alliés au Pirée étaient arrivés aux alentours d’Athènes, et avaient occupé quelque édifice civil ou militaire, les troupes grecques, — il faut bien lire : « les troupes grecques, » — auxquelles s’étaient joints des groupes de réservistes, tentèrent d’arrêter la marche de ces détachemens. D’où le conflit : le vendredi matin, comme le jeudi soir, la provocation vint de la coterie germanique. Peu à peu la fermentation augmenta, et des rencontres se produisirent entre Grecs et marins alliés, avec échange de fusillades. On entendit même crépiter les mitrailleuses, et quelques coups de canon retentirent. Durant toute la journée, de neuf heures du matin à six heures du soir, les combats se prolongèrent ou reprirent çà et là. Vers cinq heures, l’artillerie grecque, en position sur les collines peu éloignées de la cité, commencèrent à tirer, semble-t-il, sur le palais du Zappeion où depuis un certain temps étaient logés plusieurs centaines de marins anglais et français. Ce qui fut cause qu’un peu avant six heures, la flotte, à l’ancre au Pirée, envoya sur la ville quelques obus. On a dit : deux, on a dit : six ou huit; en somme, une demi-douzaine dont trois, habilement lancés, éclatèrent fort à point au-dessus du jardin du palais royal. Les marins italiens, qui avaient fait halte entre le Pirée et l’Acropole, se trouvèrent, eux aussi, mêlés à l’action. Les fameux réservistes, dressés à cette besogne, et stylés à la prussienne, n’ont pas, on le pense bien, épargné la poudre. De nombreux coups de fusil ont été par eux tirés dans les rues et contre la Légation britannique, où un agent de la police anglaise a été tué. Quant à la population même, quoique très énervée, elle s’est contentée pendant le jour de manifester en tumulte et d’exciter les soldats, en s’abstenant de commettre directement des violences, et, la nuit venue, chacun s’est enfermé chez soi.

Tel est, fidèlement traduit d’un journal dont les renseignemens sont réputés pour leur ordinaire sûreté, le récit des deux journées du 30 novembre et du 1er décembre. Même si, dans le détail, ce récit n’était pas rigoureusement exact, il n’en resterait que trop que, par un crime où le Roi a mis les mains, elles furent sombres et sanglantes. Pour le surplus, quand on n’est pas dans le secret des chancelleries (encore faut-il savoir ce que vaut souvent ce secret), on est réduit aux conjectures. Il a été affirmé que des négociations ont été engagées, il a été démenti qu’elles l’aient été, soit entre l’amiral Dartige du Fournet, à sa sortie du Zappeion, soit entre les ministres de l’Entente et le gouvernement grec, pourtant convaincu de félonie, ce qui serait proprement incroyable et ne mérite évidemment pas d’être cru. Plus fort encore, il a été affirmé que ces négociations étonnantes auraient abouti à un accord, aux termes duquel, lorsqu’il serait ratifié, le gouvernement grec consignerait à l’amiral six batteries, s’il les acceptait, et s’il en voulait davantage, huit batteries, prix à débattre. Cela aussi est incroyable, et a été du reste démenti. Il serait bon de démentir par surcroît que le contrôle des postes et des chemins de fer, que nous avions à grand’peine antérieurement obtenu, ait dû être abandonné, et que la garnison d’Athènes en troupes royales ait été renforcée, tandis que nos marins regagnaient leurs vaisseaux et s’y rembarquaient, dans des conditions qu’il serait également bon d’établir. Si l’on a consenti au gouvernement grec le droit ou la faculté de renforcer la garnison, ce ne peut être que pour qu’il prenne en charge, à ses risques et périls, la paix publique, la vie, l’honneur et les biens des nationaux de Puissances qui ne sont pas en guerre avec lui, qu’hier encore, aujourd’hui même, il accablait de ses protestations d’amitié. Et si soi-même, on a différé d’y pourvoir, il faut que ce soit pour que ces intérêts précieux, la vie, l’honneur et les biens des nationaux, ne risquent pas d’être compromis.

Ces événemens, — ou, pour les mettre à leur échelle, cette aventure, — sont des 30 novembre et 1er décembre, c’est-à-dire vieux déjà de huit ou dix jours. Huit ou dix jours, huit ou dix nuits d’angoisse. D’Athènes, nos amis et nos compatriotes n’ont pas cessé de regarder vers la mer. Et nous, d’ici, nous n’avons pas cessé de regarder vers Athènes. Nous avons entendu les raisons par lesquelles on a voulu calmer notre impatience. Il ne fallait pas, par des décisions hâtives, exposer ceux que nous nous proposons de servir à des périls contre lesquels on ne serait pas en mesure de les défendre. Les coalitions, d’autre part, sont (combien de fois ne l’avons-nous pas nous-même remarqué !) de lourdes et lentes machines, très difficiles à mettre au même point pour une action commune. Soit! mais, premièrement, le pire péril pour nos cliens était que nous ne fissions au plus tôt rien pour eux; et deuxièmement, c’est dans une coalition surtout qu’on prouve le mouvement en marchant: que l’un s’ébranle, les autres suivent ; si l’on s’attend mutuellement, personne ne bouge. Il n’y a pas de force démonstrative comparable au fait accompli. Ce ne sont point, comme quelques-uns l’insinuent, les moyens d’action immédiate qui auraient manqué : car comment admettre que l’amiral Dartige du Fournet, adressant au Gouvernement grec un ultimatum à échéance du vendredi 1er décembre, ne se soit pas préoccupé d’avoir, le vendredi 1er décembre, les moyens d’en assurer l’exécution ? Il est tout de même des choses que la fierté française ne supporterait pas.

Elle est désormais en éveil, et d’autant plus « sur l’œil, » que, dans les affaires de Grèce, il lui a paru sentir se lever, parmi l’orage, un léger vent de ridicule. Quand nous avons regardé vainement vers Athènes, nous nous retournons ici vers le gouvernement. Qu’a-t-il, non pas dit, mais fait, et que va-t-il faire ? Des réparations, des satisfactions ? Par quoi satisfera-t-on et réparera-t-on les morts ? Par quoi expiera-t-on dix-huit mois de perfidie, de moquerie et de duperie ? L’entente a décrété le blocus des côtes grecques ; prise et exécutée l’été passé, la mesure eût pu être efficace : on eût peut-être, en lançant alors l’interdit sur les quatre ports, Patras, Calamata, le Pirée et Volo, amené à composition ce pays qui ne vit que de la nourriture que la mer lui apporte ; mais, à présent, il serait trop tard, s’il était vrai que des réserves aient été faites au détriment de l’alimentation des îles suspectes d’infidélité, et que le gouvernement royal ait détourné ou diminué leur part pour combler les manquans de ses magasins militaires. En outre, les Puissances protectrices et leurs alliés ont déclaré, presque sans circonlocution, rendre le roi Constantin personnellement responsable des forfaits commis et du sang versé. Mais, si cette parole officielle a un sens précis, où joindre personnellement le roi Constantin ? Il serait plus malaisé d’aller le chercher à Larissa, au milieu de son armée, qu’à Athènes, dans son palais. Pas d’hésitation qui serait défaillance, pas de délai qui serait faillite. Frapper haut, frapper fort, frapper vite, est la triple règle de ces œuvres supérieures de justice, sans quoi elles ne sont ni rétributives ni exemplaires. L’opération qu’il y a faite à Athènes n’est pas seulement une opération de police, même rude, mais une opération de guerre, et plus encore, une opération de grande politique. Jamais le roi Constantin, et jamais ses conseillers ou ses complices, n’auraient osé ce qu’ils se sont permis, s’ils ne s’étaient persuadés, par le malheur de la Serbie et l’épreuve de la Roumanie, qu’à l’ombre de l’Allemagne victorieuse et maîtresse dans les Balkans, ils pouvaient tranquillement tout oser et tout se permettre. C’est à Athènes que la Serbie et la Roumanie, pour peu que nous sachions le vouloir, seront vengées ; c’est à Athènes que doit être brisée la domination allemande dans les Balkans. Ne marchandons pas à Constantin Ier le plus précieux de tous ses titres : souvenons-nous aussi bien que lui qu’il est le beau-frère du Kaiser, et traitons-le en conséquence. Ne soyons pas indifféremment les amis de nos amis et de nos ennemis. Ne souffrons plus que l’on s’amuse à nous amuser, que l’on nous berce et que l’on nous berne. Il y avait dans la Grèce antique, vue à travers un livret d’opérette, « trop de fleurs et pas assez de victimes. » Dans la Grèce contemporaine, qui à de certains égards, ne serait pas moins comique, si elle n’était pas tragique en même temps, il y a trop de fleurs, mais aussi il y a maintenant trop de victimes.

Ce n’est point, dans une pareille guerre, le moment de tergiverser. La main, sur les chevaux, ne doit pas laisser flotter les rênes. Un des reproches qui, le plus couramment, et parfois à tort, ont été faits, les années passées, aux gouvernemens de l’Entente est l’accusation de faiblesse et de mollesse, de fiacchezza ; ils avaient, disait-on, quelque chose de flasque et comme de détendu. Une des infirmités de la coalition, la plus grande peut-être, a été, était encore, du moins pour les trois États occidentaux qui en font partie, la dispersion du pouvoir, et, pour tous, la division du commandement. Un des pièges qui lui sont dressés le plus constamment est l’offre alternative, à chacun tour à tour, d’une paix séparée. Ce piège, le nouveau président du conseil des ministres russe vient de le renverser d’un coup de pied. Il l’a signifié péremptoirement aux multiples agens du dedans et du dehors, aux émissaires de M. de Bethmann-Hollweg : pas de paix séparée, pas de paix prématurée. Puisque le Chancelier de l’Empire, bon gré, mal gré, de son propre mouvement ou obéissant à la sommation des partis, déclare et fait déclarer « les buts de guerre » de l’Allemagne, la Quadruple Entente, par la bouche de ceux qui ont qualité pour parler en son nom, affirme son but de guerre, à elle, commun, unique, irréductible ; la victoire. Nous savons bien que nous ne la tenons pas, que peut-être nous n’y touchons pas, et que ses voies sont âpres. Qu’importe ? Comme le discours de M. Trépoff à la Douma, et celui de M. Boselli à la Chambre italienne, et plus nettement encore, l’acte qui s’accomplit en Angleterre et qui se prépare en France est une déclaration de notre volonté, qui ne fléchira pas. L’enthousiasme du début, en se refroidissant, nous a laissé des nerfs et des muscles d’acier. Nous ne chantons plus le Chant du départ, mais nous chantons l’Hymne à nos morts. La vie nous serait insupportable s’ils pouvaient être morts en vain. Pour que leur sacrifice soit fécond, ou seulement ne soit pas perdu, nous devons conserver et accroître ce que nous avons, nous devons acquérir ce qui nous manque. Il manquait à l’Angleterre une armée, elle l’a levée ; il nous manquait des canons lourds ; nous les avons fondus. A l’Angleterre, et à nous, organisés exclusivement pour la paix, il manquait des institutions de guerre : un gouvernement de guerre, une administration de guerre ; on travaille à nous les donner.

En Angleterre, M. Lloyd George succède à M. Asquith ; et il ne s’agit pas d’un simple changement de personnes, mais d’un changement de système. Jusqu’ici, traditionnellement, dans cette patrie de la tradition qu’est la Grande-Bretagne parlementaire, le gouvernement résidait dans le Cabinet, qui lui-même se circonscrivait pour ainsi dire, en deux cercles: l’un plus étroit, le Cabinet proprement dit, ministres de plein exercice, vrais conseillers du Roi; l’autre, plus vaste, le ministère, dont tous les membres n’avaient pas accès au Conseil. Toutefois, le Conseil, pour les solutions rapides et radicales qu’exige la guerre, et le ministère que le Cabinet traîne derrière lui comme un poids mort, se sont révélés trop nombreux, à l’user. Quand on est trop à délibérer, on délibère trop. M. Lloyd George a demandé à M. Asquith de créer un comité de trois personnes, de quatre ou cinq au plus, et il n’a rencontré chez lui d’objection qu’en ce qu’il a semblé impossible à M. Asquith, si ce comité était créé, ainsi qu’il le désirait lui-même, que le Premier ministre n’en fût pas de droit le Président. Mais M. Lloyd George voulait d’abord et principalement renouveler l’âme; il a tenu bon. Avec un désintéressement qui lui fait le plus grand honneur, M. Asquith s’est alors retiré, suivi par la plupart de ses collaborateurs. M. Lloyd George a eu ainsi toute liberté pour ses arrangemens et ses choix : à cette heure, le nouveau gouvernement] est constitué. Trois cercles, au lieu de deux : un plus vaste, le ministère, comprenant les sous-secrétaires d’État, chefs des services; un intermédiaire, le Cabinet, formé, par restriction, des ministres seuls; et au centre, à l’intérieur de ce qui était jadis le Cabinet intérieur, le Comité de guerre, le directoire militaire, les Cinq. La transformation essentielle se résume à chasser l’esprit de paix et à introduire l’esprit de guerre, en produisant l’organe de guerre. L’antique Angleterre s’adapte à sa fonction dans le monde moderne, s’accommode à son rôle dans l’Europe en feu. L’arrivée au pouvoir de M. Lloyd George a un sens clair et plein, n’en a qu’un : c’est la guerre intense. La presse allemande ne s’y est pas trompée. « Nous ne saurions voir là, dit-elle, un motif de nous réjouir. »

En France, aussi, tous les ordres du jour déposés pour clore le Comité secret exprimaient la même résolution; ils ne différaient que par le degré de confiance qu’ils accordaient au ministère Briand pour la faire passer dans les actes. Mais, tous, ils demandaient, à ce ministère ou à une autre, trois choses: un commandement fortifié et unifié; un gouvernement resserré ; une autorité responsable qui mît chacun à sa place. Fortifier le commandement, utiliser les ressources du pays au mieux de l’intérêt national, ce serait l’œuvre du gouvernement resserré; et les trois choses, par-là, n’en faisaient qu’une. Mais « resserrer le Gouvernement, » d’après l’expérience de tous les temps, l’idée n’est pas neuve pour nos lecteurs, à qui, de quinzaine en quinzaine, elle est devenue plus familière. Pourtant la réforme serait négative si, à la diminution de la quantité, ne correspondait pas une augmentation de la qualité. Comment faire ? Puisque c’est ici que, pour la première fois, a été dénoncé ce mal du « n’importe qui, n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où, » dont la France languissait depuis quarante ans et dont elle a failli mourir, faisons comme les toxicologues honnêtes, et mettons l’antidote à côté du poison. La formule n’en est pas difficile à trouver, bien qu’elle soit, à coup sûr, moins facile à suivre : « L’homme qu’il faut, pour ce qu’il faut, quand il faut et où il faut. « M. Lloyd George a dit en anglais : The right man...


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.