Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1922

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 947-958).

Chronique 14 décembre 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

La Conférence de Lausanne poursuit sans précipitation, mais aussi sans irréparables heurts, le laborieux règlement de la question d’Orient. Dans les premiers engagements, on a évité d’aborder de front les obstacles ; on a commencé par les mesurer, par en faire le tour ; mais les questions sont posées et bien posées, les positions sont prises et bien prises. Partout où s’affirme le bon accord de l’Angleterre, de la France et de l’Italie, les difficultés s’aplanissent d’elles-mêmes et les oppositions se taisent. On peut espérer qu’une œuvre de justice et de paix sortira des délibérations de Lausanne.

La première question examinée fut celle des frontières de la Turquie en Europe. Ismet pacha, ministre des Affaires étrangères et premier plénipotentiaire ottoman, demanda que, conformément an pacte national d’Angora du 28 janvier 1920, un plébiscite décidât du sort de la Thrace occidentale. Il fit valoir qu’un large territoire, situé sur la rive droite de la Maritza, a été cédé par la Turquie à la Bulgarie en 1915. L’argument n’était pas heureux, car c’est pour décider la Bulgarie à entrer en guerre contre l’Entente que la Turquie, sous la pression de l’Allemagne, a cédé ces riches plaines qu’elle réclame aujourd’hui. On touchait ainsi, dès la première escarmouche, au désaccord fondamental qui rend l’entente si malaisée : la Turquie oublie qu’elle a été, dans la Grande Guerre, agresseur et vain eue pour ne se souvenir que de ses récentes victoires sur de moindres adversaires ; les Alliés tiennent compte de ces derniers succès et de l’enthousiasme national qu’ils ont suscité parmi les Turcs, mais ils ne sauraient faire table rase de leur propre victoire dans une guerre plus longue, plus importante et plus décisive. Subsidiairement, Ismet pacha réclamait au moins Karagatch, faubourg d’Andrinople, situé sur la rive droite de la Maritza, avec la gare et le chemin de fer.

Les solutions, sur ces points délicats, ont été ajournées ; elles sont d’ailleurs préjugées par l’accord de Moudania qui, en reconnaissant aux Turcs la frontière de la Maritza, exclut par là même la Thrace occidentale des territoires qu’ils sont fondés à réclamer. Mais l’effet des revendications turques s’est manifesté tel qu’on pouvait l’attendre ; en Orient, à certains actes, à certains mots, répondent avec la spontanéité d’un mouvement réflexe, certaines réactions. La rentrée des Turcs dans la Thrace orientale et surtout leurs revendications sur la Thrace occidentale ne pouvaient manquer d’alarmer les États balkaniques qui, tous, sont des fragments affranchis de l’ancien Empire ottoman et qui, tous, comptent au nombre de leurs sujets une proportion plus ou moins importante de musulmans ; dociles et soumis tant qu’ils se sentent les moins forts, ils appellent dans le secret de leur cœur le retour d’une domination turque. La défaite des Grecs a eu, sur ces populations, un immense retentissement. Il suffirait qu’une armée turque s’approchât de la Macédoine, ou seulement que le bruit s’en répandît, pour qu’éclatent des troubles. Ne venons-nous pas d’apprendre qu’à Kustendil, en Macédoine bulgare, un soulèvement, dont on ignore encore le vrai caractère, vient d’éclater, et a jeté l’alarme jusque dans Sofia ? Les Balkans ne sauraient retrouver la tranquillité et la stabilité dont ils ont tant besoin que si les résultats du traité de Bucarest de 1913 ne sont pas remis en question. Le rétablissement de la Puissance turque en Europe doit amener, comme parade immédiate, un retour à la politique d’entente balkanique ; pour la sécurité du continent, il est nécessaire d’établir une barrière solide sur la Maritza ; les Grecs seuls seraient aujourd’hui trop faibles pour assurer, sur cette frontière, la garde de la Chrétienté.

Nous avons signalé ici le voyage de M. Stamboulisky, président du Conseil de Bulgarie, à Bucarest et à Belgrade, au commencement de novembre, et la visite de M. Politis, alors ministre des Affaires étrangères de Grèce, à Belgrade. Pour la première fois depuis la Grande Guerre, des conversations diplomatiques amicales s’amorçaient entre la Bulgarie et les autres États balkaniques ; M. Stamboulisky affirmait la bonne volonté bulgare de vivre en paix et en bon voisinage. A Lausanne, les pourparlers reprirent entre MM. Nintchitch, Duca et Stamboulisky. M. Venizélos fut invité à se joindre à ses collègues. Les quatre États balkaniques se trouvèrent d’accord pour interdire à la Turquie de franchir la Maritza et pour garantir à la Bulgarie l’issue commerciale sur la mer Egée à laquelle l’article 18 du traité de Neuilly lui donne droit. M. Benès, venu à Lausanne le 29, n’a sans doute pas manqué l’occasion d’encourager un rapprochement balkannique qui tend à rattacher la Bulgarie au système de la Petite Entente. La Pologne, que les Puissances auraient été bien avisées d’inviter à la conférence puisqu’elle est intéressée à s’assurer un débouché économique sur la Méditerranée par les Détroits, est tenue au courant de ce qui se passe à Lausanne par son alliée la Roumanie. Ainsi va se consolidant la nouvelle Europe centrale.

La Bulgarie pousse plus loin ses revendications. Elle allègue que la Grèce, même si elle en avait la volonté, n’aurait pas les moyens matériels de lui assurer à Dédéagatch l’usage d’un port bien aménagé et des voies d’accès qui y conduisent ; qu’elle restera impuissante à mettre en valeur cette Thrace occidentale qui, sous l’administration française du général Charpy, s’était, en quelques mois, transformée, et que la paix des Balkans serait moins précaire et leur prospérité économique mieux assurée si cette province était attribuée à la Bulgarie, quitte à en stipuler la démilitarisation. La Conférence ne sera sans doute pas disposée à entrer dans cette voie ; elle s’en tiendra aux stipulations du traité de Neuilly. Ce qui est important pour la politique générale, pour la France en particulier, c’est cette première esquisse d’entente balkanique que les événements ont fait naître et qu’ils se chargeront de développer. Dans les Balkans, le fondement de l’ordre et de la paix c’est l’alliance entre le royaume des Serbes, Croates et Slovènes et la Roumanie, qui furent nos alliés durant la Grande Guerre et dont la politique, par la Petite Entente, est si étroitement associée à la nôtre. Mais la Bulgarie occupe le centre géographique de la péninsule ; elle est habitée par un peuple d’agriculteurs vaillants au combat et au travail ; c’est elle qui, par sa position, est destinée à faire barrière en face de la poussée turque si elle venait à se manifester ; il est d’un intérêt capital pour la paix européenne de ne pas la rejeter dans l’alliance de la Turquie et de la Russie soviétique. La Grèce, au contraire, État maritime, insulaire et péninsulaire, sera toujours sous la dépendance de la Puissance maîtresse des mers. Là où notre intérêt est d’unir, le sien est de diviser. Ne possède-t-elle pas, du Mont Olympe aux bouches de la Maritza, une longue bande de territoire avec des ports tels que Dédéagatch, Cavalla, Salonique, qu’il lui serait bien difficile de défendre contre l’assaut éventuel d’un bloc balkanique reconstitué ?

Les récents désastres qui ont ruiné la puissance militaire de la Grèce viennent d’avoir à Athènes un sanglant épilogue qui compromet son renom d’État civilisé, déjà terni par les massacres qui ont marqué la retraite des troupes d’Anatolie. Le 26 novembre, le cabinet Krokidas ayant donné sa démission, le comité d’officiers révolutionnaires qui a détrôné le roi Constantin et qui gouverne la Grèce, présentait au roi Georges la liste d’un nouveau ministère présidé par le colonel Gonatas et composé en majorité de militaires. L’Europe n’allait pas tarder à connaître la raison d’un tel changement. Ce procès pour haute trahison de MM. Gounaris, Stratos et Protopapadakis, anciens premiers ministres, de MM. Baltazzi et Theotokis, anciens ministres, et du général Hadjianestis, ancien commandant en chef de l’armée d’Anatolie, était, depuis quelque temps déjà, pendant devant une Cour martiale. Le Comité militaire révolutionnaire exigeait la condamnation et la mort des accusés. Le ministre d’Angleterre. M. Lindley, fit, pour les sauver, une démarche impérieuse avec menace d’une rupture diplomatique s’ils étaient exécutés. Le nouveau cabinet fut formé avec la mission de faire exécuter la sentence. Reconnus coupables dans la nuit du 27 au 28, les six accusés furent, dans la matinée du 28, fusillés.

Cette conception insolite de la responsabilité des ministres, le caractère révolutionnaire du tribunal et du Gouvernement qui l’a constitué, les hautes fonctions que les victimes avaient occupées, produisirent en Occident une impression d’étonnement et d’horreur. De pareilles représailles paraissent moins surprenantes à qui connaît la violence des haines qui divisent en Grèce les clans politiques, l’ardeur des ambitions rivales dans l’armée et, dans le peuple, la force des passions nationales que les récents désastres ont humiliées. Les fusillés du 28 novembre avaient exercé contre leurs adversaires des violences qui, pour avoir été moins retentissantes, n’étaient pas plus excusables ; ils ont une lourde responsabilité dans le lâche assassinat de 70 marins français au Zappeion ; ils ont été les instigateurs du retour de Constantin et les ministres de ses vengeances ; ils ont compromis, pour servir leur ambition et leur clan, les intérêts de leur patrie. En vérité, dans cette affaire, si les bourreaux font horreur, les victimes n’inspireraient qu’une pitié mitigée si le plus grand coupable, le roi Constantin, ne se promenait en Sicile et si des influences étrangères ne s’étaient exercées sur ses anciens ministres pour les jeter dans l’aventure anatolienne ou les empêcher d’en sortir. Sur les encouragements, formulés parfois comme des injonctions, qui, de M. Lloyd George et de son entourage, vinrent aux divers gouvernements d’Athènes, le journal le Matin vient de publier des documents qui jettent un jour singulier sur la politique britannique dans le Proche-Orient. Le prince André, frère de l’ex-roi, vient d’être condamné au bannissement perpétuel ; plusieurs généraux, dont le chef d’état-major Dousmanis, qui fut l’âme damnée de Constantin, et M. Sterghiadès, ancien haut commissaire en Asie Mineure, vont être jugés ; mais il semble que l’ère sanglante soit close ; l’effet produit en Europe sur l’opinion publique a été déplorable et la tâche de M. Venizélos ne s’en est pas trouvée facilitée. A peine la nouvelle de l’exécution était-elle connue à Londres que M. Lindley recevait l’ordre de demander ses passeports et quittait la Grèce. Les événements d’Athènes ont eu leur écho à Lausanne et auront peut-être leur répercussion sur la solution de la question de Thrace.

Ismet pacha, à l’une des premières séances, a soulevé la question des frontières de la Turquie en Asie. Du côté du Caucase, elles sont réglées par le traité de Kars, du côté de la Syrie, par les accords d’Angora que le Gouvernement turc tient pour définitifs. Reste le problème des frontières avec la Mésopotamie ; les Turcs revendiquent Mossoul et par là se trouve soulevé le redoutable problème des pétroles. L’Angleterre, a dit le 23 novembre M. Bonar Law, « ne tient pas à rester en Mésopotamie pour s’y approprier le pétrole qui s’y trouve ; » mais la Turkish Petroleum Company n’est peut-être pas du même avis. Les Etats-Unis ne sont pas représentés à Lausanne par un plénipotentiaire mais par un simple observateur, M. Child ; dès lors qu’il s’agissait des pétroles, M. Child, ému sans doute par le bruit qui s’accréditait qu’un accord se préparait dans les coulisses entre l’Angleterre et la Turquie, crut devoir sortir de sa réserve et fit, le 25, une déclaration ; avant même que la question ait été officiellement portée à l’ordre du jour de la Conférence, il affirmait l’attachement des États-Unis au principe de l’égalité de traitement économique et spécifiait qu’ils ne reconnaissent aucun accord particulier passé avec les Turcs en dehors de la Conférence.

La surprise et l’émotion provoquées par l’intervention de M. Child furent d’autant plus fortes que les plénipotentiaires tures s’en félicitèrent comme d’un succès et voulurent y voir une adhésion aux principes que, d’accord avec les bolchévistes, ils mettent en avant quand ils dénoncent la politique coloniale des Grandes Puissances, les zones d’influence, les privilèges économiques et même les capitulations. M. Child parut quelque peu embarrassé de son succès et préoccupé d’atténuer l’effet de ses déclarations ; on lui fit remarquer que la Standard Oil a, depuis un an, engagé des négociations avec la Turkish Petroleum pour les gisements de Mésopotamie ; le 29, M. Child se rendit chez Ismet pacha et lui expliqua que sa démarche ne signifiait nullement qu’il prenait à son compte toutes les revendications turques. La question de Mossoul, à la suite de l’incident américain, fut ajournée.

Le débat sur la question des Détroits a été extrêmement intéressant. Il a renouvelé les vieilles rivalités historiques et mis en présence, une fois de plus, l’Angleterre et la Russie sur ce terrain classique de leur lutte séculaire. Malgré l’opinion des Turcs et des Italiens, la Conférence fut d’avis que le Gouvernement des Soviets, ayant signé avec les Turcs le traité de Kars et n’étant pas reconnu par les Puissances occidentales, ne pouvait être admis à toutes les délibérations ; mais il fut entendu que la Russie étant au premier chef intéressée dans le problème des Détroits, ses représentants auraient le droit de le discuter « sous tous ses aspects. » M. Tchitcherine est donc venu à Lausanne renforcer MM. Vorovski et Rakovski ; il a eu de longs entretiens avec Ismet pacha ; et on l’a entendu reprendre une vieille thèse du Gouvernement impérial et l’exposer avec beaucoup de force. Pour les Russes, enfermés dans la Mer-Noire, le problême des Détroits est vital ; il s’agit de la clef de leur propre maison. La Mer-Noire avait été, jusqu’à Catherine II, une mer intérieure turque ; depuis 1774 (traité de Kioutchouk-Kaïnardji) la politique et les armées russes n’avaient pu d’autre objectif que d’en faire une mer intérieure russe. Danilevski, dans son livre célèbre Sur le panslavisme, écrivait : « Le droit, pour les vaisseaux de guerre de la Russie de passer librement de la Mer-Noire à la Méditerranée, n’est que le droit de sortir de sa cour intérieure au monde extérieur ; le droit, pour les navires de guerre des autres Puissances, d’entrer librement dans la Mer-Noire n’est que le droit d’envahir notre cour et notre maison, uniquement pour les piller. » Le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères a tenu à Lausanne précisément le même langage que le théoricien panslaviste. « Nous considérons comme un axiome que toute combinaison internationale dans les Détroits, déclarait-il au correspondant du Temps M. H. Rollin, que ce soit leur administration par la Société des Nations ou par une commission internationale munie de pouvoirs militaires, signifierait purement et simplement la domination de la Puissance navale la plus forte dans les Détroits et sur la Mer-Noire. »

La question ainsi posée, la Turquie passait au second plan ; elle n’apparaissait plus que comme le portier chargé de fermer ou d’ouvrir les Détroits selon les intérêts du puissant seigneur russe qui habite au fond de sa « cour intérieure, » la Mer-Noire. C’est, dans toute sa rigueur, la thèse du mare clausum, en face de laquelle se dresse la doctrine britannique du mare liberum. L’une et l’autre sont faibles par le même endroit ; elles ne tiennent pas assez compte des droits de l’État turc, souverain territorial des rives des Détroits et de la Marmara. La première a été réalisée en 1833 quand le Tsar, en échange d’un appui militaire prêté au Sultan contre Ibrahim pacha, imposa à la Porte le traité d’Unkiar-Skélessi qui établissait sur Constantinople et les Détroits, sous prétexte de les défendre, un protectorat russe et chargeait la Turquie de tenir les Détroits fermés. La seconde a été réalisée jusqu’à l’absurde en 1856 quand, après la guerre de Crimée, le traité de Paris imposa à la Russie de n’avoir plus ni vaisseau de guerre, ni port militaire dans la Mer-Noire ; la mer était libre, excepté pour la Russie. Elle ne l’était en fait qu’avec la permission de l’Angleterre ; c’était un abus auquel la France avait commis la faute de se prêter, et qu’elle paya cher en 1871. En fait, la doctrine de la Russie, comme celle de l’Angleterre, ont varié selon leurs intérêts et leur puissance ; quand la Russie se sent forte et cherche son expansion au dehors, elle réclame l’ouverture des Détroits ; quand elle se croit menacée chez elle, elle en demande la fermeture. M. Tchitcherine aujourd’hui invoque le souvenir de l’intervention des Alliés à Odessa et en Crimée de 1918 à 1920 pour appuyer une thèse dont le véritable objet est d’établir, d’un coup, la suprématie russe dans la Mer-Noire et son hégémonie sur la Turquie reconstituée.

Mais la question des Détroits, depuis 1833 et 1856, a changé d’aspect ; elle ne peut plus être un duel entre l’influence anglaise et l’expansion russe. La Russie et la Turquie ne sont plus, comme autrefois, seules riveraines de la Mer-Noire : la Roumanie, la Bulgarie sont nées et se sont développées ; elles ont un commerce et une marine. Fermer les Détroits aux navires des Puissances non riveraines, ne serait-ce pas livrer la Roumanie aux coups des bolchévistes, sans que ses alliés puissent lui apporter par mer le secours qu’elle est en droit d’en attendre ? Ne serait-ce pas abandonner la Bulgarie aux intrigues soviétiques ? M. Duca, plénipotentiaire roumain, et M. Stamboulisky, président du Conseil bulgare, n’ont pas manqué de faire valoir en termes excellents ces arguments décisifs en faveur d’une liberté mitigée par un contrôle international. M. Duca a même proposé une démilitarisation complète des côtes de la Mer-Noire, ce qui serait tomber dans l’abus jadis inscrit dans le traité de Paris, Dans la séance du 6, les Puissances occidentales se sont prononcées. Lord Curzon, en présentant le projet arrêté le 5 entre les Alliés, a fait ressortir que la thèse russe ne tenait pas compte des droits de la Roumanie et de la Bulgarie, et aboutissait en fait à une mise en tutelle de la Turquie ; l’égalité des droits et la liberté économique que revendique M. Tchitcherine ne peuvent être assurées que par l’ouverture des Détroits et non par leur fermeture. « Les Alliés n’ont nullement cherché des avantages personnels ; » ils ont voulu l’égalité économique absolue entre les États qui commercent dans la Mer-Noire. Les Détroits sont une route internationale qui doit être libre, mais des mesures spéciales seraient prises pour assurer la sécurité de Constantinople, l’indépendance du Gouvernement turc et du Khalifat. Les deux rives des Dardanelles et du Bosphore seraient démilitarisées sous la surveillance d’une Commission composée des représentants des États riverains et des États intéressés au commerce dans la Mer-Noire (France, Grande-Bretagne, Italie, Japon, Grèce, États-Unis).

M. Barrère, en un langage très ferme et très précis, appuya la proposition présentée au nom des Alliés par lord Curzon, et insista particulièrement sur les « restrictions indispensables pour mettre la Turquie riveraine des Détroits à l’abri contre un abus du droit de passage… Ce droit ne peut, dans de telles conditions, constituer pour chacun des riverains de la Mer-Noire ni une menace ni une atteinte à leur souveraineté. Il comporte au contraire une garantie précieuse contre une politique d’hégémonie qui menacerait la sûreté de certains riverains de la Mer-Noire, et en particulier celle de la Turquie. » Le marquis Garroni, au nom de l’Italie, joignit sa voix à celle de ses collègues. M. Child tint à proclamer l’attachement des États-Unis à la politique de la porte ouverte et de la libre navigation. La Turquie, à son tour, s’est prononcée, dans la séance du 8. Aucune de ses observations ou contre-propositions n’apparaît incompatible avec l’esprit général du projet des Alliés ; quelques-uns de ses amendements semblent pouvoir être adoptés. Un accord paraît donc probable à bref délai. Le ton arrogant de M. Tchitcherine a produit l’effet qu’on. en pouvait attendre ; les Turcs ont compris que, dans l’avenir comme dans le passé, le péril, pour leur indépendance, ne viendra pas de la Méditerranée, mais de la Mer-Noire du fond de laquelle la grande Russie tendra toujours à sortir par les Détroits de Constantinople.

Dans ces conditions, on se demande par quelle aberration d’un aveugle nationalisme, tandis que les plénipotentiaires français à Lausanne s’emploient dans l’intérêt des Turcs, à Constantinople, en Cilicie, ailleurs encore, les fonctionnaires d’Angora multiplient les vexations inutiles et les mesures prohibitives contre nos écoles, nos banques, nos chemins de fer. De toutes parts s’élève un concert de plaintes justifiées contre les procédés de l’administration turque qui paralyse les affaires et ruine l’œuvre séculaire des Européens dans l’Empire ottoman. Il est temps qu’une bonne paix intervienne pour mettre fin à une politique d’exclusivisme qui provoquerait sûrement la ruine définitive de la Turquie en achevant de lui aliéner les sympathies françaises. Il est encore impossible de dire si l’œuvre de restauration et de réparation entreprise à Lausanne aboutira à la pacification dont l’Orient a tant besoin ; des questions très délicates, celle du régime qui remplacera les capitulations, par exemple, sont loin d’être résolues. Mais un résultat d’une haute portée générale a été déjà obtenu : les Alliés, et particulièrement l’Angleterre et la France, ont manifesté par des actes leur solidarité inébranlable et leur volonté d’aboutir. Quand cette condition première est réalisée, le reste est bien près de nous être donné par surcroit. Puisse l’entente établie sur le Bosphore et à Lausanne se prolonger jusqu’à Londres et à Bruxelles, où sa solidité va être mise à l’épreuve !

M. Poincaré, inaugurant, le 26 novembre, un monument à Bouligny, dans la Meuse, faisait entendre un éloquent et chaleureux appel à l’union sacrée de tous les partis en face de l’Allemagne récalcitrante : « Avant la fin de l’année, la France et ses alliés vont se trouver en présence des plus graves problèmes extérieurs ; ils auront à prendre des décisions importantes dont dépendra en partie notre avenir. » Le 23, M. Poincaré avait reçu à Paris MM. Theunis et Jaspar ; ils lui avaient déclaré qu’ils seraient heureux d’offrir à une Conférence interalliée l’hospitalité de Bruxelles, pourvu que, par avance, la France et l’Angleterre se fussent mises d’accord sur les lignes générales de la politique à suivre, et qu’elles ne vinssent pas donner à Bruxelles le désolant spectacle de leurs divisions. Le 27, un Conseil réunissait à l’Elysée les compétences financières et militaires pour étudier le programme que la France devrait présenter à l’agrément de ses alliés. Le 8 décembre, M. Poincaré est parti, avec M, de Lasteyrie, pour Londres où l’ont rejoint. M. Mussolini. . et M, Theunis ; les délibérations s’y poursuivent, à l’heure où nous écrivons, dans cette atmosphère de confiance et de franchise où, depuis la constitution du cabinet Bonar Lavv, on est heureux de respirer.

L’Allemagne, par la note du M novembre que le Cabinet Cuno, succédant au Cabinet Wirth, a déclaré faire sienne, se reconnaît impuissante à payer, réclame un moratorium, sans offrir aucun gage et demande un emprunt international pour renflouer ses finances et stabiliser sa monnaie. A cette note, les Alliés doivent répondre. C’est l’objet des délibérations de Londres ; si elles aboutissent à une entente, le plan d’action des Alliés sera précisé à Bruxelles avec le concours des États de l’Europe centrale qui sont nos alliés. Le nouveau ministère anglais paraît enclin à ne pas s’en tenir à la stricte application de la note Balfour : « La dernière fois que M. Poincaré nous a rendu visite, écrit le Times du 30, il avait un plan qui, à ce que l’on croyait savoir, était fondé sur le traitement simultané des réparations et des dettes interalliées et qui proposait une réduction des obligations de l’Allemagne et un emprunt international. Ce plan, malheureusement, la note Balfour le torpilla avant qu’il eût été exposé et M. Poincaré le garda dans son portefeuille, au lieu de l’exposer et de laisser au Gouvernement britannique la responsabilité. Nous ne savons pas s’il apportera de nouveau un plan de ce genre, mais nous croyons que ce plan rencontrerait, chez les ministres actuels, un plus vif désir d’en accepter les vues que chez l’ancien Gouvernement britannique. »M. Poincaré a, en effet, emporté à Londres un bref programme dont, naturellement, la teneur n’est pas connue ; nous ne serions pas étonnés cependant qu’il s’inspirât des vues suivantes.

La France ne renoncerait à aucune partie de sa créance, mais elle se préoccuperait d’abord d’obtenir sa part des bons A et B, c’est-à-dire les 52 pour 100 de 50 milliards, soit 26 milliards de marks-or ; elle demanderait à ses alliés de lui reconnaître un droit de priorité pour le paiement des réparations des régions dévastées ; elle espère aussi que l’Angleterre, qui n’a pas de régions dévastées, renoncerait à son profit à une partie des 25 pour 100 qui lui reviennent d’après « l’état des paiements. » Quant aux dettes interalliées, la France ne renoncerait pas à s’en acquitter, mais elles ne deviendraient exigibles qu’au moment où l’Allemagne commencerait à payer les bons C qui seraient en partie affectés à rembourser l’Angleterre et les États-Unis. Un moratorium de deux ou trois ans serait accordé à l’Allemagne, mais, en même temps, entreraient en vigueur des mesures très strictes de contrôle finnneier interallié, et les Alliés s’assuretant dans les régions déjà occupées que dans celles que l’un déciderait éventuellement d’occuper, des gages productifs sur lesquels pourrait être garanti un emprunt d’essai, qui serait employé partie à un paiement de réparations, partie à l’assainissement de la monnaie du Reich.

Quel que soit d’ailleurs le plan adopté, l’Allemagne se rend compte que la politique de ses gouvernants l’a conduite à une impasse d’où elle n’aperçoit plus que de désastreuses issues. Les bruits d’une prochaine occupation de la Ruhr, qui ont couru à la suite du Conseil du 27 novembre à l’Elysée, ont alarmé le Gouvernement et l’opinion ; le Reich aperçoit enfin les dangers d’une politique de résistance purement passive et il se demande si, pour prévenir des mesures de contrainte qui deviennent de plus en plus inévitables, le mieux ne serait pas de chercher un arrangement direct avec la France. Le chancelier déclarait, le 3, à l’Association des journalistes berlinois qu’il était disposé à engager des pourparlers directs avec la France au sujet des réparations. Mais que pourrait-il nous offrir qui ne soit pas un leurre et qui ne consiste pas à nous payer avec notre argent ou celui de nos alliés ? Aurait-il seulement le pouvoir d’empêcher la presse d’accumuler sur la France les calomnies les plus ignobles et les accusations les plus ineptes ? Depuis qu’on a parlé, dans la presse parisienne, de prendre des mesures pour expulser de la Rhénanie les fonctionnaires prussiens qui y entretiennent la haine de la France et y fomentent les passions belliqueuses, les journaux allemands affectent de croire que M. Poincaré prépare l’annexion de la rive gauche du Rhin. La Gazette de Francfort donne le ton ; elle répète chaque jour que les Rhénans sont Allemands et veulent le rester. A force de ressasser que la France « impérialiste » s’apprête à violenter les sentiments des Allemands du Rhin, on est arrivé à le faire croire même à des hommes comme M. Fœrster, qui nous adjure de respecter le droit des peuples. C’est ainsi qu’on agite l’opinion et qu’on tient l’Allemagne dans un état perpétuel de haine trépidante et de folle crainte. C’est une véritable maladie mentale que l’on déchaîne sur un peuple devenu incapable d’esprit critique et de raisonnement objectif. Faut-il donc redire que la France a un trop grand respect pour la conscience des peuples pour les annexer malgré eux ? De tels attentats au droit, des Allemands seuls seraient capables ; ne les entendons-nous pas, ouvertement, réclamer un nouveau partage de la Pologne de concert avec les bolchévistes russes ? Il n’est pas question de séparer de force la Rhénanie du Reich ; mais il est conforme au droit des peuples que les Rhénans soient délivrés de la tyrannie des fonctionnaires prussiens et dont la faculté de régler eux-mêmes la place qu’ils veulent avoir et le degré d’autonomie dont ils souhaitent jouir dans le cadre du Reich. Les inquiétudes mêmes qui font délirer la presse allemande ne sont-elles pas l’indice le plus sûr que les sentiments des Rhénans ne sont peut-être pas tout à fait ce qu’affirme la presse de Berlin et de Francfort ?

La note énergique que la Conférence des Ambassadeurs a envoyée le 1er décembre à l’ambassadeur du Reich à Paris a mis le comble à la fureur de la presse allemande et particulièrement bavaroise. Il s’agit des attentats dont furent récemment victimes des officiers de la Commission interalliée de contrôle à Stettin, Passau et Ingolstadt. Avant le 10 décembre, le premier ministre de Bavière devra écrire une lettre d’excuses à la Commission interalliée ; les villes de Passau et d’Ingolstadt devront payer chacune 500 000 marks-or, faute de quoi les Alliés prélèveront à leur profit ces sommes sur les ressources que le Gouvernement bavarois tire du Palatinat occupé par les troupes françaises. Cette mise en demeure soulève, dans la presse, une véritable tempête ; elle y voit la première application d’une méthode nouvelle et plus rigoureuse. C’est cette presse, ce sont les organisations réactionnaires et militaristes, qui excitent le sentiment public et provoquent de tels incidents. Comment s’étonnent-elles qu’à la fin la patience des Alliés soit à bout et ait recours à des moyens efficaces. La Gazette de Francfort « affirme avec une certitude tranquille qu’il n’y a pas, sur toute la terre, un peuple qui, en face des exigences de vainqueurs dont l’orgueil serait devenu aussi excessif, aurait surpassé la patience allemande. » De pareils propos, des discours tels que celui de M. Streseman le 26 décembre, ou encore les arguments de certains sénateurs américains en réponse à l’énergique campagne de M. Clemenceau, sont, en vérité, déconcertants ; ils témoignent de l’étrange incapacité de certains hommes, peut-être de certains peuples, au raisonnement logique, à l’enchaînement des idées, à la justice. Ce sont, hélas ! de telle incompréhensions qui suscitent, entre les peuples, les irréductibles malentendus d’où sortent les haines et les guerres.


RENÉ PINON.


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RENÉ DOUMIC