Chronique de la quinzaine - 14 février 1836

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Chronique no 92
14 février 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 février 1836.


Il est des jours où le talent, l’esprit et l’adresse ne suffisent pas. M. Thiers a dû être frappé de cette vérité le jour où il a prononcé à la chambre son dernier discours contre la réduction de la rente. Avec quelque peu de conviction, M. Thiers eût entraîné la chambre ; mais la chambre entière savait que M. Thiers attachait peu d’importance à l’ajournement et à la prise en considération de la proposition de M. Gouin, et que toutes les questions du monde se trouvaient, pour M. Thiers, dans cette affaire, hormis la véritable question. M. de Broglie et M. Guizot, dont la prépondérance et l’influence n’étaient pas encore contestées, avaient fait de la réduction de la rente une question de cabinet ; et M. Thiers, qui désirait ardemment se débarrasser de la tutelle de ses deux collègues, mais qui le désirait en homme prudent et habile, M. Thiers n’osait pas trop se lancer dans cette question, de peur d’être entraîné par elle. On peut dire que ce fut une des circonstances les plus critiques de la vie, si souvent hasardeuse, de M. Thiers. Tout en vantant sans cesse sa loyauté et sa fidélité à ses engagemens politiques, tout en parlant de l’inaltérable amitié et de l’aveugle confiance qui les unissaient à M. Thiers, M. de Broglie et M. Guizot le surveillaient avec une constante sollicitude. On savait aux ministères des affaires étrangères et de l’instruction publique quel langage tenait dans son salon, et au milieu de ses intimes, le ministre de l’intérieur, quand cette question de la rente s’agitait ; non pas que M. Thiers fût un partisan très chaud de la réduction, mais il trouvait que c’était risquer son existence ministérielle sur un terrain bien mouvant, et il cherchait à se ménager un refuge, dans le cas où ses collègues succomberaient. C’est alors que M. Guizot et M. de Broglie s’adressèrent à l’éloquence et à la faconde de M. Thiers, passé maître en finances, d’ailleurs, grace à ses essais sur Law et aux fonctions qu’il remplissait sous le ministère de M. Laffitte. La défection de M. Humann ne laissait plus au cabinet que M. Thiers qui pût parler, avec quelque autorité, en matière de finances. Il fallut bien s’exécuter et prendre la parole à la chambre ; mais le discours du ministre se ressentit de l’embarras qu’il éprouvait, et ses chiffres, groupés d’ordinaire avec tant d’adresse et de décision, pouvaient aisément servir à rétorquer le discours ministériel. Le discours, tout entier, n’était qu’une longue équivoque ; M. Thiers semblait avoir choisi les plus faibles argumens ; sa parole, son geste, tout semblait dire à la chambre le peu de cas qu’il faisait d’elle, de ses collègues, de la question qu’il traitait, et de sa propre pensée. On sait ce qui advint. Une majorité de cent voix répondit, par un vote aussi foudroyant qu’inattendu, à ce discours ; et tout le banc des ministres fut emporté par la tempête ; tous ont été engloutis, c’est à peine si M. Thiers, cet habile nageur, pourra trouver entre deux eaux une planche de salut.

Cet évènement eut lieu le 5. Ce jour-là, on lut la note suivante dans le journal ministériel du soir : « Au sortir de la séance de la chambre des députés, tous les ministres se sont rendus aux Tuileries, où ils ont déposé leur démission entre les mains de S. M. » — Ce jour-là aussi, on vit venir chez le roi M. le duc Decazes, M. de Montalivet, M. Dupin et M. Humann. Dès le lendemain, M. le duc de Broglie donna l’ordre de déménager, et annonça l’intention de coucher le soir même à son hôtel. M. Guizot fit quelques dispositions, régla quelques affaires, se mit à jour, en un mot ; mais M. Thiers ne bougea pas ; il continua sa vie ministérielle comme par le passé, c’est-à-dire qu’il ne donna pas une minute aux affaires de son département.

Cependant le 6, on faisait déjà circuler une liste ministérielle. Sur cette liste, le maréchal Gérard figurait comme président du conseil et ministre de la guerre. M. Dupin, choisi par le roi pour composer un ministère, en avait offert la direction au maréchal Gérard, disait-on. Depuis, chaque jour, de nouvelles listes se succédèrent. Elles n’étaient pas exactes sans doute, et elles partaient même d’un principe faux, car le roi avait si peu chargé M. Dupin de lui choisir des ministres, que le spirituel président de la chambre disait avec sa vivacité ordinaire : « Je ne sais comment je ne suis pas ministre, tout le monde me propose le ministère ; il n’y a que le roi qui ne me l’offre pas. » Cependant ces listes reproduisaient assez fidèlement le mouvement de l’opinion. L’une d’elles fut même mise en circulation par les trois députés appelés par le roi, qui cherchaient par-là à connaître l’état des esprits ; et toutes avaient été rédigées d’après quelques démarches faites officieusement par les chefs de la majorité ou par le château. Aussi n’est-il pas sans intérêt de les reproduire.

LISTE DU 6.
Président du conseil, ministre de la Guerre, M. le maréchal Gérard.
Ministre des Affaires étrangères, M. Molé.
Intérieur, M. Sauzet.
Finances, M. Humann.
Instruction publique, M. Villemain.
Justice et Cultes, M. Teste.
Commerce, M. Passy.
Marine, M. l’amiral Duperré.
LISTE DU 7.
Président du conseil, ministre de la Justice, M. Dupin.
Ministre des Finances, M. Gouin.
Affaires étrangères, M. Bresson.
Instruction publique, M. Sauzet.
Commerce, M. Passy.
Intérieur, M. Gasparin.
Guerre, M. le maréchal Soult.
Justice et Cultes, M. Dupin.
Marine, M. Duperré.
LISTE DU 8.
Président du conseil, ministre des Affaires étrangères,
M. Thiers.
Ministre de la Justice, M. Dupin.
Intérieur, M. de Montalivet.

Finances, M. Humann.
Guerre, M. le maréchal Molitor.
Commerce, M. Passy.
Instruction publique, M. Sauzet.
Marine, M. Duperré.
LISTE DU 9.
Présidence et Guerre, M. le maréchal Gérard.
Ministre de la Justice, M. Dupin.
Intérieur, M. de Montalivet.
Finances, M. Passy.
Commerce, M. Sauzet.
Affaires étrangères, M. Bresson.
Marine, M. Duperré.
LISTE DU 10.
Présidence et Justice, M. Dupin.
Ministre de la Guerre, M. le maréchal Molitor.
Finances, M. Gauthier.
Intérieur, M. de Montalivet.
Affaires étrangères, M. de Flahaut.
Commerce, M. Passy.
Instruction publique, M. Sauzet.
Marine, Le vice-amiral Rosamel.


Le 11, M. Dupin, M. Passy et M. Sauzet, mandés chez le roi pour former un ministère, se refusaient à cette mission, en alléguant les refus de MM. Gérard, Molé et de Montalivet.

Le 12, M. Molé, mandé chez le roi, cherchait à former un ministère, composé de MM. Thiers, Humann, Passy, Sauzet, Montalivet et de lui-même. Ce jour-là on colporta la combinaison suivante.


Présidence et Affaires étrangères, M. Thiers.
Ministre de l’Intérieur, M. de Montalivet.
Justice, M. Dupin.
Finances, M. Duchâtel.
Instruction publique, M. Sauzet.

Commerce, M. Passy.
Marine, M. Duperré.
Président de la chambre des députés, M. Guizot.
Ambassadeur à Londres, M. de Broglie.
Ambassadeur à Naples et maréchal de France, M. Sébastiani.
M. Persil devait être nommé pair de France et procureur-général près la cour des pairs.


Ces listes offrent toute l’histoire de la crise ministérielle, et une histoire instructive, en vérité. La première de ces listes présente le nom de M. Humann, et il était naturel, en effet, que la prise en considération de la proposition de M. Gouin, qui n’est que le développement de la pensée de M. Humann, amenât ce dernier au ministère. Mais M. Humann, qui a eu le courage d’abandonner ses collègues, et qui a causé la chute de l’édifice ministériel, déjà lézardé de tous côtés, il est vrai, n’a pas eu l’énergie d’accepter toutes les conséquences de sa conduite. M. Humann a voté pour l’ajournement, et il a refusé de faire partie d’un ministère de réduction. Où sont donc les convictions qui entraînaient si fort M. Humann, qu’il s’est cru obligé d’abandonner à la tribune la majorité du conseil dont il faisait partie ? Cependant, après avoir épuisé contre M. Humann, tour à tour dans la chambre et dans le ministère, tous les termes du mécontentement, voilà qu’on revient à M. Humann, lequel acceptera peut-être le ministère avec M. Thiers, qui, le 8, disait au roi, en réponse à une offre semblable : « Sire, si vous me proposiez de faire une chose périlleuse, je l’accomplirais à l’instant ; mais vous m’offrez de faire une chose qui me déshonorerait, et je me vois dans la douloureuse nécessité de refuser votre majesté. » Aujourd’hui on parle de la rentrée au ministère de M. Thiers, qui trouve sans doute fort honorable de faire maintenant ce qu’il trouvait déshonorant le 8. Il est vrai que nous sommes arrivés au 15. Huit jours de fidélité à ses opinions et à ses amis, n’est-ce pas un bien long veuvage pour M. Thiers ?

M. Thiers parlait ainsi le 8. Il est vrai que la chambre ne songeait pas à lui, et que la bienveillance du roi n’était pas appuyée d’un autre suffrage. Le 9, M. Dupin, M. Passy et M. Sauzet furent mandés, comme on sait, au château, où la conversation s’engagea sur un ton d’aménité et de bonne humeur, qui éloignait les démonstrations sérieuses. M. Sauzet seul aborda la question. Interrogé sur le système politique qui serait à suivre, il répondit que pour lui, qui avait été rapporteur des lois de septembre, il ne pouvait que vouloir leur exécution et le système qui s’y rattache. Ceci fut approuvé ; mais il n’y eut pas de proposition formelle. En se reportant aux listes que nous avons citées, on verra que cette conversation, très vague, donna l’idée d’un ministère où figuraient le maréchal Gérard, M. de Montalivet et M. Villemain, ainsi, que M. Bresson, notre ambassadeur à Berlin, qui se trouve à Paris en ce moment. Une visite du matin, faite par M. Dupin au maréchal Gérard, qui refusa de parler de politique avec lui, fit sans doute prononcer le nom de ce dernier. De son côté, M. Villemain, causant avec quelques-uns de ses collègues de la chambre, qui lui parlaient du bruit du jour, répondait qu’il n’entrerait pas dans un ministère sans quelques membres de la chambre des pairs, et M. de Montalivet résistait avec une opiniâtreté nerveuse aux deux cens personnes qui l’assiégeaient, dans son hôtel, dès sept heures du matin. Ce même jour, M. Thiers et M. Dupin dînèrent chez M. de Montalivet, et firent quelques tentatives pour le décider à entrer au ministère de l’intérieur. Quelle était la pensée de M. Thiers ? on l’ignore. Toujours est-il que M. de Montalivet refusa.

Toutefois le 10, on désignait encore M. de Montalivet comme ministre de l’intérieur. On nommait M. de Flahaut comme successeur de M. de Broglie ; et M. de Talleyrand prit la peine de venir apporter lui-même cette nouvelle à M. de Broglie, qui n’avait pas quitté le ministère des affaires étrangères où il est encore, et qui recevait, le soir, tranquillement, dans le salon de la duchesse. Le 14 fut une grande journée pour tous ceux qui aspirent, soit à entrer dans le ministère, soit à y rester. Le matin, M. Dupin fut mandé chez le roi avec ses deux amis. Le message du président Jackson avait jeté quelque consternation dans la chambre. Le roi proposa à M. Dupin, de former un cabinet. Ce fut la première proposition de ce genre qui lui fut faite par le roi. Jusque-là tout s’était passé en conversation, d’une part très respectueuse, et de l’autre très civile. M. Dupin, qui avait connaissance des dispositions du maréchal Gérard, de M. Molé et de M. de Montalivet, répondit qu’il ne pouvait accepter cette mission, mais qu’il apportait, avec ses deux collègues, le contingent de la chambre des députés, et que c’était à la chambre des pairs à fournir le sien. Le roi, releva, dit-on, en deux mots, l’inexactitude de cette théorie. Il ne s’agissait pas de former un ministère mi-parti de pairs et mi-parti de députés, mais de charger M. Dupin seul de composer un cabinet. M. Dupin refusa. Pareille offre fut faite alternativement à M. Sauzet et à M. Passy ; tous deux refusèrent également. On assure que quelques propos de ville furent relevés dans cette entrevue, et qu’il fut question de mander le baron Fain pour écrire la conversation qui avait lieu, afin que le compte qu’on en rendrait fût fidèle ; mais nous n’accueillerons pas ce bruit. Une pareille défiance eût été un triste début pour un ministère, et il eût été même inutile de conférer après un tel préambule. D’un autre côté, M. Dupin semblait croire que le refus des trois pairs que nous avons désignés, tenait à une sorte de coalition et d’intrigue secrète ; il paraissait tirer quelque induction de l’absence de M. Molé, qui s’était dispensé d’assister à un dîner diplomatique donné le 9 par M. Dupin et où s’était rendu M. de Broglie ; mais l’honorable président de la chambre était, à coup sûr, mal informé, et ses défiances, bien légitimes en certains cas, étaient poussées trop loin dans celui-ci.

Le soir, il y eut réception à l’hôtel de la présidence de la chambre des députés. Les grands salons du palais Bourbon, encombrés de députés et de fonctionnaires, offraient un aspect animé. M. de Montalivet, qui se présenta dans cette réunion, y parla avec véhémence aux députés qui l’invitaient à accepter le ministère de l’intérieur, et à donner à ses collègues de la chambre des pairs l’exemple d’une bonne résolution. Il répondit qu’il n’était pas assez assuré de la majorité, et se tournant vers quelques journalistes qui se trouvaient là, il ajouta que la presse ne l’avait pas traité avec assez de faveur pour qu’il vînt bénévolement s’offrir à ses attaques. Nous devons signaler cette sorte de déférence craintive de M. de Montalivet, qui veut bien compter pour quelque chose cette presse pour laquelle M. Thiers professe tant de mépris. Pour M. Dupin, il avait renoncé à s’occuper désormais d’un ministère, et il exprimait hautement le désir de conserver la présidence de la chambre, d’où il eût consenti à descendre, disait-il, si la nécessité de se rendre utile au pays, lui eût commandé de prendre un portefeuille dans une nouvelle combinaison,

M. Molé, qui semble n’avoir pas décliné la mission de finir tous ces embarras, en reviendra peut-être à son idée favorite, qui est de former un cabinet dont il ne ferait pas partie. Le maréchal Soult, qu’on attend de jour en jour, sera-t-il le pivot de cette combinaison ? c’est ce que nous ne saurions dire. Il se peut que les offres de M. Molé, jointes aux instances du roi, finissent par entraîner M. de Montalivet. M. Passy et M. Sauzet, que M. Dupin a déliés de tout engagement avec lui, consentiraient sans doute à faire partie de ce ministère, où l’on ne désespère pas de placer M. Humann. M. Humann revient de bien loin.

Quant à M. Thiers, qui s’était déjà mis en rivalité avec M. Guizot pour la présidence de la chambre, à laquelle ils aspiraient tous les deux, il y a lieu de croire qu’on parviendra facilement à vaincre ses répugnances, et qu’il ne se regardera ni comme déshonoré ni comme en péril en acceptant le ministère des affaires étrangères, où le porte M. de Talleyrand. Personne n’est meilleur juge que M. de Talleyrand de la capacité d’un ministre des affaires étrangères, et nous consentons volontiers à reconnaître l’aptitude de M. Thiers en ceci ; mais nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que M. Thiers semble toujours merveilleusement propre à remplir les postes qu’il n’a pas occupés. Tout le monde semble d’accord pour l’éloigner du ministère de l’intérieur ; c’est comme un besoin général de lui retirer la manutention des fonds secrets, l’administration des communes, la direction des beaux-arts ; députés, préfets, artistes, chacun, en ce qui le concerne, se réjouit à l’idée de voir M. Thiers passer aux négociations diplomatiques et à la direction de la politique extérieure. Qu’en diront les ambassadeurs, la diplomatie française et les puissances ? Nous l’ignorons ; mais peut-être M. Thiers passera-t-il bientôt aux affaires étrangères pour un excellent ministre de la marine et de la guerre.

Quant à la difficulté de trouver des ministres universels et propres à toutes les combinaisons, tel qu’est M. Thiers, nous ne nous en plaindrons pas. Ce peu d’empressement à s’emparer des ministères, ces longues réflexions que font les hommes que l’opinion publique tire de la foule et désigne comme des nécessités du moment, ce coup d’œil inquiet qu’ils jettent autour d’eux, le soin avec lequel ils choisissent leurs collègues, toutes ces précautions et ces craintes, ne sont pas les signes d’une décadence politique, au contraire, il est évident, d’après ces symptômes, que le gouvernement représentatif jette de plus profondes racines, et qu’il triomphe peu à peu des obstacles qu’on lui suscite. Sans doute, la nécessité de compter une majorité dans les chambres, est pour beaucoup dans les irrésolutions des candidats-ministres ; mais enfin, ces irrésolutions prouvent que les majorités ne sont pas au premier venu, qu’il ne suffit pas d’être ministre pour les conquérir et les captiver, et que si la corruption est un agent bien actif et un grand mobile, ce n’est pas tout encore, et nous nous en réjouissons. M. Thiers n’hésiterait-il que huit jours avant de s’asseoir sur le banc ministériel, à la place encore chaude de ses amis de la semaine dernière, que ce serait huit jours donnés à la morale et au respect humain. Prenons toujours ces huit journées, en attendant mieux. Quel que soit le ministère qui se forme, il apportera avec lui un nouvel exemple de la rapidité avec laquelle s’écroule un cabinet, et de la longueur des difficultés qu’on éprouve à le reconstruire. Peut-être aussi les nouveaux ministres en concluront-ils qu’il faut un autre lien que l’ambition, pour fonder une association qui puisse, non pas durer, mais produire de grandes choses ; car le dernier cabinet, en fait de choses de longue durée, n’a produit que lui-même, à moins qu’on ne lui compte les lois d’intimidation, que ses propres violences avaient rendues nécessaires.

Tout autre intérêt s’efface devant la formation du nouveau cabinet, et nous remettons à un autre temps l’exposé des affaires politiques qui attendent des ministres pour les diriger.

Abrégé de l’histoire de la médecine, considérée comme science et comme art, dans ses progrès et son exercice, depuis son origine jusqu’au xixe siècle, par L. F. Gasté.

Il fallait l’érudition et la patience germanique des Sprengel, père et fils, pour entreprendre et terminer leur Histoire de la Médecine. Cet immense recueil des erreurs et des découvertes de trente ou quarante siècles a été traduit en notre langue par M. Jourdan. Il se compose de neuf volumes, que bien peu d’élèves et même bien peu de praticiens ont entièrement parcourus. Et cependant, s’il est une science dont l’histoire soit importante à connaître pour ceux qui osent la pratiquer, c’est la médecine. Hippocrate, comme on sait, commence ses aphorismes par celui-ci : « La vie est courte, l’art long à acquérir, l’occasion glissante, la pratique dangereuse, le jugement difficile. » Que devraient donc faire tous les médecins ? Ajouter sans cesse à ce qu’ils peuvent avoir appris dans les écoles et avoir observé par eux-mêmes les réflexions et les observations de leurs prédécesseurs. C’est le seul moyen d’alonger cette vie dont la brièveté effrayait Hippocrate, quand il considérait l’immense difficulté d’un tel art. Sans doute il est pour le médecin des qualités essentielles et toutes spéciales, que rien ne peut suppléer ; nous ne voulons pas dire que l’érudition puisse suffire à le former : mais l’érudition devrait être la nourriture habituelle de son génie, son inspiratrice, son appui et son guide. Malheureusement pour nous, jamais peut-être, à aucune époque, les médecins n’ont été aussi peu soucieux d’érudition que de notre temps ; aussi que de vieux systèmes on leur a donnés pour du neuf ! Ils ne se doutent pas même que leur profonde ignorance de l’histoire de la médecine est tout aussi ridicule que la pédanterie savante des médecins tant ridiculisés par Molière. Remercions donc M. le docteur Gasté d’avoir songé à abréger l’ouvrage des Sprengel ; son travail pourra donner aux jeunes médecins le goût d’une instruction plus étendue et plus complète.

L’ouvrage de M. Gasté est divisé en six parties.

La première comprend les recherches historiques sur la médecine des plus anciens peuples et sur les doctrines médicales des Grecs et des Romains. Les principes d’Hippocrate y sont exposés avec quelque étendue, ainsi que les principales théories dogmatiques qui lui succédèrent.

La deuxième partie embrasse l’histoire de la médecine depuis Asclépiade de Bithynie jusqu’à l’école de Salerne. C’est l’époque du moyen-âge, des écoles arabes, de la scolastique, de l’astrologie, et de l’exercice de la médecine par les moines.

La troisième partie contient l’histoire de la médecine du xvie siècle. On y fait remarquer la tendance au rétablissement des écoles hippocratiques, l’influence de la révolte de Ramus contre la scolastique, l’éclat de la théorie mystique de Paracelse, et en même temps les découvertes anatomiques si importantes qui précédèrent et suivirent celle de la circulation par Harvey, au commencement du xviie siècle.

La quatrième partie est consacrée à l’exposition des doctrines chimiques et iatromathématiques du xviie siècle, et à celle des écoles dynamiques du siècle suivant. Le système d’Hoffmann et celui de l’irritabilité hallérienne sont reproduits avec des détails proportionnés à la vogue qu’ils ont eue. Les écoles empiriques de cette période, l’histoire de l’inoculation, et l’invasion de la médecine des thaumaturges à la suite de Mesnier, terminent cette section.

La cinquième partie est remplie tout entière par les dix dernières années du xviiie siècle. Cette époque, si célèbre pour l’histoire politique de l’Europe et de la France en particulier, ne l’est pas moins dans les fastes de l’art de guérir. L’auteur s’est attaché à présenter le résumé des principaux ouvrages qui parurent alors, en anatomie, en physiologie, en pathologie, en thérapeutique, et en matière médicale. La découverte de la vaccine termine dignement ce siècle si fécond en évènemens extraordinaires.

Enfin, la sixième et dernière partie, sorte d’appendice séparé du reste de l’ouvrage, est une exposition des phases principales de la médecine opératoire, depuis son origine jusqu’au xixe siècle. L’auteur a cru devoir placer ce résumé à part, pour ceux qui attachent de l’importance à séparer la médecine de la chirurgie.

Cette indication des matières suffit pour montrer l’utilité de cet ouvrage.

La préface que M. Gasté a mise en tête de son livre nous a paru importante à d’autres égards. C’est un tableau des malheurs de tout genre, qui résultent pour le peuple, comme pour les médecins eux-mêmes, de l’absence de toute organisation dans la pratique de la médecine. Le médecin a bien plus souvent affaire aux pauvres qu’aux riches. À Paris, le tiers de la population meurt dans les hôpitaux. Sur deux cent soixante-un mille trois cent soixante personnes décédées dans cette ville de 1821 à 1830, il y en a deux cent treize mille cinq cent trois (83 sur 100) qui sont mortes, soit dans les hôpitaux, soit dans les maisons particulières, sans laisser de quoi se faire enterrer, c’est-à-dire sans laisser quinze francs de réserve. La même misère s’observe, dans une proportion à peu près égale, dans toutes les grandes villes. Quant au peuple des campagnes, payer un salaire au médecin lui paraît odieux. Tout ce qui est manouvrier et prolétaire regarde les secours de la médecine, s’ils ne lui sont pas donnés gratuitement, comme au-dessus de ses ressources. De là, des maux de tout genre : des maladies légères deviennent graves et mortelles ; une maladie, avec la cessation de travail qu’elle entraîne et la dépense qu’elle occasione, est pour le pauvre une cause de ruine et de malheurs irréparables. Quant aux enfans, M. Gasté remarque avec raison que la médecine n’existe pas pour eux ; que l’immense majorité de ceux qui périssent meurent, sans avoir reçu les soins d’un médecin. Mais si le peuple, c’est-à-dire la presque totalité de la nation, ne peut, faute, d’économie faute de richesse, user à temps et convenablement de la médecine, ne voit-on pas clairement quel doit être le sort des médecins ? Ce sont des producteurs : dont les produits n’ont pas cours ; on ne veut pas de leurs services ; ou, si l’on en veut, on ne peut les payer convenablement. En vain le peuple en a besoin, en vain la mort menace et frappe, en vain les calamités se succèdent ; le médecin, qui pourrait être si utile, reste oisif, ou est forcé de donner ses soins sans récompense. D’un bout de la France à l’autre, la misère des médecins est notoire. Quelques exceptions ne changent rien au fait général. Que Dupuytren ait gagné trois ou cinq millions à soigner des princes et des banquiers, cela n’empêche pas la foule des médecins de vivre dans la détresse. Combien de médecins, et des plus distingués, meurent comme leurs cliens, les gens du peuple, sans laisser de quoi se faire enterrer, sans laisser quinze francs de réserve !

De là aussi tant d’abus monstrueux dans la pratique de cet art. Comme un métier que dévore la concurrence, l’art médical est livré à toutes les ruses, à toutes les fourberies qu’emploient les marchands pour falsifier et vendre leurs marchandises. La probité est inutile, le savoir inutile, là où l’intrigue et le hasard font tout. Plus la difficulté de retirer un salaire convenable de cette profession est grande, plus ceux qui l’exercent s’ingénient à se donner un faux éclat, une fausse réputation, par toutes les voies, par tous les moyens, per fas et nefas. De là tant de mensonges qui souillent et tachent la réputation de médecins même considérables et estimables à divers égards. Mais lorsqu’on voit de véritables médecins se livrer ainsi, par nécessité ou par cupidité, à un triste charlatanisme, comment le charlatanisme dénué de toute science ne songerait-il pas à faire ses affaires dans ce champ si bien préparé pour lui ? Tout l’y convie et l’y invite. Lorsque des hommes qui ont du mérite peuvent être sans injure traités de charlatans, les charlatans, qui ne sont pas hommes de mérite, ont droit de se montrer et de tendre à leur aise leurs filets. On arrive ainsi aux dernières infamies. On arrive à ces spéculateurs qui font des fortunes avec des remèdes insignifians ou nuisibles, vantés, à tant la ligne, dans les journaux, et qui trouvent des hommes de lettres pour rédiger sous leur nom des ouvrages de médecine ou des voyages qu’ils n’ont pas faits !

Vraiment, quand on considère cette triste situation de la plus noble des professions, on n’est pas étonné des réclamations presque universelles qu’elle a fait naître depuis quelques années. Le mal, heureusement, est aujourd’hui avoué et bien connu : des médecins isolés, des réunions de médecins, le corps entier représenté par l’Académie de médecine, l’ont tour à tour signalé. Au surplus, ce mal est celui d’une foule d’autres professions, c’est celui de toutes les industries livrées à la concurrence, à l’individualisme.

Le problème à résoudre est de trouver des remèdes qui respectent la liberté. Parce que cette liberté, accompagnée d’une complète imprévoyance, nous a engendré beaucoup de maux, n’allons pas nous en prendre à elle de nos souffrances et nous tourner contre elle comme des insensés. Ce n’est pas la liberté qui est un mal, c’est l’imprévoyance que nous avons mise à côté d’elle. Il s’agit d’organiser la liberté et non de la détruire. Nous avons détruit les anciennes corporations, il serait absurde de les reconstruire purement et simplement. L’œuvre de la civilisation n’est pas une toile de Pénélope.

M. Gasté n’a pas prétendu traiter sous tous les rapports cette question de l’organisation de la profession médicale ; mais il apporte sur ce point le tribut de son expérience. Il propose d’étendre à toute la France l’institution des médecins cantonnaux, introduite en 1826 dans le département du Haut-Rhin, et qui existait déjà bien antérieurement dans le Bas-Rhin. M. Gasté, ayant été lui-même médecin cantonnal, a pu apprécier tous les avantages de cette institution, et ce qui résulterait de son extension, soit pour la condition hygiénique du peuple en général, soit pour la moralité et le bonheur des médecins. Nous engageons ceux de nos lecteurs qui s’intéressent à ce point d’administration sociale à lire les faits que cite M. Gasté, et les détails d’organisation qu’il propose.


— La première édition de la Confession d’un enfant du siècle, par M. Alfred de Musset, a été presque épuisée en quelques jours. C’est un des plus beaux succès qui se soient vus depuis long-temps.


— Le nouveau poème de M. de Lamartine, Jocelin, paraîtra dans quelques jours[1]. Nous qui connaissons en partie ce poème, nous pouvons assurer que c’est une des plus belles productions de l’auteur.


  1. À la librairie de Ch. Gosselin ; 2 vol. in-8o.