Chronique de la quinzaine - 14 février 1838

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Chronique no 140
14 février 1838


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 février 1838.


Le moment de discuter les grandes questions est enfin venu, et nous en félicitons la chambre des députés. Le budget, la conversion et le remboursement des rentes 5 pour 100, l’augmentation de l’armée, l’organisation générale des lignes de chemins de fer, voilà enfin de quoi occuper la chambre et la tirer des discussions futiles qui se changent en questions de personnes. Dans ces discussions qui se préparent, la chambre aura à regagner tout ce qu’elle a perdu dans ses débats sur le costume, qu’elle a adopté et rejeté à la fois, sur la pension de Mme de Damrémont, qu’elle a réduite de 4,000 francs, avec le plus vif enthousiasme pour la belle mort du général, et dans quelques autres séances où ont éclaté, tout à l’aise, grand nombre de petites passions contradictoires. Il est bon vraiment, et bon pour tout le monde, que la chambre des députés entre dans les grandes questions. On saura enfin ce qu’elle est, elle le saura elle-même, et l’on verra bien ce qu’il est permis d’ignorer, si elle tient plus à une certaine petite popularité auprès de quelques journaux et de quelques électeurs, qu’à la dignité extérieure, à la sécurité de la France et au maintien de l’ordre dans le pays.

Une des premières questions qui se trouveront à l’ordre du jour est la proposition de M. Gouin, renouvelée cette année par l’honorable député.

On peut voir, en lisant la proposition de M. Gouin, qu’il restera beaucoup à faire dans la discussion, au sujet du projet de loi sur la réduction des rentes ; car toutes les difficultés qui s’opposent, depuis plusieurs années, à l’exécution de ce projet, devront se trouver résolues dans l’ordonnance royale insérée au Bulletin des Lois. En un mot, M. Gouin charge le ministère de trouver, d’inventer un projet de remboursement qui concilie la morale et la justice avec la nécessité de cette mesure, qui ne dépouille pas trop brutalement les rentiers, et qui les dépossède toutefois ; qui ne jette pas la France dans un embarras financier au moment où semblent s’élever quelques embarras d’une nature grave. M. Gouin se borne à son projet de réduction, qu’il garde en réserve et qu’il élabore depuis deux ans, pendant lesquels il ne lui est venu à l’esprit qu’un seul moyen d’exécution : le remboursement par séries tirées au sort ; moyen que n’aurait pas le droit de prendre un gouvernement qui a supprimé et qui punit avec tant de rigueur les loteries et les jeux de hasard.

Il est hors de doute que M. Gouin proposera quelque autre mode d’exécution, lorsqu’il aura à développer sa proposition devant la chambre ; car, outre que celui-ci serait doublement immoral, fondé qu’il serait sur un jeu de hasard prohibé par une loi, et mis à exécution par le pouvoir qui a sanctionné cette loi, une objection déjà faite, il y a dix ans, par M. Laffitte, suffirait pour le combattre. De quel droit, pourrait-on demander, divisez-vous les rentiers en plusieurs classes, et dites-vous aux uns : « Vous perdrez un cinquième ou un sixième de vos revenus ; » aux autres : « Vous garderez votre revenu intact pendant plusieurs années encore » Et supposez que des circonstances imprévues, mais possibles, survinssent pendant le remboursement, et qu’il fallût le suspendre indéfiniment, pour ne pas priver le trésor des ressources à l’aide desquelles on pourrait faire face à ces circonstances, il résulterait donc que la perte du cinquième ou du sixième n’aurait frappé qu’une partie des rentiers, et que l’autre, grace aux embarras du pays, se trouverait posséder intégralement sa rente. C’est là un point dont M. Gouin ne voudra sans doute pas laisser la solution à d’autres qu’à lui, qui a soulevé cette immense difficulté. Nous sommes impatiens de savoir comment il s’y prendra pour la résoudre.

En Angleterre, vers 1818, quand on s’occupait de la réduction de la dette publique, on prit une mesure qui ne froissa personne. L’intérêt d’une portion des fonds fut alors converti, d’un taux inférieur à un taux plus élevé ; les 3 pour 100 furent portés à 3 et demi ; de cette manière on effectua une réduction assez grande de la dette, en engageant les détenteurs du premier fonds à acheter le dernier à un prix plus élevé. — Une nouvelle opération eut lieu en 1830 ; on essaya de convertir en 3 et demi les 4 pour 100, créés en 1822, mais on inséra dans l’acte cette clause que le nouveau fonds ne serait pas rachetable avant le 5 janvier 1849. On voit que les égards dus à des créanciers ont été respectés dans cette mesure. La nature de la proposition actuelle ne supposant pas même la pensée d’un remboursement amiable, il n’y a donc qu’à se demander si on compte garder avec tous les intérêts les formes légales qu’on n’abandonne jamais en pays civilisé, même dans les exécutions.

Mais supposez que toutes les difficultés de la conversion soient aplanies par l’ordonnance royale insérée au Bulletin des Lois que M. Gouin a laissée en blanc dans sa proposition ; il ne restera plus qu’à s’emparer (comme dit l’article premier du projet) du montant de la réserve de la caisse d’amortissement, et de l’affecter au remboursement des rentes. Nous savons qu’on nous dira que la valeur des terres, étant à 3 p. 100 et même à 2 et demi, et le taux de l’intérêt de l’argent à 3 et demi et à 4, les rentiers s’empresseront tous de prendre des inscriptions de rentes 4 et demi, en échange de leurs inscriptions, ou de placer leurs fonds sur la rente 4 p. 100, et qu’ainsi le remboursement n’aura lieu que sur un petit nombre de rentes. L’objection peut être juste ; mais, d’abord, on ne fonde pas une opération financière, et une opération aussi colossale que celle du remboursement des rentes, sur une éventualité. Or, il faudrait regarder autour de soi, et voir toutes les entreprises industrielles qui s’élèvent, soit par actions, soit par simple commandite, pour s’assurer que les appâts ne manquent point aux capitalistes embarrassés de leurs fonds. Et la réalisation de la plupart de ces entreprises prouve que les capitaux se dirigent de ce côté avec un certain empressement. On dira que presque toutes ces conceptions sont fausses, trompeuses, et que les rentiers s’y ruineront. Sans doute, nous le croyons aussi ; mais quel bien résultera-t-il pour l’état de ce qu’un rentier remboursé se trouvera ruiné ensuite ? La réserve de l’amortissement, au lieu d’entrer dans la poche de ce rentier, ira dans la caisse sans fonds d’une entreprise industrielle par actions ! La réserve d’amortissement n’aura pas moins été détruite, en partie, par le remboursement, et diminuée par cette disposition qui applique l’amortissement seulement aux rentes au-dessous du prix. Et, comme par l’effet de la loi de remboursement, les rentes se trouveront au-dessous du pair, le fonds d’amortissement, qui n’aura pas servi à rembourser les rentiers, suffira à peine au service de la réduction de la dette. Rien de mieux, si aujourd’hui le fonds d’amortissement restait oisif dans la caisse du trésor ; mais oublie-t-on que les 60 millions que la rente au pair laisse disponibles, sont employés à l’amélioration des voies fluviales, au creusement des canaux projetés, à l’achèvement des canaux anciens, aux routes stratégiques, qui ont déjà augmenté en six ans, d’un tiers, le prix des terres en Vendée et en Bretagne ? Faut-il donc dire aux propriétaires des départemens, qui font la guerre aux rentiers, que le cours élevé de la rente, qui permet de disposer ainsi d’une partie du fonds d’amortissement, élèverait en peu d’années le prix des terres, par la multiplication des voies de communication et par tous les grands travaux qu’on pourrait faire ? À la fin de la session dernière, la chambre avait voté le curage et l’élargissement de vingt rivières, des travaux de navigation, des prolongemens de canaux, qui doivent se faire au moyen de l’excédant d’amortissement. La chambre actuelle ne voit-elle pas qu’elle va annuler tous ces votes et s’interdire des votes semblables en dévorant ce fonds pour produire, dans quelques années, une économie de 8 ou 10 millions par an ? Si les chambres employaient, dans ce même nombre d’années, l’excédant du fonds d’amortissement, à augmenter et à améliorer les communications dans l’intérieur de la France, le budget des recettes augmenterait de 15 millions, que lui vaudrait l’augmentation du prix des terres ; mais il ne faudrait pas vivre sur de vieilles idées de finances, déjà surannées en 1824, et combattues alors par tous les hommes avancés.

Nous croyons savoir que le ministère ne se jettera pas dans la discussion financière de cette proposition, dont il serait cependant si facile de montrer toutes les difficultés, rien qu’en s’en tenant aux principes les moins abstraits de l’économie politique ; mais qu’il se bornera à démontrer l’inopportunité de la mesure. Cette tâche ne sera pas moins facile. Il suffira de prier la chambre de jeter ses regards au nord et au midi, et de se dire si les affaires d’Espagne, si la question du Luxembourg, si la complication des affaires du Canada, qui peut amener de graves différends entre l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, si la situation générale de l’Europe est de nature à permettre, en ce moment, une opération dont on ne sortirait qu’avec plusieurs années de calme et de sécurité parfaite ? Quand la chambre saura bien qu’elle se lie les mains en ce qui concerne les améliorations matérielles du pays, et ses moyens de prépondérance au dehors, elle pourra du moins voter en connaissance de cause la loi du remboursement des rentes. Le ministère aura fait son devoir en lui faisant connaître toute la responsabilité qui s’y attachera.

Ce qui rend toujours les affaires difficiles à traiter dans un pays où tout le monde a droit de les discuter, et où un grand nombre exerce la prérogative de les résoudre, c’est le défaut des lumières qui seules peuvent les simplifier. Ainsi, il y a peu de temps, le gouvernement a accordé une faveur, ou, pour mieux dire, une récompense honorifique à deux diplomates. Cette distinction n’a rien coûté à l’état ; au contraire, elle lui a rapporté quelques milliers de francs, ce qui n’est pas à dédaigner dans un temps où l’on discute tout un jour pour gagner 4,000 francs sur la mort d’un général en chef. Voilà aussitôt tout le monde en rumeur. On revient à la féodalité, à la monarchie de Louis XIV, ou tout au moins à la restauration ! Assurément la France constitutionnelle va périr, et la contre-révolution est proclamée, puisque la caisse du sceau des titres s’est ouverte pour recueillir un tribut dont on voudrait voir la source à jamais tarie !

Les journaux légitimistes n’ont pas été des derniers à s’emparer de cette bonne aubaine. Cette fois, la révolution de juillet se trouve bien et duement convaincue, selon eux, d’avoir dévié de son principe. Créer des nobles ! quel cas pendable ! Pour la restauration, à la bonne heure. La presse et le parti légitimistes n’ont-ils pas honni, pendant quinze ans, la noblesse de Napoléon, tout en se servant des nobles de l’empire ? Nous ne sommes donc pas surpris de les voir attaquer avec les mêmes armes la noblesse de juillet, s’il y en avait une ; car cette noblesse dériverait d’un principe à peu près semblable à celui qui inspira à Napoléon la création de sa noblesse : du principe de l’égalité.

Plus un gouvernement multiplie les moyens de récompenser le mérite et les services qu’on lui rend, plus il multiplie ses chances de durée et de force. Dans un gouvernement absolu, rien de plus facile que de prodiguer les grades, les pensions et les emplois, sauf à grever l’état et à léguer à son successeur le soin de rétablir les finances délabrées par ce système. Dans un gouvernement constitutionnel, la question change, et les distinctions honorifiques sont souvent les seules distinctions par lesquelles on peut payer des services éminens. Or, dans un état de choses où tous les genres de mérite sont excités et mis en quelque sorte en mouvement, il est absurde de vouloir diminuer les moyens et le droit de les reconnaître. Nous concevons que les ennemis du gouvernement se donnent cette tâche, qui est fort habile ; et si nous leur répondons, c’est uniquement pour les empêcher d’égarer quelques ames sincères qui pourraient bien se laisser prendre à ce grand mot d’égalité qu’on se garde bien de définir.

L’égalité que nous voulons autant que personne, et pour laquelle nous avons combattu toute notre vie, consiste, selon nous, à permettre à tous les citoyens de se placer au niveau des classes les plus élevées, et non à faire descendre ceux qui se trouvent aux sommités sociales, pour plaire à ceux qui sont en bas. C’est là une des faiblesses les plus communes dans notre pays, et Mme de Staël compatissait gaiement à ce défaut un peu national, quand elle disait : « On en veut à la noblesse, eh bien ! qu’on en finisse, et qu’on fasse la France marquise. » Certes, cela vaudrait mieux que de faire les marquis roturiers, comme l’a essayé la convention. Les marquis sont restés et la convention a passé ; cependant personne ne s’avise de dire que l’égalité ne règne pas en France.

Elle n’y règnerait pas, si, dans un état social tel que le nôtre, il existait une distinction que le souverain n’eût pas la faculté d’accorder ; l’égalité disparaîtrait de nos mœurs, si un paysan, en quittant sa bêche et sa blouse pour prendre le fusil et l’uniforme, se disait qu’un jour, à force de courage, de fatigues et de sang versé, il pourra bien devenir maréchal de France, mais non pas comte ou baron, comme son voisin du château. Il n’y aurait plus d’égalité, si, la noblesse existant, étant admise, reconnue par la loi fondamentale de l’état, le livre d’or de nos illustrations se trouvait à jamais fermé, sans que la main royale pût l’ouvrir ; si le roturier qui aurait servi son pays par les armes, comme le faisaient jadis les Montmorency et les Crillon, et plus récemment les Soult, les Ney et les Davoust, devait perdre l’espoir d’inscrire son nom à la suite de ces grands noms sur le nobiliaire de France. Les services rendus dans la magistrature, dans le barreau, dans la diplomatie, dans l’administration, tenez-vous-le donc pour dit, ces services ne mèneront plus qu’à des places et à des pensions. Colbert et Mathieu Molé ont bien fait de naître jadis ; ils ont légué à leurs descendans des distinctions que toute leur gloire ne pourrait donner aujourd’hui. Les rangs de la noblesse sont fermés, la liste est close, et la seule chose inestimable, impayable en France aujourd’hui, parce que personne ne peut y atteindre, s’il ne l’a trouvée dans son berceau, c’est un titre de comte ou de marquis !

Nous qui prétendons donner l’exemple du libéralisme à l’Europe entière, nous restons quelquefois, en fait d’idées simples et justes, en arrière des états que nous croyons les moins avancés. En Autriche, il y a tel ordre de chevalerie qui donne la noblesse, et un soldat qui gagne cette croix sur le champ de bataille, devient noble à l’instant. Il en est ainsi dans plusieurs petits états de l’Allemagne, sans parler de la Russie, qui n’est pas, assurément, un pays libéral, mais où tout fonctionnaire d’un certain rang reçoit la noblesse et tous les priviléges qui y sont attachés.

Le roi des Français, le roi constitutionnel, n’a, Dieu merci, pas de priviléges à donner avec les titres de noblesse dont il a le droit de disposer. Ce droit consiste à élever les hommes distingués assez haut pour que ceux qui ne voient d’autre mérite que la noblesse, ne puissent même pas leur contester ce mérite-là. C’est une décoration de plus dont le roi peut honorer ceux que l’estime publique désigne à son choix. La croix de la Légion-d’Honneur blesse-t-elle l’égalité ? N’est-elle pas la croix de tout le monde ? nous entendons de tout le monde qui doit être distingué.

Un dernier mot, encore, au sujet des titres accordés aux deux diplomates qu’on a cités. Une récompense de cette nature, accordée à un ambassadeur et à un chargé d’affaires, est une récompense d’autant mieux placée, qu’elle leur donne plus d’influence encore dans les cours où ils sont envoyés ; car il faut se servir en tout pays de la monnaie courante. Faire servir les distinctions au profit de l’état, n’est-ce pas le plus utile et le plus honorable emploi de la prérogative royale, et les hommes de bonne foi verront-ils encore là quelque chose qui choque l’égalité ?

Enfin, pour en finir avec cette question, n’a-t-on pas dit s’apercevoir, dans la discussion de l’affaire Damrémont, que le gouvernement n’a qu’un seul moyen de récompenser les familles de ceux qui l’ont servi : l’argent ? Triste moyen quand on se croit obligé de le distribuer à de si petites doses que l’a fait, en cette circonstance, la chambre des députés !

La nomination du président de la commission du budget a tellement préoccupé tout le monde pendant quelques jours, qu’on en a oublié le budget. Sera-ce M. Duchâtel ? sera-ce M. Passy ? C’étaient là les questions que se faisaient les journaux et qui se répétaient dans le monde et à la chambre. On a longuement parlé des négociations qui ont eu lieu entre le ministère et les doctrinaires à ce sujet ; on a fait nombre de suppositions qu’on a présentées comme des certitudes, mais le fait est que la nomination de M. Duchâtel ou celle de M. Passy devait fort peu inquiéter et peu séduire le ministère. M. Duchâtel siége au centre droit, et M. Passy est placé au centre gauche, deux nuances de la chambre auxquelles le ministère doit plutôt demander de la justice et de l’impartialité que du dévouement et de l’affection. M. Passy et M. Duchâtel étant deux hommes droits et justes, on pouvait attendre d’eux tout ce que désire le ministère, et ce qu’il doit trouver dans celui que le scrutin a désigné comme président de la commission du budget ; tous deux ayant été ministres, et connaissant les embarras des affaires, ainsi que les nécessités d’un gouvernement, le ministère n’avait à craindre ni dénégations de ses besoins, ni refus passionnés, ni réductions exagérées. Il n’y a donc pas eu pour lui de défaite dans la nomination de M. Passy, et il ne pouvait s’en trouver une dans la nomination de M. Duchâtel. On a beaucoup parlé d’une prétendue alliance du ministère avec les doctrinaires ; si elle était réelle, il y aurait un avantage pour le ministère dans la nomination de M. Passy, puisque le ministère se trouverait sûr du centre droit, et verrait en même temps le centre gauche voter pour lui, du moment où il se serait entendu sur le budget avec M. Passy et la majorité de la commission, qui représente en cette circonstance le centre gauche. Mais nous ne croyons pas plus à la défaite qu’à la victoire, et nous attachons moins d’importance à la nomination de M. Passy et à la non-élection de M. Duchâtel, qu’on n’a voulu leur en donner.

Le budget a déjà donné lieu à de sérieuses discussions. Ces discussions ne paraissent devoir porter ni sur le budget de l’intérieur, qui offre une économie, toute compensation faite, ni sur le ministère des affaires étrangères, qui ne demande que deux crédits, l’un de 500,000 francs, pour la reconstruction du palais de l’ambassade de France à Constantinople, détruit en 1831 par l’incendie, et l’autre, de 105,000 fr., pour l’entretien des maisons consulaires de France en Barbarie et dans le Levant, pour les frais de service des consulats, et quelques dépenses, telles que celles que nécessite le renchérissement des vivres aux États-Unis. On doit toutefois s’attendre à quelques-unes des déclamations annuelles qui ont toujours lieu à propos de ce budget, et auxquelles on répondra sans doute quelque jour par le budget des envoyés et des ambassadeurs. On verra alors qu’il n’est peut-être qu’un seul poste diplomatique où le traitement alloué par l’état soit suffisant, et que toutes les autres missions, sans en excepter d’autres que celle-là, ne peuvent être remplies avec dignité sans des sacrifices personnels. Ce tableau répondrait péremptoirement aux discussions qui se font d’habitude sur la prétendue énormité de quelques traitemens diplomatiques, qu’on ne pourrait diminuer sans obliger les titulaires à vivre plus mesquinement que les envoyés des petites puissances, et sans fermer définitivement la carrière diplomatique aux hommes qui, hors leur talent et leur mérite, ne possèdent pas une grande fortune ; ce qui est le cas d’un grand nombre de diplomates distingués.

Une diminution de 500,000 francs sera demandée par le ministère sur les fonds secrets.

La grande discussion aura lieu au sujet du ministère de la guerre, et l’opinion bien connue de M. Passy sur Alger aura peine, sans doute, à s’accommoder d’une demande de 8,902,074 francs que nécessite notre situation actuelle à Alger. Le ministère se propose aussi de demander une augmentation de l’armée. La situation de l’Europe, qui se complique, sans toutefois devenir alarmante, nécessite cette demande, pénible sans doute, mais qu’on ne pourra accorder à un ministère plus jaloux de maintenir la paix et de ne pas engager la France dans des entreprises hasardées.

Il nous semble bien difficile d’accorder cette demande d’augmentation de l’armée avec l’adoption immédiate de la proposition de M. Gouin. L’une entraîne le refus de l’autre ; car accorder l’augmentation, c’est reconnaître qu’il y a quelques chances de perturbation, assez marquées pour se tenir prêts à tout évènement ; et adopter la mesure, c’est déclarer que la France et l’Europe sont dans un état de calme que rien ne viendra troubler pendant quelques années. Voyons donc si la chambre a lieu de s’abandonner à une sécurité si grande.

L’état de l’Espagne n’a pas changé. La France n’a, que nous sachions, aucune garantie contre une nouvelle révolution de ce côté ; rien ne lui démontre qu’elle puisse toujours conserver la situation de surveillance à laquelle elle a borné sa tâche en ce moment. On parle d’une demande d’intervention adressée au ministère, par les provinces basques et par la Navarre, qui s’engageraient à déposer les armes, si un corps de quinze mille Français venait les garantir des vexations carlistes. Mais nous ne savons jusqu’à quel point ce bruit est fondé. Dans tous les cas, que cette demande fût accueillie ou non, serait-ce le moment de laisser une lacune dans le personnel de l’armée, et de se mettre hors d’état de disposer d’un corps de troupes pour une nécessité imprévue ?

Le gouvernement des États-Unis évite de blesser l’Angleterre au sujet du Canada, et M. Van Buren n’a pas dit après l’affaire de la Caroline, comme un de ses plus illustres prédécesseurs, Jefferson, après celle de la Chesapeake, en 1808 : « Si l’Angleterre ne nous donne pas satisfaction, nous prendrons le Canada. » Ce ne sont au contraire que protestations de neutralité, de désintéressement, de fidélité aux traités ; ce ne sont qu’instructions du secrétaire d’état américain, M. Forsyth, pour empêcher toute communication entre les patriotes canadiens et leurs partisans dans les états voisins, pour prévenir tout envoi d’argent, de secours et de munitions aux insurgés. Bien plus, M. Van Buren demande au congrès des pouvoirs extraordinaires et une réforme des lois existantes, pour forcer à la neutralité les citoyens de New-York, de Vermont, du Michigan, qui pourraient envisager la question canadienne sous un autre point de vue que le gouvernement fédéral. Le congrès paraît lui-même animé de sentimens analogues à ceux du président, et les orateurs de l’opposition se sont contentés de faire malignement observer que le cabinet de Washington n’avait pas eu tous ces scrupules dans la question du Texas. La raison de cette différence ne serait-elle pas dans la faiblesse du Mexique et dans la puissance de l’Angleterre ? ou le gouvernement des États-Unis serait-il devenu subitement, sous la direction de M. Van Buren, plus religieux observateur des traités, plus modéré dans ses prétentions, plus juste dans ses rapports avec les puissances européennes ? Nous ne croyons ni l’un ni l’autre, et selon nous, c’est à des motifs bien graves et d’un ordre différent qu’il faut attribuer la conduite actuelle des États-Unis relativement au Canada.

Tout le monde a remarqué que depuis quelques années il a été fort souvent question, à Washington, des intérêts opposés du nord et du midi de l’Union, et qu’il a fallu beaucoup d’habileté pour maintenir l’équilibre entre ces deux grandes portions de la république. Les hommes les plus éclairés, les meilleurs esprits et les meilleurs citoyens de l’Union désirent que cette harmonie se maintienne, que le lien fédéral continue à embrasser tous ses membres, dont il fait la force, et qui s’affaibliraient en s’isolant. Mais ils comprennent que, pour assurer la durée de ce système, il est nécessaire de respecter le statu quo actuel, de conserver la proportion présente des forces, de ne pas introduire dans l’Union des élémens nouveaux qui pourraient en déranger l’équilibre. C’est pourquoi sans doute, après avoir efficacement aidé le Texas à conquérir son indépendance, les Américains du bord ne l’ont pas admis dans l’Union, et le laissent se constituer auprès d’eux en république faible et misérable. Ils pourraient, il est vrai, suivre la même tactique à l’égard du Canada, l’aider indirectement à s’affranchir de la domination anglaise, puis reconnaître son indépendance, et y régner, par leur protectorat, jusqu’à ce que les circonstances permissent la réunion. Mais on se demande s’ils auraient un assez grand intérêt à la seule émancipation du Canada, pour favoriser les insurgés au risque de s’attirer sur les bras la formidable puissance de l’Angleterre, et d’exposer à une nouvelle crise commerciale un pays encore tout ému de celle qui a signalé l’année dernière.

Les États-Unis nous paraissent donc avoir, en ce moment, le même besoin du statu quo que la vieille Europe, pour d’autres raisons, mais pour des raisons aussi graves. C’est ce qui nous fait comprendre leur attitude dans l’affaire du Canada, bien qu’elle ne soit certainement pas d’accord avec les principes généraux de leur politique, ni avec la théorie de leurs intérêts. Si d’ailleurs le gouvernement des États-Unis prévoit, comme tout l’indique, une collision prochaine avec le Mexique ; c’est un motif de plus pour qu’il observe, du côté du nord, une neutralité complète et sérieuse. Cependant nous ne regardons pas l’insurrection canadienne comme terminée, malgré les succès de sir John Colborn dans la province inférieure, et l’énergie, quelquefois téméraire, déployée par les Anglais. Le cabinet de Saint-James affecte de ne pas douter du succès, et déclare que le Canada ne lui arrachera aucune concession par la force, certain d’obtenir du parlement toutes les ressources nécessaires, en hommes et en argent, pour sauver l’honneur national, engagé dans cette question. C’est fort bien, et au chiffre des majorités qui le soutiennent dans les deux chambres, on peut juger qu’il ne se fait pas d’illusions sur les sentimens du pays. Mais les hommes d’état qui composent le ministère anglais ont trop de sens pour croire que le Canada puisse longtemps encore appartenir à l’Angleterre. Ils reconnaissent que ce n’est pas dans la nature des choses, et que toutes les colonies dont le fond de la population sera une race européenne, doivent finir par ne plus relever d’un gouvernement placé à deux mille lieues de distance par-delà les mers. Ils entrevoient donc une séparation, et ils citent déjà l’exemple des États-Unis, pour montrer que cette séparation ne porterait point de préjudice aux relations commerciales, et par suite à la prospérité de la métropole. Voilà ce que lord Melbourne a laissé entendre dans une des dernières séances de la chambre des pairs ; et quelques jours avant, lord Aberdeen, ancien secrétaire d’état des colonies, ministre des affaires étrangères dans le cabinet présidé par le duc de Wellington, avait tenu le même langage. Mais ce que veut lord Melbourne, c’est que la séparation se fasse un jour à l’amiable, comme un divorce par consentement mutuel, après que les deux parties auront fait leurs conventions et stipulé leurs avantages. L’Angleterre ne peut pas oublier, en effet, qu’elle a puissamment soutenu le mouvement d’émancipation des colonies espagnoles, auquel elle avait commencé à travailler dès la fin du siècle dernier ; et s’il est vrai que son système d’administration coloniale est beaucoup plus libéral, plus raisonnable, mieux entendu que ne l’était celui de l’Espagne, à cela près, c’est néanmoins encore aujourd’hui dans la question du Canada la même cause et le même droit, la cause et le droit de l’Amérique contre l’Europe. Si l’Angleterre en est réduite à faire la guerre au Canada, elle la fera, nous en sommes sûrs, et jusqu’à extinction. Mais ce sera une guerre de point d’honneur.

Toutefois on ne doit pas oublier que les Anglais se sont vus forcés de violer le territoire américain, d’y poursuivre et d’y détruire un bâtiment armé pour le compte des insurgés. La population des États-Unis, déjà disposée en faveur des Canadiens, est dans un état d’exaspération bien difficile à contenir dans un pays où le pouvoir a si peu de moyens d’exécution. Il se peut donc que de graves complications aient lieu d’un jour à l’autre, et qu’une guerre maritime entre les deux puissances nous oblige à nous entourer de tous les moyens de faire respecter notre neutralité.

Une mission française s’est rendue à Haïti pour obtenir, par les négociations, le redressement de quelques griefs. On ne peut dire encore quel sera le résultat de cette négociation, et l’on sait que les négociations n’ont que deux issues : la paix ou la guerre.

On sait quelle haine divise les deux réformateurs de l’Orient, Mahmoud et Mohammed-Ali. Le sultan ne saurait pardonner au pacha sa rébellion ; le pacha d’Égypte ne peut oublier que le sultan lui a deux fois envoyé le cordon. On dit même qu’il existe entre ces deux hommes une inimitié personnelle, qui aurait une cause morale plus encore que politique. Aujourd’hui, le feu, mal éteint par le traité de Kutahieh, serait à la veille de se rallumer. Toutes les nouvelles d’Orient annoncent de sérieux préparatifs de guerre en Syrie. Le grand duel entre les deux réformateurs recommencerait. L’Europe en a fourni les armes, car c’est surtout pour se faire la guerre l’un à l’autre que Mohammed-Ali et Mahmoud ont importé dans leur pays la civilisation européenne. Quelques politiques prétendent que Mohammed-Ali n’agit que par l’influence de la Russie, qui, sous prétexte de la défendre, s’emparerait une seconde fois de Constantinople, mais pour ne plus lâcher sa proie ; d’autres pensent que Mohammed-Ali veut profiter de la diversion opérée par la guerre de Circassie, et qu’il croit avoir l’assurance que la France et l’Angleterre ne laisseraient point intervenir la Russie dans le débat. Peut-être Mohammed-Ali n’agit-il que par lui-même. En 1833, il est allé jusqu’à trois journées de Constantinople ; il espère y arriver en 1838. Cette nouvelle pointe sur la cité que tous les souverains envient, et qui semble ne pouvoir appartenir à aucun, compliquerait beaucoup la question orientale. L’escadre française est en observation dans les eaux de Smyrne, l’escadre anglaise croise sur les côtes de Syrie. Sans concevoir de craintes pour la paix de l’Europe, est-ce le moment d’agir, comme si elle ne devait pas être troublée de long-temps. Agir ainsi, ne serait-ce pas plutôt s’ôter les moyens de la maintenir ?

Enfin les dernières nouvelles de la Grèce ne sont pas, dit-on, tout-à-fait rassurantes, et l’affaire du Luxembourg n’est pas terminée, comme on sait. Voilà de grands motifs, non de s’alarmer, mais d’être prudens et de ne prendre que des mesures prospectives, comme disent les Anglais, c’est-à-dire de prévoyance. C’est une nécessité qui frappera dans la chambre, où l’on est du moins d’accord sur un point, la nécessité de faire respecter la France.

Les dernières nouvelles d’Afrique sont bonnes. La plus grande confiance régnait à Constantine, où le commerce avait repris son cours, et se trouvait même plus actif qu’au temps du bey. Achmet s’était retiré à l’extrémité de la régence de Tunis, avec ses femmes et ses serviteurs, mais sans parti, et tout-à-fait isolé. Les nouvelles venues de Bone ne s’étaient pas confirmées, et nul sujet de plainte n’était donné par Abd-el-Kader.

L’Allemagne entière continue à s’occuper des différends du cabinet de Berlin avec la cour de Rome, au sujet de l’affaire de Cologne. C’est une petite guerre de religion, soutenue d’un côté par le catholicisme ultramontain de la Bavière et de la Belgique, et de l’autre par le sévère luthéranisme de la Saxe et du Hanovre. Les journaux de la Prusse elle-même sont beaucoup plus modérés ; mais, au dehors, le protestantisme, froissé par les prétentions du clergé des provinces rhénanes, demande hautement la rupture des concordats conclus avec le saint-siége, exhorte le gouvernement prussien à ne pas faiblir et cherche à ranimer l’impuissante chimère d’une église nationale allemande, qui serait catholique, mais séparée du centre de la catholicité ; nous ne croyons pas que tout cela soit bien grave, et si l’Autriche ne défend pas le roi de Bavière, la Prusse a plus d’un moyen de réduire au silence les journaux bavarois, auxquels une censure, ordinairement si rigoureuse, permet de l’attaquer sans ménagemens.

Le cabinet de Berlin, se voyant ainsi en butte à de perfides accusations, vient de prendre le parti le plus raisonnable et le plus sûr pour mettre l’opinion de son côté : c’est de publier les pièces du procès et de les faire distribuer, avec un mémoire historique très simple et très complet, à toutes les cours de l’Europe. Cette réponse nous paraît victorieuse, et on ne peut plus reprocher à la Prusse que la dureté de la forme dans l’arrestation et l’enlèvement de l’archevêque de Cologne. Pour le fond, il est incontestable qu’elle a entièrement raison. Le prélat dépossédé avait pris des engagemens qu’il n’a pas tenus, engagemens formulés et acceptés sans restriction par son prédécesseur sur le siége de Cologne. Il affirme, il est vrai, que l’étendue de ces engagemens lui était inconnue et devait l’être, puisqu’il s’agissait d’une convention restée secrète entre le gouvernement prussien et son prédécesseur. Mais, dans les longues et patientes négociations engagées avec l’archevêque, le cabinet de Berlin, sans révoquer son assertion en doute, bien qu’elle dût l’étonner, lui a toujours laissé l’alternative, ou d’exécuter ses promesses, ou de renoncer à la dignité qui ne lui avait été conférée qu’à cette condition ; et M. de Droste de Vischering a constamment repoussé l’une et l’autre proposition. La seconde alternative était cependant, comme le fait remarquer avec raison le cabinet prussien, strictement conforme aux lois ordinaires de l’honneur.

Aujourd’hui, la question est transportée à Rome. La cour papale demande d’abord, à ce qu’il paraît, la réparation des violences faites à l’archevêque de Cologne ; le cabinet de Berlin, au contraire, prétend d’abord obtenir du saint-siége qu’il fixe le sens du bref pontifical et de l’instruction du cardinal Albani aux quatre évêques des provinces rhénanes, relativement aux mariages mixtes ; car il sera justifié, par cela seul, que la cour de Rome aura reconnu pour valable l’interprétation que leur avaient jusqu’à présent donnée dans la pratique, et le prédécesseur de M. de Droste, et les autres évêques des provinces rhénanes. Au reste, la question théologique et la question d’intérêt temporel sont également graves dans cette affaire : il s’agit de conserver ou de détruire la paix religieuse d’une partie considérable de la monarchie prussienne, et, quoiqu’on ne puisse blâmer le souverain pontife de vouloir stipuler quelques réparations en faveur d’un prélat d’ailleurs très vénérable, il est à croire que la cour de Rome n’en viendra point à une rupture sérieuse avec un gouvernement dont elle n’a jamais eu à se plaindre, et qui est fermement résolu à défendre ses droits. Une députation de la noblesse de Westphalie, qui s’était rendue à Berlin pour y faire entendre des représentations sur l’enlèvement de l’archevêque, a été fort mal reçue, et quelque agitation s’est manifestée d’abord dans les principales villes des provinces rhénanes ; mais on a fort exagéré ce mouvement d’opinion.


— L’engagement pris par la direction du Théâtre-Français de faire jouer annuellement, sur la scène de l’Odéon, douze pièces nouvelles, dont deux au moins en cinq actes, a reçu enfin un commencement d’exécution. Le Camp des Croisés, tragédie en cinq actes et en vers de M. Adolphe Dumas, vient de subir, assez malheureusement, il est vrai, cette première épreuve. Cette composition bizarre, sans consistance, échappant par cela même à tous les procédés analytiques, rend aujourd’hui notre tâche de rapporteur fort difficile. Il ne serait pas impossible que le poète mystique de la Cité des hommes considérât son dernier ouvrage comme la traduction scénique, comme le symbole vivant de quelque théorie sociale et palingénésique. Néanmoins l’intention de la pièce est si peu marquée, qu’il est impossible de faire porter la discussion sur les doctrines de l’auteur. On ne peut pas non plus prendre au sérieux les promesses du titre, et accepter la composition de M. Dumas pour un drame historique. S’il avait eu pour but d’animer la chronique, et de faire revivre sur la scène les représentans des grands intérêts qui ont mis aux prises l’Orient et l’Occident, il n’eût pas consacré aux alternatives d’une rivalité d’amour entre deux personnages d’invention, l’étendue de quatre actes au moins sur cinq : il eût fait quelques efforts pour enchaîner dans sa trame scénique les figures que l’histoire et la poésie ont éclairées d’une si vive lumière. Le rôle assigné à Godefroi de Bouillon, dans le Camp des Croisés, est insignifiant et de nul effet. Les sentimens d’abnégation et de pieux dévouement qu’il exprime en assez beaux vers dans la scène des assises, son élan prophétique, quand il pénètre dans l’église du Saint-Sépulcre, n’expliquent pas l’ascendant conquis par le duc de la Basse-Lorraine, sur les autres chefs de la première guerre sainte. Les dissensions, les haines jalouses qui ont si souvent mis en péril l’armée chrétienne, ne sont indiquées qu’au premier acte, et par une tirade du comte de Toulouse, qui devient aussitôt étranger à l’action. Les rôles de Bohémond et de Tancrède pourraient, sans inconvénient, être confiés à des figurans. En un mot, on dirait que le poète n’a su découvrir dans la croisade qu’une date et des points de vue favorables au décorateur et au costumier.

Suivant la conjecture la plus probable, M. Adolphe Dumas s’est laissé séduire par l’idée de mettre en contraste deux civilisations, de personnifier le type chrétien dans le jeune comte de Provence, et la race orientale dans l’Arabe Ismaël. Or, cette prétention de faire prendre chair à de pures abstractions, utiles peut-être pour l’intelligence de l’histoire, mais sans réalité possible sur la scène, la nécessité d’amener violemment sur le même terrain les deux types que l’auteur voulait mettre en présence, ont dû produire une action inanimée, sans ordonnance logique, et dont les incidens ne sauraient être facilement justifiés. Qu’on en juge par l’aperçu des principales situations.

Le comte de Provence, laissé pour mort dans un combat, a été secouru par une jeune fille arabe, qui s’est attachée à lui. On la voit, dans la première scène, couchée aux pieds du beau chevalier, avec qui elle échange des propos d’amour. Tout à coup une voix sinistre retentit jusqu’au cœur de Léa. Cette voix est celle d’Ismaël, qui raconte la lamentable histoire d’une fille infidèle à son amant, prophétisant ainsi à Léa le sort qu’elle se prépare à elle-même. On ne comprend guère, d’ailleurs, comment Ismaël, l’ennemi du nom chrétien, se trouve dans le camp des croisés, et, s’il est captif, comment il a conservé ses armes et l’apparence de la plus entière liberté. La seconde moitié du premier acte est occupée par le comte de Toulouse, qui, comme nous l’avons déjà dit, versifie longuement les seules pages empruntées à l’histoire. Au second acte, le comte de Provence et Léa ont à se défendre devant le tribunal de Godefroi. L’amour, qui est leur seul crime, les inspire vainement tour à tour. Ils sont condamnés, le premier à chercher une mort glorieuse sur les murailles de la ville assiégée, la jeune Arabe à être reconduite hors du camp. L’amant se résigne douloureusement à cette sentence, et confie la sûreté de Léa à son page, enfant de douze ans, qui accepte la mission d’autant plus volontiers, qu’il est lui-même amoureux de l’exilée. La décoration de l’acte suivant, qui est d’un admirable effet, transporte les spectateurs dans les murs de Jérusalem. Léa et le jeune page, devant qui les portes de la ville assiégée se sont ouvertes, Ismaël, qui a quitté le camp des croisés, et le comte de Provence, qui s’est jeté en désespéré dans la place, se retrouvent miraculeusement en présence.

Ismaël, qui ne devrait guère douter de l’amour de Léa pour le comte de Provence, après ce qu’il a pu voir et entendre pendant son séjour au camp, imagine une singulière ruse pour arriver à une entière conviction. Il laisse deviner le dessein d’empoisonner son rival. Si la jeune fille y met obstacle, c’est qu’elle portera intérêt au guerrier franc. Peu satisfait de l’épreuve, Ismaël provoque le comte. Un duel à mort s’engage ; l’Arabe a senti, dès les premiers coups, que son adversaire est affaibli par sa blessure ; il se fait une blessure semblable pour égaliser les chances, et la toile tombe sur un combat de mélodrame. On apprend plus tard que les ennemis ont été séparés. Le quatrième acte est consacré à la conversion de Léa. Enfermée dans l’église du Saint-Sépulcre avec son amant, elle adopte facilement sa croyance pour partager plus complètement son sort. La victoire des croisés a dissipé fort à propos le peuple qu’Ismaël voudrait faire servir à sa vengeance. Dès-lors il n’y a plus d’obstacles à ce que Léa soit saluée comtesse de Provence. En effet, le dernier tableau nous la montre dans l’abandon de la tendresse conjugale ; mais bientôt survient Ismaël qui propose à la femme adorée de délaisser pour lui l’époux de son choix, et qui répond à un refus par un coup de poignard.

L’auteur paraît dédaigner le dialogue dont la liberté fait le charme et la puissance du drame, et il procède volontiers par couplets lyriques, dans lesquels certains vers sont ramenés comme des refrains, et les lois de la versification souvent violées avec une sorte de jactance. Cependant on sent dans le Camp des Croisés un souffle d’inspiration jeune et ardente. Peut-être M. Adolphe Dumas a-t-il déjà compris à cette heure qu’une pièce logique dans tous ses développemens, dont l’intérêt repose sur l’étude de l’humanité, vaut mieux que toutes les combinaisons de mélodrame.


— Sous le titre de Fondation de la régence d’Alger, il vient d’être publié, par MM. Rang et Ferdinand Denis, deux volumes qui jettent un grand jour sur les obscures origines d’une ville, dont l’histoire a maintenant pour la France un intérêt national. Cette consciencieuse publication, entourée de tous les précieux renseignemens que peut fournir une érudition variée et une critique sévère, ajoute un important et inconnu document à l’état de la science sur le nord de l’Afrique. Une chronique arabe du xvie siècle, dont la traduction, déposée aux manuscrits de la Bibliothèque du Roi, est due à l’habile orientaliste Venture de Paradis, interprète de Bonaparte en Égypte, ouvre ces deux volumes, après une ingénieuse introduction. Cette intéressante chronique contient l’histoire des deux Barberousse, Aroudj et Khaïr-Eddin, et ajoute de nouveaux faits à ceux déjà révélés en Espagne par Marmol, Sandoval et Diégo de Haédo. Les nombreuses notes jointes à ce récit le complètent, en rapprochant les témoignages des écrivains européens de l’enthousiasme un peu épique du chroniqueur arabe. Un savant tableau de l’expédition de Charles-Quint et un aperçu statistique du port d’Alger terminent l’ouvrage, et donnent à cette publication une valeur contemporaine et actuelle. Le livre de MM. Denis et Sander-Rang trouvera naturellement sa place dans l’examen détaillé que la Revue consacrera bientôt aux diverses publications sur les possessions françaises en Afrique.