Chronique de la quinzaine - 14 février 1874

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Chronique n° 1004
14 février 1874



CHRONIQUE DE LA QUINZAINE




14 février 1874

On aura beau se faire des illusions et s’évertuer en combinaisons merveilleuses, il est des momens où la politique la mieux inspirée est la politique la plus simple, la politique de la raison, du désintéressement et de la bonne volonté. C’est la dernière ressource et la dernière habileté dans la mauvaise fortune. La France est plus que jamais à un de ces momens où elle a le plus pressant besoin de voir ses affaires conduites dans cet esprit de simplicité courageuse et désintéressée. Assurément, même avec cet esprit, toutes les difficultés ne seraient pas résolues ou supprimées ; elles seraient peut-être à demi vaincues dès qu’elles seraient abordées sans parti-pris et sans arrière-pensée, avec la passion unique et exclusive de tout subordonner à une nécessité supérieure de sauvegarde publique, de reconstitution nationale. Pour l’assemblée, pour le gouvernement comme pour le pays lui-même, une voie nouvelle s’ouvrirait où l’on pourrait s’avancer d’un pas tranquille et assuré sans risquer à chaque instant de se heurter à tous les incidens subalternes, quelquefois irritans, d’une existence laborieuse et disputée.

Ce n’est là qu’un rêve, dit-on, c’est l’utopie facile de ceux qui ne sont pas à la peine et ne sont pas initiés aux difficultés de chaque jour. Les affaires sont les affaires et les hommes sont les hommes. Il y a des résistances, des préjugés, des habitudes, des engagemens de parti, dont il faut tenir compte. La politique vit comme elle peut et fait ce qu’elle peut. — Ce serait peut-être vrai ou du moins spécieux dans des circonstances ordinaires. Il est des situations où les procédés d’un autre temps ne sont plus qu’un vain palliatif, où, pour trop se complaire dans la tactique et dans les transactions prétendues nécessaires, faute d’une certaine naïveté audacieuse, on finit par se perdre dans un amas d’obscurités et d’impossibilités. Quel est le sentiment le plus impérieux qui éclate un peu partout aujourd’hui ? C’est le besoin de sortir de cette ambiguïté persistante où l’on voit sans cesse renaître les doutes, les incertitudes sur des questions qu’on pouvait croire résolues, où l’on est réduit à cherche une lueur de vérité à travers des confusions toujours nouvelles. On n’éprouve certes aucun désir de harceler le gouvernement d’une opposition chagrine et systématique ; on lui demande simplement d’avouer sa pensée assez haut pour qu’elle puisse défier toutes les contradictions ; on lui demande d’être de son propre avis, de soutenir contre tous ce qu’il a créé lui-même, et, s’il a des alliés compromettans, de leur dire sans hésiter qu’ils se trompent, que le pays est fatigué d’indécisions, de nuages et de réticences, qu’il n’a pas trop de tout son temps et de toutes ses forces pour s’occuper de ses affaires les plus sérieuses sous le régime qu’on lui a donné et qu’on lui dispute.

Le mal de la situation présente en effet, c’est cette ambiguïté qui s’étend fatalement à tout, qui refoule en quelque sorte la confiance publique à mesure qu’elle cherche à renaître. Comment n’en serait-il pas ainsi lorsque le gouvernement lui-même est réduit à se livrer aux plus savans calculs de langage, à se rectifier ou à se voir contredit dans l’affirmation la plus simple de son existence et de son caractère ? On ne manque point, il est vrai, de déclarer, toutes les fois qu’on le peut, que le septennat est une chose sérieuse, qu’il doit être respecté et placé au-dessus de toutes les contestations. M. le vice-président du conseil l’a dit dans sa circulaire sur les maires ; le ministre du commerce, M. Desseilligny, l’a répété l’autre jour dans un discours du meilleur ton devant des agriculteurs réunis à Nevers. Ce n’est pas tout, M. le président de la république lui-même, dans une récente visite au tribunal de commerce de Paris, a voulu doubler l’autorité de ces manifestations par une sorte d’intervention personnelle, par sa propre parole. Répondant à un discours du président du tribunal consulaire qui venait de lui exposer le pénible état, les inquiétudes de l’industrie parisienne, M. le maréchal de Mac-Mahon s’est fait un devoir de rassurer les esprits, de rouvrir au travail des perspectives de sécurité, en disant qu’il aurait compris il y a quelques mois les craintes sur la stabilité du gouvernement, qu’il ne les comprenait plus aujourd’hui. « Le 19 novembre, a-t-il ajouté, l’assemblée nationale m’a remis le pouvoir pour sept ans. Mon premier devoir est de veiller à l’exécution de cette décision souveraine. Soyez donc sans inquiétude. Pendant sept ans, je saurai faire respecter de tous l’ordre de choses légalement établi. »

Certes rien n’est plus simple et plus clair, rien n’est aussi plus politique que cette affirmation d’un gouvernement s’imposant au respect « de tous. » Eh bien ! non, on s’est trompé, au dire des journaux de la droite ; cela ne signifie nullement ce qu’on aurait pensé. M. le président de la république est allé au tribunal de commerce de Paris uniquement pour décourager ceux qui auraient pu croire sérieusement au septennat et pour donner pleine satisfaction aux légitimistes, qui s’occupent avec le zèle le plus consciencieux à le remplacer le plus tôt possible ! En affirmant « l’ordre de choses établi, » il a voulu parler, non de l’ordre institué le 19 novembre, mais de l’ordre qui sera établi aussitôt qu’on le pourra ! On s’est même vanté discrètement d’avoir obtenu la modification de quelques paroles un peu plus accentuées qui auraient été prononcées d’abord par M. le maréchal de Mac-Mahon, et c’est ainsi que les légitimistes prétendent aider M. le président de la république à inspirer la confiance dans la stabilité d’un régime qu’ils ont contribué à créer, dont ils restent en vérité les alliés fort onéreux !

Qu’en résulte-t-il ? La conséquence est aussi claire qu’inévitable. Avec la meilleure volonté, on éprouve des perplexités singulières lorsqu’on voit la démarche la plus simple, la plus loyale, dénaturée par l’esprit de parti, exposée aux interprétations les plus abusives, les plus contraires évidemment à l’intention qui a dicté l’acte accompli par M. le président de la république. La confiance qu’on s’efforce justement de provoquer se sent paralysée par ces menaces d’agitations, nouvelles venant de ceux qui se donnent sans cesse comme les conservateurs privilégiés, comme les auxiliaires indispensables du régime actuel. L’opinion déconcertée se perd au milieu de toutes ces explications et de ces rectifications dont il faut faire suivre chaque manifestation officielle au premier signe de mécontentement ou de susceptibilité dans l’une des fractions de cette majorité qu’on veut avant tout maintenir compacte. On s’épuise à cette œuvre sans arriver à rien, sans sortir de ce malaise intime et indéfinissable dont on ne demande pourtant qu’à s’affranchir. Le gouvernement est le premier à en subir les conséquences, il le sent bien, puisqu’il est le premier à porter le fardeau de ces conditions laborieuses. Par sa situation même, il se croit tenu sans doute à des transactions, à des ménagemens à l’aide desquels il évite ou ajourne des crises ; mais il ne voit pas que, pour retenir des amis dangereux qu’il ne réussit pas même à convaincre, qu’il ne désarme quelquefois que par des concessions compromettantes, il prolonge une situation sans issue, et il rend de plus en plus difficiles des alliances avec lesquelles pourrait se former une majorité nouvelle acceptant pour programme l’organisation de ce gouvernement qu’on a voulu fonder, qu’on a offert à la France comme un gage de stabilité. Le gouvernement ne s’aperçoit pas qu’au lieu de donner l’impulsion il s’expose à paraître la subir, et que c’est là la raison de cette équivoque qui le compromet, dont il est le premier à souffrir. Si le ministère veut savoir où sont ses adversaires les plus dangereux, il n’a qu’à regarder autour de lui parmi ceux qui lui marchandent un appui précaire, qui ne lui rendent certes pas toujours ménagemens pour ménagemens.

La question n’est nullement à nos yeux dans les intentions du gouvernement, qui voit le péril, cela n’est point douteux, et qui doit sentir la nécessité de s’en affranchir ; elle est dans cette partie de la droite qui, sans se confondre avec le gouvernement, affecte vis-à-vis de lui des airs de prépotence ou de menace, qui, sans être la majorité de la chambre, ni même de la droite, suffit pour jeter l’assemblée dans le « désarroi » dont on parle en la frappant d’impuissance. Que veut donc la droite et quel est son rôle aujourd’hui ? Elle veut la restauration de la royauté traditionnelle, elle n’a pas besoin de le dire ; elle a eu, il y a quelques mois à peine, une occasion probablement unique de réaliser son rêve. Qui donc a été le principal obstacle ? C’est le représentant même de la royauté, qui a signé sa propre abdication dans cette lettre du mois d’octobre devant laquelle se sont évanouies toutes les combinaisons qu’on avait imaginées, et, après la lettre, M. le comte de Chambord est venu trouver son Culloden obscur dans ce séjour à Versailles, qui a dû lui laisser bien peu d’illusions. Ce que les légitimistes n’ont pu faire dans les conditions les plus favorables, lorsque tout semblait servir leurs desseins, lorsque les diverses fractions conservatrices de l’assemblée se prêtaient plus ou moins à une restauration monarchique, espèrent-ils pouvoir le tenter aujourd’hui ? ils ont eu leur prince sous la main, à Versailles, pendant les débats de la prorogation ; ils n’ont rien fait, et ils ont eu grandement raison : comptent-ils retrouver si vite les chances qu’ils ont perdues ? S’ils se croient en mesure d’accomplir cette restauration, que ne la proposent-ils tout de suite pour en finir ? Non, c’est impossible, ils ne l’ignorent pas, ils savent bien qu’ils ne retrouveraient plus une majorité pour les suivre dans une campagne nouvelle, qu’ils s’exposeraient au plus humiliant mécompte ; mais, s’ils ne peuvent rien faire, ils réussissent du moins à tout empêcher, et c’est là jusqu’ici le plus clair de leur politique.

La monarchie n’est pas possible, semblent-ils dire, soit ; — tout le reste ne sera pas moins impossible. La république, bien entendu, il n’en faut pas parler ; elle existe sans doute par le fait, et il serait même assez difficile de supprimer le nom, car enfin il faut bien avoir un nom ; mais c’est tout ce qu’on peut faire de ne pas effacer cette étiquette importune. Le septennat, on ne l’admet qu’assez dédaigneusement, pourvu qu’il ne se prenne pas au sérieux, à la condition qu’il consente à être l’instrument de la restauration monarchique. Hors de là, on semble lui refuser les moyens de vivre. S’il y a une commission des lois constitutionnelles, on s’ingénie à tout ajourner, à tout éluder, si bien qu’un de ces jours, à côté de la prorogation septennale, qui n’est elle-même ni définie ni organisée, il faudra décréter faute d’une loi électorale qui n’est pas faite, la prorogation des conseils municipaux, dont l’existence légale expire au mois d’avril, la prorogation des conseils-généraux. Vainement M. le vice-président du conseil est allé l’autre jour dans la commission des trente pour demander qu’on en finît dans le courant du mois ; on lui a répondu que la question était grave, et M. Lucien Brun a ajouté lestement qu’il fallait prendre son temps, qu’on n’était pas pressé, de sorte que dans un intérêt de parti tout reste en suspens. Le provisoire s’ajoute au provisoire ; tout passe à l’état de prorogation indéfinie, mais non organisée.

Sans doute il y a dans la droite elle-même des hommes plus modérés qui se résignent à l’ajournement indéterminé de leurs espérances monarchiques, qui admettent même la république, pourvu qu’on ne leur demande pas de la proclamer trop haut, et qui surtout acceptent la présidence septennale dans ses conditions sérieuses d’indépendance et de durée. Ces hommes existent assurément ; ils ne sont pas insensibles à la situation de la France, ils comprennent la nécessité de ne point se refuser à la seule organisation possible du pays. Ils le sentent et ils le disent. Pourquoi donc ne se séparent-ils pas de ceux des légitimistes qui s’efforcent de tout empêcher ? Pourquoi ne pas prendre hautement parti pour une politique nouvelle de conciliation et de trêve dans les conditions actuelles ? Par le fait, sans le vouloir, on a l’air de rester avec une minorité turbulente qu’on blâme, mais dont on ne décline pas assez l’alliance ; on paralyse le gouvernement aussi bien que l’assemblée, et c’est ainsi qu’on arrive à ces neutralisations de forces, à ces équivoques, à ces confusions dont la chambre offre le spectacle toutes les fois qu’une sérieuse question de politique se présente. On croit avoir fait beaucoup par un vote qui clôt une discussion, et il se trouve qu’on n’a rien fait. Les légitimistes sont une partie de la majorité, dit-on, et il faut avant tout maintenir la majorité du 24 mai, du 19 novembre, c’est la loi parlementaire ! Fort bien, mais cette majorité comment la maintient-on ? à quel prix peut-on l’obtenir ? On ne peut se faire illusion : cette majorité ne se retrouve dans les circonstances graves que par l’effort d’une diplomatie parlementaire sans cesse occupée à renouer des fils toujours près de se rompre, par une suite de concessions ou de réserves sur les points les plus délicats, et il se trouve en définitive que ce sont les légitimistes intransigens qui, sans être la majorité, pèsent sur toutes les résolutions, sur l’action du gouvernement et.de l’assemblée, sur toute la politique. Ils réussissent jusqu’à un certain point dans leur tactique : ne rien faire et tout empêcher.

Sait-on quel est le résultat ? Il peut être également malheureux pour le gouvernement et pour l’assemblée. Ce système de concessions donne presque forcément à la politique du gouvernement une couleur qu’elle ne devrait pas avoir, qu’il ne voudrait pas lui-même sans doute lui donner, parce que c’est un véritable danger à l’extérieur comme à l’intérieur. Quant à l’assemblée, le dernier mot est l’impuissance dans la confusion et dans l’agitation des partis. Or ici précisément s’élève la question la plus grave et la plus délicate. Rien n’est plus commode que de vivre à Versailles, de nouer des combinaisons, de menacer le ministère ou de se livrer à toute sorte de discussions oiseuses en se disant qu’on a le temps, que rien n’est pressé. Malheureusement on semble oublier que nous vivons dans les conditions les plus extraordinaires qui aient pu jamais être faites à une grande nation, qu’un pays qui a besoin d’une certaine fixité pour son travail, pour tous ses intérêts, ne peut cependant rester toujours à la merci des transactions, des agitations ou des mécomptes irrités des partis.

Il y a trois ans maintenant, trois ans depuis deux jours, que l’assemblée qui est à Versailles s’est réunie pour la première fois à Bordeaux. Née dans les circonstances les plus terribles, elle n’avait point reçu sans doute une mission précise et limitée. Elle était envoyée pour faire face à tout, pour arracher la France à toutes les extrémités qui la menaçaient ; mais enfin, si large, si étendu que fût son mandat, elle n’a point été créée évidemment pour rester une souveraineté permanente et indéfinie, pour jouer le rôle d’un long parlement. Elle avait surtout pour mission de rendre à la France la paix et des institutions fixes, un gouvernement régulier. Avec M. Thiers, elle a donné la paix, elle a délivré le territoire, elle a rendu un immense, un patriotique service. Si maintenant, au lieu d’organiser le pays, l’assemblée s’épuise en luttes stériles, si, au lieu de mettre fin au provisoire, elle n’est occupée qu’à le reproduire et à l’aggraver sous toutes les formes, si on en est à ce point d’impuissance ou de périlleuse confusion, qu’on y prenne bien garde, il n’y aura plus bientôt qu’une issue, la dissolution. Ce ne sont pas les radicaux qui auront obtenu cette victoire, c’est la droite elle-même qui aura préparé ce dénoûment inévitable en reculant devant une œuvre que les circonstances lui imposent et que le pays attend, que l’assemblée actuelle aurait pu accomplir dans l’esprit le plus conservateur et qu’elle laisserait inachevée ou livrée à toutes les chances de l’inconnu. C’est là en définitive toute la question sur laquelle les esprits prévoyans doivent appeler l’attention de l’assemblée elle-même.

Si l’on veut en arriver là, on n’a qu’à continuer, la route est ouverte, on sera bientôt au bout. Si l’on veut échapper à cette extrémité d’une dissolution qui serait prématurée, qu’on ne pourrait proposer à une grande assemblée tant qu’on n’a pas pourvu aux plus pressantes nécessités de l’organisation du pays, il faut s’arrêter, il faut dissiper ces équivoques qui pèsent sur les esprits comme sur les intérêts, qui feraient croire à une réticence permanente, préméditée, dans la politique française. On ne peut pas rester dans cette incertitude, où le pouvoir le plus élevé a toujours l’air d’être mis en doute soit directement par les contestations les plus audacieuses de l’esprit de parti, soit indirectement par le refus systématique de lui donner, avec une organisation régulière, les moyens d’exercer son action. Le gouvernement, s’il le veut, peut beaucoup par la netteté de son attitude, par la fermeté de ses déclarations. Il a sous peu de jours l’occasion la plus favorable : il va être obligé de répondre à l’interpellation dont la circulaire de M. le vice-président du conseil est le prétexte, et qui, en réalité, n’a trait qu’aux interprétations diverses dont le septennat est l’objet. Le ministère n’a qu’à opposer aux défis qu’on lui adresse une affirmation nette et péremptoire de la septennalité, des déclarations de telle nature qu’elles ne laissent plus aucune place à toutes ces contradictions et à ces commentaires qui ne s’arrêtent pas devant la parole de M. le maréchal de Mac-Mahon. Il ne se risquera même pas beaucoup en déclarant que le septennat, créé sous le nom de la république, doit garder le nom de la république ; il ne fera qu’affirmer ce qui ne peut pas être évité, et qu’on nous permette de le dire, ce serait une faiblesse de s’arrêter parce qu’on paraîtrait ainsi donner une certaine satisfaction à des adversaires habituels du centre gauche ou de la gauche.

Le grand malheur lorsqu’on rallierait à un gouvernement qui doit durer longtemps le plus de partisans possible, des hommes comme M. Dufaure, qui témoignait l’autre jour l’intention la plus franche de soutenir le septennat ! Ceux qui, ne pouvant faire la monarchie, ne veulent pour la France ni de la république ni du septennat et s’efforcent de perpétuer le provisoire, ceux-là voteront contre le gouvernement, ils ne seront pas aussi nombreux qu’on le croit ; les radicaux de l’extrême droite iront rejoindre les radicaux de l’extrême gauche. Bien d’autres hommes de tous les rangs et de toutes les opinions se sentiront tranquillisés, désarmés, et, si tous ne votent pas pour le ministère, ils ne seront pas des ennemis dangereux. On aura notablement dégagé, éclairci et détendu une situation tout simplement en la précisant, en offrant un point fixe où toutes les volontés sincères peuvent se rallier. Les députés de l’extrême gauche qui offrent, au ministère cette occasion de la prochaine interpellation lui ont rendu peut-être un certain service, s’il se décide à profiter de la circonstance pour trancher toutes les questions douteuses par une parole décisive.

Que le gouvernement affirme le septennat, que l’assemblée l’organise, c’est là pour le moment tout ce qu’il y a de mieux à faire pour répondre à ce besoin de sécurité et de stabilité qui existe en France. Il est bien évident en effet que le ministère, quant à lui, ne peut qu’attester son opinion, sa résolution sur ce point essentiel de notre politique ; c’est à l’assemblée de compléter ce qu’elle a commencé, de donner une sanction pratique aux déclarations du gouvernement, en pressant au besoin la commission des lois constitutionnelles qu’elle a nommée d’en venir enfin à un résultat. Ce ne sera vraiment pas trop tôt. On se plaignait déjà l’an dernier de la première commission des trente, de ses recherches subtiles et de ses lenteurs. On dirait que la commission de cette année s’est mise à l’œuvre avec cette persuasion qu’elle n’avait été nommée que pour gagner ou perdre du temps, pour offrir aux députés qui en font partie une occasion de déployer leur érudition ou leur imagination. Il y a deux mois déjà qu’elle existe, qu’elle travaille, qu’elle discute, — elle vient enfin de nommer un rapporteur pour la loi électorale, pour la loi électorale seule, bien entendu, et si M. Batbie, qui a été chargé de cette mission, veut rapporter tout ce qui a été dit, résumer tous les systèmes qui ont été développés, même toutes les fantaisies qui se sont produites sérieusement, il peut à son tour demander du temps. Le fait est que le rapport ne sera pas présenté, dit-on, avant la fin de mars. Alors l’assemblée se séparera pour les vacances de Pâques, pour la session des conseils-généraux, et elle ne reviendra guère avant le mois de mai ; puis il faudra étudier les autres projets sur les deux chambres, sur le pouvoir exécutif. Qu’on mette deux mois pour étudier chacun de ces projets comme pour la loi électorale, on voit que l’œuvre constitutionnelle est en bon chemin et que le pouvoir présidentiel peut attendre avant de savoir ce qu’il sera !

Véritablement, à suivre les travaux de la commission des trente, on n’est pas sans éprouver un certain malaise. Quoi donc ! depuis quatre-vingts ans, toutes les questions constitutionnelles possibles ont été étudiées, discutées, même résolues dans tous les sens, et on en est là ! M. de Lacombe propose le grand collège de 1820. M. Chesnelong et M. le duc de Bisaccia mettent leur génie en commun pour proposer un système qui consisterait à créer un corps de notables électeurs avec des délégués du suffrage universel et les plus hauts imposés ! On disserte sur le nombre et sur les intérêts. La commission est évidemment le jouet d’une illusion, elle se méprend, elle n’a point été créée pour se livrer à ces études de fantaisie où l’esprit de parti prend trop souvent la place du sentiment exact de la réalité ; elle a été instituée pour faire une œuvre politique, essentiellement pratique. On a fini par le sentir, peut-être un peu sous la pression de l’opinion, et on en est revenu tout simplement au projet que M. Dufaure avait présenté, dont le point le plus saillant est la substitution du vote par arrondissement au scrutin de liste par département. Il aurait mieux valu commencer par là, et si on veut être prudent, au lieu de reprendre les mêmes voyages à travers toutes les théories constitutionnelles, lorsqu’il s’agira de préparer les lois sur le pouvoir exécutif, sur les deux chambres, on ira droit au fait. Il ne faudrait pas de longs mois, quelques jours suffiraient, et l’assemblée, sans plus de retard, serait ainsi en mesure d’en finir avec toutes les ambiguïtés par une organisation régulière qui serait à la fois la garantie du pays et du gouvernement lui-même.

Pour le moment, l’assemblée en est à discuter les nouveaux impôts, chose grave assurément et indispensable pour l’équilibre du budget. Le ministre des finances, M. Magne, a fort à faire pour défendre ses combinaisons contre M. Léon Say, qui dans un spirituel discours proposait de prendre le temps d’examiner la question et de suppléer momentanément aux impôts par une émission de bons du trésor, — contre M. Germain, qui a vivement attaqué quelques-unes des contributions nouvelles, — contre M. Feray, qui a mis en avant un système destiné sans doute à être adopté un jour ou l’autre, une nouvelle évaluation cadastrale des terres taxées jusqu’ici comme terres en friche. Impôts sur le sel, sur l’alcool, sur les transports par petite vitesse, sur les chèques, tout est débattu sérieusement, utilement depuis quelques jours. Un des inconvéniens de ces discussions, d’ailleurs très substantielles et si instructives, c’est de mettre inévitablement aux prises des intérêts divers. La propriété se plaint de porter tout le fardeau et se défend contre des charges nouvelles qu’elle rejette sur l’industrie et le commerce ; l’industrie se plaint à son tour d’être surchargée. Le fait est que personne ne peut songer à établir une distinction entre des intérêts qui sont solidaires, et que le fardeau pèse sur tout le monde. Il est bien certain que la critique peut s’exercer aisément, que parmi ces nouveaux impôts la plupart sont défectueux, même comme impôts ; la surtaxe sur le sel arrivera difficilement au terme et risque fort d’être repoussée. L’impôt sur les transports à petite vitesse peut nuire singulièrement au transit commercial, et c’est là un des côtés les plus graves. M. le ministre des finances n’arrive pas moins peu à peu à gagner sa bataille, en d’autres termes il obtient ses impôts, parce qu’ils sont nécessaires. C’est la rançon d’une crise qui ne nous est pas rappelée seulement par des nécessités financières, qui est tristement remise dans notre mémoire aujourd’hui par les élections qui viennent d’avoir lieu en Alsace et en Lorraine. Les deux provinces ont été appelées à nommer pour la première fois leurs députés au parlement allemand. Elles ont choisi, on devait s’y attendre, des hommes qui répondaient à leurs sentimens, qui vont représenter à Berlin le parti de la protestation contre l’annexion de la Lorraine et de l’Alsace à l’Allemagne. Elles ont montré une fois de plus qu’elles se souvenaient de la France, et ce n’est point certes la France qui les oublie !

Les nations aux mœurs fortes ont une manière à elles de traverser les crises publiques. Il y a trois semaines, la dissolution du parlement venait surprendre l’Angleterre ; aujourd’hui tout est fini, les élections sont faites, un nouveau parlement est sorti du scrutin. La bataille hardiment engagée, résolument acceptée, a été courte et décisive ; elle a un dénoûment auquel on ne s’attendait peut-être pas, elle se termine par la défaite du ministère Gladstone et du parti libéral, par la victoire du parti conservateur. Vainement M. Gladstone, tout premier ministre qu’il est, a payé de sa personne, allant sous la pluie et le vent haranguer les électeurs de Greenwich et de Woolwich, déployant toutes les séductions de ses réformes financières, de son budget et de ses excédans, faisant même des quatrains humoristiques sur M. Disraeli ; la bataille est perdue. La majorité libérale, si compacte en 1868, est devenue la minorité en 1874.

Comment cela s’est-il fait ? comment s’est accomplie cette révolution ou cette évolution dans l’opinion anglaise ? M. Gladstone, il est vrai, a paru un instant avoir les chances les plus favorables. L’habile hardiesse avec laquelle il avait brusqué les élections au moment où ses adversaires s’y attendaient le moins ressemblait au défi d’un tacticien assuré du succès. Il se présentait aux électeurs les mains pleines de promesses opulentes. Pendant une administration de plus de cinq années, il avait certes déployé un esprit qui ne reculait pas devant les réformes les plus utiles et même les plus considérables. Malgré tout, la majorité libérale ne s’est pas retrouvée à l’appel de son chef, et cet échec s’explique peut-être par bien des causes, les unes sérieuses et générales, les autres d’un ordre intime et secondaire. Le ministère Gladstone a-t-il succombé uniquement parce qu’il a trop vécu, parce qu’un long règne finit par dissoudre les majorités les mieux disciplinées en développant tous les germes de division ? Les dissidens ont-ils refusé leur vote faute d’une satisfaction suffisante au sujet de la sécularisation de l’enseignement primaire et de l’abandon de la loi votée il y a quelques années sur la proposition de M. Forster ? Le cabinet a-t-il perdu des voix pour avoir aboli l’achat des grades dans l’armée, pour n’avoir pas assez rassuré ceux qui craignent de voir s’étendre à l’Angleterre elle-même les réformes territoriales accomplies en Irlande ? Les règlemens du ministre de l’intérieur, M. Bruce, sur la consommation des spiritueux ont-ils eu pour effet de transformer en ennemie la puissante corporation des débitans de bière ? On dit tout cela et on explique le dernier scrutin de bien d’autres manières encore. Toujours est-il que l’appât d’un budget merveilleux et de l’abolition de l’income-tax n’a pas suffi pour rallier les électeurs anglais, qui ont résisté à cette fascination des avantages matériels dont on les flattait.

Au fond, en remuant tant de choses en si peu d’années, en accomplissant des réformes si nombreuses et si sérieuses, qui touchent à toutes les conditions sociales de l’Angleterre, peut-être M. Gladstone a-t-il fini par émouvoir ou par réveiller ce sentiment conservateur qui est toujours puissant chez les Anglais, et qui, sans reculer devant le progrès, est facilement en garde contre les innovations précipitées. Les réformes réalisées par M. Gladstone resteront, on n’y touchera pas, et en même temps on éprouve le besoin de s’arrêter. C’est là peut-être, au point de vue intérieur, la signification naturelle et simple de ces élections, qui avaient d’autant plus d’importance qu’elles étaient la première application sérieuse de la réforme électorale de 1868, surtout du scrutin secret. On avait cru, on n’avait cessé de dire que cette condition du scrutin secret tournerait au profit des libéraux, qu’elle serait fatale au parti conservateur, On voit ce qui en est et ce que deviennent les réformes pratiquées par un peuple viril. L’opinion peut avoir ses entraînemens d’un instant, elle reprend vite son cours régulier, et les innovations les plus hardies ne servent pas à ébranler les institutions.

Cette expérience électorale est certes à l’honneur de l’Angleterre. À tout prendre, elle ne change pas les conditions de la vie publique. Le personnel politique n’est même guère modifié ; il y a peu d’éléments nouveaux dans la chambre des communes qui vient d’être élue. Le seul fait caractéristique, c’est le déplacement de la majorité, et ce qu’il y a de plus significatif encore, c’est que le parti conservateur a trouvé de nombreux adhérens parmi les populations ouvrières, dans les grandes villes de négoce et de travail, telles que Liverpool, Leeds, Westminster, Londres. Le revirement est évident, et M. Disraeli a pu le célébrer comme le signe rassurant de l’union permanente de toutes les forces sociales de l’Angleterre, de la propriété, du travail, du capital. C’est de plus la preuve que, malgré toutes les transformations qui s’accomplissent, les vieilles institutions anglaises ont toujours de profondes racines dans l’âme du peuple. M. Disraeli, dans un discours qu’il vient de prononcer à Birmingham, triomphe, non sans quelque raison, de cette démonstration, et naturellement il rend aujourd’hui à ses adversaires ironie pour ironie, il prend avec eux le ton vainqueur d’un homme qui arrive au pouvoir porté par l’opinion populaire. Le fait est que la première conséquence des élections est la chute de M. Gladstone. Il n’y a d’incertitude que sur l’heure où le cabinet libéral donnera sa démission, et où M. Disraeli sera appelé par la reine pour former un ministère dont l’un des principaux membres sera dans tous les cas lord Derby, qui a été déjà ministre sous le nom de lord Stanley, et qui est sans doute destiné par son talent, par ses idées, comme par sa naissance, à devenir le chef d’un torysme libéral. Lord Salisbury semble aussi un des hommes désignés pour entrer au pouvoir. Ce sera un ministère conservateur ; mais, bien que M. Disraeli ait assuré que les élections dernières étaient la condamnation de la politique irlandaise de M. Gladstone, ce serait une erreur singulière de croire qu’on va procéder par voie de réaction et revenir sur les réformes réalisées depuis cinq ans. Les faits accomplis sont accomplis, et le ministère conservateur n’y changera rien ; il se bornera probablement à s’arrêter dans la voie des innovations où s’était engagé M. Gladstone. Du reste, M. Disraeli, en homme qui se sent près du pouvoir, s’est montré assez sobre d’explications sur ses projets politiques et financiers dans son discours de Buckingham ; il s’est occupé surtout d’une question certes des plus graves pour l’Angleterre, de la famine qui s’est abattue sur l’Inde et des devoirs qui en résultent pour le gouvernement.

Quel rôle ont joué dans ces élections les considérations de politique extérieure, et quelle influence le résultat exercera-t-il sur l’action de l’Angleterre dans le monde, surtout en Europe ? En apparence, ces questions ont été à peu près laissées de côté dans la lutte. La guerre contre les Achantis, qui d’ailleurs semble avoir l’issue la plus favorable, ne peut compter sérieusement malgré les cours de géographie qui ont été faite sur le détroit de Malacca. Si l’on n’a rien dit de la politique extérieure, on ne peut douter cependant que les Anglais n’aient sur le cœur le rôle effacé que M. Gladstone a fait à l’Angleterre depuis cinq ans, l’abrogation du traité de 1856 sur la Mer-Noire, l’affaire de l’Alabama avec les États-Unis. C’est là ce que ne peuvent compenser tous les excédans financiers, ce que supporte difficilement la fierté d’une nation qui a eu si souvent une action prépondérante sur le continent et qui se trouve aujourd’hui à peu près en dehors de toutes les questions d’intérêt européen ; mais les Anglais sont un peuple très politique : ils ne renversent guère un cabinet sur des questions extérieures. Les déboires que l’Angleterre a dévorés depuis quelques années comptent sans doute pour une bonne part dans l’échec de M. Gladstone ; ils n’ont point été le prétexte ostensible du vote qui vient d’atteindre le cabinet libéral. Il est bien certain que sous ce rapport M. Gladstone laisse un héritage peu brillant à ses successeurs. Le ministère conservateur qui va se former se décidera-t-il à suivre une politique moins effacée ? Cherchera-t-il à renouer dans une certaine mesure les traditions anglaises ? C’est là une question dont la solution dépend sans doute de bien des circonstances de bien des événemens qui peuvent se produire en Europe, et d’abord de l’existence même de ce ministère qui en est encore à se constituer.

ch. de mazade.


ESSAIS ET NOTICES.

Jean, sire de Joinville, texte original accompagné d’une traduction par M. Natalis de Wailly, membre de l’Institut. Paris, 1873. Firmin Didot.

Depuis longtemps, W. de Wailly paraît avoir fait son domaine propre de l’histoire du sire de Joinville. Il en a publié en quelques années plusieurs éditions, successives qu’il a rendues à chaque fois plus parfaites. Celle que nous avons sous les yeux semble devoir être la dernière, car on ne voit pas ce qu’on y pourrait ajouter ; il n’est guère possible d’y désirer rien de plus, et l’on sort de cette lecture avec ce contentement d’esprit que laissent les œuvres achevées.

Le texte d’abord a reçu de grandes améliorations, ce qui était fort souhaitable et ne paraissait pas très facile. Jusqu’à M. de Wailly, on se servait presque uniquement pour l’établir d’un manuscrit important, postérieur à peine d’un demi-siècle à l’époque où le sénéchal de Champagne écrivit l’histoire de son maître. Il semblait que ce manuscrit, qui était si ancien, si rapproché du temps de Joinville, devait reproduire non-seulement la pensée, mais le style et les expressions mêmes de l’auteur. Il n’en était rien pourtant : en cinquante ans, la langue s’était modifiée ; pour être mieux compris et plus goûté, l’ouvrage du pieux ami de saint Louis avait dû subir beaucoup de ces altérations de détails, qui, prises isolément, ne sont pas graves, mais finissent par dénaturer tout à fait l’ensemble. Partout on l’avait poli et mis à la mode du jour. Le mal était grand, M. de Wailly n’a pas pensé qu’il fût sans remède. Il s’est souvenu que souvent les mauvaises copies permettent de corriger la bonne, et il a consulté deux manuscrits plus récens auxquels on n’avait pas encore attaché assez d’importance. Les gens qui en 1350 transcrivaient le texte de Joinville le comprenaient encore ; lorsqu’ils trouvaient un mot ou un tour de phrase qui ne s’employait plus de leur temps, ils le modifiaient sans en altérer le sens. Au contraire, quand au XVIe siècle on copia l’histoire de saint Louis par l’ordre d’Antoinette de Bourbon, duchesse de Guise, l’intelligence de cette vieille langue s’était fort obscurcie. Les copistes rencontraient à chaque pas des expressions qu’ils interprétaient mal ou qu’ils paraphrasaient, faute de pouvoir les comprendre. Ces contre-sens nous rendent un grand service en nous mettant sur la voie du texte véritable. M. de Wailly en cite beaucoup d’exemples curieux ; j’en veux reproduire un ou deux pour faire connaître quelle est sa méthode ordinaire et par quelles déductions ingénieuses il parvient à retrouver les termes et le style de son auteur.

Au début du manuscrit du XIVe siècle, on lit ces mots : « à son bon seigneur Looys, Jehan, sire de Joinville, son séneschal de Champaigne. » Rien n’est plus simple et plus clair, c’est presque la langue dont nous nous servons. Cependant il est très douteux que Joinville se soit tout à fait exprimé ainsi ; on parlait autrement de son temps. Dans cette langue tout imprégnée de latin, l’adjectif possessif, quand il était sujet, se disait non pas mon, ton, son, mais mes, tes, ses (meus, tuus, suus). Il devait donc y avoir dans le texte primitif « ses sénéchaux ; » on n’en doute pas quand on lit dans les copies du XVIe siècle : « Jehan, sire de Joinville, des sénéchaux de Champaigne, » ce qui ne signifie rien, mais prouve que le copiste ignorant avait devant les yeux la véritable leçon. De même lorsque le manuscrit ancien porte : « Devant le roy servait le conte d’Artois, son frère, » nous pouvons être certains qu’au lieu de « son frère, » il y avait dans le texte primitif « ses frères, » qui est une forme ancienne du sujet au singulier. Le copiste le plus récent l’a prise naturellement pour un pluriel, et il a cru tout expliquer en disant : « Devant le roy servait le conte d’Artois, et ses frères. » Nous voilà donc bien avertis que le manuscrit ancien, qu’on avait jusqu’ici scrupuleusement reproduit, a besoin lui-même d’être corrigé. Les fautes commises par les copistes plus récens le prouvent et nous aident souvent à revenir au texte véritable ; mais les corrections qu’elles suggèrent ne sont pas suffisantes : pour les compléter, M. de Wailly a pensé qu’il fallait s’adresser ailleurs. Il a cherché à retrouver les termes mêmes et l’orthographe de Joinville où ils sont aujourd’hui pour nous, c’est-à-dire dans ses lettres missives, dans les actes divers qui nous restent de lui et qui portaient alors le nom de chartes. Nous en avons heureusement conservé un très grand nombre. « Ce recueil, dit M. de Wailly, en l’absence du manuscrit original, est un équivalent dont la critique la plus sévère ne peut mettre en doute l’autorité. C’est là que la langue de Joinville a pu se conserver exempte de toutes les altérations qu’y ont introduites des copistes d’un autre temps et d’un autre pays. » Que restait-il donc à faire, sinon de rapprocher autant que possible la langue de l’historien de Saint-Louis de celle de ses chartes ? M. de Wailly l’a fait, et c’est ainsi que, grâce à lui, nous possédons aujourd’hui un Joinville plus exact, plus fidèle, qu’on ne pouvait le lire à la cour de Charles V, cinquante ans à peine après sa mort. Nous pouvons nous flatter qu’à peu d’exceptions près, par un effort de science, nous avons reconquis le texte véritable de cet admirable ouvrage, tel que le vieux sénéchal de Champagne le fit mettre au net par ses copistes pour l’offrir au petit-fils du saint roi dont il avait été le compagnon et l’ami.

Après s’être donné beaucoup de peine pour satisfaire les savans, M. de Wailly a voulu s’occuper du public ordinaire. À côté de ce texte, qui reproduit aussi exactement que possible la langue du XIIIe siècle, il a placé une traduction en français moderne. Il s’est astreint, dans cette traduction, à changer le moins possible l’original. Il en conserve les termes quand il est sûr qu’on pourra les comprendre ; il ne touche pas aux tours de phrase lorsqu’il peut le faire sans trop heurter nos habitudes. La version qu’il nous donne ainsi n’est pas seulement fidèle par l’extérieur et les expressions, elle semble avoir gardé quelque chose de la vie même et de l’âme de Joinville. C’est la louer suffisamment que de dire qu’on y retrouve cette impression de simplicité et de sincérité que laisse le texte original de l’auteur. Ce n’était pas assez encore d’avoir traduit aussi fidèlement l’histoire de saint Louis, M. de Wailly a voulu la commenter de façon à n’y plus rien laisser d’obscur. Les cent dernières pages de son livre sont occupées par des dissertations de toute sorte sur le pouvoir royal, sur les armes offensives et défensives, sur les vêtemens, sur le système monétaire, sur la domesticité féodale, etc. On y remarque surtout un long chapitre sur la langue de Joinville, qui est une véritable grammaire du français au moyen âge. M. de Wailly y montre une fois de plus que c’était non pas un jargon barbare sans principes et sans lois, comme on est par momens tenté de le croire, mais une langue bien ordonnée, plus riche et plus souple quelquefois que la nôtre et qui surtout possédait des règles précises et fixes. Ainsi, à propos de la déclinaison, qui avait conservé quelques-unes des flexions casuelles des idiomes antiques, il fait remarquer que les lois posées par les grammairiens étaient connues et respectées dans la chancellerie de Joinville. En étudiant ses chartes, il constate que les règles grammaticales y ont été observées plus de quatorze cents fois et que le nombre des fautes ne dépasse pas sept.

Le livre de M. de Wailly fait partie d’une « collection de chefs-d’œuvre historiques et littéraires du moyen âge » que nous annonce la librairie de M. Firmin Didot. On nous promet qu’à Ville-Hardouin et à Joinville s’ajouteront bientôt Commynes, Guillaume de Tyr, des extraits en prose et en vers des meilleurs écrivains français jusqu’à la renaissance. Ils seront publiés d’après le même système, c’est-à-dire avec un texte aussi parfait que possible et une traduction littérale. C’est là une entreprise utile et patriotique à laquelle il faut applaudir. Rappelons-nous avec quelle ardeur nos voisins d’Allemagne, humiliés par nos victoires, se jetèrent il y a cinquante ans dans l’étude du passé, quelle passion ils mirent à éclaircir leurs origines, à faire revivre leurs anciens historiens et leurs vieux poètes. Il leur semblait que leur pays, amoindri dans son prestige, mutilé dans son territoire, reprenait quelque chose de sa grandeur et de son étendue quand ils avaient ajouté quelques siècles à sa gloire littéraire. Nous avons été jusqu’ici trop peu soucieux de la nôtre. Les érudits seuls peuvent pénétrer dans ces époques obscures où se prépare et se forme la littérature de la France ; il est bien temps qu’on en ouvre l’accès à tout le monde, et que les chefs-d’œuvre de notre ancienne langue deviennent aussi populaires chez nous que le poème des Nibelungen et les chants des Minnesinger le sont en Allemagne.

Gaston Boissier.




Le directeur-gérant, C. Buloz.