Chronique de la quinzaine - 14 février 1882

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Chronique n° 1196
14 février 1882


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1882.

Un ministère est disparu, un autre ministère est venu au monde. Ce que le cabinet du 14 novembre a fait de sa main légère dans sa courte existence plus bruyante que sérieuse, le cabinet nouveau s’est empressé de le défaire en grande partie. Il est certain que ce nouveau cabinet, qui est né le dernier jour de janvier, a eu depuis son avènement assez de travail, ne fût-ce que pour se reconnaître, pour essayer de reconstituer ce que ses prédécesseurs avaient désorganisé, pour remettre un certain ordre rationnel dans une multitude de services découpés ou dispersés par la fantaisie. Il a voulu refaire la direction des beaux-arts telle qu’elle existait depuis longtemps, et en la remettant à sa vraie place, avec les lettres, à l’instruction publique, il lui a rendu naturellement ce qui lui appartenait. Il s’est fait un devoir de reconstituer aussitôt l’administration des cultes démembrée, bouleversée par un esprit brouillon, et en rattachant cette direction réorganisée à la chancellerie, il lui a restitué aussi son nom, son autorité, ses attributions traditionnelles. Les colonies, de leur côté, sont revenues à la marine, dont elles avaient été arbitrairement séparées, et le nouveau ministre, M. L’amiral Jauréguiberry, en homme d’expérience et de maturité, s’est hâté de soumettre à une révision sévère les inventions réformatrices de l’administrateur improvisé qui, à son entrée au pouvoir, annonçait sans façon à de vieux marins qu’ils auraient à gagner sa confiance.

Quinze jours ont à peine suffi pour ce travail, pour faire disparaître presque tout ce qu’on avait créé et faire revivre tout ce qu’on avait détruit, pour revenir en un mot au point où on en était au mois de novembre. C’est la période des décrets rectificatifs, et si, pour le bien du pays, pour la dignité même du pouvoir, on est tenté de trouver que tout n’est pas pour le mieux dans ces actes contradictoires, dans ces nouveaux décrets qui viennent, à si courte distance, abroger de précédens décrets, les uns et les autres invariablement signés par M. le président de la république, c’est peut-être vrai. Il y aurait seulement à tirer de cette malencontreuse expérience une moralité qui apparaissait déjà distinctement il y a deux mois dans une discussion serrée et vive engagée entre le dernier président du conseil et M. Ribot : cette moralité, c’est qu’il serait plus que temps d’en finir avec ces procédés, d’éviter dorénavant de tout bouleverser à chaque changement de cabinet, de multiplier les ministères par des caprices d’omnipotence ou de camaraderie; c’est qu’il peut sembler extraordinaire que sous la république, dans un régime libre, on se croie le droit de remanier les plus grands services de l’état, de créer des nécessités de crédits permanens par un décret, lorsqu’on ne peut pas même modifier la condition de la plus modeste municipalité ou engager la plus simple dépense sans une loi. C’est d’autant plus vrai que ces créations de circonstance nées d’une fantaisie sont le plus souvent sans durée et qu’en définitive elles coûtent cher.

Le fait est que ce ministère de deux mois, dont le nouveau cabinet est occupé à liquider la succession depuis quinze jours, aura eu une destinée singulière; il aura passé son temps à tout remuer, à tout agiter pour ne rien faire et sa courte existence se solde aujourd’hui par ces créations artificielles de ministères qui n’auront été qu’une dépense inutile, par ce plan de révision constitutionnelle qui a disparu avec lui, par ces projets de réformes posthumes qu’il produit maintenant, qu’il aurait tout aussi bien fait de garder dans son portefeuille. De ce règne ministériel de deux mois, il ne reste vraiment à peu près rien, si ce n’est le souvenir d’une déception mêlée d’ironie, et cette impression à peu près universelle que si, à la dernière heure, M. Gambetta a su tomber avec quelque fierté, même avec habileté, il avait certes tout fait pour mériter sa chute. On le voit, on le sent mieux aujourd’hui : M. Gambetta n’avait créé qu’un mirage qu’il a lui-même contribué à dissiper. Il n’avait montré le discernement supérieur d’un politique ni dans le choix des hommes, ni dans la direction des affaires. Avec sa puissance de parole et ses ressources de tacticien, il retrouvera un rôle, et dans tous les cas il reste toujours un chef dangereux d’opposition contre les cabinets qui pourraient se succéder; mais avant de redevenir pour sa part un prétendant sérieux au pouvoir, il a évidemment à s’éclairer sur les causes de sa dernière mésaventure, à se refaire d’autres idées, d’autres procédés, une autre position. Il a besoin de reconstituer son crédit, de se rendre mieux compte des conditions du gouvernement, et en vérité si quelque chose peut, au lieu de relever son crédit, achever ou aggraver la défaite qu’il a récemment essuyée, c’est bien cet ensemble de prétendues réformes qu’il laisse aujourd’hui se produire en son nom, qui sont probablement destinées à avoir une médiocre fortune.

C’était bien la peine de passer deux mois à méditer ou à ne rien faire pour essayer de se survivre, après la chute du 26 janvier, par cette série d’élucubrations bizarres ! Certes les projets ne manquent pas, tous les membres du cabinet du 14 novembre y ont mis la main. Le ministre de l’intérieur de M. Gambetta a son projet de loi sur les associations, qui n’a sûrement rien d’original, surtout rien de libéral, dont tout le secret consiste à transformer en délit le seul fait d’une affiliation quelconque à une association ayant un caractère religieux. La loi semble imaginée, combinée pour cet unique objet. Le dernier garde des sceaux a, lui aussi, son projet savamment élaboré, sa réforme démocratique de la justice, qui supprime tout simplement trois cents tribunaux, au risque de troubler les habitudes, les intérêts des populations éloignées désormais des centres judiciaires, — et qui propose surtout, à titre de nouveauté, d’étendre la juridiction des justices de paix, d’établir un jury correctionnel par arrondissement. Malheureusement, il suffit de lire ce projet pour s’apercevoir qu’en dépit de simplifications apparentes, il ne simplifie rien, qu’il est inapplicable ou dangereux, qu’il n’est fait ni pour relever la magistrature ni pour assurer plus de garanties aux justiciables. Cette idée d’étendre la juridiction des justices de paix particulièrement, elle n’a en définitive rien de nouveau, et appliquée avec prudence, dans des conditions favorables, elle peut sans doute avoir les plus heureux effets; mais avant de procéder à cette réforme qui peut devenir une expérience des plus délicates, est-on sûr d’avoir, à l’heure qu’il est, un personnel à la hauteur de la mission nouvelle qu’il aurait à remplir? Sait-on, de plus, à quel degré d’équité, de libéralisme on arriverait bientôt avec ce système de juges de paix dépendant du bon plaisir de l’état et présidant un jury correctionnel dans un arrondissement? On risquerait infailliblement de tout compromettre, de livrer la justice à deux dangereux ennemis de toute justice, à l’esprit de parti et à l’esprit de localité. On ne tarderait pas à avoir des acquittemens systématiques ou des condamnations passionnées, des représailles pénales. Ce serait surtout vrai aux heures d’excitation. Le dernier garde des sceaux ne s’est pas préoccupé de ces petits inconvéniens. Il a tenu simplement sans doute à montrer qu’il avait, lui aussi, son contingent tout prêt dans les réformes que le vote sur la révision a si brusquement arrêtées au passage ; mais de tous ces ministres du 14 novembre qui ont voulu s’illustrer et illustrer le cabinet auquel ils ont appartenu par leurs œuvres posthumes, le plus surprenant, le plus tapageur est certainement M. Paul Bert, le ministre de l’instruction publique à qui M. Gambetta, par un choix plein de tact, a eu la singulière idée de confier l’administration des cultes. Ce n’est pas que M. Paul Bert se soit jamais sérieusement considéré comme un ministre des cultes, il n’a cru visiblement être qu’un ministre contre les cultes, et il a tenu à prouver qu’il n’avait pas perdu son temps, qu’on n’avait pas eu tort de lui confier la mission de remettre de l’ordre dans les affaires religieuses du pays. Depuis qu’il a quitté le pouvoir, M. Paul Bert ne tarit plus. Il vide ses portefeuilles; il écrit à son « cher conseiller d’état, » M. Castagnary, qui l’a aidé dans l’administration des cultes de sa « science générale, profonde, et de ses connaissances spéciales en ces délicates matières. « Il divulgue le projet qu’il avait médité avec son collaborateur, — une loi sur « l’exercice du culte catholique » en France, la grande charte des garanties de l’état, de la société civile. Si on avait pu douter un instant de l’esprit que M. Paul Bert portait dans ces affaires, qui sont effectivement plus délicates qu’il ne le croit, on ne peut certes plus s’y méprendre, on sait à quoi s’en tenir, et par les actes et par les déclarations de cet étrange régulateur des culte! M. Paul Bert, avec une jactance presque naïve, prétend que, devant un ministre comme lui, décidé à tenir tête à toutes les usurpations cléricales, l’église s’est tenue pour avertie, qu’il y a eu à son avènement « une grande accalmie, une pacification apparente. » Il assure même que les plus hauts dignitaires ecclésiastiques lui ont offert, pour rendre la paix définitive, leur actif et tout-puissant concours. Le fait est que M. le cardinal Guibert, archevêque de Paris, aidant le dernier ministre des cultes à pacifier l’église, c’eût été curieux, et c’est heureusement imaginé! mais M. Paul Bert, on le comprend bien, n’était pas homme à se laisser séduire par cette mise en scène d’une pacification apparente, et il a tenu à prendre ses garanties, à promulguer sa grande œuvre préparée avec le concours de M. Castagnary. A la vérité, c’est simple et c’est complet. D’un côté, M. Paul Bert propose, pour revenir au pacte concordataire, de «dépouiller l’église catholique des immunités et des privilèges que la faiblesse des gouvernemens lui a successivement accordés : » exemption du service militaire, honneurs et préséances, traitement des chanoines, bourses et logement des séminaires, logement des évêques, imposition d’office sur le budget des communes, monopole des pompes funèbres, etc. D’un autre côté, le projet propose d’édicter un certain nombre de dispositions pénales contre des « abus » prévus par le concordat ou les articles organiques, mais non punis jusqu’ici avec une suffisante efficacité : attaques dans l’exercice des fonctions contre des particuliers, des fonctionnaires, des administrateurs, absences non justifiées, publication non autorisée d’actes émanant de la cour de Rome, etc. Les ecclésiastiques pourront être punis de la prison ou de la suspension du traitement, et qui prononcera cette suspension ? Tout simplement le ministre ! Le dernier mot du progrès démocratique et laïque dans ce savant et minutieux projet, c’est évidemment ce qui concerne le jardin des curés de village. Ce jardin ne devra pas dépasser six ares, il pourra cependant aller jusqu’à six ares : moyennant quoi la société laïque est en sûreté !

Et après cela, pourra-t-on dire que le ministère du 14 novembre n’avait pas une grande politique, de grands desseins, qu’il ne méditait pas de sérieuses et libérales réformes au moment où il a été surpris par le vote sur la révision ? Heureusement, il faut bien s’en consoler, les lois de M. Paul Bert, comme les autres, ne sont que des projets, et le testament du cabinet du 14 novembre n’est pas d’une exécution obligatoire ; il risque d’être cassé. Si M. Gambetta a cru se remettre en crédit et préparer ainsi son prochain retour aux affaires, il s’est trompé. Il n’a réussi qu’à rendre plus plausibles les causes d’une chute que M. le président de la république avait, dit-on, prévue dès le début, et la nécessité d’un ministère moins compromis, appelé à dégager une situation troublée.

À dire vrai, c’est l’avantage le plus clair, n’est la force relative du nouveau cabinet d’être arrivé à la direction des affaires après cette turbulente et incohérente expérience des derniers mois. Les fautes de ses prédécesseurs ont été sa raison d’être et lui ont créé tout d’abord une certaine facilité, une certaine position où il a pu s’établir sans grande contestation. Il a profité, pour son avènement, de la défaveur qui accompagnait l’administration du 14 novembre dans sa retraite et de l’impossibilité à peu près reconnue d’arriver pour le moment à une combinaison autre que celle qui a été adoptée. Ce ministère, qui ne date que de quelques jours, il a eu après tout jusqu’ici une suffisante liberté. Il a pu, sans rencontrer la moindre résistance, sans exciter même la moindre surprise, se livrer à ce travail de révision des œuvres ministérielles par lequel il a débuté, défaire ce qu’on avait fait, relever ce qu’on avait détruit, réorganiser les services ; personne n’a songé à lui en demander compte. Il a pu surtout, sans plus de retard, se débarrasser d’une difficulté politique préliminaire, de cette question de la révision constitutionnelle que les discussions de la chambre n’avaient certes pas éclaircie, que le vote du 26 janvier laissait, au contraire, plus obscure et plus indécise que jamais. Il est clair que logiquement cette révision avait disparu dans la crise dont elle avait été la première cause ou le prétexte ostensible, que le nouveau ministère ne pouvait pas être arrivé au pouvoir pour recommencer aussitôt la campagne de M. Gambetta, et le président du conseil a trouvé l’occasion d’une facile victoire dans l’interpellation qui lui a été adressée pour lui demander ce qu’il pensait de tout cela, ce qu’il entendait faire du vote du 26 janvier. M. de Freycinet, avec sa dextérité de parole, est convenu qu’il n’entendait rien faire du tout du vote du 26 janvier ; il n’a pas eu beaucoup de peine à montrer que la résolution votée par la chambre n’était pas de celles qu’il pouvait être obligé de porter au sénat, que cette résolution d’ailleurs avait trouvé la majorité de la chambre elle-même fort divisée, et que dans ces circonstances, par toute sorte de raisons ce qu’il y avait de mieux, c’était de n’en plus parler pour le moment. M. de Freycinet n’a pas précisément, pour employer le mot vulgaire, enterré la question; il l’a du moins ajournée à des temps meilleurs, et tandis que M. Gambetta faisait de la révision de la constitution la condition première de toutes les réformes qu’il promettait, le nouveau président du conseil s’est prudemment contenté de laisser entrevoir cette révision comme le couronnement possible, éventuel des réformes qu’il se réserve de proposer.,

C’est une première difficulté écartée avec l’assentiment de la chambre elle-même. C’est un premier point sur lequel le cabinet du 30 janvier n’a point hésité à répudier l’héritage du cabinet du 14 novembre, et il n’est pas plus disposé sans doute à accepter la succession sur un certain nombre d’autres points. Il est assez vraisemblable, il est même certain que le nouveau garde des sceaux, M. Humbert, qui est un jurisconsulte sérieux, n’est nullement décidé à s’approprier la réforme judiciaire de M. Cazot, et il est plus vraisemblable encore que le gouvernement d’aujourd’hui se fera un devoir de laisser à M. Paul Bert l’honneur de ses interprétations concordataires aussi bien que de ses prévoyantes instructions sur les jardins des curés de village. Il y aura d’autres projets, d’autres réformes qui iront rejoindre tout ce qui a été déjà présenté depuis qu’on est convenu qu’il faut tout réformer. Qu’en sera-t-il au bout, et des projets substitués à ceux qui ont été proposes par le dernier cabinet, et de la politique du gouvernement dans cette phase où l’on vient d’entrer, et de l’existence même du ministère qui ne compte encore que quelques jours? Voilà justement la question qui est loin d’être éclaircie.

Non sûrement, bien que les premières difficultés aient été vaincues, bien que les circonstances favorables ne manquent pas plus que les bonnes intentions au nouveau cabinet, non, tout n’est pas clair. La situation ne laisse pas d’être laborieuse, par toute sorte de raisons politiques, parlementaires, publiques ou intimes. On vient de le voir ces jours derniers par un petit conflit de notes anonymes touchant précisément le point vif, cette question des finances et des grands travaux publics, sur laquelle on a eu à s’entendre avant la constitution du cabinet. Une de ces notes a dit : « On a généralement donné une forme trop absolue aux conditions mises par M. Léon Say à son entrée au ministère. » Et on expliquait comment il ne s’agissait que d’une renonciation momentanée à des émissions de dette amortissable pour des travaux qui ne seront pas ralentis, qui sont d’ailleurs dotés d’avance pour cette année. Une autre note a répondu aussitôt assez vertement que c’était une erreur de dire « que M. Léon Say n’avait pas mis des conditions absolues à son entrée dans le cabinet. » Et la note ajoutait qu’il y aurait à prendre des mesures pour que les travaux ne fussent pas ralentis, mais qu’il n’y aurait d’émission de dette amortissable ni cette année ni l’année prochaine. Au fond, le désaccord n’est pas sans doute complet sur l’utilité de travaux que personne ne veut abandonner; mais il est bien clair qu’on ne s’entend pas absolument sur les moyens. Il est encore plus clair que si, entre les ministres disposant de la direction des affaires, l’esprit de bonne intelligence reprend souvent ses droits, il y a assez habituellement quelque arrière-pensée, une sorte de divergence sous-entendue, latente, dans la manière de comprendre les conditions que M. Léon Say a mises à son entrée au pouvoir. Que dans la pensée de M. le ministre des finances, ces conditions aient été dès le premier jour absolues, cela ne paraît pas douteux, et M. Léon Say est d’autant plus fondé à les maintenir qu’en les posant il a donné une autorité particulière au cabinet, et qu’en les abandonnant aujourd’hui, il s’affaiblirait lui-même et il affaiblirait le ministère. Il n’y a rien d’absolu, c’est possible. L’essentiel est qu’il y ait dans certaines affaires une fermeté de pensée et de volonté connue. M. Léon Say a montré cette fermeté à son entrée au pouvoir; il ne peut que s’honorer et servir utilement le pays en la gardant jusqu’au bout. Qu’arrive-t-il avec ces systèmes évasifs qui paraissent quelquefois habiles? On cède un jour sur un point, le lendemain sur un autre point. Les prétextes parlementaires ou autres ne manquent pas, et on finit bientôt par n’être plus qu’un ministère sans autorité comme sans caractère, à la merci du premier incident imprévu.

Les affaires de l’Europe, à première vue, n’offrent sans doute pour le moment rien de grave, rien qui laisse pressentir à courte échéance de ces crises violentes, de ces complications faites pour passionner et agiter le monde; elles ne semblent pas moins assez singulièrement enchevêtrées, même assez troublées, surtout vers l’Orient, où la dernière guerre de la Russie contre les Turcs a laissé plus de confusions que de solutions définitives. On s’est efforcé, à la vérité, de tout régler dans les congrès et dans les conférences, par des traités et par des supplémens de traités. On a réussi jusqu’à un certain point, si l’on veut, à reconstituer une situation plus ou moins régulière. Le malheur est que l’Orient est la région où rien ne finit, où les difficultés et les problèmes ne font que se déplacer, compliqués de toutes les influences rivales qui ne cessent de se rencontrer sur ce champ de bataille ouvert, préparé depuis un siècle par la décadence ottomane. Cette question d’Orient, on a beau croire de temps à autre l’avoir résolue, elle renaît toujours d’elle-même, elle ne cesse de subsister par le jeu perpétuel des antagonismes, par les efforts des Turcs pour ressaisir jusque dans leurs défaites un peu de leur puissance à la faveur des divisions européennes, par l’incompatibilité de races ennemies, par l’incohérence de populations mal soumises. Elle se réveille tantôt sur un point, tantôt sur un autre point, à tout propos et sous toutes les formes; elle se manifeste comme aujourd’hui par une insurrection nouvelle dans l’Herzégovine aussi bien que par ces complications égyptiennes qui ont l’air de prendre quelque gravité, où se retrouvent toujours les mêmes élémens, et l’anarchie orientale et les conflits d’influences.

Chose singulière ! lorsqu’il y a six ou sept ans déjà, se préparait la guerre dont le traité de Berlin a consacré les résultats, le premier prétexte, le préliminaire de cette guerre était l’insurrection qui avait éclaté dans la Bosnie et dans l’Herzégovine, qui excitait bientôt la Serbie et le Monténégro à prendre les armes. Deux années durant, la diplomatie européenne s’épuisait en négociations, en mémorandums de toute sorte, en programmes de réformes qu’elle proposait au sultan; elle ne se faisait faute d’exposer les griefs des insurgés, les exactions, les abus, les iniquités de l’administration turque. Aujourd’hui tout est changé. Ce n’est plus le sultan qui règne dans ces provinces, c’est l’Autriche qui a reçu de l’Europe, comme on le dit, « le mandat d’occuper et d’administrer » la Bosnie et l’Herzégovine. C’est l’Autriche qui a maintenant à faire face aux insurrections qui assaillaient autrefois la Turquie, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les griefs des nouveaux insurgés sont à peu près les mêmes. On reproche à l’Autriche d’avoir assez stérilement employé ces trois dernières années d’occupation, de n’avoir réalisé aucune des réformes qu’on demandait jadis si impérieusement aux Turcs, de n’avoir ni régularisé la justice, ni amélioré le système agraire, ni allégé les impôts. L’esprit de révolte n’a pas tardé à renaître contre les nouveaux occupans ou les nouveaux maîtres, et la récente application du recrutement militaire n’a fait que l’enflammer. La vérité est que l’insurrection a pris rapidement des proportions inquiétantes. Elle s’étend des bouches de Cattaro et du littoral dalmate jusque dans l’intérieur de l’Herzégovine et même en Bosnie... Elle a des retranchemens inaccessibles aux confins du Monténégro. Les insurgés, par bandes de deux cents ou trois cents se répandent de tous côtés, pillant, commettant de véritables atrocités, et le mouvement a cela de caractéristique qu’il est l’œuvre moins des musulmans que de la population chrétienne orthodoxe particulièrement surexcitée. Bref, c’est le renouvellement des anciennes insurrections, non plus cette fois contre les Turcs, mais contre les Autrichiens, qui paraissent avoir été un peu surpris, qui ont eu jusqu’ici quelque peine à tenir tête aux bandes dont ils sont entourés. Le gouvernement lui-même d’ailleurs ne s’est pas dissimulé la gravité du mouvement, puisqu’il s’est empressé de demander aux délégations austro-hongroises un crédit de 8 millions de florins qui sera évidemment insuffisant, de son propre aveu, qui ne pourra suffire tout au plus qu’à envoyer des forces nouvelles pour engager toute une campagne redevenue nécessaire, comme aux premiers jours de l’occupation. En réalité, l’Autriche a aujourd’hui sa Tunisie sur l’Adriatique!

S’il ne s’agissait que d’une explosion nouvelle de cette anarchie locale qui est depuis longtemps la condition de ces provinces, l’Autriche serait certes assez puissante pour la dompter, et elle est assez habile, assez bien servie pour y mettre moins de temps que les Turcs. La question est justement de savoir si l’insurrection est purement et simplement un fait local, si, en d’autres termes, elle ne reçoit pas des excitations et des secours du dehors comme cela est arrivé il y a sept ans. Le nouveau ministre des affaires étrangères, le comte Kalnoki, qui a été interpellé devant les délégations et qui a débuté avec succès dans son rôle parlementaire, s’est cru en mesure de dissiper les craintes qui avaient été exprimées. Il n’a point hésité à donner l’assurance que l’insurrection n’avait d’appui nulle part, ni dans le Monténégro, ni en Serbie, ni à Constantinople, ni à Saint-Pétersbourg, et que l’Autriche, s’appuyant sur l’Allemagne, avait toute la liberté de ses mouvemens, comme elle a la puissance de ses armes. C’est là ce qu’on peut appeler la vérité officielle sur les intentions présentes des gouvernemens, et le ministre des affaires étrangères de l’empereur François-Joseph a pu s’en prévaloir. Mais ce n’est qu’une vérité officielle, et le comte Kalnoki lui-même n’a pas caché que, si les cabinets n’avaient que des intentions amicales, la propagande panslaviste restait toujours active, que le dernier soulèvement n’était sans doute qu’un incident d’une agitation plus vaste entretenue partout dans les Balkans par les passions et les ambitions de race. Il en a dit assez en même temps, ce nous semble, pour laisser comprendre que tout pourrait s’aggraver, si on n’avait pas des ménagemens infinis, si on cédait à la tentation de chercher plus de sécurité dans quelque occupation partielle du Monténégro ou de la Serbie.

C’est là, en effet, le danger de ces terribles questions : on ne sait jamais ce qu’elles deviendront sous l’influence des passions ou des accidens qui peuvent les dénaturer ou les précipiter, jusqu’à quel point les gouvernemens eux-mêmes resteront maîtres de leurs résolutions. Le prince Nikita du Monténégro peut avoir pour le moment, comme l’espère le comte Kalnoki, la meilleure volonté de ne pas recommencer contre les Autrichiens le jeu qu’il a joué contre les Turcs, de ne donner ni secours, ni asile aux insurgés de la Crivoscie et de l’Herzégovine. Il peut voir son avantage à rester l’allié et l’ami d’une puissance comme l’Autriche, à garder tout au moins une certaine neutralité; mais il lui sera sûrement difficile de fermer sa frontière, d’empêcher ses montagnards de se joindre à l’insurrection, ou les insurgés crivosciens de s’appuyer sur son territoire, et s’il ne le peut pas, si les Autrichiens sont conduits à se plaindre, à exiger des garanties, les difficultés peuvent naître aussitôt. — Le gouvernement du tsar est dans les dispositions les plus favorables, les plus pacifiques, il l’a déclaré au comte Kalnoki, qui était récemment ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il ne fait rien, il ne dit rien qui puisse inquiéter l’Autriche, nous l’admettons ; mais autour de lui les passions slaves ne cessent de s’agiter, et certes rien ne le prouve mieux que le langage tenu récemment par un personnage d’une assez grande notoriété, par le général Skobelef, qui a été un des plus brillans soldats de la dernière campagne. Dans un banquet qui a eu lieu à Moscou pour l’anniversaire de la prise de Geok-Tepé, le général Skobelef a revendiqué tout haut pour la Russie la mission de porte-drapeau du panslavisme contre « l’européisme cosmopolite, » et faisant allusion à l’insurrection de l’Herzégovine, il n’a pas craint d’ajouter ; « En ce moment, des Slaves combattent pour leur indépendance; je sens mon cœur se serrer, et la voix me manque pour exprimer tout ce que je pense. » Le général Skobelef peut être désavoué, soit ! La passion nationale ne reste pas moins; elle parle comme elle parlait à la veille de la dernière guerre, et si l’appel des Slaves des Balkans se faisait de nouveau entendre assez haut, le gouvernement russe, en dépit de ses embarras intérieurs, résisterait-il jusqu’au bout?

Voilà le point délicat, de telle sorte que cette insurrection de l’Herzégovine peut, selon les circonstances, rester un incident limité ou prendre un caractère assez sérieux pour réveiller toutes les questions, pour montrer une fois de plus ce qu’il y a de précaire dans la situation de l’Europe. On n’en est pas sans doute fort heureusement à voir se réaliser dès demain ces merveilleux plans de diplomatie et de reconstruction européenne que des esprits inventifs prêtaient récemment à M. de Bismarck en vue de nouveaux conflits; cette promptitude des imaginations à s’échauffer au premier coup de fusil des insurgés crivosciens est dans tous les cas le signe de ce qu’il peut y avoir toujours de périlleux dans le moindre de ces incidens orientaux.

Sous une autre forme, dans d’autres conditions, les affaires égyptiennes ne sont certes pas moins graves qu’une insurrection dans l’Herzégovine; elles représentent à vrai dire une face particulière de cette éternelle et multiple question d’Orient. Il est certain que ce qui se passe depuis quelque temps, surtout depuis ces derniers mois, à Alexandrie et au Caire est étrange, que ces événemens ont plus d’une fois déjà déconcerté toutes les prévisions et qu’à l’heure où nous sommes, la crise vient de prendre un caractère tel qu’on ne voit plus bien comment elle se dénouera, La situation de l’Egypte, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, est, on ne l’ignore pas, la conséquence d’une intervention de la force militaire qui a commencé à se manifester l’an dernier, qui en est bientôt venue à dominer le khédive, le faible Tewfik, en lui imposant la réunion d’une chambre des notables et un changement de ministère. Cette insurrection soldatesque préparée et conduite par des colonels, particulièrement représentée par le plus entreprenant des chefs militaires, Arabi-Bey, cette insurrection a paru d’abord se contenter de ce premier succès, de la réunion des notables et du nouveau cabinet placé sous la présidence de Chérif-Pacha ; mais il est clair que dans la pensée des fauteurs de la sédition Chérif-Pacha n’était qu’une transition, que l’assemblée des notables elle-même n’existait qu’à la condition d’être l’instrument commode d’Arabi-Bey, qui s’était proclamé le « tuteur armé du peuple, » le chef du parti national, et le parti dit national ou militaire vient, en effet, de dévoiler ses desseins, de faire un pas de plus. Il s’est servi, — à propos du budget, — de l’assemblée des notables pour dicter encore une fois ses volontés au khédive, pour lui imposer un nouveau cabinet qui est censé avoir pour président Mahmoud-Barroudi, dont Arabi-Bey est, à vrai dire, le chef réel sous le titre de ministre de la guerre. Il n’était que sous-secrétaire d’état avec Chérif-Pacha ; il est maintenant ministre avec Mahmoud-Barroudi. C’est lui qui a mené toute cette campagne avec une singulière audace d’ambition; c’est Arabi-Bey qui est devenu visiblement une sorte de dictateur devant qui le khédive et les notables font une assez pauvre figure. La question est maintenant de savoir quelles sont les conséquences possibles de ce mouvement, dans quelle mesure il peut modifier les conditions intérieures de l’Égypte, comment aussi il entend s’accommoder avec les relations internationales établies jusqu’ici, avec les droits reconnus aux puissances européennes protectrices de l’ancienne vice-royauté de Méhémet-Ali.

Qu’on le remarque bien : il n’y a point ici, en Égypte, comme dans d’autres provinces du monde ottoman, des révoltes traditionnelles des races opprimées, des agitations slaves, des luttes entre chrétiens et musulmans, pas plus qu’il n’y a cette éternelle question de l’intégrité de l’empire turc. C’est une situation toute particulière où depuis longtemps la suzeraineté du gouvernement de Constantinople n’est plus qu’un mot, en dépit des tentatives du sultan pour maintenir son autorité, où l’indépendance égyptienne représentée par le khédive est la seule réalité garantie par l’Europe, par les traités comme par une tradition déjà longue. Cette garantie est réelle, effective, quoiqu’elle se manifeste sous des formes et dans des proportions différentes. Entre toutes les puissances qui ont certainement le droit de s’occuper de ce qui se passe dans la vallée du Nil, mais qui n’ont pas des intérêts également directs, la France et l’Angleterre ont été de tout temps appelées à maintenir cette garantie essentielle dans toute sa force, dans toute son efficacité. Elles n’ont jamais cessé d’être présentes à Alexandrie et au Caire, parce qu’elles y ont, plus encore que les autres puissances, des intérêts de toute sorte, politiques et commerciaux. Elles ont été souvent rivales dans ces contrées du Nil, elle agissent depuis longtemps d’intelligence. Elles ont contribué en commun à sauvegarder l’indépendance, à favoriser la prospérité intérieure du pays, et c’est justement pour mieux garantir la sécurité, le développement matériel de l’Egypte, qu’elles ont été conduites dans ces dernières années à constituer, d’accord avec le khédive, ce qu’on appelle le « contrôle européen, » c’est-à-dire le contrôle de la France et de l’Angleterre, Les deux puissances ont acquis ce droit, elles l’ont exercé dans leur propre intérêt sans doute, mais aussi dans l’intérêt de l’Egypte elle-même, dont les conditions financières se sont singulièrement améliorées sous la surveillance active, directe et efficace des agens européens. Il s’agit maintenant de savoir si on permettra que ce droit, ces intérêts soient lésés ou méconnus, soit par la Porte, qui essaie toujours de ressaisir son autorité à la faveur des événemens, soit par la révolution qui vient de s’accomplir au Caire. L’Angleterre et la France n’en sont point, à vrai dire, à se préoccuper de cette situation. Déjà il y a deux mois, elles adressaient au khédive une note collective par laquelle elles renouvelaient au prince l’assurance de leur protection et refusaient d’avance leur sanction à tout ce qui sortirait d’une explosion d’anarchie. Depuis ce moment, à mesure que les événemens se déroulaient, les cabinets de Paris et de Londres avaient été conduits à préciser leurs résolutions, à délibérer sur la nécessité d’une intervention militaire combinée lorsque la dernière crise a éclaté au Caire, tandis que le ministère changeait à Paris.

Quel est le dernier mot de cette révolution égyptienne, qui n’est pas sans doute arrivée à son terme? On ne peut le dire avec précision; il est même fort à craindre que les chefs du mouvement en viennent bientôt à méconnaître toute autorité européenne, et c’est ici que la question peut se compliquer, que toutes les politiques peuvent se trouver en présence. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’Angleterre et la France ne peuvent abandonner leurs intérêts, et elles ont en cela l’avantage de représenter l’intérêt de l’Europe tout entière. Lorsque la Porte, impatiente de profiter des événemens, s’est adressée récemment à Berlin, à Vienne, à Saint-Pétersbourg comme à Rome, elle a reçu une réponse invariable, c’est que tout le monde désirait le maintien de la situation présente. L’Angleterre et la France ne demandent rien de plus; ce qu’elles veulent, ainsi que lord Granville l’a dit ces jours derniers devant le parlement anglais, « c’est maintenir les droits souverains du sultan, la position du khédive, développer les institutions égyptiennes, et faire respecter toutes les obligations internationales. » Sur ce terrain, toutes les puissances peuvent et doivent se retrouver d’accord pour suivre une politique commune dont le dernier mot est après tout de sauvegarder les intérêts universels et la civilisation dans cette partie de l’Orient.


Ch. de Mazade.




LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.




La liquidation de fin janvier a consacré la défaite de la spéculation à la hausse. Cette spéculation, qui, depuis plusieurs années, avait marché de succès en succès et résisté à toutes les crises, a dû mettre bas les armes et se rendre à discrétion à ses ennemis, c’est-à-dire aux banquiers reporteurs. On lui doit, à cette spéculation, il ne faudrait pas trop l’oublier au moment où elle sombre, le relèvement rapide et éclatant du crédit de la France au lendemain des plus terribles épreuves. C’est elle qui a conduit notre rente 3 pour 100 de 55 à 85 francs, et le 5 pour 100 de la libération du territoire de 82 fr. 50, premier cours d’émission, à 120 francs, cours de conversion que nos gouvernans n’ont pas eu l’habileté de saisir au moment propice. Il est vrai que cette spéculation à la hausse a suivi l’exemple de tous les grands conquérans. Après les solides et substantielles victoires, elle a poursuivi les triomphes pompeux et bruyans, les coups d’éclat qui étonnent les esprits et frappent l’imagination. Elle a porté successivement toutes les valeurs à des prix qu’elle n’eût même pas rêvés au début de la campagne ; elle s’est grisée de son pouvoir et a voulu imposer au monde financier le régime des actions à 3, 000 francs pièce.

La chute a été soudaine, et le coup a été d’autant plus rude pour la spéculation qu’elle tombait de plus haut. La crise est une des plus intenses dont on ait souvenir à la Bourse, bien qu’elle n’atteigne en aucune façon, comme nous l’avons déjà fait remarquer, les sources vives de la production, du travail et, par conséquent, de la richesse de la nation. Crise de spéculation, elle frappe tout ce qui, à Paris et dans les départemens, a plus ou moins spéculé à la hausse dans ces derniers temps ; c’est dire que le nombre des ruines individuelles ne saurait être en tout cas que trop élevé. Mais elle ne fera subir à l’épargne proprement dite que des pertes momentanées, dont elle va d’ailleurs lui offrir la réparation immédiate par la modicité des prix des valeurs mobilières.

Les banquiers reporteurs, qui ont fini par avoir raison, avec la toute-puissance du prix de l’argent, des audaces parfois arrogantes de la spéculation, ne croyaient pas cependant porter le coup de mort à leur adversaire. Ils prévoyaient et préparaient un mouvement brusque et sérieux en arrière, mais non un effondrement, et ils ont pu craindre de se voir entraîner avec leur victime dans l’abîme qu’ils avaient eux-mêmes creusé sous ses pas. De là cette ardeur extrême à sauver la place du krach menaçant, de là leur empressement à se prêter à toute mesure ayant pour objet d’éviter l’écroulement du parquet et de la coulisse, et de prévenir la fixation de cours de compensation arbitraires, fixation qui eût été l’arrêt de mort du marché de Paris. Les banquiers étaient perdus eux-mêmes ou du moins fort compromis si la ruine totale de leurs contre-parties les eût forcés de reprendre pour leur compte toute la masse de papiers flottans qu’ils détenaient en report. Aussi ont-ils usé avec intelligence de tous les tempéramens que comportait la situation. On est venu en aide sous toutes les formes aux acheteurs, dans la mesure nécessaire pour les maintenir à flot et les mettre à même de conserver leur solvabilité. Les créanciers ont été pleins de sollicitude pour leurs débiteurs, seul moyen de sauver de la dette ce qui pouvait en être sauvé.

La liquidation de fin janvier s’est donc passée beaucoup plus doucement qu’on ne l’eût pu craindre dans les derniers jours du mois. Grâce aux 80 millions prêtés au parquet et aux 20 millions prêtés à la coulisse, les intermédiaires sont à peu près tous restés debout et ont fait face à leurs engagemens.

A Paris, les secours sont arrivés à temps; à Lyon, le sauvetage n’aura pu s’opérer qu’après coup. On a ici empêché les gens de se noyer; il faut là-bas les repêcher. Des combinaisons sont à l’étude, qui, si elles se réalisaient, remettraient sur pied le parquet lyonnais, à l’exception de quelques-uns des agens trop compromis. Il s’agit de la création de bons garantis par un prélèvement de 30 pour 100 sur les courtages. On ne sait encore si des propositions de ce genre seront agréées par le ministre des finances.

Quant aux suites de la liquidation, nous les voyons se dérouler logiquement depuis le 3 janvier; il faut que toutes les positions qui ont été reportées se dégagent peu à peu, et les intermédiaires se consacrent exclusivement à ce travail. Ils savent que les difficultés auxquelles ils ont échappé en janvier vont se représenter en février, amoindries, il est vrai, mais que la place aura moins de force pour les surmonter qu’elle n’en avait il y a quinze jours. La place est malade; ses médecins l’ont donc mise au régime de la diète. Ils ont ordonné la suppression à peu près complète, provisoirement, des opérations à terme. Les agens ne veulent plus exécuter d’ordres de vente à découvert, mais ils n’acceptent pas plus volontiers les ordres d’achat sans argent; en sorte que, malgré l’activité incontestable du marché au comptant et l’abondance des demandes de l’épargne qui met à profit le recul des cours, ceux-ci sous le poids des réalisations continues des anciens acheteurs reportés, ne cessent de rétrograder. Il faudra sans doute deux ou trois liquidations pour rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande.

Les valeurs qui ont le plus souffert cette quinzaine sont les titres des institutions de crédit. Les imaginations surexcitées ont créé toutes sortes de fantômes; le sort de l’Union générale allait être partagé par la plupart des établissemens de banque. Les rumeurs les plus malveillantes ont circulé et trouvé crédit pendant quelques heures. On s’en est pris d’abord à la Banque d’escompte, dont les titres ont reculé jusqu’au pair. Si le bon sens public ne réagissait pas contre ces terreurs sans raison, que d’envieuses manœuvres provoquent si aisément, il n’est pas une société qui pût rester hors d’atteinte. Après la Banque d’escompte, on attaquerait la Société générale, le Crédit lyonnais, puis, après les banques de dépôts, les établissemens les plus solides, comme la Banque de Paris. La baisse n’a d’ailleurs épargné aucun de ces titres, aucun de ceux du moins que la spéculation avait touchés.

Le mouvement de retour des valeurs nouvellement créées vers le cours de 500 francs s’est encore accentué : le Crédit de France, le Crédit de Paris, la Banque romaine, ont été brusquement ramenés au pair, La grande campagne des valeurs nées avec prime est close ; toutes vont passer sous le même niveau ; quelques-unes déjà, comme la Société financière et la Banque française et italienne ont plongé profondément au-dessous du pair.

Les valeurs industrielles se tiennent beaucoup mieux. C’est de ce côté que se tourne la faveur publique. Le Suez même, encore coté à si haut prix, résiste vaillamment. Les actions du Gaz, des Omnibus, des Voitures, etc. ne sortent pas des portefeuilles. On en peut dire autant des obligations des chemins de fer et du Crédit foncier. L’épargne achète volontiers les actions des chemins français et étrangers. Enfin les rentes françaises conservent une avance de près d’un franc sur les derniers cours de compensation.

Les fonds étrangers ont subi le contre-coup de la crise, mais les achats de la spéculation et de l’épargne au Stock-Exchange ont amorti la chute pour les valeurs internationales qui se négocient principalement à Londres et à Paris,


Le directeur-gérant : C. BULOZ.