Chronique de la quinzaine - 14 février 1919

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Chronique n° 2084
14 février 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




S’il faut tenir pour tout à fait exacts les derniers renseignements publiés par les journaux, les élections du 1 9 janvier pour la nomination d’une Assemblée nationale auraient donné : aux socialistes majoritaires, 163 sièges ; aux socialistes indépendants, 22 ; au parti chrétien populaire (ancien centre), 88 ; au parti populaire allemand (aile droite des nationaux-libéraux), 21 ; au parti démocratique (aile gauche des nationaux libéraux et progressistes), 75 ; au parti national allemand (conservateurs et conservateurs libres), 42. Les petits groupements divers ou des candidats non classés auraient le reste, et ainsi se parferait le total des 421 sièges. Les nationalités non allemandes, non seulement les Alsaciens-Lorrains, — cela va de soi, — mais les Polonais et les Danois, n’auraient pris cette fois aucune part aux élections. Il ressort du rapprochement avec les résultats des élections de 1912 que le centre catholique a maintenu à peu près intégralement ses positions : les autres partis que, chez nous, on appellerait « de droite » ont vu réduire les leurs ; le gain est allé à la gauche et surtout à l’extréme-gauche ; ce qui n’a rien que de très naturel en période de révolution, sous un gouvernement qui se décore de l’étiquette socialiste. Pourtant, malgré cette avance, les socialistes, même s’ils s’unifiaient ou si, plus simplement, ils s’unissaient, n’auraient pas dans l’Assemblée la majorité par leurs propres forces ; et l’on n’aperçoit, d’autre part, nulle combinaison possible de partis irréconciliables qui puisse l’avoir contre eux ; tout dépend donc de l’attitude qu’adopteront les démocrates. Les 163 socialistes majoritaires, même renforcés par les 22 indépendants, ne pourront former et faire vivre un gouvernement que s’ils font alliance, soit avec les 75 démocrates, soit avec les 88 membres du parti chrétien populaire, qui, à leur tour, serviraient au besoin de trait d’union avec les partis de droite. Mais ils paraissent y avoir réussi, et, comme il leur est accoutumé, ils ont la tête pleine de projets.

Plan de refonte des institutions, refonte nécessaire depuis l’abdication de l’Empereur, et d’abord plan de reconstitution de l’Allemagne sur de nouvelles bases territoriales. Le secrétaire d’État, professeur Preuss, qui en est l’ingénieur ou l’architecte diplômé, est parti de cette idée : « Les petits États doivent être groupés de telle sorte qu’il n’y en ait point dont la population soit inférieure à 2 on 3 millions et qu’aucun grand Etat ne dépasse 7 à 8 millions d’habitants. Aucune prédominance d’un État sur un autre ne serait ainsi à redouter. » Cette vue d’ensemble a conduit le ministre aux propositions suivantes : « La Prusse est morcelée. A la tête des Républiques confédérées se trouverait la République de Berlin avec environ 10 millions d’habitants, comprenant la ville et les districts ruraux de Gross Berlin. Viennent ensuite : la République de Prusse, comprenant les provinces de la Prusse orientale et de la Prusse occidentale, avec le district de Bromberg ; la République de Silésie qui comprendrait également la province de Posen, les Sudètes et la Bohême orientale ; la République de Brandebourg comprendrait la province de Brandebourg moins les parties qui reviennent à Gross-Berlin, ainsi que la province de Poméranie, la Vieille Marche et les deux Mecklembourg ; la République de la Basse Saxe comprendrait le Hanovre, le Sleswig-Holstein, l’Oldenbourg et le Brunswick ; la République de Westphalie comprendrait la province de Westphalie, le district de Schaumbourg, les deux provinces de Lippe et de Pyrmont : la République de Hesse comprendrait la Hesse Nassau et le grand-duché de Hesse ; la République du Rhin comprendrait la province du Rhin, le Palatinat bavarois et la principauté de Birkenfeld. Le district de gouvernement d’Erfurt doit revenir au grand-duché de Thuringe. Vienne doit, comme Berlin., (ici, un heureux accident ; la transmission télégraphique est déclarée incompréhensible, mais il n’est pas interdit d’y suppléer, avec un peu d’esprit critique, et de rétablir : former une République particulière). Certaines autres parties de l’Autriche allemande doivent revenir ou à la Silésie ou à l’État confédéré de la Haute-Saxe ou à la Bavière. En outre, il sera formé un État confédéré de l’Autriche allemande. »

Au vrai, la détermination de l’aire territoriale de l’État forme l’article premier de toute bonne Constitution de coupe classique. M. le docteur Preuss est trop du métier pour n’en avoir pas respecté les règles. Mais, par le fait même qu’il est du métier, il ne saurait être de ceux qui, ayant le terrain, ne s’empressent pas de construire, voici l’édifice où il rêve de loger la nouvelle Allemagne, laquelle ne serait guère, comme on le verra, qu’une Allemagne renouvelée. Ce palais est, à la mode du jour, — un jour qui date d’une centaine d’années et plus, — précédé d’un portique de style solennel. Plutôt qu’une déclaration des droits, on nous présente un exposé de doctrine : le professeur Preuss fait urbi et orbi sa grande leçon d’ouverture. « Le peuple allemand, enseigne-t-il, reçoit pour son développement la Constitution la plus libérale du monde ; » la constatation ne peut manquer de plaire à Londres et à Washington ! Le ministre, déjà content de ce début, se frotte les mains et continue, en prononçant tout de suite les mots consacrés : « La démocratie parlementaire, dans laquelle tout pouvoir politique émane de la volonté populaire, doit être la forme gouvernementale de l’Empire allemand. » En vertu de cette maxime sur la source, démocratiquement légitime, du pouvoir, le chef de l’État central et général, du Reich, de « l’empire, » au sens où l’écrivaient nos auteurs français du XVIIe siècle, sera « un président élu. » Élu, comment ? « Le président d’empire est indépendant du Parlement pour son élection et sa réélection. » Plus loin, le paragraphe 58 précise qu’il est élu partout le peuple allemand ; le paragraphe 67, qu’il est élu pour sept ans et qu’il est rééligible. Indépendant du Parlement par son origine, il l’est aussi « pour toutes ses fonctions gouvernementales, » mais il n’en est pas moins strictement constitutionnel. Il ne peut exercer les fonctions qui lui appartiennent qu’avec la collaboration de ministres qu’il nomme, mais qu’il dépend du Parlement de renverser. Paragraphe 68 : « Le gouvernement d’empire est composé d’un chancelier d’empire et de ministres d’empire en nombre nécessaire. » Paragraphe 69 : « Le chancelier et les ministres proposés par lui sont nommés par le président d’empire. » Paragraphe 70 : « Le chancelier d’empire et les ministres d’empire doivent posséder la confiance de la Chambre du peuple. Chacun d’eux doit se retirer si la Chambre du peuple lui relire sa confiance. » En tout cela, le point important, pour ceux qui auront affaire à l’Allemagne, maîtresse de s’arranger à l’intérieur comme elle l’entend, est de savoir quels seront les « pouvoirs d’empire » et, en conséquence, quelles seront les fonctions du président d’empire. L’esprit de la Constitution entière, évoqué au paragraphe 5, est que « le droit impérial prévaut sur le droit des États. » Dans cet esprit, le paragraphe 3 définit les « pouvoirs d’empire » qui sont : « les relations avec l’étranger, la défense de l’empire, le commerce... » et c’est alors le moment de se reporter au paragraphe 58, qui, parallèlement, définit les fonctions du président d’empire : « Le président d’empire représente l’empire au point de vue international ; il signe au nom de l’empire les alliances et les autres traités avec les Puissances étrangères ; il accrédite les ambassadeurs, les reçoit, déclare la guerre, signe les traités de paix suivant les lois d’empire. » Pour gage de ses excellentes dispositions, le professeur Preuss souscrit ce billet : « Aussitôt que la Ligue des nations sera conclue avec exclusion de tout traité secret, tous les traités conclus avec les États faisant partie de la Ligue des nations devront être approuvés par le Reichstag. » Mais le projet de Constitution en contient un autre, un autre engagement à terme, une autre traite sur l’avenir, dont on se flatte que l’échéance sera sans doute moins éloignée. La « grande idée » allemande, l’idée de la plus grande Allemagne, domine tout dès le paragraphe premier : « L’empire allemand se compose des États qu’il a compris jusqu’à maintenant et des territoires dont la population demande à entrer dans l’Empire sur la base du droit de libre disposition des peuples, demande qui est agréée par la loi impériale. »

Inutile d’aller plus avant : l’Empire est refait ; jamais il n’a été défait. L’unique différence est que l’Empereur sera qualifié désormais « président d’Empire ; » mais souvenons-nous qu’en 1871, pour introduire l’Empire et l’Empereur, il n’y eut même pas à corriger, dans la Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord, le titre du chapitre IV, qui continua à être : « Présidence de la Confédération. » Empereur, Président d’Empire, les qualifications sont interchangeables : le personnage ou le rôle est identique ; et le changement qu’on ne fit pas dans un sens, il y a quarante-huit ans, — n’était une espèce d’hypocrisie démocratique, — il n’y aurait pas à le faire aujourd’hui en sens inverse. Nous savons bien tout ce qu’on peut alléguer : que la monarchie est déchue, que la République est proclamée ; que le Reich n’est plus un empire avec empereur, mais un empire sans empereur ; que les Hohenzollern sont chassés ; qu’à leur place, il y aura un président élu, et que, parmi les pouvoirs qu’il héritera d’eux, il ne trouvera pas l’arbitraire et monstrueux pouvoir de déclarer, à sa seule volonté, la guerre dont l’Empereur se vantait d’être, en droit et en fait, le suprême seigneur. Mais déjà la Constitution de l’Empire avec empereur avait pris une précaution. « Pour déclarer la guerre au nom de l’Empire, stipulait-elle, le consentement du Conseil fédéral est nécessaire, à moins qu’une attaque soit dirigée contre le territoire ou les côtes de la Confédération. » Il a suffi d’imaginer la fausse attaque des avions français sur Nuremberg, pour que cette précaution ne fût nullement une garantie.

Contre les penchants et les entraînements d’un peuple pour qui la guerre a été, des siècles durant, une industrie nationale, qui, du naufrage où il est menacé de se perdre, songe d’abord à sauver son armée, il n’est point de précaution constitutionnelle qui vaille. Fragile rempart, chiffon de papier ! Changez les titres, les lois elles-mêmes, vous n’aurez pas changé les âmes. Que vient-on nous conter d’une révolution qui ferait des miracles ? Il n’y aurait de vraie révolution qu’une révolution psychologique. L’expérience et la prévoyance s’accordent pour nous conseiller de la croire impossible, et, en tout cas, de faire comme si elle l’était.

Plus on l’observe, plus la révolution allemande se réduit à des mouvements de surface : le dessous bouge peu. Et tout ce qui se passe ou se prépare, à notre vue, suit le fil que ni une guerre qui a été désastreuse, ni une révolution qui eût dû l’être, n’ont coupé. Ce fil n’a pas cessé d’être tendu d’une diversité presque infinie vers l’unité par une diversité de moins en moins grande ; des Allemagnes de jadis à l’Allemagne de 1815, de 1867, de 1871 ; des centaines de petits États féodaux, ecclésiastiques, municipaux, aux vingt-cinq États de l’Empire bismarckien, et de là aux huit républiques de M. Preuss, avec leurs accessoires. Dans le projet de Constitution du Dr Preuss, ce qui avait survécu, ce qui avait été conservé, par la Constitution de 1871, des libertés et des prérogatives, disons, — non sans quelque exagération, — de la souveraineté des États, disparaît. Conformément au traité du 23 novembre 1870, relatif à l’entrée de la Bavière dans l’Empire allemand, l’armée bavaroise formait en temps de paix une armée distincte de l’armée impériale. La Bavière gardait sa représentation diplomatique propre, le droit de légation actif et passif. Elle avait, au Bundesrath, au Conseil fédéral, la présidence du Comité ou de la Commission des Affaires étrangères, où devaient toujours figurer, avec son délégué, un délégué de la Saxe et un du Wurtemberg. Elle occupait en permanence un siège dans la Commission de l’armée. Qu’il y eût dans le Conseil fédéral vingt-cinq États représentés : 4 royaumes, 6 grands-duchés, 5 duchés, 7 principautés et 3 villes libres, c’étaient vingt-cinq types différents, vingt-cinq chances de variété d’intérêts et de divergence d’intentions, si ce n’est d’opposition de volontés. La combinaison du Dr Preuss, qui ramène à huit républiques d’un même modèle le nombre des États particuliers, nous ôte dix-sept de ces chances ; et, quelque faibles qu’elles fussent, quelque peu de fonds qu’il y eût, à faire sur elles, quoique, pratiquement, on ne se fût jamais aperçu qu’elles pussent jouer, c’est néanmoins autant de perdu. La désagrégation n’est qu’apparente, d’une apparence qui n’est qu’un leurre ; en réalité, l’Allemagne resserre sa structure intérieure, tan. lis qu’elle cherche à étendre son aire territoriale : par deux opérations contraires, elle augmente à la fois sa densité et son volume. Organisation concentrée, population accrue ; demain, si elle y réussit, si le projet de M. Preuss, ou tout autre projet analogue, est adopté, nous n’aurons pas devant nous moins de force allemande, nous en aurons très probablement davantage.

C’est justement pour doter l’Allemagne d’une Constitution de ce genre que l’Assemblée nationale vient de se réunir à Weimar. Le choix symbolique de cette ville saxonne, en une occasion aussi solennelle, n’a pas été sans soulever les protestations de la capitale doublement découronnée. Tous les témoins sont unanimes à rapporter qu’un peu partout, retentit le fameux cri : « Los von Berlin ! Séparons-nous de Berlin ! » Mais prenons garde que cela ne veut pas dire : « Séparons-nous de l’Allemagne ! » bien moins encore : « brisons et divisons l’Allemagne ! » Ebert et Scheidemann l’ont expliqué : le gouvernement ne s’éloigne de Berlin que pour y revenir, « espérant qu’ainsi Berlin retrouvera rapidement la place à laquelle il a droit dans l’Empire. » Maintenir l’unité de l’Empire, et porter l’unité allemande au delà des frontières de 1914, est une espèce d’obsession, d’hallucination universelle. Le chef du gouvernement bavarois lui-même, Kurt Eisner, n’y résiste pas ; et, hier, le socialiste majoritaire, le socialiste impérialiste David, affirmait, avec une énergique franchise : « L’unité de l’Allemagne doit être inscrite en tête de tous les programmes. Quand je dis : l’Allemagne, j’entends non seulement tous les États fédéraux qui la composaient avant la guerre, mais encore les pays allemands de l’ancienne Autriche. Ainsi notre patrie sortira de cette guerre non pas diminuée, mais plus grande et plus forte, et c’est ce qui doit être. »

Le dessein est avoué, le but est découvert Ce que dît le camarade David, le camarade Ebert le fait. Dans une réunion préparatoire qui s’est tenue le 4 février à la « Maison du Peuple » de Weimar et qu’il présidait, il a annoncé sans ambages que, « immédiatement après le 16, dès que les élections populaires en Autriche allemande seront terminées, une délégation de la fraction majoritaire autrichienne prendra part aux délibérations du parti. » Mais les délégations autrichiennes ne se borneront pas à concourir aux délibérations « du parti. » Elles seront associées à celles de l’Assemblée nationale elle-même et collaboreront aux travaux de la Constituante, où leur banc est formellement réservé. Dans la contrefaçon républicaine du Bundesrath impérial, qui s’appellerait la Commission des États confédérés, leur accession est désirée et prévue : « Si l’Autriche allemande se réunit à l’Allemagne, dit le projet de loi sur les pouvoirs provisoires de l’empire, elle aura le droit de siéger dans le Conseil des États avec un nombre de voix à fixer par une loi. »

Eh ! bien, nous le demandons : les Puissances de l’Entente, alliées ou associées, peuvent-elles permettre que ce soit là la première application du principe que « les peuples ont désormais la libre disposition de leur sort ? » Souffriront-elles que les vaincus commencent par se servir ? Sera-t-il vrai, comme David le souhaite, que l’Allemagne « sortira de cette guerre plus grande et plus forte ? » Oui ou non, car il n’y a que l’alternative, il n’y a pas d’échappatoire ; ni périphrases, ni phrases. Si c’est oui, la Conférence peut se dissoudre : elle est finie. Nous aurons perdu par la « diplomatie » la guerre que nous avions gagnée par les armes.

Mais ce ne peut pas être : oui. La question que les plénipotentiaires dirigeants. — ceux qu’on nomme le Conseil des Dix, — paraissent hésiter à poser, l’Allemagne la pose catégoriquement, inéluctablement. C’est la question principale, cardinale, le gond sur lequel tournent toutes les autres questions. Celle-là résolue, toutes les autres deviennent faciles ou plus faciles à résoudre : leurs solutions sont bonnes ou mauvaises en fonction de celle-là. Selon qu’elle aura été bien ou mal résolue, la porte sera ouverte ou fermée, la porte du temple de la guerre et de la paix. Le monde a été dévasté par la guerre, parce que l’Allemagne l’a voulue : le monde va-t-il mettre l’Allemagne hors d’état de la vouloir à nouveau dans quelques années ? Le monde a forcé l’Allemagne à accepter la paix ; le monde va-t-il contraindre l’Allemagne à subir une paix telle qu’elle soit assurée pour plus de quelques années ? Une Allemagne « plus grande et. plus forte » ne pourrait être, république ou empire, qu’une Allemagne plus enragée à grandir encore sa grandeur et à abuser de sa force. Une Allemagne « non diminuée » ne serait qu’une Allemagne non muselée. C’est pourquoi il n’y a pas de détours à faire, il n’y a pas de biais à prendre : la question à trancher primordialement, préalablement, est la question de la grandeur et de la force allemandes ; c’est-à-dire, pour parler net, la question des frontières de l’Allemagne.

Jusqu’à présent, la Conférence s’est occupée de tout, excepté de cela. Elle s’est occupée de l’attribution des colonies allemandes pour décider, semble-t-il, qu’elles seront remises en dépôt à la Ligue ou Société des nations, qui en confiera l’administration, la « gestion, » à telle ou telle Puissance possédant en propre une colonie voisine. Elle a mis à l’étude les responsabilités, les réparations, la législation internationale du travail. Elle a constitué une Commission financière interalliée ; Elle s’est engagée dans une enquête sur la Pologne, ce qui est peut-être le plus sûr moyen de ne plus se tirer de la question polonaise, et convoqué une sous-conférence sur la Russie dans l’île de Prinkipo, ce qui est peut-être le plus sûr moyen d’éterniser la tragédie russe. En liant avec les bolcheviks, si indirectement que ce fût, cette étrange conversation, elle a compromis son autorité, elle leur a rendu de l’audace : ils l’en remercient par des sarcasmes, et raillent comme une faiblesse sa condescendance. Elle a entendu successivement l’exposé des revendications tchéco-slovaques, roumaines, serbes, helléniques, arabes, et elle n’en est qu’au départ. Elle doit savoir où elle va, mais elle seule le sait. Elle marche en spirale. Sa méthode, au dehors, a l’allure d’une absence de méthode. Elle fait ce qu’on n’attend pas, ne fait pas ce qu’on attend, attend pour faire ce qu’on désirerait qu’elle fît sans attendre. On a l’impression qu’elle bâtit sur des hypothèses, et néglige le terrain solide. Autour d’elle, on s’étonne, on s’inquiète presque, et c’est lui marquer de la déférence que de ne pas le lui cacher.

La Chambre des députés s’est fait honneur de recevoir, en une séance si extraordinaire qu’on n’en avait pas vu de pareille depuis la Convention, le Président des États-Unis. Nous ne ferons pas à M. Paul Deschanel le compliment banal de dire que cette visite lui a procuré l’occasion de prononcer un beau discours. Il a derrière lui une carrière trop pleine des plus éclatantes satisfactions oratoires pour ne pas savoir que nous sommes à une heure où il faut dédaigner l’art qui ne serait que de l’art et ne mettre dans sa voix que la simplicité et la vérité des choses. Louons-le, comme il le mérite, d’avoir dit parfaitement ce que, dans la circonstance, il y avait à dire, sur un ton dont son auditoire a apprécié la justesse et goûté les nuances : « A vos yeux comme aux nôtres, a-t-il rappelé à M. Wilson, la condition première, le fondement même de l’organisation nouvelle du monde, c’est une France mise définitivement à l’abri des provocations et des attaques. Nous qui, pendant quarante-quatre ans avions fait silencieusement au maintien de la paix les plus douloureux sacrifices, nous savons par une expérience plusieurs fois séculaire que le monde ne sera pas tranquille tant que les Allemands pourront accumuler à nos portes les moyens d’agression. Nous avons été trop souvent envahis pour ne pas veiller toujours... Ce serait un crime contre vos idées que de fermer les yeux aux orages qui les peuvent assaillir. L’oubli n’est pas seulement une insulte au passé, c’est une menace pour l’avenir, c’est une immoralité et une dépravation. »

Dans sa réponse, M. le Président Wilson a montré que cet aspect de la situation ne surprenait pas en lui un homme non averti : « La France, a-t-il reconnu, se tient toujours debout sur la frontière. La France reste encore en présence de ces problèmes menaçants et non résolus. Elle reste dans l’attente de la solution de questions qui la touchent directement, intimement et incessamment. Et si elle reste seule, que doit-elle faire ? Elle doit rester constamment année, elle doit laisser peser sur son peuple, sans arrêt, le fardeau de l’impôt. Elle doit faire un sacrifice qui peut devenir intolérable. » Ce qui a conduit l’orateur à conclure : « Les dirigeants du monde savent maintenant que le seul moyen d’arriver à donner aux hommes la sécurité de leurs foyers, est de rendre inévitable que le même fait qui s’est produit aujourd’hui (le concours de toutes les nations à la défense de la cause commune) se reproduise toujours, et qu’il n’y ait là-dessus ni doute, ni attente, ni remise, mais que, chaque fois que la France ou tout autre peuple libre se trouve menacé, l’univers entier se dresse pour défendre sa liberté. » — « C’est pour cette raison, je pense, a ajouté M. Wilson, que je rencontre en France pour la Société des Nations un enthousiasme intelligent et chaleureux. »

Qu’il nous soit permis, à ce propos, de faire ici une confession, qui sera celle de beaucoup de Français. Il fut un temps, encore proche, où nous eussions traité pour le moins de chimérique la Société des Nations, où peut-être même nous lui aurions appliqué une épithète plus sévère. L’état dans lequel cette guerre laisse le monde nous oblige à convenir que c’est dorénavant une nécessité, que le salut peut venir d’elle el, dans certaines conjonctures, ne pourrait venir que d’elle. Nourris comme nous l’étions du précepte qu’il vaut mieux fonder sa sécurité sur ce qui dépond de soi-même que sur ce qui dépend d’autrui, nous ne nous résignons pas sans regret à reconnaître que nul, dans le monde que la guerre nous a fait, n’est dorénavant en mesure de fonder sa sécurité sur soi seul. Soit donc : fondons-la tout ensemble sur nous-mêmes et sur ceux qui doivent penser, sentir, vouloir et agir comme nous. Mais alors, vite, que le législateur descende du Sinaï ; que la Société des Nations se dessine en un contour précis ; qu’elle sorte des nuages où Shakspeare prétend que l’on aperçoit indifféremment la forme d’une belette ou la forme d’un chameau ; qu’elle s’appuie et s’établisse sur des bases fixes et fermes ; qu’elle devienne une institution concrète et positive. Les ébauches ne manquent point, mais aucune, à notre connaissance, ne dépasse les précédents essais : l’arbitrage obligatoire, le tribunal international, du vieux neuf. Ce n’est pas assez. M, Wilson l’a déclaré : il faut rendre inévitable qu’il n’y ait, en cas d’agression, « ni doute, ni attente, ni remise. » Pour que ce soit inévitable, il faut qu’il y ait, derrière le tribunal, une gendarmerie internationale. Pour qu’il n’y ait pas de doute, il faut une armée qui soit suffisante ; pour qu’il n’y ait pas d’attente, une armée qui soit prêle ; pour qu’il n’y ait pas de remise, une armée qui soit à portée. Pesant de tout son poids sur la France seule, « le sacrifice serait intolérable. » Dans quelle proportion, en hommes et en argent, chacune des Puissances également intéressées à la paix du monde est-elle disposée à fournir cette armée et à l’entretenir ? Que donneront les États-Unis ? Que donneront la Grande-Bretagne, et l’Italie ? Que nous restera-t-il à donner ? Nous prions respectueusement M. le Président Wilson de traduire ses formules en propositions d’effectifs et de crédits. Définir la justice est de la philosophie ; la politique est de l’imposer.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.