Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1837

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Chronique no 114
14 janvier 1837


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 janvier 1837.



La saison politique vient enfin de s’ouvrir, et nous sommes aux préliminaires des débats importans des deux chambres. On peut remarquer partout, dans les deux assemblées législatives comme dans les salons politiques, une gravité soucieuse, qui montre combien les esprits sont préoccupés du sérieux des circonstances. Chacun sent que l’avenir du pays est en cause. Il ne s’agit pas de savoir si tel homme gardera son portefeuille, ou si tel autre reprendra le sien, mais bien si nous sommes gouvernés par des institutions progressives ou par l’entêtement d’un système immobile. L’année qui commence est destinée à mettre à nu toutes les situations et toutes les pensées. Depuis six ans, beaucoup d’élémens s’étaient associés, pour la résistance, contre des dangers, soit réels, soit imaginaires. Aujourd’hui, on se prend à se reconnaître, et les alliances forcées sont bien près de leur fin. Tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, les questions se posent avec une clarté redoutable, et il devient de plus en plus difficile de donner le change aux parties intéressées. Ainsi l’éclatante délivrance de Bilbao, en témoignant que toute énergie n’est pas éteinte chez les constitutionnels espagnols, prouve que la coopération française aurait assuré la défaite définitive de don Carlos. C’est le propre des idées justes de se rencontrer vraies dans toutes les hypothèses. Si Bilbao eût succombé sous l’effort des carlistes, sa chute eût hautement accusé l’inertie de la France ; sa délivrance l’accuse également, puisqu’il dépendait de nous, par une coopération intelligente, de tout terminer. Peut-être les carlistes vont-ils recommencer leurs tentatives ; on dit qu’ils occupent la position de Santo-Domingo, qui domine Bilbao. Peut-être la lutte va-t-elle recommencer avec un nouvel acharnement, et avec des chances qui peuvent déplacer la victoire.

La discussion de l’adresse, à la chambre des pairs, a roulé presque tout entière sur la question espagnole. Il est vrai que M. de Dreux-Brezé a fait entendre ses doléances annuelles sur les vices et les méfaits qui appartiennent inévitablement à tout gouvernement d’origine révolutionnaire, mais la chambre a paru peu touchée de ces homélies, dont elle connaît la monotonie périodique. M. de Dreux-Brezé serait plus utile à la cause et aux convictions dont il veut se faire l’interprète, s’il apportait dans ses harangues et dans ses agressions un esprit plus positif et plus pratique, s’il imitait un peu le tact et la modération de M. de Noailles que M. Guizot a félicité avec affectation de sa parfaite justesse d’esprit. M. Guizot aime beaucoup les adversaires comme M. de Noailles ; ils le font valoir ; il se donne le plaisir de leur enseigner comment il faut entendre la liberté et les doctrines constitutionnelles ; il a pour eux des paroles élogieuses et bienveillantes, réservant à d’autres adversaires son amertume et son ressentiment.

Au surplus, on ne pouvait aborder, à la chambre des pairs, que les préliminaires de la question espagnole, qui ne devait être vraiment traitée que dans le discours du chef du ministère du 22 février. Toutefois la discussion n’a pas été sans intérêt. M. de Broglie a expliqué avec une heureuse lucidité les caractères de l’intervention et de la coopération d’après les principes du droit des gens, et il a montré avec loyauté jusqu’à quel point le ministère du 11 octobre qu’il présidait, était entré dans la coopération. Il est toujours plus avantageux pour le talent de M. de Broglie de parler à côté d’un ministère qu’au nom du pouvoir même ; son esprit a besoin de l’indépendance d’une dissertation désintéressée. On a peine à concevoir comment M. le maréchal Soult a pu qualifier de honteuse la coopération que la France pouvait prêter à l’Espagne. Il a donc oublié ses propres actes, le général Solignac envoyé en Portugal ; la coopération était alors franche et ouverte, elle était du fait de M. Soult, qui apparemment à cette époque ne l’estimait pas honteuse. Il est fâcheux que le maréchal ait montré un empressement si maladroit à briguer la faveur de la cour et du ministère. M. le duc de Dalmatie ne devrait pas oublier que portant le premier nom militaire du pays, et pouvant à chaque moment devenir un homme nécessaire, il doit mettre dans ses paroles plus de sens et de réserve.

Déjà même à la chambre des pairs les divisions et la rivalité de MM. Molé et Guizot ont éclaté. M. Molé s’est dit à la tribune le continuateur du système du 22 février, et M. Guizot a imposé au Moniteur l’omission de cette phrase. M. Molé a protesté de son adhésion à l’alliance anglaise, et M. Guizot, en répondant à M. de Noailles, a déclaré que le ministère mettait tous ses soins à donner à la quadruple alliance le moins de portée possible ; c’est ce qu’il a appelé faire preuve de liberté. Nous verrons dans quelques semaines comment le cabinet whig répondra à ce commentaire carliste d’une alliance qui avait été faite dans l’intérêt des libertés de l’Europe.

Les débats de la chambre élective ne sont ouverts que depuis deux jours, et déjà deux fois le ministère a vu une majorité se lever contre lui. L’épisode le plus piquant de la discussion générale a été le discours de M. Duvergier de Hauranne, qui semble vouloir prendre l’habitude de clouer à chaque session une espèce de préface, macédoine satirique dont il fait pleuvoir les traits sur toutes les parties de la chambre. M. de Hauranne ne manque ni de talent ni d’esprit, mais son talent paraît ne pouvoir trouver d’autre forme qu’une sorte de taquinerie pointilleuse, et ce n’est jamais qu’avec aigreur qu’il se montre spirituel. Il a transporté dans sa politique ses anciennes habitudes de critique littéraire. C’était lui qui, au milieu de ses amis et de ses collaborateurs, se chargeait avec empressement des agressions les plus vives et des exécutions les plus impitoyables. La tribune ne l’a pas adouci, on l’a vu cette année rapporter de la campagne un factum d’une amertume longuement élaborée et distribuée à tous avec une édifiante impartialité. On est tombé d’accord de toutes parts qu’il est impossible d’assembler dans un seul discours plus d’élémens de discorde, plus de dissolvans. Beaucoup de membres de cette bonne vieille majorité, dont M. de Hauranne a vanté les beaux jours écoulés, se sont plaints hautement de tant d’imprudence et de colère. On disait aussi que si la majorité de M. Guizot était une bonne vieille, c’était tant pis pour elle, car d’ordinaire les bonnes vieilles n’ont pas très long-temps à vivre.

Hier la chambre a passé de la discussion générale au vote des paragraphes. M. Odilon Barrot a proposé cette phrase additionnelle : « Le repos de l’Europe ne sera jamais plus fortement garanti que quand il sera fondé sur le respect des droits consacrés par les traités, et parmi ces droits la France ne cessera de mettre au premier rang ceux de l’antique nationalité polonaise. » L’honorable orateur a déclaré qu’il ne croyait pas nécessaire de développer ce paragraphe, qui a figuré jusqu’à présent dans toutes les adresses à la couronne. Profond silence sur les bancs du ministère. Le paragraphe a été mis aux voix sans discussion. Le centre gauche et la gauche, quelques membres du centre droit et des sections intérieures se sont levés pour l’adoption. Le reste de la chambre, y compris les ministres députés, se sont levés contre. Après deux épreuves déclarées douteuses, la chambre a passé au scrutin secret, dont le dépouillement a donné 189 boules blanches, 181 boules noires. En conséquence, le paragraphe a été adopté. M. Odilon Barrot a montré un grand tact en s’abstenant de tout développement : il a élevé sa proposition à la hauteur d’une tradition politique dont la chambre ne pouvait s’écarter sans péril et sans honte. Ce vote de la chambre est une protestation éclatante contre toute politique qui tendrait à rompre la solidarité morale de l’Europe constitutionnelle. Reproduire dans l’adresse à la couronne le nom, les souvenirs et les droits de la Pologne, c’est dire à la Russie que la France entend maintenir l’intégrité de son génie démocratique et de ses espérances ; c’est rendre plus saillantes les antipathies qui séparent la cause de la liberté européenne des prétentions de l’absolutisme russe. Sur une question si grave, le ministère a cru pouvoir garder le silence ; il n’a pas parlé, mais il a voté contre le paragraphe, et il a eu contre lui une majorité de huit voix. Il est impossible de prêter à des tendances anti-nationales de plus piteux dehors de poltronnerie et de mauvaise honte. Placé entre la Russie et l’Angleterre, le ministère n’a pas osé donner à M. de Pahlen le déplaisir d’une adhésion aux vœux exprimés pour la Pologne, et il a craint de mécontenter outre mesure l’Angleterre et le cabinet whig, s’il combattait ouvertement la motion de M. Barrot. Il s’est donc réfugié dans le silence ; mais ce triste expédient ne l’a pas sauvé d’une défaite.

Après ce vote victorieux de l’opposition, un des incidens les plus curieux qui, depuis long-temps, aient agité la scène parlementaire, est venu porter de nouveaux coups à l’administration du 6 septembre. M. Odilon Barrot, qui a commencé et fini la séance du 13 avec une égale habileté, a redemandé la parole pour poser cette question : Est-il vrai que le gouvernement français, après avoir envoyé en Suisse l’espion Conseil, en ait demandé l’extradition ? À cette interpellation, M. Molé a laissé échapper le cri d’un homme d’honneur : jamais Conseil n’a été pour lui qu’un réfugié ; M. Molé a trouvé à son ministère une lettre de son prédécesseur à M. de Montebello, où M. Thiers affirmait que Conseil était pour lui un réfugié et nullement un espion. La parole appartenait nécessairement à M. Thiers, qui a raconté les faits avec une loyale lucidité. Après avoir exposé les principes en matière de droit d’asile, et montré la justesse des réclamations portées devant la diète, l’ancien président du conseil a déclaré sur l’honneur qu’il y a six mois il ignorait ce qu’était Conseil, qu’il l’ignore encore ; que s’il a demandé à la Suisse son extradition, c’est sur la provocation de M. de Gasparin, sous-secrétaire d’état de l’intérieur, et que jamais ni M. de Montebello, ni le ministre des affaires étrangères, n’ont connu Conseil comme agent de police, mais toujours comme émigré.

Cette déclaration, si explicite, a causé dans la chambre une satisfaction inexprimable : elle mettait au-dessus de tout soupçon l’honneur de la France et de sa diplomatie. Mais l’intérêt devait croître encore. Tous les yeux étaient dirigés vers M. de Gasparin ; tous les regards l’appelaient à la tribune. Déjà, dans la commission de la chambre, M. de Gasparin avait fait, d’une manière embarrassée, de singulières confessions ; il n’avait pas osé, avait-il dit, avouer au président du 22 février l’envoi de Conseil en Suisse comme espion ; l’ambassadeur était abusé comme le ministre, et on lui faisait demander l’extradition, comme émigré, d’un agent de la police. Le moment était venu pour M. de Gasparin de s’expliquer devant le pays : on peut dire qu’il n’est pas monté à la tribune, mais qu’il s’y est traîné. Au lieu d’improviser des explications nettes et précises, M. de Gasparin a tiré de sa poche un manuscrit, ainsi qu’au sein de la commission il tirait un calepin pour répondre aux moindres questions. Enfin M. de Gasparin n’a ouvert la bouche que pour dire qu’il se taisait, qu’il ne faut jamais soulever le voile dont la police doit être couverte, et qu’au milieu des périls qui nous entourent, il ne fallait pas apporter de nouvelles entraves à l’administration. M. de Gasparin a fait pitié à tout le monde sur tous les bancs de la chambre ; on se demandait comment le ministère laissait porter le poids d’une discussion si embarrassante à une aussi incurable médiocrité. Après quelques mots d’une généreuse indignation prononcée par M. Teste, M. Persil s’est enfin décidé à venir au secours du ministre de l’intérieur ; et, par une inspiration des plus malheureuses, il a provoqué de nouveau la présence de M. Thiers à la tribune, en lui renvoyant la responsabilité des faits qui s’étaient passés sous sa présidence. On peut penser quel silence et quelle anxiété dans la chambre au moment d’entendre la réponse si imprudemment demandée ! M. Thiers a parlé avec une sobriété pleine d’esprit et d’à-propos. Il n’a pas nié qu’on ait eu raison d’invoquer sa responsabilité. « J’ai commis une faute, a-t-il dit, j’aurais dû tout savoir, je n’ai pas tout su. » Le ministre avait eu entre les mains une lettre signée de M. de Gasparin ; il a pensé que cela devait lui suffire : il ignore le reste ; voilà tout ce qu’il sait. Si la modération de M. Thiers a été cruelle, en vérité on ne saurait lui en faire un reproche. M. Odilon Barrot a terminé la séance avec un rare bonheur : il a prié la chambre d’accorder à M. de Gasparin jusqu’à demain, afin qu’il pût obtenir l’autorisation nécessaire pour parler. Le ministère s’est opposé vivement à ce que cette discussion continuât ; mais il a encore été battu sur cet incident, et la chambre a témoigné par son vote qu’elle ne voulait pas laisser échapper la vérité au moment de la connaître.

Aujourd’hui M. de Gasparin est venu déclarer à la chambre qu’il n’avait rien fait dans l’expulsion de Conseil comme dans toutes les autres affaires de haute police que par l’ordre du ministre de l’intérieur du 22 février, et il a formellement accepté le rôle d’un agent irresponsable et secondaire. Après cette déclaration, M. B. Delessert, évidemment dépêché à la tribune par le ministère, a essayé l’aigreur et l’ironie contre l’administration du 22 février. Quelques mots dédaigneux de M. Thiers ont fait justice de cette tentative oratoire du banquier doctrinaire, qui n’est pas plus heureux dans ses improvisations que dans ses essais de présidence. M. Thiers avait à peine terminé sa courte et incisive réplique, que M. Molé a demandé la parole pour donner lecture à la chambre d’une lettre de M. de Montalivet, dans laquelle cet ancien ministre assume sur lui toute la responsabilité des actes du ministère de l’intérieur depuis le 22 février jusqu’au 6 septembre, et déclare qu’il n’y a pas un acte de l’administration qui n’ait eu pour but le véritable intérêt du pays et la sûreté de la personne du roi. Aussitôt après la lecture de cette lettre, la chambre n’a pas eu d’autre pensée que de clore la discussion ; elle s’est arrêtée devant le nom du roi. Il est évident qu’elle n’a pas voulu pousser plus loin les débats, et que, puisqu’elle pouvait trouver autre chose qu’un ministre responsable, elle a volontairement fait halte.

Le paragraphe 7 de l’adresse est venu enfin appeler l’attention de la chambre sur le plus haut intérêt de politique étrangère qui se soit débattu depuis six ans. Il s’agit, en effet, de savoir si on enveloppera dans la proscription de la propagande révolutionnaire la politique constitutionnelle et la solidarité de l’Europe libérale. Après M. Molé, que la chambre a écouté avec une silencieuse estime, M. Thiers a occupé la tribune. Son discours, qui a duré deux heures, embrasse dans toute son étendue et dans tous ses détails la question espagnole, les différentes phases de la révolution qui a produit successivement le statut royal et la résurrection de la constitution de 1812. Tout, dans cette belle improvisation, a été net, franc, lumineux. M. Thiers a produit une impression profonde quand il a montré qu’il ne s’est rejeté sur la coopération que parce qu’on lui avait refusé l’intervention, qui lui a toujours semblé l’acte le plus conforme à l’instinct et à la grandeur de la France. C’était répondre d’une manière victorieuse au reproche que lui adressaient quelques courtisans d’avoir quitté le pouvoir avec trop de promptitude. M. Thiers a fait tous les sacrifices compatibles avec l’honneur et l’intelligence d’une politique responsable, mais il n’a pas voulu descendre jusqu’à une hypocrisie cauteleuse, qui ne laissait même pas à la coopération indirecte ses effets naturels.

Il semblait qu’au chef de l’ancien cabinet l’administration du 6 septembre devait opposer un digne adversaire ; mais sa prudence l’a empêché d’accepter sur-le-champ le combat : elle a lancé à la tribune un procureur du roi, qui s’est mis à interpréter le texte de la quadruple alliance en véritable clerc d’avoué ; M. Hébert a parlé de contrat entre simples particuliers, de nullités, de cul-de-sac ; on lui a conseillé de dire impasse, et la chambre, après de fréquens accès de gaieté, l’a fort applaudi quand il a déclaré qu’au reste il ne se sentait pas appelé à traiter les hautes questions politiques.

Depuis long-temps ministère n’avait subi en deux séances tant d’humiliations et de mécomptes. Mais aujourd’hui son principal organe l’engage à ne pas s’en troubler et à rester au pouvoir, quelque dure que soit la vie qu’on lui prépare. Si M. Dupin l’a vivement attaqué, c’est de la part du président de la chambre un accès d’humeur qu’il ne faut pas prendre au sérieux ; si M. Barrot lui a arraché un paragraphe qui fera froncer le sourcil à M. de Pahlen, on s’efforcera d’atténuer cette défaite en ne s’en plaignant pas ; si M. Thiers l’a convaincu d’être infidèle à l’esprit et à la lettre de la quadruple alliance, il hésitera dans sa réponse, et pour se ménager le temps de l’élaborer, il opposera à un homme politique de premier ordre, un légiste subalterne, obligé de bégayer des excuses sur son incompétence. Qu’a donc fait M. Guizot de sa fierté ? S’il est difficile de croire au génie et à la durée du ministère, on peut croire à sa résignation. C’est le parfait chrétien.