Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1859

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Chronique n° 642
14 janvier 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1859.

La façon dont s’est ouverte l’année 1859 a profondément ému la France et l’Europe. Nous ne commenterons point les paroles adressées par l’empereur à l’ambassadeur d’Autriche, à la réception du jour de l’an. L’intention de l’empereur a-t-elle été bien comprise ? a-t-on prêté à l’allocution impériale une portée qu’elle n’avait point ? Nous n’avons pas qualité pour répondre. Seulement, en nous bornant au simple rôle d’observateur, et en constatant l’impression qu’elles ont produite, nous croyons avoir le droit de dire que les paroles de l’empereur ont déchiré un voile dont la masse du pays ne soupçonnait même pas l’existence, et que devant les perspectives obscures et indéfinies qui se sont tout à coup présentées à elle, l’imagination publique a été frappée d’une agitation et d’une surprise que la réflexion n’a pas encore calmées.

La réflexion en effet, disons-le tout de suite, est jusqu’à présent impuissante à mesurer la situation mystérieuse où nous sommes entrés à l’improviste. À quoi peut-elle se prendre ? Les données exactes, les faits avérés lui font défaut. À demi averti que ses affaires extérieures sont exposées à de graves complications, le pays ignore, à proprement parler, quelle est la nature de ces complications, quelles en peuvent être les conséquences, quels sont ceux de ses intérêts qu’elles mettent en jeu, et dans quelle mesure, parmi ces intérêts, les uns devront être satisfaits, et les autres pourraient être compromis. La vraie cause de l’anxiété nerveuse de l’opinion, c’est l’ignorance. Réduit à interroger des rumeurs, à interpréter des indices, à tirer des inductions de rapprochemens peut-être mal fondés, on redoute le pire parce qu’on ne sait point ce qu’il y a réellement lieu de craindre ou d’espérer. C’est au nom de cette ignorance, dont nous ressentons comme tout le monde les perplexités et dont nous ne sommes point responsables, que nous demanderons grâce pour les conjectures plus ou moins plausibles, mais en tout cas aventurées, que nous sommes forcés d’émettre sur la situation politique inaugurée par l’année 1859.

Résumons d’abord les faits épars qui, sans expliquer cette situation, en révèlent du moins le caractère. Les paroles adressées par l’empereur à M. de Hubner nous ont appris que nos relations avec l’Autriche ne sont point satisfaisantes. Certes on savait depuis longtemps que le gouvernement français s’était trouvé en dissentiment avec le cabinet de Vienne sur la plupart des questions soulevées par l’application du traité qui a mis fin à la guerre d’Orient ; mais ces dissentimens, soumis eux-mêmes à l’arbitrage des conférences de Paris, n’étaient pas de nature à ébranler la paix, et d’ailleurs les questions qui les avaient provoqués étaient résolues avant la fin de l’année dernière. La révolution de Servie avait, à la vérité, fait naître une difficulté nouvelle. L’Autriche ne s’était pas contentée de protéger, par une concentration de troupes, ses frontières contre les suites du mouvement serbe ; elle avait mis une brigade à la disposition du pacha de Belgrade, dans le cas où les Serbes auraient attaqué la forteresse turque de cette ville. Cette offre de l’Autriche au pacha de Belgrade était certainement contraire à l’art. 29 du traité de Paris, qui déclare « qu’aucune intervention armée ne pourra avoir lieu en Servie sans un accord préalable entre les hautes puissances contractantes. » La distinction que le cabinet de Vienne cherchait à établir entre la forteresse turque, regardée par elle comme territoire purement ottoman, et la ville même de Belgrade, considérée comme territoire serbe, proprement dit, ne peut tenir contre le texte du traité, qui emploie évidemment le mot de Servie dans le sens géographique absolu ; mais cette chicane autrichienne ne pouvait aboutir à un casus belli, et d’ailleurs les événemens mêmes n’ont pas permis au cabinet de Vienne de la poursuivre sur le terrain pratique, si bien qu’elle ne peut plus faire l’objet que d’une querelle rétrospective et spéculative. Ainsi, du côté de l’Orient, le chapitre des contestations entre la France et l’Autriche était clos ou allait se fermer. Au surplus, dans la question d’Orient, il serait si monstrueux qu’une lutte diplomatique entre ces deux puissances fût poussée jusqu’à la guerre, une telle conséquence serait si profitable à l’influence russe, si contraire à la politique qui a inspiré à la France la guerre de Crimée, que l’énormité seule d’une telle hypothèse suffisait pour rassurer l’opinion et la laisser presque indifférente à l’esprit de querelle et de tracasserie que l’Autriche déploie dans les questions danubiennes.

Ce n’est donc pas de ce côté que nos relations avec l’Autriche pouvaient s’envenimer au point de mettre la paix européenne en danger : il fallait chercher ailleurs, sinon toutes les causes, du moins les plus dangereuses conséquences du déplaisir exprimé par l’empereur sur l’état des relations entre les deux gouvernemens. C’est ce qu’a fait l’opinion en portant subitement ses craintes vers l’Italie. Déjà, depuis plusieurs mois, ceux qui suivent avec assiduité la marche des choses et l’état des esprits au-delà des Alpes, notamment en Piémont, ne se dissimulaient pas que l’Italie pouvait, au premier moment, être le théâtre d’événemens graves. Il était visible que le gouvernement piémontais pressait ces événemens de ses vœux, il était visible que ce que l’on appelle à Turin la question italienne devenait une préoccupation de jour en jour plus absorbante et plus impatiente ; il était visible que le régime libéral et national, soutenu par le roi Victor-Emmanuel et par M. de Cavour, allait être soumis à une crise, et qu’il fallait que cette politique fît un pas en avant, si l’on ne voulait point abandonner la direction du mouvement italien aux révolutionnaires ; il était visible enfin que l’intimité du Piémont avec le gouvernement français allait croissant dans la même mesure où se refroidissaient les relations de la France avec l’Autriche, et que le roi de Sardaigne et son hardi ministre se sentaient moralement soutenus dans leurs espérances et dans leurs efforts par cette sympathie puissante. Voilà, nous le répétons, ce que pouvaient observer depuis plusieurs mois ceux qui sont au courant des affaires d’Italie. Malheureusement le nombre en France n’en est pas grand. L’opinion chez nous n’a pas pris garde à ce travail politique et au mouvement piémontais. Quelques journaux avaient bien, dès le mois de novembre, signalé l’attitude belliqueuse du Piémont, et l’avaient encouragée par de violentes déclamations contre la domination autrichienne en Lombardie. Le public français s’émut à peine de ces manifestations, qui lui paraissaient inopportunes, et où il ne voyait même que des excitations coupables, car elles pouvaient égarer les Italiens dans de funestes aventures. Le Moniteur parut confirmer ce sentiment au commencement du mois de décembre par le blâme dont il frappa les polémiques dirigées contre l’Autriche. Que s’est-il passé entre le jour où l’organe officiel du gouvernement crut devoir raffermir la sécurité de l’opinion et le 1er janvier de cette année ? L’avenir sans doute nous l’apprendra ; mais depuis le 1er janvier les incidens antérieurs ont pris une signification soudaine, sur laquelle il n’est plus possible de se méprendre, et que des faits nouveaux sont venus éclairer plus fortement encore. Le 1er janvier nous a en effet révélé officiellement l’état fâcheux de nos relations avec l’Autriche, en même temps que nous apprenions l’exaltation de Turin et la fermentation de la Lombardie. Le discours du roi de Piémont à l’ouverture des chambres sardes nous déclare que l’année 1859 ne se lève pas dans un horizon pleinement serein, que le Piémont marchera résolument au-devant des éventualités de l’avenir, qu’il est grand par les sympathies qu’il inspire, que sa condition n’est pas exempte de périls, car, tout en respectant les traités, il n’est pas insensible au cri de douleur qui s’élève vers lui de tant de parties de l’Italie. Enfin, presque au même moment, ces sympathies qui grandissent le Piémont et la solidarité qui semble, devoir unir notre politique à la politique piémontaise sont expliquées et annoncées par le mariage du prince Napoléon-Jérôme avec la fille du roi Victor-Emmanuel, la jeune princesse Clotilde. Il ne peut donc plus y avoir aujourd’hui d’incertitude sur ce point : la question italienne, comme on l’entend à Turin, est posée en Europe avec le concours probable du gouvernement de la France, et jusqu’à ce qu’elle reçoive une solution, elle sera la préoccupation et l’occupation dominante de la politique générale de l’Europe.

Mais qu’est-ce que cette question italienne, désormais ouverte ? Qu’est-elle au point de vue purement italien, et par quelles affinités est-elle devenue ou peut-elle devenir une question française ?

La question italienne, même pour les Italiens, est une expression vague et ondoyante où peuvent s’abriter et se réunir passagèrement bien des politiques diverses. Dans sa signification la plus absolue, c’est l’affranchissement de toute la péninsule, c’est l’anéantissement de toute domination étrangère depuis les Alpes jusqu’à la Sicile, c’est en un mot la question de l’indépendance nationale. Depuis le Vénitien et le Lombard, soumis au gouvernement direct de l’Autriche, jusqu’au Romagnol et au Toscan, qui subissent indirectement l’influence autrichienne, et jusqu’au Piémontais, qui résiste à cette influence au prix d’énormes sacrifices, avec de grands risques, et qui se sent enveloppé par elle sur sa frontière lombarde, tous les Italiens attachent le même sens à ces mots de question italienne : ils signifient pour eux l’Autriche expulsée de la péninsule. Voilà la signification populaire du mot d’ordre, celle qui est sous-entendue, même par ceux qui ne peuvent et n’osent l’avouer explicitement. Aucune politique officielle en effet, et c’est précisément le cas de la politique piémontaise, ne peut poursuivre ouvertement l’affranchissement de la Lombardie et de la Vénétie. Toute politique officielle est liée par le respect des traités existans et par l’observation des contrats sur lesquels reposent les distributions des territoires, dans l’Europe actuelle. Ces traités et le respect qu’ils commandent constituent une étroite solidarité entre les diverses souverainetés européennes, et cette solidarité s’élève avec une force irrésistible contre tous ceux qui oseraient attaquer directement et violer les traités ; mais la politique du Piémont, sans tomber dans ce danger, a su donner une forme diplomatique à la question italienne. Le Piémont a placé cette question sur ce qu’on pourrait appeler le terrain légal. Il est la seule fraction de l’Italie qui soit demeurée indépendante de l’influence autrichienne. Il a fait usage de cette indépendance pour se donner les seules institutions qui conviennent à un peuple maître de lui-même, des institutions diamétralement opposées au régime que l’Autriche se croit forcée de maintenir dans ses possessions italiennes, ou de favoriser là où domine son influence : les libres institutions représentatives. Le Piémont libre est par là devenu un foyer d’attraction pour toutes les espérances nationales et libérales de l’Italie, et en même temps un antagoniste légitime du système autrichien. L’intérêt de sa sécurité, les droits de son indépendance l’ont autorisé à protester contre l’ingérence de l’Autriche dans les états italiens, où cette puissance maintient seule, par son intervention militaire, le régime despotique. La question italienne, ainsi ramenée à une forme légale, a consisté, pour le Piémont, à demander qu’il ne fût pas permis à l’Autriche de sortir de sa frontière lombarde pour imposer de mauvais gouvernemens au reste de l’Italie, à demander la réforme de ces mauvais gouvernemens, et à rallier à son patronage, dans les populations soumises aux abus de l’influence étrangère, tous les partisans de l’indépendance et de la liberté.

Il y a aujourd’hui un grand intérêt à se rappeler comment la question italienne fut, sous cette forme, posée par le Piémont au congrès de Paris en 1856. Si nous ne nous trompons, ce souvenir doit singulièrement faciliter l’intelligence de la situation présente. Reportons-nous donc à la note que les plénipotentiaires piémontais, MM. de Cavour et de Villamarina, présentèrent le 27 mars 1856 aux gouvernemens de France et d’Angleterre. L’objet de cette note était d’exposer la situation des états pontificaux et les moyens propres, suivant le gouvernement sarde, à y porter remède. Les Légations, disait-il, étaient occupées par les troupes autrichiennes depuis 1849. L’état de siège et la loi martiale y étaient en vigueur sans interruption depuis cette époque. Le gouvernement pontifical n’y existait que de nom, puisqu’au-dessus de ses légats un général autrichien prenait le titre et exerçait les fonctions de gouverneur civil et militaire : Quand cet état de choses finirait-il ? Impossible de le prédire, puisque, tel qu’il était constitué, le gouvernement pontifical était convaincu de son impuissance à conserver l’ordre public tout aussi bien qu’au premier jour de sa restauration, et puisque l’Autriche ne demandait pas mieux que de rendre son occupation permanente. Pour mettre un terme à cet état de choses, il fallait signifier à la cour de Rome la volonté irrévocable des puissances et leur détermination de faire cesser sans retard l’occupatien étrangère. Sous l’empire d’exigences si légitimes, il fallait décider le gouvernement pontifical à réaliser dans les Légations d’indispensables réformes. L’esprit de ces réformes nécessaires était indiqué par la lettre du président de la république française au colonel Edgar Ney : sécularisation de l’administration et acceptation du code Napoléon. Là était la solution du problème, cap les soutiens des abus du gouvernement pontifical étaient les privilèges cléricaux et le droit canonique. Ces principes posés, les plénipotentiaires sardes présentaient un plan de réforme administrative pour les Légations, lequel, suivant eux, conciliait les intérêts étales droits des populations avec le respect de la puissance temporelle du pape, et qu’il serait trop long de reproduire ici.

Les représentas de la France ne se chargèrent point de développer et de soutenir dans le congrès les vues des plénipotentiaires sardes. Cependant M. le comte Walewski, dans la séance du 8 avril 1856, appela l’attention du congrès « sur différens sujets qui demandaient des solutions, et dont il pourrait être utile de s’occuper, afin de prévenir de nouvelles complications. » L’Italie, ou plutôt la situation des états pontificaux et du royaume de Naples, figura naturellement parmi ces sujets. « On ne saurait méconnaître, dit le plénipotentiaire français à propos de Rome, ce qu’il y a d’anormal dans la situation d’une puissance qui, pour se maintenir, a besoin d’être soutenue par des troupes étrangères. » Il déclara, en demandant au ministre autrichien de s’associer à son langage, « que non-seulement la France était prête à retirer ses troupes, mais qu’elle appelait de tous ses vœux le moment où elle pourrait le faire sans compromettre la tranquillité intérieure du pays et l’autorité du gouvernement pontifical. » Il représenta « combien il serait à désirer dans l’intérêt de l’équilibre européen que le gouvernement romain se consolidât assez fortement pour que les troupes françaises et autrichiennes pussent évacuer sans inconvénient les états pontificaux, » et il pensait « qu’un vœu exprimé dans ce sens ne serait pas sans utilité. » Ces observations furent fortement appuyées par le premier plénipotentiaire anglais, lord Clarendon. Suivant lui, ou il fallait que le gouvernement romain accomplît des réformes capables de satisfaire les populations, ou l’on rendrait permanent un système d’occupation peu honorable pour les gouvernemens et regrettable pour les peuples. En matière de réforme, lord Clarendon recommanda celles qui étaient indiquées par la note piémontaise. On sait que les plénipotentiaires autrichiens, tout en s’associant en termes généraux au désir de l’évacuation des États-Romains par les troupes étrangères, n’acceptèrent point la discussion sur les réformes qui seules pouvaient rendre possible ; cette évacuation. Cette question n’était point de celles dont la solution appartînt au congrès, réuni pour le règlement spécial des affaires du Levant, et ils n’avaient pas mission d’intervenir dans des questions qui intéressaient des états indépendans. Les ministres de Prusse et de Russie, quoique avec moins de hauteur et de vivacité, firent valoir les mêmes raisons d’abstention. Quant à M. de Cavour, il fit surtout remarquer que la présence des troupes autrichiennes dans les Légations et dans le duché de Parme détruisait l’équilibre politique en Italie et constituait pour la Sardaigne un véritable danger. « Les plénipotentiaires de la Sardaigne, dit-il, croient donc devoir signaler à l’attention de l’Europe un état de choses aussi anormal que celui qui résulte de l’occupation indéfinie d’une grande partie de l’Italie par les troupes autrichiennes. » Enfin, en résumant les idées qui s’étaient échangées entre les plénipotentiaires dans cette séance du congrès, M. le comte Walewski crut pouvoir établir que « les plénipotentiaires de l’Autriche s’étaient associés au vœu exprimé par les plénipotentiaires de la France de voir les états pontificaux évacués par les troupes françaises et autrichiennes aussitôt que faire se pourrait, sans inconvénient pour la tranquillité du pays et pour la consolidation de l’autorité du saint-siège. »

C’était quelque chose sans doute pour la diplomatie sarde que d’avoir ainsi ouvert à la question italienne, par une échappée, un congrès européen. Cependant les plénipotentiaires piémontais ne se montrèrent point satisfaits du vague résultat de la conversation dont l’Italie avait été l’objet, et que nous venons de résumer. Ils adressèrent le 16 avril au comte Walewski et à lord Clarendon une note nouvelle qui n’était plus, comme la première, l’insinuation de la question italienne au moyen d’un plan pratique relatif à la position d’un état particulier de la péninsule. La note du 16 avril élargissait le débat, et donnait pour ainsi dire un éclatant manifeste à la question italienne tout entière, telle qu’elle ressort de l’antagonisme du Piémont contre l’Autriche. Ce manifeste est curieux à relire dans les circonstances actuelles. On y dépeignait les effets du système de compression et de réaction violente inauguré par l’Autriche en 1868 et 1849, et suivi avec un redoublement de rigueur. Cette façon de gouverner maintenait l’Italie dans un état de constante irritation et de fermentation révolutionnaire. Cette agitation s’était calmée, il est vrai, pendant la guerre d’Orient, parce qu’en voyant un de leurs monarques nationaux allié aux grandes puissances occidentales, les Italiens avaient espéré que la paix apporterait quelque adoucissement à leurs maux ; mais, convaincus qu’ils n’avaient plus rien à attendre de la diplomatie ni des puissances qui s’intéressent à leur sert, ils s’incorporeraient avec une ardeur méridionale dans les rangs du parti révolutionnaire et subversif, et l’Italie serait de nouveau un foyer brûlant de conspirations et de désordres, qu’un redoublement de rigueurs réprimerait peut-être, mais que la moindre commotion européenne ferait éclater de la manière la plus violente. Un état de choses aussi fâcheux préoccupait au plus haut degré le gouvernement du roi de Sardaigne. Deux dangers menaçaient le Piémont : en premier lieu le réveil et le désespoir des passions révolutionnaires dans les pays qui l’entourent, en second lieu et surtout les moyens employés par l’Autriche pour comprimer l’effervescence révolutionnaire en Italie. Appelée par les souverains des petits états impuissans à contenir le mécontentement de leurs sujets, l’Autriche occupait militairement la majeure partie de la vallée du Pô, et son influence se faisait sentir d’une manière irrésistible dans les pays même où elle n’avait pas de soldats. Depuis le Pô jusqu’à l’Apennin, elle se disposait à déployer ses forces sur toute l’étendue de la frontière sarde. Ces occupations permanentes constituaient l’Autriche maîtresse absolue de toute l’Italie, détruisaient l’équilibre établi par le traité de Vienne, étaient pour le Piémont une continuelle menace : Entouré de tous côtés en quelque sorte par les Autrichiens, animé contre lui de sentimens peu bienveillans, le Piémont était tenu dans un état continuel d’appréhension qui le contraignait à demeurer armé et à prendre des mesures défensives excessives et onéreuses pour ses finances, déjà obérées par suite des événemens de 1848 et 1849 et de la guerre de Crimée. Agité au dedans par les passions révolutionnaires, provoqué autour de lui par un système de compression violente et par l’occupation étrangère, menacé par l’extension de la puissance de l’Autriche, il pouvait à tout moment être réduit à l’inévitable nécessité de prendre des résolutions extrêmes dont il serait impossible de calculer les conséquences. Cet état de choses était un vrai péril pour l’Europe. La Sardaigne était le seul contre-poids opposé en Italie à l’influence envahissante de l’Autriche. Si, par l’abandon de ses alliés, elle était contrainte de subir elle-même la domination autrichienne, la conquête de l’Autriche par l’Italie serait accomplie, et cette puissance se verrait à la tête d’une influence prépondérante en Occident. C’est ce que la France ni l’Angleterre ne pouvaient vouloir, ce qu’elles ne permettraient jamais. Les plénipotentiaires sardes étaient donc convaincus que les cabinets de Paris et de Londres, prenant en sérieuse considération la situation de l’Italie, aviseraient de concert avec la Sardaigne aux moyens d’y apporter un remède efficace.

Telle est la protestation chaleureuse par laquelle le Piémont prit en quelque sorte congé du congrès de Paris, et où il traça pour l’Europe, et surtout pour la nationalité et l’indépendance italiennes, le programme de sa politique future. Renfermée dans ces limites, la politique du Piémont nous paraît inattaquable. Réclamer la réforme des mauvais gouvernemens des états italiens, opposer comme un principe l’indépendance de ces états au système d’intervention militaire pratiqué partout par l’Autriche, système qui arrête le développement sain et régulier de l’Italie et y entretient un foyer inextinguible de passions révolutionnaires, demander que l’Autriche ne franchisse plus les frontières que les traités lui ont assignées, c’est le droit légal et strict d’un état italien qui a vraiment à cœur son indépendance et l’indépendance de l’Italie. Sans doute cette politique, si elle ne dépassait pas ses déclarations publiques, ne satisferait point toutes les populations italiennes, car elle serait obligée d’arrêter les efforts de son généreux patronage aux frontières des provinces que les traités ont données à l’Autriche dans le nord de la Lombardie ; sans doute aussi cette politique compromettrait par son triomphe les intérêts de la domination autrichienne en Lombardie, en rendant plus insupportable aux Lombards leur soumission à une souveraineté étrangère par le spectacle et le contraste de l’émancipation de leurs compatriotes. Le succès de cette politique n’en serait pas moins légitime ; tant pis pour l’Autriche, si elle ne peut acheter le maintien de la domination anormale qu’elle exerce sur l’Italie qu’au prix des plus graves inconvéniens. Qu’aurait-elle à gagner si par sa faute la question italienne était enserrée dans ce dilemme : pas de sécurité pour l’établissement autrichien en Lombardie sans l’asservissement de l’Italie tout entière, pas d’indépendance pour l’Italie sans l’expulsion totale des Autrichiens de la Lombardie ? Le respect des traités serait impuissant à faire accepter par la conscience de l’Europe libérale celle de ces conclusions qui sacrifierait la vie d’un peuple aux parchemins féodaux d’une monarchie étrangère.

Nous avons laissé exprimer par les documens mêmes de la diplomatie piémontaise la question italienne telle qu’on la comprend à Turin. Il est aisé de voir comment cette question a pu ou peut devenir une question française. Certes il est naturel que la France aime mieux un Piémont indépendant qu’un Piémont autrichien. Une ceinture de petits états est, croyons-nous, préférable pour nous à des frontières reculées qui nous mettraient en contact direct avec de grandes puissances, mais c’est à la condition que ces états seront libres, et ne pourront jamais devenir contre nous l’avant-garde d’ennemis puissans. La sécurité et la liberté d’action du Piémont sont donc au plus haut degré un intérêt français. Il faut avoir la franchise de reconnaître que nous sommes également intéressés à la bonne administration des états italiens, et que nous avons reçu de terribles éclaboussures de ce volcan révolutionnaire qu’entretient le système de compression qui a trop longtemps pesé sur l’Italie. Enfin l’occupation prolongée de Rome par nos troupes nous place dans une position fausse, qui n’est pas tenable. Quel rôle cette occupation nous fait-elle jouer devant l’Italie et devant le monde ? De deux choses l’une : ou nous sommes des conseillers impuissans du pape, si nous lui demandons des réformes qui permettent à ses sujets de vivre en paix avec lui ; ou, si nous nous taisons, nous sommes les fauteurs silencieux d’un mauvais gouvernement, et nous avons l’air d’être les seconds de l’Autriche dans ce système de compression dont l’Italie s’irrite. L’alternative finirait par devenir ridicule ou odieuse. Nous ne serions donc point étonnés, pour notre compte, si la France reprenait à son tour la question italienne, posée dès 1856 par le Piémont.

Mais nos explications ne sauraient aller au-delà. Cette question italienne sera-t-elle résolue pacifiquement ? Peut-elle et doit-elle même, comme le demandent quelques esprits impatiens, être tranchée par la guerre ? Quant à nous, dans l’intérêt de la France et de l’Italie, nous faisons des vœux ardens pour que le problème de l’avenir de l’Italie ait une solution pacifique. Il nous semble que les patriotes éclairés de l’Italie doivent s’associer les premiers à ces vœux. Les intérêts italiens ne seraient-ils point exposés à disparaître bientôt dans un conflit armé entre la France et l’Autriche, pour faire place à d’autres questions, plus vastes encore et plus formidables ? Le régime sous lequel gémit l’Italie n’est-il pas un legs de la guerre ? Est-il possible de fonder par la force, et surtout avec le concours et à travers la lutte de forces étrangères, une indépendance et une liberté durables ? Ces considérations nous paraissent si redoutables, que nous ne comprenons point qu’elles ne frappent pas tous ceux qui se donnent pour les fervens amis de l’Italie. Des considérations non moins puissantes prescrivent à la politique française la patience et la modération dans ses efforts en faveur de l’Italie. Il ne faut pas que même pour une cause généreuse la. France s’expose au reproche et au danger de troubler arbitrairement le repos du monde, et de compromettre ces grands intérêts du travail, du commerce et de l’industrie qui ont pris une si large place dans la vie des sociétés modernes. L’on vient, d’avoir le triste spectacle des effets que la crainte seule, une crainte vague et indéterminée, de complications qui pourraient se dénouer par la guerre a produits sur ces intérêts. En quelques jours, la panique a déprécié de plus d’un milliard peut-être la valeur de cette partie de la richesse, mobilière de l’Europe qui se cote sur les bourses de Paris, de Londres et d’Allemagne. Ceux qui accusent cette panique d’aveuglement la justifient plus qu’ils ne la condamnent par un tel reproche. Le premier besoin de ces intérêts, qui font la grandeur et la prospérité d’une nation, c’est la lumière et la publicité qui permettent au bon sens de prévoir, de contrôler et de mesurer les chances de l’avenir. Est-ce leur faute s’ils ont été aveugles dans cette circonstance ? Ils n’ont été aveugles que parce qu’on ne leur a rien laissé voir, et que, surpris par des incidens inattendus, ils se sont heurtés contre l’inconnu.

Aussi, devant la leçon encore chaude de cette fâcheuse expérience, avons-nous l’espoir que le pays sera promptement associé, par la publicité des travaux, accomplis de la diplomatie, aux chances qui intéressent la France dans les questions engagées en Italie. Lorsque Casimir Périer disait avec un bon sens éloquent : « L’or et le sang de la France n’appartiennent qu’à la France ! » il ne prêtait point une formule retentissante aux lâches sentimens d’un étroit égoïsme ; il entendait dire sans doute que dans ces hasardeuses entreprises qui s’imposent quelquefois à une grande nation, et lui demandent les cruels sacrifices de la guerre, c’est la nation qui doit demeurer juge de l’opportunité de ces sacrifices et de l’étendue qu’elle veut leur donner. Nous espérons que la question italienne ne conduira point la France à cette grave extrémité ; mais si nous nous trompions dans cette espérance, nous croirions avoir le droit d’attendre dans les libertés accrues de notre pays une compensation aux sacrifices qui nous seraient demandés en faveur des libertés de l’Italie.

Malgré l’incertitude des événemens et les difficultés des questions qui viennent de s’engager, nous ne voulons pas croire encore à la guerre. Sans compter les notes des journaux officiels et semi-officiels, on peut avoir de fortes raisons de se rassurer. Parmi ces motifs de confiance, nous signalerons surtout les dispositions financières arrêtées à la fin de décembre par les ministres des finances et des travaux publics. Le rapport financier de M. Magne ne laissait certes point entrevoir des perspectives belliqueuses pour le prochain exercice. La pensée de réduire le minimum des dépôts des caisses d’épargne, l’amortissement porté de 40 à 60 millions, etc., n’étaient point la préface d’un budget de guerre. De même, M. le ministre des travaux publics ne voyait que la paix à l’horizon lorsqu’il approuvait, tels qu’ils lui étaient présentés, les devis de travaux et de dépenses projetés pour l’année 1859 que les compagnies de chemins de fer avaient dû lui soumettre. Ces dépenses s’élèveront à 350 millions, et si rien n’est changé au dessein annoncé l’année dernière, lorsque la Banque ouvrit une souscription pour l’emprunt des compagnies, les chemins de fer devraient émettre dans le second semestre de 1859 les obligations nécessaires pour couvrir cette dépense de 350 millions. Évidemment, s’il, y eût eu péril de guerre pour cette année, M. le ministre des affaires étrangères n’eût pas manqué d’en prévenir à temps ses collègues des finances et des travaux publics.

La même observation s’appliquerait au décret du 6 janvier, qui constitue la dotation de la caisse des travaux publics de Paris et autorise cette caisse à faire une émission de bons pour une somme de 15 millions à un intérêt qui ne pourra dépasser 5 pour 100. À propos de cette institution, qui crée pour la ville de Paris une dette flottante, nous avons entendu exprimer un regret et émettre un doute. Le regret, c’est que cette innovation ait été accomplie par un décret plutôt que par une loi ; le doute, c’est que l’autorisation donnée à la ville de Paris ne soit fondée sur une loi qui, semble-t-il, n’avait pas compris la ville de Paris dans ses prévisions. Jusqu’à présent, les emprunts contractés par la ville de Paris ou pour son compte avaient toujours été faits avec l’autorisation du corps législatif. L’émission des bons de la caisse des travaux publics, laquelle constitue un emprunt véritable au nom de la ville de Paris, est autorisée cependant par un simple décret, en conformité de l’article 41 de la loi du 10 juillet 1837 sur l’administration municipale en France. Cet article permet sans doute au chef de l’état, « dans l’intervalle des sessions et en cas d’urgence, » d’autoriser, par ordonnance ou décret, les communes ayant un revenu de 100,000 francs et au-dessus à contracter des emprunts jusqu’à concurrence du quart de leurs revenus ; mais c’est la première fois, a-t-on remarqué, qu’il est fait application de la loi de 1837 à la ville de Paris. L’article final de la loi de 1837 déclare en effet que cette loi n’est point applicable à la ville de Paris. Le rapporteur de cette loi, M. Vivien, disait à cette occasion à la chambre des députés : « La ville de Paris a été soumise à une loi spéciale pour son organisation municipale (celle du 20 avril 1834) ; une loi spéciale statuera également sur son administration. Nous émettons le vœu que cette loi soit prochainement soumise au pouvoir législatif ; nous espérons qu’elle suivra de près le vote de celle dont nous nous occupons. » Malheureusement le vœu du regrettable M. Vivien n’a point été satisfait encore, et on attend toujours la loi spéciale sur l’administration de la ville de Paris. N’est-ce point au corps législatif qu’il appartiendrait, dans cet état de choses, d’autoriser l’emprunt à courte échéance représenté par l’émission des bons de la caisse des travaux publics ? Mais peut-être ce doute n’est-il pas fondé, peut-être n’était-il pas nécessaire de soumettre l’institution, de la caisse des travaux publics au corps législatif, convoqué pour le 7 février.

C’est quatre jours avant que se rassemblera le parlement britannique. L’ouverture prochaine de la session, peut-être autant que l’émoi causé par le refroidissement survenu entre la France et l’Autriche, semble avoir momentanément suspendu l’activité politique intérieure de l’Angleterre. Nous ne voyons aucune utilité à suivre les conjectures auxquelles la presse britannique s’est livrée à propos de la nouvelle attitude de la politique française. Nous espérons que la presse anglaise, subissant l’entraînement de l’opinion, aura exagéré l’imminence des dangers entrevus. Une chose est certaine quant aux dispositions générales de l’Angleterre. Ces dispositions sont essentiellement pacifiques, et l’Angleterre saurait mauvais gré à la puissance par l’initiative de laquelle la paix de l’Europe serait troublée. Cette réserve faite, et elle s’applique à tous les partis, il n’est pas douteux que la question italienne ne rencontre point en Angleterre une parfaite unité d’opinion. Il tombe sous le sens que les Anglais n’ont aucun goût pour la domination autrichienne en Lombardie, nulle sympathie pour le gouvernement du pape, et que le roi de Naples, malgré l’amnistie tardive qu’il vient d’accorder à plusieurs de ces condamnés politiques sur le sort desquels a si longtemps gémi l’Europe éclairée, aura grand’peine à regagner leurs bonnes grâces. Le parti whig et le parti radical ont toujours encouragé les espérances de l’Italie libérale, et l’on n’a pas oublié le célèbre voyage accompli en 1847 par le beau-père de lord John Russell, lord Minto, voyage qui alors exerça sur le mouvement des esprits et des choses en Italie une influence que la prudence politique ne sanctionna pas toujours. Cependant l’Angleterre ne verrait pas de bon œil l’indépendance de l’Italie poursuivie par les combats, et malgré leurs affinités avec les libéraux italiens, il y aurait à craindre que les Anglais n’oubliassent le sort même de l’Italie à la première des inévitables déviations auxquelles est exposée une guerre qui met aux prises des puissances de premier ordre. Cette crainte serait encore plus fondée à l’égard de la Prusse. Mais à quoi bon ces suppositions oiseuses ? Constatons seulement que le discours du prince-régent à l’ouverture des chambres prussiennes garde un silence absolu sur les complications redoutées par le public. Ce discours, d’ailleurs tout empreint de ce patriotisme militaire et prussien dont, comme on sait, le prince-régent est animé, n’offre aux étrangers qu’un intérêt médiocre. Que dire de l’Autriche, objet de l’émotion générale qui agite l’Europe, sinon qu’elle a répondu par des envois de troupes en Lombardie aux menaces de la question italienne ? Quelques conservateurs trop optimistes voient une garantie pour la paix dans ce déploiement rapide d’armemens qui ne permettrait point à une insurrection lombarde de se développer et peut-être de naître. Nous ne partageons point une confiance inspirée par de tels motifs ; nous sommes d’avis que l’Autriche, si elle veut contribuer pour sa part à calmer le trouble actuel, fera bien de modérer les envois de troupes en Italie. Jusqu’à présent en effet, les grandes concentrations militaires opérées par une puissance n’ont jamais manqué, l’histoire en fait foi, de provoquer des représailles en sens contraire, et c’est toujours par cette triste concurrence des arméniens que les guerres ont commencé.

Lorsque le général O’Donnell recevait, il y a six mois, de la reine Isabelle la mission de former un nouveau gouvernement à Madrid, la situation politique de l’Espagne était, sinon périlleuse, du moins assez compliquée et fort incertaine. Sans être extérieurement troublée, elle allait en quelque sorte se perdre dans l’impuissance. Trois ou quatre ministères conservateurs s’étaient succédé, et avaient vu le pouvoir échapper de leurs mains. Avant les modérés, les progressistes avaient disparu dans la confusion et ne s’étaient point relevés de leur défaite de 1856. C’est là, on le sait, ce qui inspirait au général O’Donnell la pensée d’élever un nouveau drapeau dans la politique au milieu des anciens partis décomposés et dissous. Puisque les deux grandes opinions constitutionnelles qui s’étaient jusque-là partagé l’Espagne succombaient alternativement sous le poids de leurs divisions et de leur impuissance, le moment n’était-il pas venu d’essayer une transaction, de faire appel à tous les hommes sans distinction d’origine et de rallier tous les esprits sincères, toutes les bonnes volontés à un système politique assez conservateur pour ne point effrayer les modérés, assez libéral pour attirer vers le gouvernement la partie la plus notable des progressistes ? Le programme était séduisant ; bien mieux, il répondait à une nécessité de la situation de l’Espagne ! Six mois se sont écoulés ; qu’est-il résulté de cette tentative ? À parler franchement, c’est une expérience qui continue à travers des incidens et des luttes qui n’ont encore rien d’absolument décisif. Sans méconnaître les grands efforts qu’a faits le général O’Donnell pour créer une situation nouvelle, pour rapprocher les hommes comme il en avait l’ambition, on peut dire qu’il est obligé de lutter constamment pour défendre un terrain toujours près de se dérober sous ses pieds. L’union libérale est un mot dans les polémiques, ce n’est pas un parti.

C’est qu’en effet le cabinet du général O’Donnell a rencontré et devait rencontrer toutes les difficultés inhérentes à la réalisation d’une semblable pensée : hostilités des fractions dissidentes et persistantes des anciens partis, oppositions personnelles, antagonismes permanens, nécessité de former une majorité nouvelle avec de vieux élémens. Tant qu’il ne s’est agi que de distribuer des emplois et d’appeler des hommes de toute origine au partage fraternel du budget, la chose n’était point malaisée. Malheureusement aussi c’est là un système de combinaisons personnelles assez fragile, d’autant plus que ceux qui gagnent des fonctions à la loterie des crises ministérielles ne perdent jamais tout espoir de les conserver sous une administration nouvelle. Le plus difficile était de fonder une situation et une politique sur la confusion des opinions. C’est ce que le ministère a tenté depuis qu’il existe. La première loi pour gouverner dans les conditions d’un régime constitutionnel, c’est d’avoir une politique et une majorité. Le cabinet espagnol s’est occupé tout d’abord d’avoir une majorité : il a fait des promotions nombreuses dans le sénat ; il a renouvelé le congrès par des élections générales, sans négliger d’employer tous ces moyens d’influence qu’aucun ministère ne s’interdit au-delà des Pyrénées. C’est dans ces conditions que le cabinet du général O’Donnell s’est présenté le mois dernier devant le parlement pour lui exposer sa politique par le discours de la reine, et pour lui demander la sanction de la pensée qu’il a portée au pouvoir. Le parlement ne s’est nullement refusé à ce que le ministère réclamait de lui ; il a voté une adresse favorable, il a écarté les propositions hostiles. En un mot, cette première entrevue du cabinet et des chambres a été des plus pacifiques. C’est là le fait matériel. Que peut-on cependant augurer de cette situation ?

Que l’opposition soit impuissante dans le congrès comme dans le sénat, cela n’est pas douteux. Dès le lendemain des élections, on avait pu constater ce résultat, que les premiers débats du parlement ont mis en pleine lumière. Les progressistes purs demeurés hostiles au cabinet sont réduits à un petit groupe, dont les principaux membres sont MM. Olozaga, Pascual Madoz, Calvo Asensio. L’opposition des modérés purs est également très restreinte ; on remarque dans ses rangs, singulièrement éclaircis, le comte de San-Luis, le marquis de Pidal, M. Gonzalez Bravo, hommes d’une importance inégale, et qui sont après tout des chefs sans soldats. Même en se réunissant, on le voit, les deux oppositions n’arriveraient à former qu’une minorité matériellement peu menaçante. Aussi la campagne ouverte par l’opposition dès la réunion dès chambres n’a-t-elle été qu’une série de défaites ou de retraites. Une motion a été présentée dans le sénat par le général Sanz pour censurer les procédés du gouvernement dans la ratification des listes électorales, et cette proposition n’a pas même été une escarmouche. Dans le congrès, MM. Olozaga et Madoz ont essayé d’introduire des amendemens dans l’adresse ; ils n’ont réussi qu’à prononcer des discours sous lesquels ont péri leurs amendemens. M. Moyano à son tour, au nom de l’opposition modérée, a voulu provoquer de la part du congrès l’expression d’une opinion plus nettement conservatrice, c’est-à-dire plus défiante à l’égard du cabinet sur les affaires ecclésiastiques et le désamortissement : il n’a pas été plus heureux. Modérés et progressistes dissidens sont restés isolés dans leur opposition et dans leurs manifestations hostiles, et si les discussions n’ont point laissé d’être vives, toutes les questions, en fin de compte, ont été tranchées en faveur du ministère par une majorité considérable. Seulement voici ce qui est à considérer : c’est que cette majorité n’est elle-même rien moins que compacte et homogène ; c’est une majorité de bonne volonté plus que de dévouement et de conviction. Comment se compose-t-elle en effet ? Il y a dans ses rangs un certain nombre d’amis personnels du président du conseil ; puis il y a encore un groupe de progressistes ralliés au cabinet. Le reste appartient aux modérés, et c’est l’un des vieux chefs de ce parti, M. Martinez de la Rosa, qui a été élu président du congrès avec l’appui du gouvernement. Ces diverses fractions sont juxtaposées pour ainsi dire ; elles se trouvent d’accord pour soutenir le ministère, et elles sont mues surtout par cette pensée qu’il n’y a point aujourd’hui d’autre gouvernement possible en Espagne ; mais entre elles il y a une alliance temporaire plutôt qu’une fusion. Beaucoup des membres des deux chambres, la plupart même, ont déclaré qu’en prêtant leur appui au cabinet, ils ne renonçaient nullement à leurs opinions, et si des questions de principe s’élèvent, n’est-il point à craindre que chaque fraction revienne à ses idées et à ses traditions ?

Joignez à ceci un autre fait : le ministère qui existe à Madrid est un peu l’image de la situation ; par cela même qu’il a porté au pouvoir une pensée de fusion, il doit représenter nécessairement jusqu’à un certain point les diverses tendances qu’il veut concilier, et de là des tiraillemens intérieurs sans fin ; de là aussi ces bruits de crise qui se sont si souvent renouvelés et qui se renouvellent encore au moindre prétexte. Ils ne sont pas toujours fondés sans doute, ils le sont quelquefois cependant. On en a eu l’exemple à la veille même de l’ouverture du parlement, à l’occasion de la nomination d’un capitaine-général de la flotte, nomination soumise à la reine par le ministre de la marine, le général Quesada, et décrétée en dehors de toute participation du conseil. L’affaire était assez grave pour provoquer presque une démission collective du cabinet ; tout se terminait heureusement cependant par la retraite du ministre de la marine, qui a eu pour successeur un ami personnel du général O’Donnell, le général Macrohon. Ce n’est pas moins l’indice de ces antagonismes incessans qui peuvent s’agiter au sein du cabinet et de toutes les difficultés de cette conciliation des opinions et des hommes sur laquelle se fonde l’existence du gouvernement actuel de l’Espagne. Un travail permanent est nécessaire pour empêcher la dislocation. C’est ce que nous voulions dire en montrant le général O’Donnell obligé de lutter sans cesse pour défendre un terrain qui s’effondrerait évidemment à défaut d’une volonté énergique. Contre ce danger, le général O’Donnell est prémuni jusqu’à un certain point, il est vrai, par des considérations qui peuvent maintenir l’union de la majorité. Les modérés n’ont point trop d’intérêt à ébranler la situation du cabinet actuel, car le comte de Lucena, lors même qu’il le voudrait, ne peut s’éloigner de leurs doctrines essentielles : il ne le pourrait sans risquer de perdre la confiance de la reine, qui le soutient jusqu’ici. Et d’un autre côté, les progressistes, ralliés au ministère, ont moins d’intérêt encore à le rejeter dans l’opposition et à laisser le gouvernement sans appui. Mêlés aux affaires, ramenés par une fortune inespérée à quelques-unes des positions principales, ils savent bien que si le pouvoir tombait des mains du général O’Donnell, il n’irait pas vers aux. C’est ainsi qu’à côté de causes de faiblesse, il y a pour le cabinet des élémens de force relative et de durée.

Divisés par mille rivalités anciennes, décomposés et dissous, les partis espagnols ont du moins un bonheur : ils se trouvent toujours unis en certaines questions qui font vibrer le sentiment national, et cette union elle-même devient une force pour le gouvernement. C’est ce qui vient d’arriver à l’occasion d’une manifestation singulière et imprévue du président des États-Unis. L’île de Cuba, comme on sait, est la clé du golfe du Mexique ; elle commande jusqu’à un certain point l’entrée du Mississipi. Les Américains du Nord envient la belle possession espagnole, ils l’ont dit assez souvent ; jamais peut-être ils ne l’avaient dit plus nettement et plus officiellement qu’aujourd’hui par le dernier message présidentiel. C’est toujours après tout la politique des conférences d’Ostende ; M. Buchanan, il est vrai, y met un certain amendement : il repousse toute idée de violence et de conquête à main armée ; mais il pose publiquement le principe de l’achat à prix d’argent de l’île de Cuba, et il annonce qu’il va rouvrir des négociations avec le cabinet de Madrid pour arriver à cette fin si ardemment désirée. M. Buchanan ne tardera pas à savoir le singulier et violent effet de ses paroles à Madrid. Du sein des deux chambres est sortie une protestation unanime à laquelle se sont associés tous les partis, car pour la Péninsule ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de dignité, d’honneur national ; mieux encore, cette île de Cuba est le dernier et précieux débris de ce grand et magnifique empire que les Espagnols ont conquis un jour, et qu’ils n’ont pas su conserver ; pour eux, il semble que livrer Cuba, ce serait le détacher de leur passé. C’est dans de telles questions qu’on retrouve encore ce fier et viril sentiment espagnol qui s’est si souvent obscurci et altéré dans les dissensions intérieures et les guerres civiles. e. forcade.



REVUE DRAMATIQUE


Deux tendances opposées se partagent en ce moment l’art dramatique : l’une est le dernier accent de la voix romantique, le suprême soupir de la métaphore qui s’éteint ; l’autre a pour but l’exacte reproduction de la réalité, et répond, dit-on, aux besoins nouveaux de l’esprit public. Deux pièces jouées récemment, Hélène Peyron et Cendrillon, paraissent représenter assez bien ce double mouvement. L’auteur de la première, M. Louis Bouilhet, traduit une inspiration réellement poétique par des réminiscences dont il n’a point su encore dégager une véritable personnalité. On lui a reproché avec raison l’abus des images et des métaphores, la tendance à transformer perpétuellement l’idée en un objet sensible, l’emploi de comparaisons vieillies, de procédés convenus, toutes choses dont l’effet est d’autant plus fâcheux qu’elles sont elles-mêmes le résultat de l’imitation. Ce défaut d’originalité avait déjà frappé la critique, lorsqu’il y a deux ans M. Bouilhet fit représenter à l’Odéon Madame de Montarcy. On avait applaudi de beaux vers, mais il avait bien fallu les saluer pour la plupart comme d’anciennes connaissances. Madame de Montarcy parut le fruit d’une trop récente éducation, et l’on convint d’attendre une seconde épreuve, où l’auteur donnerait sa propre mesure. Cette épreuve est venue, et les mêmes doutes subsistent. La nouvelle tentative de l’auteur de Melœnis est également impersonnelle. Hélène Peyron n’est pour le talent de M. Bouilhet ni un progrès ni une décadence ; c’est la même manière, transportée seulement dans un cadre moins heureux, car la comédie ne s’accommode guère du vers romantique. Au point de vue qu’il a lui-même choisi, M. Bouilhet serait donc l’un des derniers représentans de cette école qui crut remplacer par la poésie lyrique l’analyse régulière des sentimens et le développement logique des caractères. La nullité des personnages, l’absence presque complète de l’action, l’irrégularité du plan sont des défauts assez visibles dans Hélène Peyron. Pourtant, croyons-nous, M. Bouilhet avait tenté d’échapper cette fois, par le choix de son sujet, aux puissantes influences qui avaient dominé complètement son premier drame ; mais la constante préoccupation d’une certaine forme l’a ramené sur l’ecueil qu’il voulait éviter. Ce soin précieux d’un style factice lui a fait oublier et la composition dramatique et l’étude des caractères. Or le style n’est que l’enveloppe de l’idée ; il n’est rien sans elle. M. Bouilhet s’engage donc dans une mauvaise voie en transportant dans le style un spectacle que M. Victor Hugo introduisait dans les accessoires dramatiques ; il fait combattre pour l’heureux effet d’une période les mots qui la composent comme autant de partisans isolés. C’est là une erreur et un danger ; le beau dans le style obéit aux lois communes. Ce doit être un ensemble harmonique d’élémens simples.

S’il est puéril d’entreprendre une résurrection du drame romantique, est-il plus sage d’appliquer au théâtre les procédés de l’école qui s’intitule réaliste ? Le grand défaut de cette école est de sacrifier l’ensemble au détail, et de là résulte une cause d’impuissance non moins grave que le culte exagéré de la forme. Quel jugement porter, par exemple, sur M. Barrière, l’auteur des Faux Bonshommes et de Cendrillon, et le principal représentant de cet esprit nouveau qui affirme être avec nos besoins et nos habitudes dans un rapport plus direct et plus vrai que les productions romantiques ? M. Barrière possède d’incontestables dispositions dramatiques ; il sait présenter un fragment de scène, enlever un morceau de dialogue : il n’est pas encore parvenu à composer un ensemble véritable. Sans parler de nombreuses productions que réclame l’industrie théâtrale et non l’art dramatique, il a essayé, depuis le succès qui accueillit la trop fameuse pièce des Filles de Marbre, d’entrer dans une voie particulière d’observation comique. Un travail rapide, soulagé encore par une constante collaboration, surtout une absence non moins constante d’action dans le drame, ne l’ont conduit qu’à exposer, sous prétexte de caractères et de types, des caricatures amusantes à première vue, mais dont la contemplation engendre une prompte fatigue, le tout saupoudré de saillies d’un goût douteux, échos trop fidèles des bons mots et des facéties qui alimentent journellement les conversations d’un peuple qui se dit, je ne sais trop pourquoi, le plus spirituel du globe. Toutes réserves faites d’ailleurs pour le style, M. Barrière n’a pas encore écrit de pièce véritablement composée. Cependant, malgré toutes ces imperfections, on pouvait attendre de son talent d’abord une scène, puis un acte, et puis, dans une limite de temps qu’on n’osait trop fixer, une pièce tout entière. La scène est venue, puis l’acte ; maintenant à quand la pièce ?

Il faut être juste : il y a mieux qu’un acte dans Cendrillon, il y a aussi un véritable caractère, et, chose curieuse, ce caractère, ce n’est pas ce que l’on attendait, ce n’est pas l’idéal enfin trouvé des caricatures que nous connaissions : c’est l’analyse délicate d’un cœur sensible et défiant, analyse qui appartenait au roman, dont la forme dans la comédie de M. Barrière n’est pas irréprochable, mais dont l’expression est poursuivie avec précision et logique. M. Barrière a su éviter un écueil contre lequel l’ont probablement porté d’abord la nature de son esprit et cet amour du contraste qu’on a la faiblesse de prendre pour du comique. N’y avait-il pas là en effet une de ces antithèses toutes trouvées, une antithèse même qui remonte par-delà le déluge, puisque le vertueux Abel et le méchant Caïn nous en offrent un si lamentable exemple ? Nous en avons été quittes pour la peur. Marie de Fontenay, la Cendrillon de M. Barrière, ne peut se plaindre d’aucun mauvais traitement, d’aucune injustice matérielle. Blanche, l’enfant gâtée, l’aime comme une bonne sœur. Sa mère ne lui refuse pas ses caresses ; mais comme Marie est timide et repliée sur elle-même, comme Blanche est plus vive et plus expansive, les caresses de Mme de Fontenay ont rencontré celle-ci plus souvent que celle-là, et peu à peu l’habitude en est venue, de sorte que, grâce peut-être aux hésitations de Marie, une certaine préférence est aujourd’hui sensible : l’habitude n’est-elle pas tout pour le cœur ? Certes ce sont des riens, ce sont des nuances, mais précisément c’est aux nuances que se prennent les véritables caractères, et c’est là qu’il faut les saisir. Si Moe de Fontenay calculait ses préférences, peut-être Marie souffrirait-elle moins, car la jalousie qu’elle éprouve pourrait se soulager dans un sentiment d’animosité ; mais la mère n’a pas conscience de ces involontaires blessures, qui causent par cela même dans le cœur de sa fille aînée de plus grands ravages : loi physiologique à laquelle obéit la marche du drame. Marie n’a donc pas entièrement raison ; elle est aigrie, elle est réellement malade, et c’est là encore une juste observation de ce caractère. Je ne dirai rien de l’action et de la fable, qui offrent les défauts habituels à l’auteur. Ici comme ailleurs, il procède dans ses trois premiers actes, par épisodes isolés, par scènes prétendues caractéristiques, qui servent bien, à l’action, mais que M. Barrière n’a pas su rendre indispensables, car elles pourraient être retranchées et remplacées par d’autres : le choix d’une robe, un bouquet dédaigné, un danger couru dans une promenade à cheval, toutes choses où se montrent les préférences de Mme de Fontenay, le plus souvent trop accusées ; toutes choses qui seraient véritablement significatives et intéressantes, si elles étaient les fils nécessaires de la trame qui se dénouera au dernier acte. C’est la vie ! nous dira-t-on, c’est la réalité ! Soit, mais ce n’est pas la vérité, ce n’est pas l’harmonie, ce n’est pas l’art. Ce sont les élémens d’une œuvre, mais ce n’est pas l’œuvre, et le public n’est pas tenu de la composer avec les élémens qu’on lui présente. On dit que chez M. Barrière cette manière est un parti-pris : nous ne saurions l’accepter en aucune façon ; nous ne saurions admettre davantage que M. Barrière invente, car si nous accordons que les élémens d’une œuvre doivent être puisés dans la réalité, inventer, ce n’est plus alors que composer, et dans ces trois premiers actes il n’y a pas trace de composition. En outre, de ces scènes et de ces épisodes M. Barrière tire tout ce qu’il peut ; il les épuise, et il finit par en dénaturer le sens, grâce à l’espèce de distillation à laquelle il les soumet : ainsi traitée, la réalité même se volatilise et devient je ne sais quelle matière fluide, mille fois moins dense que le marivaudage, et incapable d’agir sur notre esprit, à plus forte raison d’y laisser une empreinte.

Quant au cinquième acte, il est bien conduit, et l’auteur s’y élève à des effets vraiment dramatiques. On aimerait à l’accepter comme le symptôme d’une transformation dans la manière de l’écrivain. Cette tentative, justifiée par le succès, doit dès aujourd’hui éclairer M. Barrière, non-seulement sur les procédés véritables d’un art qu’il est si facile de travestir en métier, mais encore sur les bases plus solides qui doivent porter les combinaisons artificielles de la scène. Ce cinquième acte, que ne coupe aucun épisode inutile, que n’égaie aucune marionnette, que ne hérisse aucune facétie, qui pour tout dire arrive correctement à l’unité, lui prouvera, nous l’espérons, que l’action dramatique repose sur le développement progressif des sentimens, l’opposition raisonnée des caractères et la nécessité démontrée des péripéties : trois élémens que réunit l’idée générale de composition.

En résumé, si la vérité dramatique n’est ni dans le système de M. Bouilhet, ni dans celui de M. Barrière, elle n’est pas davantage dans le juste milieu ou dans une impossible conciliation. C’est qu’à ces deux systèmes manque également l’indispensable élément de la composition : l’un croit y suppléer par la forme, l’autre s’imagine la trouver dans un ensemble d’épisodes dépourvus de tout lien. La comédie ne cherche ici, comme le drame, qu’à étonner l’esprit ; comme le drame, elle ne peut rencontrer dans cette voie que des succès éphémères. La vraie comédie au contraire ne vise nullement à étonner, elle n’a d’autre but que de justifier ce qu’elle expose, et comme les sujets qu’elle choisit ne doivent point sortir de l’évolution, commune, elle est obligée de se mouvoir dans les événemens qui nous sont familiers. L’inépuisable analyse de nos sentimens ordinaires, l’étude des intérêts et des passions, voilà le principal fondement des œuvres dramatiques. Une place inoccupée, des élémens nouveaux, attendent la jeune génération littéraire. Répondra-t-elle à cet appel ? Nous le croyons, et ce n’est là qu’une question de temps. Si nous recherchions cependant les causes qui retardent un essor intellectuel si désiré, si nécessaire, nous les trouverions surtout dans les dispositions d’un public chez qui l’on rencontre tant de dédain pour la pensée libre, tant d’indulgence pour des pauvretés de la pire espèce. Le succès de mode ou de scandale qu’ont obtenu durant l’année qui vient de s’écouler tant d’œuvres d’une vitalité factice accuse dans l’opinion des tendances mille fois plus regrettables que ne peuvent l’être le découragement de quelques écrivains et l’impuissance du plus grand nombre. Le public, il faut le dire, manque à ses droits comme à ses devoirs en acceptant aveuglément tout ce qu’on lui présente sous l’absurde prétexte de le divertir ou de le moraliser, sans compter que c’est l’effet contraire qui est le plus souvent obtenu. Il faut que les gens qui pensent sérieusement secouent le joug et se persuadent qu’une œuvre d’art ne doit avoir qu’un but, le vrai et le beau. Tant mieux si elle corrige ou si elle divertit, mais c’est là un résultat secondaire. Rien ne prouve mieux que l’état du théâtre actuel cette fâcheuse manie de flatter le goût du public. L’art dramatique s’éloigne des sphères où il trouvait autrefois sa plus haute expression, et tandis que le Théâtre-Français se contente d’essais ou de reprises médiocres, la critique est réduite souvent à chercher sur des scènes secondaires des productions dignes de son examen, telles que les comédies de M. Alexandre Dumas fils, de M. Augier et de M. Octave Feuillet. Le Roman d’un Jeune homme pauvre, Cendrillan, Hélène Peyron, sont des preuves de l’application constante de ces théâtres à faire des tentatives qui contiennent à divers degrés des élémens sérieux de succès. Le Théâtre-Français cependant garde à peine le respect de ce qui fait sa gloire. Il est inouï par exemple que les Caprices de Marianne, le chef-d’œuvre dramatique d’Alfred de Musset, servent de lever de rideau à je ne sais quels vaudevilles sans couplets. C’est ainsi que pour le passé se perdent les grandes traditions, que pour le présent le goût s’abâtardit, que pour l’avenir rien ne demeure des frivolités et des pastiches qui se jouent à la plus grande joie de quelques provinciaux ébahis. On se fait l’esclave du public, quand il est si facile de tout toi imposer, même les choses sérieuses. Efforçons-nous à restaurer le culte du beau : ce n’est pas seulement la tâche des écrivains, c’est encore la mission de ceux qui sont appelés à diriger la représentation de leurs œuvres.


EUGÈNE LATAYE.


L’Agriculture française, par M. Louis Gossin[1].cbr/> L’agriculture au coin du feu, par M. Victor Boric[2].


S’il est un fait aujourd’hui reconnu par quiconque porte intérêt au développement de l’agriculture en France, c’est que ses progrès futurs doivent être demandés à l’intervention des classes les plus riches et les plus éclairées. Tout ce que le peuple pouvait faire avec ses bras pour la mise en valeur du sol, il l’a fait ; il n’y a désormais que la science et le capital qui puissent faire davantage. Cette pensée, qui avait inspiré la création de l’Institut national agronomique de Versailles, est aussi celle de l’Institut normal agricole, établissement spontané que le zèle de quelques hommes de bien a fondé à Beauvais, et en particulier de son principal professeur, M. Louis Gossin. Poussé par une vocation généreuse, M. Gossin ne s’est pas contenté de consacrer sa vie à l’enseignement de l’agriculture, il a voulu encore initier les hommes du monde, les femmes, les artistes, à tous les secrets de son étude favorite, et leur communiquer, s’il est possible, la passion qu’elle lui inspire. Aussi le volume qu’il a consacré à un sujet si humble en apparence est-il imprimé avec luxe et orné de nombreuses planches, pour la plupart dessinées par Mlle Rosa Bonheur, cette habile interprète de la nature champêtre. L’ouvrage sur l’agriculture française se recommande encore par un style élégant, une bonne distribution des matières, et un art remarquable à mêler la science et la pratique, alliance aussi heureuse que rare, qui contient tout le problème de l’avenir. Une carte agricole de la France complète ce remarquable ensemble. Dieu veuille qu’il aille à son adresse, et que, feuilleté par des mains aristocratiques, il fasse comprendre et aimer l’agriculture par ceux dont elle attend son sort ! Il y a là plus qu’une question agricole, il y a la plus grande question sociale et politique de notre temps, et plus il importe que les classes éclairées cherchent désormais dans la vie rurale l’indépendance et la dignité, plus il est utile de les prémunir contre l’ignorance qui amène les mécomptes et provoque les réactions.

Autant la publication de M. Gossin est brillante, autant celle de M. Victor Borie est modeste. L’auteur se qualifie lui-même en commençant de rouage microscopique ; il déclare tout franchement qu’il est un agriculteur de cabinet, et ne se montre pas le moins du monde embarrassé de cette redoutable épithète. Homme de cabinet, dit-il avec raison, ne veut pas dire homme inutile. Ses causeries sur l’agriculture répondent à leur titre, ce sont bien des causeries du coin du feu. Outre la forme, qui est vive et facile, ces mélanges sans prétention ont un mérite spécial, et indiquent une tendance marquée à envisager les questions agricoles au point de vue économique. Jusqu’ici nos agronomes avaient eu une véritable horreur pour l’économie politique ; M. Victor Borie est de ceux qui travaillent à les ramener. C’est une bonne pensée : le jour où le public agricole, le plus nombreux de tous, aura des idées justes en ces matières, bien des chimères qui nuisent au développement de la richesse nationale s’évanouiront. M. Borie ne s’est enrôlé jusqu’ici que parmi les troupes légères de la petite armée économique, mais c’est un tirailleur alerte et agile, et on sent que quand il le voudra, il pourra prendre une bonne place dans le corps d’armée. Il a le trait piquant, mais l’esprit est sérieux. Avant tout, ces livres sont des symptômes. Comme celui de M. Gossin, celui-ci est un bon symptôme, quoique d’un caractère tout différent.


LÉONCE DE LAVERGNE.

V. de Mars.

  1. i vol. in-4o, avec planches.
  2. 1 vol. in-18.