Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1870

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Chronique n° 906
14 janvier 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1870.

Oui, certes, ce qui se passe depuis quelque temps est d’un intérêt profond pour la France, pour l’Europe elle-même, qui suit d’un regard surpris et attentif la marche de nos affaires. C’est une expérience qui, si elle est conduite à une heureuse fin, sera une révolution bien autrement sérieuse, bien autrement décisive que celles qui l’ont précédée, puisqu’elle est une victoire de la force morale de l’opinion sur la force matérielle des insurrections ou des réactions, mais qui n’ira point jusqu’au bout sans rencontrer bien des écueils. Nous entrons visiblement dans une période d’émotions publiques et de luttes où les incidens naissent tout seuls lorsqu’on y pense le moins, où il faut à chaque heure développer, affermir, défendre une œuvre politique livrée à toutes les contestations. Ce n’est plus dans tous les cas le moment de regarder en arrière ; l’action est engagée, et l’imprévu lui-même, un tragique imprévu, n’a pas tardé à s’en mêler sous la forme d’un de ces lamentables incidens qui échappent à tous les calculs. La passe est franchie, nous sommes en pleine mer ; il s’agit de s’arranger maintenant pour que le navire se comporte en bon voilier sous le vent et de façon à tenir tête à l’orage, ou, pour parler sans figure, il faut bien se dire que la liberté a ses conditions laborieuses, quelquefois périlleuses, d’autant plus difficiles qu’on n’est pas maître de tout ce qui arrive.

L’imprévu aura sans doute toujours sa part dans nos affaires ; l’essentiel est de le réduire d’avance à n’être qu’un accident, de le dominer par l’ascendant d’une politique bien inspirée, par la force d’une situation simple et nette. Cette situation, elle est tout entière aujourd’hui dans l’inauguration définitive d’un régime nouveau et dans l’avènement d’un ministère venu au monde avec l’année qui commence. On ne peut dire qu’une chose, c’est que ces modifications ont fort heureusement précédé l’événement malencontreux et sinistre de ces derniers jours. Le cabinet nouveau, il est vrai, a bien eu quelque peine à naître. Ce n’est pas sans efforts qu’on est parvenu à fondre dans une même combinaison des nuances politiques diverses. Il y a eu des hésitations, des négociations, de piquantes péripéties. Quand tout semblait décidé, on se remettait à réfléchir. Le ministère s’est formé une première fois, il s’est décomposé aussitôt avant d’avoir une existence officielle, et il s’est reconstitué ensuite tout autrement qu’il n’était d’abord. M. Magne, l’ancien ministre des finances, qui paraissait devoir survivre à la crise, a fini par rester en chemin à la suite de réflexions fort honorables qui ont tout remis en question au moment décisif ; il tenait à ce que le centre gauche entrât au pouvoir, et le centre gauche lui a demandé son portefeuille. Tout cela est passé, et de cette diplomatie intime de quelques jours est sorti en définitive un ministère offrant de sérieuses garanties, réunissant les hommes le plus naturellement désignés pour cette œuvre de réintégration du régime parlementaire, MM. Émile Ollivier, Daru, Buffet, de Talhouët, Segris.

Au moment où cette combinaison semblait devenue impossible, elle a triomphé, parce qu’elle était la seule vraie, la seule efficace dans les circonstances actuelles. C’est le ministère de la fusion des deux centres, expression vivante de l’alliance des forces libérales et modérées par laquelle s’est accomplie cette révolution qui nous ramène au régime constitutionnel. Depuis qu’il est né, ce cabinet a été très diversement accueilli. Les uns se sont figuré que tout était perdu, qu’on allait à l’abîme révolutionnaire, parce que le centre gauche montait au pouvoir ; les autres ont pensé que ce n’était rien, que c’était tout au plus un premier pas dans une voie incomplètement ouverte ; ceux-ci ont l’air de se réfugier dans une bouderie sournoise ; ceux-là continuent plus que jamais de pratiquer leur système de violence acerbe et implacable. M. Raspail et M. Henri Rochefort trouvent que le ministère n’est pas sérieux ! C’est le conflit de toutes les impressions, de toutes les interprétations. Au fond et en dehors de toute appréciation de parti-pris, il n’est point douteux que dès le premier instant il y a eu dans l’opinion un mouvement sensible de confiance. Les esprits ont été instinctivement rassurés et satisfaits par un dénoûment dans lequel ils ont reconnu l’influence de la raison publique, et si à travers les confusions actuelles il y a un sentiment évident, c’est le désir sincère, anxieux de voir réussir ces dix hommes de bonne volonté mettant leurs efforts en commun pour réaliser un programme de « progrès sans violence et de liberté sans révolution, » pour replacer la politique française dans les conditions d’un franc et sérieux régime parlementaire.

Il aura beaucoup à faire certainement, ce ministère chargé de mettre un peu d’ordre dans nos affaires et de gouverner au milieu de discussions souvent irritantes. La première nécessité est de s’organiser, de s’affermir et de durer assez longtemps pour rallier la masse flottante du pays à un système précis et régulier de progrès libéral. Les difficultés ne lui manqueront pas ; elles peuvent venir de lui-même comme elles peuvent venir du corps législatif, si on n’y prend garde, si on laisse la moindre place aux fantaisies personnelles, aux rivalités mal déguisées, aux animosités mal contenues. La force du cabinet du 2 janvier est dans l’alliance des deux groupes libéraux qui se sont formés au sein du corps législatif depuis les élections ; mais c’est là aussi sa faiblesse, puisque le ministère est un composé d’élémens dissemblables qui ont eu quelque peine à se combiner au dernier moment, et, pour appeler les choses par leur nom, toute la question est dans la durée de l’union qui s’est faite entre M. Ollivier d’une part et de l’autre des hommes tels que M. le comte Daru, M. Buffet, M. Segris. Cette question est d’autant plus grave que les occasions de divergences sont inévitables, et que les grands politiques ne manqueront pas pour provoquer de leur mieux des dissentimens, pour susciter des ombrages et entretenir une sorte d’antagonisme, fondé peut-être sur des rivalités de prééminence. Là est le péril que le cabinet porte en lui-même, et c’est ce qui faisait dire que le ministère du 2 janvier était destiné à parcourir trois phases distinctes, une première phase de fusion sincère et complète, une seconde phase où l’un des deux élémens chercherait à absorber l’autre, une troisième période où un seul élément resterait le maître, après avoir éliminé son rival. Notre pensée, quant à nous, est qu’on doit s’en tenir à la première phase en se gardant soigneusement de glisser dans les autres, et que les élémens qui se sont alliés pour former le ministère doivent rester unis ; ils sont faits pour se compléter réciproquement, pour se prêter une force mutuelle, non pour s’exclure.

Que M. Émile Ollivier ait été spécialement chargé de la façon la plus constitutionnelle de recomposer le gouvernement, qu’il ait eu par conséquent une certaine initiative, une certaine action prépondérante dans la formation du ministère, rien n’est plus simple ; c’est la logique des choses, qui n’implique en aucune façon une prépotence blessante. M. Émile Ollivier était évidemment l’homme indiqué pour le rôle qu’il vient de remplir. Ce qui arrive aujourd’hui, il le prévoyait il y a douze ans, à sa première entrée au corps législatif, au moment de prêter serment à l’empire, et il peut être curieux, à la lumière des événemens actuels, de se donner le spectacle des sérieuses et honnêtes anxiétés qui l’agitaient alors : « Il n’est pas probable, écrivait-il à son père, que l’empereur fasse son acte additionnel, ce n’est cependant pas impossible. S’il reste dans son despotisme, rien n’est plus aisé que ma conduite ; mais, s’il se transforme, je suis obligé de l’aider, dût mon assistance consolider ce trône qui s’est élevé au milieu de nos imprécations. Voilà où conduit fatalement le serment, et comme je ne m’arrête jamais à mi-chemin, voilà jusqu’où j’irai, le cas échéant, si j’entre au corps législatif. » Depuis ce moment, M. Émile Ollivier a marché l’œil sans cesse fixé sur le même but. Ce but, il l’a poursuivi, naïvement peut-être quelquefois, dans tous les cas avec une indubitable loyauté et avec un talent d’orateur croissant ; il a eu une influence avérée sur des actes qui ont préparé la transformation parlementaire, et c’est ce qui explique comment il s’est trouvé plus que tout autre désigné pour le rôle qui lui a été confié le jour où il y a eu un changement radical de régime. M. Émile Ollivier était donc le promoteur naturel du premier ministère constitutionnel ; mais il est bien clair que seul il ne suffirait pas, et il a pu le voir lui-même à la différence d’impression causée par le premier ministère qu’il avait formé et par celui qui existe aujourd’hui. Et d’un autre côté ceux-là même qui ont accepté une part du pouvoir avec M. Émile Ollivier, ses collègues actuels, M. Daru, M. Buffet, M. Segris, sont des hommes qui inspirent une juste confiance à l’opinion. Ils ont donné tout de suite une tournure nouvelle à ce ministère, dans lequel ils représentent le poids et certaines traditions. Ces noms-là, si l’on nous passe ce terme, sont du lest dans un gouvernement. Ces hommes mêmes cependant auraient tort d’aspirer à un rôle exclusif qui les séparerait de M. Émile Ollivier. Seuls, livrés à leurs propres inspirations, ils seraient exposés à incliner un peu trop dans le sens de leurs opinions ; ils tomberaient peut-être du côté où ils penchent dans certaines questions. Voilà pourquoi nous disons que ces deux groupes, entre lesquels on se plaît à partager le ministère, sont également intéressés à vivre ensemble, à porter au pouvoir leurs qualités et leurs forces diverses. M. Émile Ollivier, en homme nouveau qu’il est, a l’instinct démocratique plus vif, et nous ne serions pas bien surpris que ce fût là le vrai lien entre le nouveau ministre de la justice et l’empereur ; c’est un libéral imprégné de démocratie. M. Daru, M. Buffet, sont des libéraux parlementaires posés, sensés, faits pour comprendre les nécessités modernes plutôt que pour les devancer. Les uns et les autres se complètent, nous le disions. Séparément, ils seraient affaiblis et peut-être impuissans ; unis, ils peuvent beaucoup pour cette acclimatation nouvelle des institutions libres : ils peuvent contribuer à enraciner la situation actuelle en maintenant intacte l’alliance qui les a portés au pouvoir, en évitant tous ces froissemens secondaires, ces disputes de prééminence, ces antagonismes intimes qui énervent les plus sérieuses combinaisons.

Les ministres du 2 janvier n’ont qu’à rester unis, ils auront du même coup évité un autre danger, ils seront d’autant plus forts devant le parlement. C’est là surtout que la moindre apparence d’un dissentiment intérieur peut devenir le signal d’une inévitable déroute. On ne peut pas se le dissimuler, le cabinet actuel est né beaucoup moins d’une manifestation parlementaire que d’un mouvement d’opinion qui s’est imposé à tout le monde. Il en résulte cette situation assez étrange, quoiqu’elle n’ait rien d’absolument nouveau, où un ministère libéral se trouve obligé de s’entendre avec une assemblée dont la majorité, telle qu’elle était il y a peu de temps encore, ne nourrissait pas précisément les instincts les plus libéraux. Sans doute cette majorité n’existe plus, elle s’est dissoute au souffle des événemens ; il y a toujours cependant un noyau assez fort pour créer des embarras. Dans ce qui reste aujourd’hui de la droite au corps législatif, il y a eu évidemment des susceptibilités froissées, et même, si l’on veut, des convictions sincères singulièrement déconcertées par le cours rapide des choses. Parmi ces hommes tout étonnés de se trouver pour la première fois en dissidence avec le gouvernement, il y a de l’amertume, des ressentimens mal contenus, une hostilité à peine déguisée. Le cabinet du 2 janvier leur apparaît comme une humiliation pour l’ancienne majorité, laissée complètement à l’écart. Ce ne sont peut-être pas des adversaires déclarés, ce sont encore moins des amis, et la preuve que le vieil esprit n’est pas définitivement vaincu dans le corps législatif, c’est que, lorsqu’il a fallu ces jours derniers remplacer les trois vice-présidens entrés au pouvoir, M. Daru, M. Chevandier de Valdrôme et M. de Talhouët, la droite a réussi encore à faire passer deux de ses représentans en évinçant le candidat préféré du centre gauche, M. d’Andelarre.

Si la moindre fissure se laissait entrevoir dans le ministère, si le gouvernement semblait agité de tiraillemens intimes, il n’est point douteux que les dissidences, les mécontentemens secrets deviendraient une opposition plus vive, et un jour ou l’autre on se trouverait entre un cabinet affaibli par les divisions et la majorité ancienne, assez réparée, assez remise à neuf pour disputer le pouvoir ; ce jour-là, la question serait tranchée. Si au contraire le ministère du 2 janvier reste fermement uni, la majorité le suivra sans effort ; la droite elle-même le subira, elle votera peut-être en maugréant, elle ne regimbera pas trop, parce qu’elle n’osera pas provoquer un gouvernement assez fort pour tenter une dissolution. Dans l’état des choses, cette dissolution n’est point une nécessité impérieuse sans doute, et la question ne semble même pas posée dans les conseils du gouvernement. Il ne faut point oublier que c’est du corps législatif, tel que l’ont fait les dernières élections, qu’est partie l’impulsion réformatrice au mois de juillet, et il n’est pas toujours très politique de prétendre renouveler les assemblées à chaque mouvement de l’opinion. Les situations sont en apparence plus simples par cette sorte d’appel incessant au pays ; en réalité, elles deviennent plus dangereuses, surtout dans les conditions de vie publique créées par le suffrage universel. Il faut y regarder à deux fois avant de mettre en mouvement cette redoutable machine, et dans tous les cas ce n’est pas à son début, avant d’avoir eu le temps de préparer avec maturité une réforme électorale devenue nécessaire, qu’un cabinet peut jouer cette partie d’une dissolution précipitée. Il n’y a qu’un cas où cette mesure s’expliquerait et pourrait être hâtée : ce serait si l’ancienne majorité retrouvait assez de force pour opposer une résistance ouverte à la marche libérale de la politique, ou bien si le fractionnement des partis mettait dans la chambre une telle incohérence que tout gouvernement devînt impossible. Alors, ce n’est plus douteux, il faudrait bien y arriver. Qu’on remarque d’ailleurs que pour le moment tout tient à l’attitude que prendra cette fraction de l’ancienne majorité qui s’appelle aujourd’hui la droite. Elle peut aider le gouvernement, comme aussi elle peut aller d’elle-même au-devant d’une nouvelle ordonnance du 5 septembre, et les élections ne lui seraient peut-être pas plus favorables qu’elles ne le furent aux introuvables de 1816. Elle y réfléchira avant de tenter l’aventure.

Rien n’est donc plus clair aujourd’hui, — parlement et cabinet, s’ils ne veulent point se détruire mutuellement, ont un égal intérêt à marcher d’un même pas dans la voie qui vient de s’ouvrir, et pour que cela s’accomplisse, la condition première, c’est que le ministère, sans se laisser atteindre par ce travail de dissolution qui naît des dissidences secondaires, se mette résolument à l’œuvre qu’il a entreprise de refaire une situation fondée tout à la fois, comme il l’a dit, sur « la liberté sans révolution, et sur le progrès sans violence. » Le cabinet du 2 janvier ne compte encore au surplus que quelques jours d’existence, et il a eu tout d’abord à s’organiser, à chercher des auxiliaires en appelant à lui des hommes nouveaux ; il n’y a rien en cela dont on puisse le blâmer. Dans notre pays de démocratie et de routine, dès qu’il y a un de ces mouvemens de personnel politique, il y a aussitôt un sentiment qui ressemble à de l’envie ou à une prévention invétérée contre tout ce qui est nouveau. Quoi de plus simple cependant que M. Émile Ollivier, arrivant au ministère de la justice, associe à ses travaux comme secrétaire-général un homme qui s’est attaché à sa fortune politique depuis plus de dix ans, qui partage ses idées, et qui est aussi distingué par l’instruction que par le caractère, M. Ad. Philis ? M. Segris, à son tour, vient de placer au secrétariat-général de son ministère M. Saint-René Taillandier, qui succède à un intelligent administrateur, M. de Guigné, et sans parler du talent de notre collaborateur, qu’on connaît assez, le nouveau ministre de l’instruction publique ne pouvait choisir un homme d’un esprit plus sérieux, plus droit, représentant mieux l’université dans ce qu’elle a d’indépendant et d’élevé. M. Daru garde comme chef de cabinet aux affaires étrangères un jeune et habile diplomate, M. le comte Armand, et si dans le service extérieur de la France des changemens se font, ils seront faits à coup sûr avec maturité. Ce n’est pas dans ce ministère qu’on fait des révolutions de hasard dont le premier résultat est d’affaiblir la représentation du pays. M. le comte Daru a trouvé là d’ailleurs pour le seconder un directeur politique expérimenté, M. H. Desprez. À l’intérieur, M. Chevandier de Valdrôme médite sur des changemens de préfets et vient aussi de se donner pour secrétaire-général un homme jeune et d’un vrai mérite, M. Edmond Blanc. Tout cela au surplus n’est qu’un travail préliminaire d’organisation imposé à toute administration nouvelle. Le cabinet du 2 janvier s’est occupé de bien d’autres choses dans ces quelques jours. Il a déjà multiplié les mesures qui attestent la bonne volonté et l’esprit libéral dont il est animé. Il a librement exercé son initiative, il s’est même peut-être trop hâté sur certains points, et, pour aller droit à deux ou trois faits saillans où se laisse sentir quelque précipitation, nous prendrons tout d’abord la destitution de M. Haussmann.

Le ministère a voulu évidemment accomplir un acte d’éclat, donner une satisfaction à l’opinion ; il n’a réussi qu’à moitié, et, chose bizarre, une mesure qui semblait si naturelle n’a été accueillie qu’avec une certaine hésitation mêlée presque d’un retour involontaire de sympathie pour l’ancien préfet de la Seine. Au dernier moment, on s’est souvenu que ce grand contempteur de toutes les règles, ce grand démolisseur, avait après tout, en quinze ans, fait de Paris la première ville du monde. Pourquoi ce mouvement singulier d’opinion ? Parce que M. Haussmann, qui ne pouvait tomber comme le premier-venu, a fièrement attendu sa disgrâce sans vouloir donner sa démission, et que la fierté ne déplaît jamais en France. Il y a peut-être une raison plus sérieuse. Assurément, par ses habitudes d’omnipotence, M. Haussmann s’était rendu impossible dans un ordre nouveau d’institutions, il n’était probablement pas le dernier, à s’en douter ; mais, en même temps, on s’est dit que l’ancien préfet de la Seine n’était pas un administrateur vulgaire, et lorsqu’il refusait sa démission en invoquant le devoir et le droit de régler ses comptes, de mettre en état les affaires de la ville de Paris, on a compris qu’il y avait là une situation particulière qu’on pouvait éviter de brusquer. Alors, dira-t-on, que fallait-il faire ? Ce n’était peut-être pas aussi compliqué qu’on le croit. Il y avait tout simplement à bien établir que, par une raison politique supérieure, M. Haussmann ne pouvait plus rester préfet de la Seine, mais que d’un autre côté il était bon, pour lui-même comme pour le service public, qu’il attendît à son poste la prochaine discussion du corps législatif sur le budget de la ville de Paris, — et tout cela, il fallait le faire nettement, ostensiblement. On aurait ainsi évité, toute apparence de précipitation à l’égard d’un administrateur qu’on frappait peut-être par une sorte d’obligation plus que par une conviction bien pressante, et dont le nouveau ministre de l’intérieur lui-même a cru devoir panser la blessure en lui parlant des « nécessités cruelles de la politique. » On aurait surtout évité de laisser pour le moment le beau rôle à l’ancien préfet de la Seine.

Il y a une autre question d’une nature toute différente où l’on s’est aussi un peu pressé sans une nécessité impérieuse, c’est cette affaire des admissions temporaires qui se lie intimement à la question des traités de commerce, si ardemment débattue depuis quelque temps. Certainement, s’il est une chose étrange, c’est cette recrudescence d’agitation qui s’est manifestée en faveur des idées de protection commerciale au moment même où les idées de liberté politique reprenaient leur empire. C’était jusqu’à un certain point une épreuve pour le nouveau ministère, puisque quelques-uns de ses membres, par leurs tendances, par leurs affinités, pouvaient être considérés comme peu favorables à la liberté commerciale, dont M. Émile Ollivier est de son côté le partisan décidé. Qu’allait-on faire ? qu’allait-on répondre aux agitateurs protectionistes qui ont pris récemment pour objectif direct la dénonciation immédiate du traité avec l’Angleterre ? Il est évident que l’agitation protectioniste a dépassé le but. Pour cette année, le traité de commerce ne sera pas dénoncé, et il ne pouvait pas l’être, parce que ce serait une faute politique des plus graves vis-à-vis de l’Angleterre, parce que d’un autre côté, en présence de la grande enquête qui se prépare, ce serait une prétention singulière de vouloir imposer une décision brusque aux pouvoirs publics avant que tous les intérêts aient été consultés. Sur ce point du reste, il n’y a plus de doute ; le nouveau ministre du commerce, M. Louvet, vient de le déclarer dans le sénat, le traité avec l’Angleterre ne sera pas dénoncé. Restait ce qu’on appelle la faculté d’admission temporaire, c’est-à-dire le droit d’introduire en France certaines matières premières, les tissus, la fonte, à charge de réexportation. Un récent décret a tranché la question en supprimant l’admission temporaire pour les tissus en la maintenant pour la fonte. Nous ne nous arrêterons pas à demander la raison de cette différence, lorsque la fraude, dont on a parlé si souvent, est infiniment plus facile pour les fontes, qui continuent à être admises, que pour les tissus, qui ne peuvent plus être introduits en franchise de droits. Nous ferons seulement remarquer que ce décret, qui est une satisfaction pour les grands manufacturiers protectionistes, frappe d’un autre côté d’une façon peut-être irréparable une grande industrie, celle des imprimeurs sur étoffes, qui vivait justement par le droit d’admission temporaire. Nous ajouterons que cette mesure n’était pas si urgente, puisqu’on allait aborder ces questions dans le corps législatif, et que dans le débat pouvait se produire l’idée d’une transaction que bien des esprits recherchent. C’était enfin trancher d’autorité un problème des plus complexes, qui touche à une nécessité d’intérêts, et qui dans tous les cas ne pouvait être résolu qu’après les délibérations les plus mûres. M. Louvet s’est un peu hâté, et il n’a pas été heureux pour son début ; il s’est exposé à donner une couleur équivoque à la politique commerciale du cabinet dont il fait partie.

Quoi qu’on fasse aujourd’hui, on ne peut scinder l’idée libérale, on ne peut pas revendiquer la liberté en politique pour la répudier dans les relations industrielles et commerciales des peuples. Le ministère du 2 janvier ne peut l’oublier dans la carrière où il s’est engagé. Il a, nous ne l’ignorons pas, des devoirs difficiles et divers ; il est obligé de faire face à une multitude d’intérêts qui réclament, et avant tout il a une œuvre politique à réaliser. C’est la politique qui l’appelle, et sous ce rapport il ne chôme pas. Il publie des circulaires, il lève les prohibitions qui pesaient sur les journaux étrangers, il prépare une loi sur la presse, il est au corps législatif soutenant avec fermeté la discussion. M. le comte Daru disait l’autre jour dans le sénat que les hommes qui faisaient partie du ministère tiendraient leurs promesses, qu’ils réaliseraient les programmes auxquels ils s’étaient ralliés. Nous ne doutons pas de la sincérité et du libéralisme du cabinet ; M. le comte Daru s’est inspiré de cet esprit dans la réponse qu’il a faite récemment aux interpellations d’un sénateur sur le concile, de même que M. Émile Ollivier s’en est inspiré dans ses décisions au sujet des questions épineuses qui se sont offertes à lui depuis son entrée aux affaires. L’intention du ministère de marcher résolument dans la voie libérale n’est point douteuse. Il ne faut pas oublier seulement que la politique tout entière ne consiste pas dans certains actes qui font du bruit, qui répondent à un intérêt ou à une impatience du moment, et on pourrait dire que l’œuvre la plus essentielle est celle qui se fait sans ostentation, celle qu’on ne voit pas.

La liberté, on en parle beaucoup, et on a raison de donner au contrôle des pouvoirs publics toute son efficacité, de laisser à la discussion toute sa latitude, de modifier l’article 75 de la constitution de l’an VIII, ou de proposer de nouvelles lois sur la presse, si on le juge utile. En réalité, si on veut faire pénétrer enfin la liberté dans les mœurs publiques, dans la pratique universelle, il s’agit bien moins de remuer des idées générales, des questions abstraites, que de dégager graduellement le pays de ce tissu de réglementations, de formalités administratives, dans lequel il est traditionnellement enveloppé. À le bien prendre, il y aurait peut-être aujourd’hui moins à faire des choses nouvelles qu’à défaire beaucoup de vieilles choses, à supprimer mille gênes inutiles, mille liens insaisissables, et des hommes ne perdraient pas leur temps, s’ils arrivaient tout bonnement à simplifier l’administration française dans ses rapports avec le pays. Les questions de presse, de réunions publiques, sont de première importance pour nous, à Paris. En province, dans les campagnes, la liberté est sans doute le droit d’exprimer sa pensée ; mais c’est aussi surtout le droit de faire ses affaires, de gérer les intérêts locaux sans être arrêté à chaque instant par un geste administratif, ne fût-ce que pour un mur à relever ou une fontaine à construire. Étendre l’initiative individuelle et locale, décentraliser la vie publique en dégageant la responsabilité des pouvoirs supérieurs, voilà le grand but, et, à vrai dire, on peut arriver ainsi beaucoup plus sûrement que par toutes les expériences aventureuses à une liberté sérieuse et pratique.

C’est là l’œuvre, modeste en apparence, féconde en réalité, qu’un ministère libéral peut justement se proposer. Nous avons bien connu jusqu’ici les libertés intermittentes, les libertés de l’agitation et de la confusion ; il nous reste à conquérir la liberté vraie et définitive, qui ne peut provoquer aucune réaction, puisqu’elle ne menace personne ; mais il n’y a plus à s’y méprendre aujourd’hui : cette liberté, il ne suffit pas de la disputer aux vieilles habitudes d’omnipotence administrative, aux traditions routinières ; il faut la conquérir jour par jour, heure par heure, sur ceux qui, au premier réveil de l’opinion, n’ont rien de plus pressé que de mêler leurs violences et leurs excitations à une renaissance politique qui s’est accomplie sans eux, de souffler la guerre quand le sentiment de la paix prédomine partout. Depuis quelque temps, nous assistons en effet à un spectacle étrange. Ce n’est plus de la politique, ni de la discussion, ni même, comme on l’a vu dans d’autres temps, l’excès d’une passion généreuse emportée jusqu’à l’injustice ; c’est un déchaînement de déclamations, d’imprécations et d’injures qui n’épargnent personne, ni les femmes ni les enfans. Ils sont là quelques-uns qui forment l’escouade révolutionnaire et qui battent la campagne de leur mieux. Ils ont leur liberté, leur peuple, leur société dont seuls ils sont les apôtres et les initiés. Leur liberté est le droit de faire ce qu’ils veulent, sans s’inquiéter de la liberté des autres, et de plier le pays, s’ils le pouvaient, sous la tyrannie de leurs caprices. Leur peuple, ce n’est pas, bien entendu, tout le monde, c’est un peuple qu’ils façonnent à leur usage, et qu’ils transforment en un autocrate dont ils sont naturellement les premiers ministres. Quelle est leur société ? Nous ne le savons guère, ils ne le savent pas eux-mêmes, et ils ne tarderaient pas à se dévorer entre eux sur les débris qu’ils auraient faits. Provisoirement il s’agit de tout mettre à bas. La révolution, rien que la révolution, c’est le mot d’ordre, et, chose curieuse, la violence de leurs déclamations s’accroît dans la proportion même des progrès qui s’accomplissent, c’est-à-dire qu’ils deviennent plus implacables dans leur haine à mesure qu’ils ont moins de griefs. Ils ne disaient rien lorsqu’on leur tenait la bride serrée. C’était bon alors pour les modérés de revendiquer avec une inébranlable persévérance la liberté et le droit. Depuis que tout le monde peut parler, ils se vengent de leur long silence, fis se servent de la liberté contre la liberté elle-même, et de jour en jour ils arrivent à une sorte d’incandescence furieuse, à une véritable fièvre d’esprit sur laquelle aucun raisonnement ne peut rien. Ils font de l’agitation pour de l’agitation, sans regarder où ils vont.

Le triste et déplorable résultat, le voilà : c’est cette affaire d’Auteuil, ce meurtre d’un jeune journaliste par un prince de la famille impériale. La mort d’un homme est malheureusement le fait certain. Dans quelles circonstances le meurtre a-t-il été accompli ? La justice, immédiatement et résolument saisie par le ministère, se chargera de le dire. La haute-cour a été convoquée, et quelque préférence qu’on pût avoir pour la juridiction ordinaire, il n’est pas moins vrai que cette haute cour n’est un tribunal exceptionnel que par le nom et par la forme, puisqu’elle se compose de magistrats de la cour de cassation et d’un jury tiré au sort dans les conseils généraux. Ce que nous voulons constater, c’est ce déplorable état moral où de telles défiances peuvent se produire, où une émotion, si légitime qu’elle soit, peut devenir le prétexte de nouvelles excitations, où l’on ne parle plus que de se promener en armes comme dans un bois. Or, si on n’y prend garde, il y a un sentiment qui fera de rapides progrès. On se demandera si les destinées de tout un pays peuvent rester à la merci des passions de quelques hommes ou d’un parti, lorsque ce parti peut exercer sa liberté comme tout le monde, à la condition de respecter la liberté de tout le monde. Le gouvernement a fait dans ces circonstances malheureuses tout ce qu’il devait ; il l’a fait jusqu’au bout sans hésitation, sans faiblesse comme sans forfanterie, avec la conviction qu’il servait la liberté, et M. Émile Ollivier s’est fait dans le corps législatif l’éloquent organe de cette modération libérale appuyée au besoin sur la force pour le maintien de la paix publique ; mais il y a un parti à qui ces déchaînemens créent, il nous semble, une situation critique : c’est la gauche parlementaire. Les députés de la gauche, bien entendu, ne sont pas épargnés, et le moins qu’on leur dise, c’est qu’ils ne sont bons à rien. L’autre jour M. Picard a voulu exprimer son opinion sur le nouveau cabinet, et on l’a traité selon la justice démocratique. Quoi donc ! M. Picard a osé dire que les nouveaux ministres étaient des hommes honorables ! Il a osé prétendre que si les ministres présentaient des mesures libérales, il fallait les accepter et les soutenir ! il a pu avancer que l’on devait attendre les actes pour les apprécier avec une complète intégrité ! M. Picard est évidemment un traître, digne d’avoir un portefeuille et de faire partie d’un ministère. Voilà comme on traite les députés qui ont été les premiers à former le noyau de l’opposition française depuis dix-sept ans. La gauche veut-elle être un parti politique, il faut qu’elle choisisse, il faut, qu’elle accepte les conditions d’une politique sérieuse en répudiant ces violences qui l’éclaboussent elle-même, ou qu’elle s’annule et qu’elle se réduise à l’impuissance en se laissant absorber par la démocratie furieuse des journaux et des réunions publiques. En effet, il n’y a que deux politiques ; celle qui, se proclamant irréconciliable à tout prix, procédant de la haine et de l’esprit de vengeance, va tout droit à la préconisation de la force, et celle qui a été suivie par M. Émile Ollivier depuis dix ans, qui se résume dans ce mot de Benjamin Constant : « si incertaine que soit une chance pour la liberté d’un peuple, il n’est pas permis de la repousser. » Cette chance n’est plus incertaine aujourd’hui ; c’est à la gauche de faire son choix entre les chances de la liberté et les chances de la révolution.

Le régime parlementaire a cela de bon, qu’il est la forme essentielle de la liberté réglée détendant chaque jour sans secousse, — du progrès se dégageant méthodiquement par l’action du pays sur le parlement, — du parlement sur le pouvoir. Il a traversé bien des crises, il a eu ses drames, ses péripéties, ses éclipses, ses représentans éminens à toutes les périodes, et rien à coup sûr ne sert mieux à mesurer la marche des choses que la comparaison des époques où ce régime a été en honneur, et des hommes qui ont eu un rôle dans nos assemblées. M. Pasquier, celui qu’on n’appelait encore à sa mort, il y a huit ans, que le chancelier, a été un de ces hommes, sous la restauration et sous le gouvernement de juillet, après avoir traversé la révolution non sans danger pour sa vie, après avoir été préfet de police sous l’empire, et l’étude que vient de lui consacrer son dernier secrétaire, M. Louis Favre, a le mérite de réveiller tous ces vieux souvenirs en présence d’une résurrection du régime parlementaire. C’est comme une image d’autrefois reparaissant au milieu d’une France nouvelle que M. Pasquier ne reconnaîtrait guère peut-être, mais à laquelle il s’intéresserait toujours. Certes, peu d’existences ont été plus remplies que celle de ce dernier chancelier de France, et peu de figures aussi sont plus caractéristiques en l’absence même de toute originalité saillante. M. Pasquier n’a été ni un homme d’état illustré par un grand rôle dans quelque circonstance décisive, ni un orateur de premier ordre ; il a été surtout un homme naturellement propre aux affaires publiques, mêlé à tous les événemens de la première partie de ce siècle, gardant en toute chose une raison ferme et merveilleusement équilibrée. Les vicissitudes qui atteignaient sa fortune ne le touchaient pas de façon à l’abattre. Le lendemain d’une révolution, il se retrouvait avec la même curiosité d’esprit, la même sagacité de jugement. Les lettres nombreuses de lui que publie M. Louis Favre le montrent toujours actif, s’occupant de politique jusqu’à sa dernière heure, s’intéressant à tout, à l’événement du jour comme à un livre nouveau, comme à une élection académique. Sans avoir d’illusions, M. Pasquier avait une confiance raisonnée et ferme dans le régime parlementaire, et justement parce qu’il n’avait pas d’illusions, il était moins accessible aux découragemens. En 1852, on lui rapportait ce mot qu’avait dit du régime parlementaire un personnage politique : « je l’aime toujours, mais je n’y crois plus. » M. Pasquier répondait qu’il ne fallait pas être si tranchant, qu’en France on ne devait jamais désespérer de rien, que « si les fautes les plus graves se commettaient sous ce régime avec une déplorable facilité, de puissantes ressources abondaient aussi pour lui permettre de se relever. » M. Pasquier avait alors plus de quatre-vingts ans, il n’était pas dans un moment favorable pour le régime constitutionnel, et il ne désespérait pas de la raison de la France. C’est cette raison, en effet, qui est toujours appelée à triompher de tous les excès.

ch. de mazade.

REVUE MUSICALE.

Au Théâtre-Italien, avec les représentations régulières, très variées et parfois remarquables au plus haut point, comme lorsqu’il s’agit du Fidelio de Beethoven, alternent maintenant des intermèdes et des concerts. Tout n’est pas excellent dans ces manifestations, et l’on conçoit qu’un orchestre et des chœurs habitués aux commodes ritournelles du rossinisme éprouvent quelque difficulté à débrouiller une œuvre telle que le Dieu et la Péri de Schumann. Il n’en est pas moins vrai que ces efforts doivent être encouragés, comme on encourage les concerts populaires et tout ce qui répond à ce besoin particulier de connaître que nous avons aujourd’hui. L’admiration n’est plus notre fait, et de l’enthousiasme, nous nous en moquons ; mais nous voulons voir, entendre par nous-mêmes, savoir ce qu’ont produit de merveilleux tels prétendus grands artistes. Qu’est-ce, par exemple, que ce Schumann dont le nom revient si souvent à nos oreilles ? Eh bien ! tenez-vous-le pour dit, si toutefois l’ouverture de Manfred et certains fragmens du dieu et la Péri ne vous l’ont pas appris déjà, ce Robert Schumann, c’est quelqu’un, et nous reviendrons un jour ou l’autre sur cette physionomie à la Jean-Paul ; en attendant, disons un mot de cet admirable Fidelio.

Les œuvres de Beethoven sont le meilleur commentaire qui existe de sa vie. Toutes portent l’empreinte de son grand cœur si bon, si tendre, si profondément compatissant. Il est le premier qui, dans une sonate, dans un quatuor, dans un lied, ait fait tenir l’immensité. Les maîtres du passé, les Haendel, les Bach, pour la religiosité de leurs sentimens, ont une forme spéciale ; son inspiration à lui ne connaît pas ces distinctions de genre, elle se donne et se verse à torrens. Les Italiens disaient de Rubens qu’il mêlait du sang à ses couleurs. Beethoven écrit ses poèmes avec son propre sang. Tout sujet lui devient un. fil d’Ariane pour le conduire au sanctuaire de l’âme humaine. Une cantate (Adélaïde) prend les proportions d’une scène ; son lyrisme sacré s’élève dans la Messe solennelle à la plus haute puissance dramatique, et cette fable toute bourgeoise et sentimentale de Fidelio, ce conte du bonhomme Bouilly transformé, illustré, idéalisé, nous montre l’éternel féminin dans sa plus sublime apothéose. « Tous les hommes frères, et Dieu qui règne au ciel père de tous, » cette idée, sur laquelle se déroulera plus tard si magnifiquement la neuvième symphonie, est déjà l’idée thématique du drame de Fidelio ; du reste, on la retrouve partout, car elle est sa religion, sa foi même. « La religion et la basse fondamentale, disait-il, sont deux points sur lesquels il ne faut pas discuter. » En ce sens, ce panthéiste est bien près d’être un chrétien ; son Dieu, ne nous y trompons pas, n’est point celui de Goethe, encore moins celui de Feuerbach. Canzonetta di ringraziamento offerta alla divinità dà un guarito, ainsi dans son œuvre complète s’intitule le quatuor portant le numéro 132, inspiration d’un recueillement ineffable. L’âme n’a de ces effusions, ne se prosterne de la sorte que devant le Dieu personnel, — celui que Beethoven, dans une lettre à son neveu, remercie de ne l’avoir jamais abandonné et auquel il rend grâce de sa guérison, — le Dieu juste et omnipotent, créateur et père de toutes choses, qui récompense les bons et punit les méchans, et dont, plus que toute autre, cette partition de Fidelio respire l’intime croyance.

Je ne sais quoi de lumineux plane et rayonne sur ce chef-d’œuvre ; l’action se joue au fond d’un cachot, parmi les pleurs, les grincemens de dents et les ténèbres, et vous voyez à tout instant sur les fronts de l’héroïne et de son époux comme un nimbe échappé de la Transfiguration de Raphaël. C’est une gloire en effet que cette musique ; jamais le pathétique ne trouva d’accens plus beaux, plus déchirans ; on pense à l’Imogène de Shakspeare. Et cet immortel duo des deux époux lorsqu’ils se retrouvent ! Mozart lui-même s’est-il élevé jusque-là ? Haletans, éperdus, ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre, — Florestan ! Léonore ! — Deux noms, c’est tout ce que ce morceau contient de paroles ; ils s’appellent, s’étreignent et se taisent, abîmés dans leur joie, étouffés, étranglés par l’inexprimable. — Louer Mlle Krauss pour la manière dont elle compose, dont elle joue et chante ce rôle de Léonore, n’est point assez ; il faut la remercier de son inspiration, de son talent mis au service d’un pareil chef-d’œuvre, désormais, grâce à elle peut-être, adopté du public, car ce qui ne s’était point encore vu arrive aujourd’hui : Fidelio fait des recettes. C’est au zèle persistant de Mlle Krauss, à son initiative d’Allemande convaincue que nous devons ce fier succès, le plus décisif assurément que la musique ait remporté cet hiver. Hâtons-nous de dire que la vaillante artiste en a toute la première profité ; son triomphe a été ce qu’on peut imaginer de plus radieux. Il est si rare de voir aujourd’hui le talent se dévouer à quelque noble et utile tâche ! — Gabrielle Krauss n’en aura pas le démenti ? elle s’était promis de rompre la mauvaise chance qui jusqu’alors semblait s’attacher à l’une des plus hautes conceptions du génie, et la partition de Beethoven a été acclamée du public parisien. Quand on joue Fidelio, la salle est comble, et la boîte à musique de la Patti connaît pour la première fois les grands enthousiasmes du Conservatoire ; du reste, l’opéra de Beethoven est en outre parfaitement représenté. Fraschini, au début, rendait la partie de ténor avec cette âme et cette intelligence d’un grand chanteur à qui rien de ce qui est beau ne demeure étranger, et Nicolini, qui maintenant le remplace, supplée par la jeunesse et le charme de sa voix à ce qui lui manque du côté de l’interprétation du rôle, qu’il comprend trop à l’italienne. Le côté critique de cette exécution est dans l’orchestre et dans les chœurs, non qu’ils se comportent mal ; mais le degré voulu de résonnance n’est pas atteint. L’hymne final par exemple. Se figure-t-on l’immense effet qu’il produirait à l’Académie impériale, attaqué, enlevé par toutes ces masses qu’on déchaîne aux grands jours de Guillaume Tell et des Huguenots ? Là seulement est la vraie place du chef-d’œuvre ; il faudra tôt ou tard qu’il y vienne, et si quelque chose a droit d’étonner, c’est qu’il n’y soit pas encore venu. Je sais bien où l’objection se dresse ; mais cette pièce même, il suffirait d’une retouche habile pour en modifier le caractère, et de bourgeoise et larmoyante la rendre complètement intéressante, car le sujet tout romanesque est au fond très humain, très pathétique et très moral, ce qui devrait ne rien gâter à une époque où tant de belles préfaces s’évertuent à nous démontrer que la moindre pièce du Gymnase doit porter son enseignement. Le poème de Fidelio, et c’est pour cela uniquement que Beethoven l’a choisi, met en action la foi dans le mariage, le dévoûment de la femme exalté jusqu’à l’héroïsme, et cette simple idée, dramatiquement exposée, en vaut bien une autre. Quant à la couleur monotone du sujet, ceux qui connaissent l’Académie impériale savent quelles ressources la mise en scène y tient en réserve contre un pareil inconvénient. Rien ne serait plus facile que de dépayser l’action, d’en accentuer le dramatique et le pittoresque en la transportant en Italie, au plein de ce XVIe siècle où florissaient les César Borgia et les Alexandre VI, et qui vit s’accomplir des intermèdes tragiques tels que les noces d’Astorre Baglione et de Lavinia Colonna.

Du reste, le grand salon du Louvre ne s’est pas fait en un seul jour, et l’Opéra, tout en usant d’une sage temporisation lorsqu’il s’agit d’adjoindre à son musée de nouveaux chefs-d’œuvre, ne néglige point pour cela le culte des maîtres. On a repris Don Juan avec Mme Carvalho, une excellente Zerlines, un objet d’art exquis dont l’attrait a seul maintenu cette fois la fortune de Y ouvrage. En l’absence de Mme Marie Sass, c’est à Mlle Hisson qu’on avait cru devoir confier dona Anna, et selon son irrémédiable habitude Mlle Hisson a tout compromis. Toujours la même histoire qui, depuis sa prise de possession du grand répertoire, ne cesse de se reproduire. Il semble d’abord que les choses vont bien marcher, puis vers le milieu du second acte, quand ce n’est pas plus tôt, la voix se détraque, le geste extravague, et chacun de se demander si la pièce ira jusqu’au bout. La Marguerite du Faust de M. Gounod est, à vrai dire, l’unique rôle où Mlle Hisson se soit encore montrée supportable, et comme si cette aventureuse personne avait à cœur de déjouer toutes les prévisions, c’est dans les mignardises du rôle qu’elle, habituée aux éclats de voix, aux grandes pantomimes, s’est surtout fait remarquer. — Pour ce qui touche à dona Anna, je ne crois pas qu’il soit possible de prendre plus à contre-pied ce caractère. Et la musique, est-elle assez maltraitée ! À chaque instant, des interpolations et des ratures, des mesures entières qu’on supprime à cause de certaines vocalises trop difficiles ; mais comment donc faisaient les autres, comment fait Mme Sass, qui, pour l’agilité, n’est pas une Sontag, que je sache ? Un rôle est ce qu’il est, et mieux vaut cent fois n’y pas toucher que de le massacrer de la sorte. À cette reprise, qu’attristait en outre l’éloignement de M. Obin, doit succéder celle du Freyschütz. La partition de Weber est à l’étude et naturellement le poème aussi. Quel poème ? est-ce une traduction nouvelle ? Nous aimerions à le croire ; mais on nous assure qu’il s’agit tout simplement d’exhumer la pièce représentée jadis avec des illustrations mélodramatiques de Berlioz. S’il en est ainsi et si les paroles sont celles qui se peuvent lire dans la partition française publiée chez Brandus, nous appelons l’attention de qui de droit sur l’indispensable nécessité qu’il y aurait de faire reprendre ce texte en sous-œuvre et de l’écheniller vers par vers. Même observation pour ce qui regarde l’arrangement musical du dialogue ; ces empâtemens de couleurs, appliqués çà et là sur le dessin de Weber d’une main souvent brutale, produiraient aujourd’hui l’effet le plus désastreux. Berlioz avait de ces contradictions ; lui, toujours prompt à crier au scandale, au vandalisme, trouvait fort simple d’instrumenter l’Invitation à la valse, et de s’établir en voisin au beau milieu de l’orchestre du Freyschütz. C’est contre cette intervention un peu forcée que ne manquera pas de réagir, avec son goût et sa science, l’artiste placé à la tête de la direction musicale de l’Opéra, bien convaincu d’ailleurs qu’une œuvre de Weber doit rester ce que le maître a voulu qu’elle fût, et s’alléger au plus vite de tout fardeau qui pourrait la faire ressembler à du Richard Wagner.

Celui-là, on le siffle à outrance aux concerts Pasdeloup, et quand on a fini de siffler, on recommence. C’est qu’aussi le public se défend comme il peut, et jusqu’à présent on n’a rien inventé de mieux que le sifflet pour se défendre contre les agressions de ce genre. Que parle-t-on de la marche de Tannhäuser, du Chant nuptial de Lohengrin ! Nous en sommes, s’il vous plaît, à l’ouverture des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Le public, au début, s’était armé de patience, il a subi sans sourciller les premières décharges de cette artillerie, et ce n’est que lorsque la position n’a vraiment plus été tenable qu’il s’est mis à riposter à sa manière. Aux sifflets sont venus naturellement se mêler les applaudissemens frénétiques des amis, et le scandale a recommencé de plus belle le dimanche suivant quand l’orchestre a voulu reprendre ce morceau, tranchons le mot, cette cacophonie. Les Allemands ont un terme pour désigner de pareils chefs-d’œuvre : ils appellent cela Katzenmusik, ce qui signifie qu’il y a de ces dissonances contre lesquelles la nature se révolte : les chiens aboient, les chats miaulent et les hommes sifflent. Il va sans dire que la partie enthousiaste ne s’est point tenue pour battue. Les corybantes du demi-dieu de Lucerne ont entonné de nouveau le Pæan usité dans la circonstance, on a crié à la cabale, au génie incompris, et répété pour la centième fois que ce qui arrive à M. Richard Wagner s’était jadis passé pour Beethoven et pour Weber, comme si les circonstances étaient les mêmes, comme s’il fallait compter pour rien la somme de connaissances acquises pendant ces quarante dernières années. — Mais, braves gens, vous n’y songez pas ! Le public d’autrefois qui sifflait la Pastorale et la scène des balles dans Freyschütz en était encore aux ritournelles de Dalayrac et de Gaveaux, de Champein, de Lebrun et de Berton, tandis que c’est le public même de Beethoven et de Weber, de Haydn, de Mozart et de Mendelssohn, qui siffle aujourd’hui M. Richard Wagner. Si le maître de chapelle du roi de Bavière n’avait eu affaire qu’à des cabales, voici longtemps que sa cause serait gagnée. Le génie qui au bout de quinze ou vingt ans n’a point prévalu n’est qu’un faux génie qui, lorsqu’il se plaint de la cabale, manque absolument de bonne foi, car, loin de nuire à ses intérêts, la cabale s’exerce alors à son profit, et tous ces bruits, tous ces petits scandales renouvelés à point nommé, aident tant bien que mal l’œuvre et le nom à subsister.

On se tromperait fort du reste à croire que notre public soit le seul à se moquer de la mélodie continue. Même en Allemagne, les rieurs abondent, et ceux qui voudraient des preuves en trouveraient dans un très amusant volume publié par M. Paul Lindau[1]. C’est l’histoire pittoresque et anecdotique du Tannhäuser à Paris. Ces pages méritent d’être parcourues ; on y voit un critique allemand, homme d’esprit, parler sans haine de la France, et qui consent à ne pas faire des œuvres de M. Richard Wagner une question internationale. Suivons l’auteur dans sa narration rétrospective, car il sait mieux que nous et par le menu comment les choses se sont passées, il cite même des noms que nous n’eussions peut-être pas prononcés, mais qu’il est toujours permis de traduire. « Les préliminaires de la catastrophe du 13 mars 1861, écrit M. Paul Lindau, datent d’un bal de cour où la princesse Metternich, causant avec une auguste personne, se plaignit de l’indifférence qu’on témoignait en France à l’égard des grands artistes étrangers, et mit à plaider sa cause tant de vivacité que l’empereur, s’approchant, voulut savoir de quoi il s’agissait. Ce fut alors que l’aimable princesse lui raconta que Paris possédait en ce moment le plus beau génie musical de l’Allemagne contemporaine, auquel il ne manquait qu’un peu de protection pour sortir de l’obscurité où il végétait et rayonner sur le monde en pleine gloire. — Ce que femme veut, Dieu le veut, — et je laisse à penser ce que dut être la force de persuasion de la spirituelle ambassadrice, qui, sancta simplicitas ! croyait au génie de Wagner au point de voir en lui non-seulement toutes les espérances de l’avenir, mais toutes les délices du présent. Le lendemain, M. Royer, administrateur de l’Opéra, était mandé au ministère et recevait l’ordre impérial de mettre à l’étude la partition de Tannhäuser. »

Bien des gens se demanderont peut-être s’il n’eût pas mieux valu qu’un tel acte d’autorité discrétionnaire se fût exercé en faveur d’un compositeur français ; mais ces gens-là sont des esprits chagrins et bornés qui ne comprennent pas que le monde est une féerie où le caprice et le hasard gouvernent tout. « Ici commence le chapitre des infortunes et tribulations. Ajoutons tout de suite que Wagner ne doit s’en prendre qu’à lui-même des nombreuses mésaventures qui l’ont assailli à Paris. Son humeur insupportable, ses prétentions et son arrogance lui ont assurément fait plus d’ennemis encore que sa musique. » Il ennuyait le monde entier, et le monde se vengeait en multipliant autour de lui les agacemens. Il en voulait aux journalistes à cause de leur indifférence à l’endroit de ses concerts, à l’administration de l’Opéra, qui lui demandait des airs de ballet, à ses traducteurs, qu’il trouvait détestables, au mauvais temps, à son propriétaire avec lequel il était en procès. Les répétitions le mettaient hors de lui, l’orchestre ne comprenait rien à sa musique, les chanteurs allaient à la diable, et les chœurs, toujours à côté, croyaient chanter faux quand ils chantaient juste, et, voulant se remettre au ton, arrivaient alors à chanter vraiment faux, « ce qui n’est qu’ordinaire dans l’exécution d’un opéra de Wagner. » Du reste, sa position à Paris n’avait jamais cessé d’être anormale ; trop humble au début, il s’était, dès le lendemain de sa faveur, haussé sur un piédestal. « Étranger à la vie parisienne, il devenait tout naturel que Paris, à son tour, le traitât en étranger, et cette situation à part adoptée, recherchée par lui, créait d’avance à son œuvre une destinée exceptionnelle. Il fallait réussir avec effraction ou tomber lourdement, et ne compter en tout cas ni sur des politesses ni sur un succès d’estime. Austerlitz ou Waterloo : aut Cæsar aut nihil ! Lorsqu’un homme dont personne encore ne connaît le mérite a fait énormément parler de lui, cet homme peut s’attendre à rencontrer sur son chemin autant d’admirateurs que d’antagonistes, les uns et les autres doués d’une égale inintelligence dans leur frénésie contradictoire, et si quelques malveillans devancèrent le jour de la représentation pour prédire la chute de Tannhäuser, les imbéciles non plus ne devaient pas manquer pour poser en victime leur demi-dieu et le glorifier par-delà Beethoven. Il se peut qu’il y ait eu de la prévention dans le public de Tannhäuser ; mais, en admettant que le fait soit vrai, convenons que Wagner n’avait rien négligé pour le forcer à se produire. Le 13 mars, la représentation eut lieu ; M. Dietsch conduisait l’orchestre en dépit de l’auteur, qui, toujours et partout mécontent, aurait voulu lui arracher des mains le bâton de mesure. La salle en un moment fut envahie, puis les régions aristocratiques se peuplèrent d’un public d’élite que semblait présider de sa loge la princesse Metternich, âme de cette fête. »

On la connaît cette fête, l’Opéra n’en avait point vu et vraisemblablement n’en reverra jamais de pareille. M. Paul Lindau n’omet aucun détail ; je recommande son récit à M. Nuitter, qui s’occupe, dit-on, d’une histoire de l’Opéra, et je lui signale un malin trait à l’adresse du traducteur, dont il cite ce vers d’un lyrisme en effet tout badin, et qui méritait de ne point périr :

Si les dieux aiment constamment,
Le cœur de l’homme est plus changeant.

Une chose qui ne laissa pas d’étonner beaucoup fut de voir un compositeur qui s’était jusque-là montré l’homme imperturbable d’Horace consentir à parlementer avec la tempête plutôt que de couler bas vaillamment son équipage. « À la seconde représentation, tous les passages entrepris par le fou rire du public avaient disparu. Dans le premier duo, dans les récitatifs du landgrave, dans la passe d’armes des chanteurs, d’énormes coupures avaient été pratiquées ; plus de ritournelle sur le galoubet, plus de trait de violon au dernier tableau du second acte, plus de meute. Au troisième acte, Wolfram avait déposé sa harpe, et Tannhäuser se jetait à terre moins souvent ; mais, s’il n’y eut point tant de rires, on n’en siffla que davantage, et le scandale devint tel, qu’à la troisième représentation Wagner dut retirer sa pièce. » La partie était perdue, et l’on se retirait amoindri par des concessions ; on s’était désavoué soi-même, on avait transigé, fait des coupures, pour tâcher de se maintenir au répertoire. Oh ! ces héros tout d’une pièce, fiez-vous donc à leurs préfaces ! M. Paul Lindau connaît le masque, et tout en perçant à jour le charlatanisme, en n’étant dupe d’aucune pose, sait fort bien ce qui doit être pris au sérieux, témoin ce paragraphe d’un sens très net par lequel nous terminerons. « Wagner avait merveilleusement indisposé son monde, et l’arrêt, dans sa férocité, n’était que juste. Les Français ne l’ont point mal jugé, ils l’ont jugé selon leurs propres notions d’art. Tout ce qui répondait à ces notions, à ces principes, l’ouverture, le septuor, la marche, le lied de l’étoile, a pleinement, brillamment réussi ; ce qu’on a sifflé, hué, conspué, c’est le prétendu réformateur, l’homme de l’avenir ! » De celui-là, aujourd’hui pas plus qu’alors, nous ne voulons entendre parler, et le public se montre aux concerts populaires ce que jadis il fut à l’Opéra. Ce ne sont point nos préventions qui parlent, comme on voudrait le faire croire, c’est notre goût ; les sifflets comme les applaudissemens partent ici du même centre, et l’auditoire, qui bataille pour ne pas entendre cette ridicule ouverture des Maîtres chanteurs de Nuremberg, applaudira tout à l’heure avec autant de verve et de loyauté le chant nuptial de Lohengrin. D’ailleurs les cabales peuvent précipiter une chute, elles ne la provoquent pas. « Laissons de côté la mauvaise humeur des Parisiens et n’accusons que la musique de Wagner[2]. » Ce mot d’un. Allemand au sujet de Tannhäuser contient aujourd’hui plus que jamais la vérité de la situation.

Décidément on avait trop parlé de Mlle Marie Roze ; depuis tantôt deux ans que la gracieuse Djelma du Premier jour de bonheur avait quitté l’Opéra-Comique, il n’était question que de ses avatars ; sa voix avait pris tout à coup un volume, un essor invraisemblables, la Dugazon d’hier devenait une Branchu, et c’était le grand bénisseur Wartel qui, par la seule imposition des mains, avait opéré ce miracle. « Vous l’entendrez, c’est une transformation ! » — Et les historiettes de courir, les appointemens de quarante mille francs d’aller leur train. Parmi tous ces bruits il n’y en avait qu’un de vrai, Mlle Marie Roze était engagée à l’Opéra à des conditions beaucoup plus modestes peut-être qu’on ne l’a dit. D’ailleurs, à quoi servent toutes ces influences, tout ce chambellanisme qu’on met en avant, puisqu’il faut ni plus ni moins tôt ou tard arriver devant le public, lequel finit toujours par vous remettre à votre place ? Mlle Marie Roze a donc paru dans le Faust de M. Gounod ; charmante apparition et succès de beauté avant d’avoir ouvert la bouche : visage pompadour, gorge épanouie, sourire qui minaude, un Dubuffe, la vraie Marguerite de cet opéra. Christine Nilsson a trop d’effarement, de raideur sauvage, Mme Carvalho trop d’embonpoint, l’une est la walkyrie, l’autre la matrone d’Albert Dürer, tandis que cette fraîche, coquette et séduisante image, cette porcelaine adorable, voilà l’idéal entrevu, la définitive incarnation du type !

Marguerite s’avance, elle chante : « Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle ! » Au seul énoncé de cette phrase la salle entière pressent la cantatrice. Il y faut du timbre, de la justesse, beaucoup de simplicité et aussi beaucoup d’art. Mme Carvalho s’y montre incomparable, en revanche Mlle Nilsson n’y produit qu’un assez médiocre effet. Disons tout de suite que Mlle Marie Roze s’en est tirée assez à son avantage. Au second acte, même demi-succès, dû encore aux dispositions tout indulgentes de la salle, et qu’un rappel maladroit a failli compromettre. Nous cherchons quelle part on pourrait bien faire à l’éloge, et restons court. Mlle Marie Roze n’a rien oublié ni rien appris, elle est à l’Opéra ce qu’elle fut à l’Opéra-Comique, la voix est lourde, plombée, chaque note pèse un poids de dix livres comme ce fameux cierge des pénitens de M. Victor Hugo. Et cette respiration toujours laborieuse, oppressée, se peut-il que M. Wartel n’en ait pas corrigé les défauts ? Nous ne parlerons pas de l’air des bijoux, que ses gammes et ses trilles rendaient inabordable en cette circonstance ; mais le duo d’amour avec Faust aurait pu être mieux dit, et si l’effet a complètement manqué, tout le démérite en revient à la débutante, dont les invités de M. Bosquin, fort à son avantage dans ce rôle, n’ont pu vaincre la froideur et la nonchalance. Quant à la scène de l’église, à celle de la prison, c’eût été une belle occasion pour la cantatrice dramatique de se montrer et de mettre enfin le public dans la confidence de cette voix de rechange due à ses nouvelles études. Là, comme ailleurs, Mlle Marie Roze a gardé son secret. Alors pourquoi venir à l’Opéra ? Pur caprice de jolie femme. Elle s’ennuyait à l’Opéra-Comique, la nostalgie des grandeurs l’a entreprise, et il a fallu que cette fantaisie fût satisfaite. De tous les rôles du répertoire, il n’en est pas de plus facile à chanter passablement que celui de Marguerite, surtout lorsqu’un professeur tel que M. Wartel consent à vous le faire épeler pendant plusieurs mois. L’épreuve aurait donc pu mieux réussir, quoique, somme toute, elle n’ait tourné à la confusion de personne. Les flatteurs de Mlle Marie Roze peuvent continuer à lui dire qu’elle est en train de devenir une Falcon, et l’administration de l’Opéra n’a de son côté qu’à se féliciter de s’être attaché une pareille coryphée. Ajoutons qu’il serait opportun maintenant de songer à Mlle Devéria. La Roxane des Turcs aux Folies-Dramatiques n’est peut-être pas tout à fait si jolie, mais en revanche elle chante mieux.

Que d’effets dramatiques perdus dans ces deux admirables scènes de l’église et de la prison, et qui seraient de véritables sujets d’étude, si nos cantatrices, au lieu de s’en tenir à la littérature frelatée des librettistes et à cette inspiration musicale de seconde main, voulaient bien prendre la peine de remonter à la maîtresse-source, au poème. Goethe, dans tout ce qu’il faisait, se préoccupait du geste, de la pantomime ; le sentiment de l’harmonie, plastique ne l’abandonnait jamais. En voyant cette charmante Marie Roze jouer cela tout machinalement, comme on répète une leçon apprise, sans avoir l’air de se douter de l’immense appoint que sa beauté pourrait apporter à son jeu, le souvenir nous revenait de Fanny Elssler, si admirable dans ce personnage de Marguerite, qu’elle jouait encore à Vienne il y a quelques années. Vous auriez cru voir vivant et se mouvant dans sa pureté, sa grâce et sa grandeur trafique, l’idéal de Cornélius, que Goethe, on le sait, mettait fort au-dessus de l’interprétation tourmentée et criarde du romantique Delacroix, Jenny Lind, qui se trouvait à Vienne à cette époque, ne manquait pas une représentation de ce ballet ; elle y venait comme à l’école, et le profit qu’elle tirait de la leçon se laissait voir ensuite, lorsque le lendemain elle se montrait à son tour dans le Freyschütz, chantant et figurant Agathe en grande artiste non moins sûre de sa pose et de son geste que de sa voix.

Restons à l’Opéra pour y célébrer avec tout Paris la fête du retour de la belle Ophélie. Ovations au départ, ovations à la rentrée, applaudissemens, bouquets, rappels, enthousiasme, j’imagine qu’une telle vie, toute lumière et tout azur, doit avoir par momens l’implacable ennui des ciels d’Orient : au moins les vraies princesses ont leurs jours de nuage, leurs préoccupations parlementaires et autres ; mais ces reines de théâtre, pas un souci, pas un martel à se mettre en tête. Leur dynastie, autant en emporte le vent. Qu’est-ce que cela fait à Christine Nilsson que le roi Claudius abdique ou change son gouvernement, que le fils de Gertrude monte sur le trône de son père ? Elle arrive, chante sa valse et sa complainte, ramasse ses bouquets, meurt, se rhabille, et le lendemain tout cela recommence : mêmes complimens, même abondance de richesses, même bonheur désespérant. Et cependant ce monde à part exerce une fascination irrésistible ; quand on y a mis le pied, on ne le quitte plus, fût-ce pour retourner vivre dans sa chaumière. Regardez aux derniers rangs : pas une de ces actrices, paraissant tout au plus une fois par quinzaine pour débiter quatre mots, ne s’aperçoit de sa profonde et ridicule oisiveté, tant les petites intrigues, les petites rivalités qui composent l’atmosphère où l’on respire maintiennent tous les ressorts de l’être dans une incessante élasticité. Or, si les choses se passent ainsi en dessous, quelles ne doivent pas être les émotions du rang suprême !

Nous ne voyons, nous public, que le succès ; mais savons-nous bien à quel prix il s’achète et se conserve, ce qu’il en coûte d’habileté, de politique, pour l’empêcher de jamais fléchir ? Et ces averses de fleurs, croit-on qu’elles tombent ainsi du ciel toutes seules et sans que les ouvreuses de loge s’en mêlent un peu ? Pauvre nature humaine, il faut toujours qu’elle ait son martyrologe ! Au temps des Malibran et des Dorval, on mourait pour son art à la peine, aujourd’hui on se tue, mais pour d’autres causes, la grande affairé est de thésauriser. Mlle Nilsson n’avait pas encore ouvert la bouche que déjà tous se racontaient qu’elle a rapporté 400,000 francs de son voyage en Angleterre. Dans deux ans, nous apprendrons que l’intéressante pèlerine revient d’Amérique avec 2 millions dans son escarcelle après avoir civilisé le Nouveau-Monde en lui chantant la valse d’Hamlet et l’air des bijoux de Faust.

En Angleterre, d’où elle arrive, on ne se contente pas de si peu ; il a fallu chanter le répertoire, se surmener au théâtre, et dans les concerts il a fallu surtout chanter Haendel, le grand Haendel, passé à l’état d’institution nationale de l’autre côté du détroit. C’est très beau Judas Macchabée, mais toutes les voix ne se font pas à ce régime ; il en est de délicates qui s’y brisent. Celle de Mlle Nilsson s’en ressent et beaucoup ; son timbre, d’un cristal si merveilleux, a maintenant de vraies cassures que tout l’art de la virtuose ne parvient pas à dissimuler. Filer le son, lier la note, c’était, qui ne s’en souvient ? le rare secret de la charmante Suédoise. Cherchez aujourd’hui ces qualités, vous n’en trouverez plus que la trace : non que le mécanisme ait rien perdu, mais adieu cette virginale pureté de vibration, ces lumineuses résonnances ! Il y a désormais une paille dans le diamant, la respiration est courte, plus moyen de chanter piano. Qu’est-ce que ce si éraillé qu’elle donne à la fin de son air du second acte ? Les gammes chromatiques ont également perdu de leur valeur ; on sent l’effort, elle chante des mains. Après la scène de folie, quand la fille de Polonius se dérobe dans les roseaux du lac, Mlle Nilsson avait jadis un effet de tenue incomparable ; aujourd’hui elle ne lie plus la note, elle la pique, et l’effet a disparu. C’est toujours Christine Nilsson, ce n’est plus l’Ophélie des premiers soirs ; le type que nous avions connu a voyagé, couru le monde, et nous revient avec je ne sais quelle empreinte du mauvais goût de l’étranger. Que viennent faire à l’Opéra, par exemple, ces toilettes tapageuses, ce froufrou des théâtres de genre ? À quel pays, à quelle époque appartiennent ces chignons, ces traînes et ces falbalas ? Sommes-nous destinés à voir le caprice et la fantaisie de chacun se substituer à tout système, à toute notion d’art et de sens commun, Ophélia et Marguerite vont-elles maintenant s’habiller chez Worth ? On se plaît à supposer que la direction y mettra bon ordre et maintiendra la dignité d’un théâtre où, dans les costumes comme dans la mise en scène, n’a jamais cessé de régner un certain parti-pris d’ensemble et de subordination à la couleur historique et locale.

Disons les choses comme elles sont : cet Hamlet a fait son temps ; il ennuie, il accable. Deux ans à peine ont passé sur la partition de M. Thomas, et déjà c’est plus vieux que la Juive, vous croiriez entendre en musique la tragédie de Ducis, et par le poncif académique de son geste, par le creux de sa voix, M. Faure ajoute encore à l’illusion. Du Gustave d’Auber, il n’était resté que le bal ; il ne reste aujourd’hui d’Hamlet que son quatrième acte, un tableau, une aquarelle. On avait compté, à cette occasion, sur une reprise du succès, quelques-uns même s’étaient imaginé que le prestige de Mlle Nilsson allait suffire pour rendre inutile cet hiver, tout renouvellement de l’affiche. Dès la seconde représentation, l’événement est venu prouver le contraire ; aux empressemens de l’avant-veille, succédait déjà la plus brutale des indifférences, celle qui se traduit par des chiffres. Il est donc grand temps que Mlle Nilsson songe à se pourvoir d’un nouveau rôle ; le public, après l’avoir fêtée comme il convient, veut passer à d’autres chansons. Cette belle Ophélie, avec ses glaïeuls et ses nénufars, on l’a vue assez, qu’elle aille au cloître, go to a nunnery, et laisse la maison libre à ses vrais hôtes. Il est question d’une importante reprise de Robert le Diable avec Mme Carvalho dans la princesse et Mlle Nilsson dans Alice. L’administration, qui n’a guère que quelques mois à profiter du talent de sa pensionnaire suédoise, s’était déjà mise à l’œuvre pendant son absence. Costumes et décors ont marché, la musique est à l’étude, il n’y a plus à reculer. Nous connaissons la brillante virtuose ; nous avons, Dieu merci ! assez encensé l’étoile, au tour de l’artiste maintenant. Être Alice, marquer à son empreinte, avant de nous quitter, un des grands rôles du répertoire, c’est bien le moins que Mlle Nilsson puisse faire pour ce public parisien qui l’a si galamment adoptée, pour ce beau théâtre de ses premiers triomphes, et finalement pour sa propre gloire.

f. de lagenevais.


ESSAIS ET NOTICES.

Letzte Gedichte und Gedanken, von H. Heine.


Vers la fin de sa vie, Henri Heine avait commencé de trier les manuscrits encore inédits qui devaient fournir la matière d’un dernier volume à publier après sa mort. Bien des choses furent détruites à cette occasion. Ce qui reste, — sauf les mémoires, — vient d’être publié par les soins de M. Adolphe Strodtmann, auteur d’une biographie d’Heine qui est justement appréciée en Allemagne. Ce sont des vers qui datent de toutes les époques de la vie du poète, des pensées détachées, des lettres, des brouillons qu’il a utilisés dans divers passages de ses œuvres, mais qui n’en sont pas moins curieux. Tout cela est très mêlé de véritables perles à côté d’ébauches informes. Voici quelques échantillons tirés de cette publication posthume :

pensées détachées.

Le dernier clair de lune du XVIIIe siècle et la première aurore du XIXe ont éclairé mon berceau. Ma mère a raconté qu’à l’époque où elle me portait dans son sein, elle a vu une pomme dans le jardin d’un voisin, mais qu’elle n’a pas osé la cueillir, de peur que l’enfant ne devînt voleur. Toute ma vie, j’ai eu des envies de cueillir de belles pommes, mais en même temps le respect de la propriété et l’horreur du vol.


J’ai le tempérament le plus pacifique du monde. Mes désirs sont bien simples : une maisonnette, un toit de chaume, mais un bon lit dessous, du bon manger, du lait et du beurre (bien frais), des fleurs à la fenêtre, devant la porte quelques beaux arbres, et si le bon Dieu voulait me combler tout à fait, il m’accorderait le bonheur d’y voir pendre six ou sept de mes ennemis. Le cœur ému, je leur pardonnerais à l’heure suprême tout le mal qu’ils m’auraient fait pendant leur vie. — Oui, il faut pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu’ils soient pendus.


Je ne suis point vindicatif, je voudrais aimer mes ennemis ; mais je ne puis les aimer avant de m’être vengé sur eux, — alors seulement pour eux mon cœur s’ouvre. Tant qu’on ne s’est pas vengé, il reste un levain dans l’âme.


Je n’ai pas voulu me faire naturaliser de peur, alors, de moins aimer la France, comme on devient plus froid pour sa maîtresse une fois qu’on a passé à la mairie. Je continuerai de vivre avec la France en faux ménage.


En France, mon esprit est en exil, exilé dans une langue étrangère.

La démocratie, c’est la fin de la littérature : liberté et égalité du style. Chacun sera libre d’écrire à sa guise, aussi mal qu’il voudra, mais personne n’aura le droit d’écrire mieux que lui.


Dans la littérature française, il règne aujourd’hui un plagiatisme admirablement organisé. Tel esprit a la main dans la poche de tel autre, cela leur donne de l’unité. Quand le talent de chiper les idées est aussi développé, — l’un prend à l’autre une idée avant qu’elle soit toute éclose, — l’esprit tombe dans le domaine public. La république des lettres, c’est aujourd’hui le communisme des idées.


Amaury est le patron des femmes auteurs ; il secourt les indigentes, il est leur petit manteau bleu, leur confesseur ; ses articles sont une petite sacristie où elles se faufilent voilées ; même les mortes lui confient leurs péchés ; Eve lui avoue des choses qu’elle tient du serpent, et dont nous n’avons rien su parce qu’elle n’a pas voulu les dire à Adam.

Ce n’est point un critique pour les grands écrivains, il ne l’est que pour les petits, — les baleines n’ont pas de place sous sa loupe, mais il y étudie les petites puces intéressantes. Je n’ai point lu Auffenberg. Je me figure qu’il doit être à peu prés comme d’Arlincourt, — que je n’ai pas lu non plus.


Nous avons cherché l’Inde matérielle, et nous avons trouvé l’Amérique. Maintenant nous cherchons l’Inde spirituelle ; que trouverons-nous ?…


Les Mahâbârata, les Ramayâna et les autres fragmens gigantesques, ce sont des ossemens de mammouth oubliés sur l’Himalaya.


A l’innocent poète qui tout à coup s’avise de se mêler de politique, je crierais comme cet enfant au berceau : — Père, ne mange pas de la cuisine de maman !


Je comparerais Thierry à Merlin. Il est enterré, vivant, le corps n’existe plus, la voix seule est restée. L’historien est toujours un Merlin, il est la voix d’un temps enseveli ; on l’interroge, il répond ; c’est un prophète qui regarde en arrière.


Les romantiques français d’aujourd’hui sont des dilettanti du christianisme. Ils se montent la tête pour l’église, sans être sincèrement attachés à son symbole. Ce sont des catholiques marrons.


Chez aucun peuple, la croyance à l’immortalité n’a été aussi vive que chez les Celtes. On aurait pu leur emprunter de l’argent avec promesse de le rendre dans l’autre monde. Nos usuriers chrétiens devraient les prendre pour modèles.


Les écrivains catholiques ont de bonnes armes de guerre, mais ils ne savent pas s’en servir. Comme les Chinois, ils ont des canons, de la poudre et des boulets ; mais tirer, c’est une autre affaire. Ce sont des enfans armés de grands sabres trop lourds pour eux, coiffés de casques qui leur écrasent la tête. Et les canons, comme ils sont inhabiles à les manier !


L’église romaine se méfie de ses séides modernes. Elle a peur que tel zélote, au lieu de baiser la mule, ne lui morde le pied, dans sa dévotion fanatique.


Où la femme finit, commencé le mauvais homme.


Que l’époux de Xantippe soit devenu un si grand philosophe, cela peut nous étonner. Avoir des idées près d’une femme qui crie ! Dans tous les cas, il lui a été impossible d’écrire ; Socrate n’a pas laissé un seul ouvrage.


La femme allemande est dangereuse à cause de son journal, qui peut tomber entre les mains du mari. Je lisais ce livre, je me suis endormi en lisant ; j’ai rêvé que je continuais la lecture, et trois fois l’ennui m’a réveillé.


Les Anglaises dansent comme si elles étaient à dos d’âne.


Je ne sais si elle a été vertueuse, mais elle a toujours été laide, et, en fait de vertu, la laideur c’est la moitié du chemin.


Dans le village il y avait un bœuf qui devint si vieux qu’il tomba en enfance, et lorsqu’il fut abattu, la viande avait un goût de veau âgé.


Par-ci par-là, j’ai eu une grande pensée, mais je l’ai oubliée. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Je me tourmente à le deviner.


Idée d’un tableau. Le ménage de saint Joseph. Il est assis auprès du berceau, il berce l’enfant, il lui chante une petite chanson. C’est la prose. La Vierge est assise contre la fenêtre, entourée de fleurs ; elle caresse sa colombe.


RATS QUI VOYAGENT.

Il y a deux espèces de rats, ceux qui ont faim, et ceux qui mangent. Ceux qui mangent restent à la maison, les autres s’en vont courir le pays.

Ils font des milliers de lieues sans s’arrêter, sans se reposer. Tout droit va leur course furieuse, malgré le vent, malgré la tempête.

Ils escaladent les hauteurs, ils traversent les rivières ; plus d’un se noie ou se fracasse la tête ; les survivans laissent en arrière les morts.

Ils ont des museaux horribles, ces compères. Ils sont tous chauves également, radicalement ; ils sont nus comme des rats.

La bande radicale ne connaît pas de Dieu. Ils ne font point baptiser leur engeance ; les femmes sont bien public.

Le troupeau sensuel ne veut que boire et dévorer. Pendant qu’il dévore et qu’il boit, il ne songe pas à l’immortalité de l’âme.

Ces rats sauvages, ça ne craint ni l’enfer ni le chat. Ça n’a ni feu ni lieu, ça veut repartager le monde.

Malheur ! les mulots arrivent, ils sont près de nous. Ils s’avancent, j’entends leur sifflement, ils sont légion.

Nous sommes perdus. Ils sont à nos portes. Le bourgmestre et le sénat branlent la tête. Que faire ?

Les bourgeois prennent les armes, les prêtres sonnent le tocsin. La propriété, le palladium de l’état civilisé, est en danger.

Mes chers enfans, ce n’est pas le tocsin, ce ne sont pas prières de prêtres, ni sages décrets du sénat, ni canons, ni obusiers, qui vous serviront aujourd’hui. À cette heure, les artificieuses périodes d’une rhétorique décrépite ne vous servent de rien. Les rats ne se prennent point aux syllogismes, ils sautent par-dessus les sophismes les plus subtils.

Ventre affamé ne connaît que la logique de la soupe aux argumens de boulettes ; offrez-lui des raisonnemens de rosbif, avec des citations de saucisson.

Un poisson muet, à la maître-d’hôtel, sera mieux goûté de la bande radicale que Mirabeau et que tous les orateurs depuis Cicéron.


TÉLÉOLOGIE (FRAGMENT).

Dieu nous a donné deux jambes pour nous porter en avant. Il n’a pas voulu que l’humanité restât attachée à la glèbe. Pour être les esclaves du repos, il nous eût suffi d’un seul pied.

Nous avons deux yeux afin d’y voir clair. Un œil eût suffi pour croire tout ce que nous lisons. Dieu nous a donné deux prunelles pour contempler à notre aise ce monde qu’il a créé pour la joie de nos yeux. Encore, dans la rue, faut-il s’en servir afin qu’on ne nous marche pas sur les œils-de-perdrix que nous devons à nos bottiers.

Nous avons deux mains pour donner doublement, mais non pour prendre deux fois, pour entasser le butin dans des coffres de fer, comme le font certaines gens. N’ayons pas l’audace de les nommer ; nous les pendrions volontiers ; mais ce sont de si grands seigneurs, des philanthropes, des honorables, — quelques-uns nous protègent, et les chênes allemands ne sont pas le bois dont on fait des potences pour les riches.

Dieu ne nous a donné qu’un nez, parce que nous ne pourrions en fourrer deux dans un verre, et que le vin serait répandu.

Dieu ne nous a donné qu’une bouche, parce que deux seraient de trop. Avec une seule bouche, les mortels parlent déjà plus qu’il ne faut ; s’ils avaient deux gueules, ils bâfreraient et ils mentiraient double. A présent, quand il a la bouche pleine, l’homme est bien obligé de se taire ; s’il en avait deux, il mentirait encore en mangeant.

Nous avons reçu deux oreilles du Seigneur. Ce qui est beau surtout, c’est leur symétrie. Elles ne sont pas tout à fait aussi longues que celles dont il a pourvu nos braves camarades à poil gris. Dieu nous a donné nos deux oreilles pour écouter les chefs-d’œuvre de Gluck, de Mozart et de Haydn. S’il n’existait que la colique musicale… de Meyerbeer, une seule oreille suffirait amplement.

Lorsque ainsi je parlais à la blonde Teutelinde, elle me dit en soupirant : « Hélas ! vouloir approfondir les motifs du bon Dieu, critiquer notre créateur, c’est comme si le pot voulait en savoir plus long que le potier. Cependant l’on demande toujours : pourquoi ? lorsqu’on voit quelque chose qui est bête. Ami, je t’ai écouté ; tu m’as très bien explique pourquoi, dans sa sagesse, Dieu a donné à l’homme deux yeux, deux oreilles, deux bras et deux jambes, tandis qu’il ne lui donna qu’un nez et qu’une bouche. Maintenant, dis-moi la raison pourquoi Dieu… »


UN BON CONSEIL.

Dans tes récits, ne manque jamais de donner aux personnages leurs vrais noms ; si tu n’oses pas le faire, ce sera bien pis : lorsque tu feras le portrait d’un âne, immédiatement se présenteront une douzaine d’originaux à poil gris. « Mais ce sont mes longues oreilles, » criera chacun, « ce braiment, c’est bien ma voix. Cet âne, c’est tout moi ! On a beau ne pas me nommer, l’Allemagne, ma patrie, me reconnaît ! L’âne c’est moi, ya, ya ! » — Tu as voulu ménager un imbécile, en voilà douze qui te boudent !


Les fragmens que nous venons de traduire suffiront pour donner une idée assez juste du ton, parfois effroyablement libre, qui règne dans ce volume publié par les amis de l’illustre poète allemand. L’éditeur nous avertit qu’il a mis de côté, au moins provisoirement, un certain nombre de pièces d’une allure par trop aristophanesque ; à en juger par ce qu’il a laissé passer, ce « provisoirement » paraît assez inquiétant. Parmi les poésies appartenant à la première période d’Heine, on nous donne des essais que l’auteur avait probablement condamnés à ne voir jamais le jour. Plusieurs morceaux sont traduits du français. En résumé, beaucoup d’ivraie ; mais l’on est amplement dédommagé par certaines pages où Heine retrouve la suave harmonie de ses meilleures poésies, où un sentiment profond alterne avec des éclats de rire argentins.


LE JAPON ILLUSTRÉ, par M. Aimé Humbert[3].


L’Europe a commencé d’écarter le voile dont s’enveloppait le monde de l’extrême Orient ; le Japon lui-même, le plus mystérieux des empires de l’est, celui qui défiait le plus obstinément la curiosité des peuples occidentaux, s’est enfin laissé pénétrer. Si le centre de cet étrange pays nous est encore inconnu, nous avons du moins exploré les provinces situées sur les côtes méridionales de la grande île de Nippon, et nos vaisseaux sillonnent aujourd’hui la mer intérieure qui les baigne. La Revue, par diverses relations de voyages[4], a déjà mis les lecteurs au cou- rant des mœurs et de l’histoire du Japon. Voici maintenant qu’un ancien ministre plénipotentiaire de la confédération helvétique, M. Aimé Humbert, publie sur ce pays deux volumes de luxe contenant plusieurs centaines de vues, scènes et paysages dus au crayon des meilleurs artistes.

L’auteur a su profiter de sa mission politique pour visiter en détail les villes et les campagnes de la baie de Yeddo ; il connaît même à fond cette dernière cité, ouverte aux agens diplomatiques. Son livre pourrait s’appeler, comme il le dit, « les Japonais peints par eux-mêmes. » Cet empire insulaire du Japon forme, on le sait, une sorte de confédération féodale au sommet de laquelle se trouve le pouvoir sacré du mikado, fils des dieux et empereur héréditaire. Depuis longtemps ce chef surtout théocratique avait remis ou laissé prendre l’administration civile et militaire à un lieutenant-général, le siogoun, ou le taïcoun, comme on l’appelait en Europe. Un des premiers effets de notre ingérence au Japon et du nouveau droit public et international introduit dans ce pays par les traités de commerce a été de dissoudre cette vieille organisation sociale et politique. À la suite d’une révolution intérieure, ce chef exécutif, ce maire du palais, que les rois et les empereurs d’Occident ont tout récemment traité en souverain, a été dépouillé de son pouvoir, et l’abolition du taïcounat a rendu désormais la plénitude de la puissance au véritable chef de l’empire, au mikado. Aujourd’hui l’antique féodalité militaire du Japon, affranchie du monopole commercial que s’arrogeait le taïcoun, semble assez disposée à se transformer en une sorte d’aristocratie marchande ; si cette métamorphose s’accomplissait, les daïmios deviendraient alors, chacun dans sa seigneurie, les agens les plus actifs de la civilisation occidentale. Leur puissance est grande ; quelques-uns, comme les princes de Ksiou, de Nagato, d’Aki, ont de 5 à 8 millions de revenu. Il faut voir dans le livre de M. Humbert la description et le dessin d’un château de daïmio ; rien ne ressemble davantage à nos vieux castels du moyen âge ; mais, pour nous autres Européens, ce n’est pas le daïmio qui nous intéresse le plus au Japon ; nous aimons mieux connaître les mœurs, les idées et le genre de vie de la population moyenne et travailleuse, celle qui sera de plus en plus par le commerce en relation directe avec nous. Les voyageurs sont unanimes pour vanter les excellentes qualités de la classe bourgeoise au Japon ; autant les nobles se montrent défians et revêches, autant celle-ci est sociable, avenante même, avec un fonds remarquable de bonne humeur. Dans ce pays si favorisé de la nature, la vie pour le travailleur est singulièrement douce et facile ; l’effort de la production s’y restreint aux besoins de la consommation locale ; aussi les petits métiers, les industries ambulantes, y sont-ils en grand nombre. L’industrie, dont les procédés sont encore peu compliqués, ne connaît pas les machines, c’est la force hydraulique qui les remplace. Il n’y a pas, du reste, de grandes manufactures au Japon, ce qui augmente naturellement la somme de travail qui se peut accomplir en famille autour du foyer domestique, et permet aux femmes de prendre assidûment part à tous les labeurs.

Chaque artisan semble doublé d’un artiste ; l’art s’inspire surtout, comme nous le voyons par les produits japonais importés chez nous, du règne animal et végétal, des fleurs odorantes et des oiseaux chanteurs. La passion favorite du peintre est de reproduire les beaux paysages de son pays, qu’il traite, il est vrai, à sa fantaisie, mariant volontiers les fleurs gigantesques aux arbres nains. Les Japonais s’entendent aussi admirablement à travailler le bronze, la porcelaine, et à fabriquer toute sorte de meubles et d’ustensiles en bois de laque. Quant à la population des campagnes, également laborieuse et intelligente, elle vit, au milieu d’immenses richesses naturelles, dans des conditions économiques excessivement simples. Le paysan ne possède presque rien, une hutte, quelques instrumens de travail, une petite provision de thé, de riz, d’huile et de sel ; tout le reste appartient au maître du sol, au daïmio ; c’est à peu près notre manant du Xe siècle ; sa cabane n’a pour tout mobilier que quelques nattes ; il est vrai qu’une natte, au Japon, représente l’essence même du comfort ; on mange dessus, on y boit, on y cause, on y travaille et on y dort. Une telle demeure est d’ailleurs en parfaite harmonie, avec cette philosophie du néant renfermée dans l’abécédaire qu’on fait épeler aux jeunes Japonais, et dont le sens est celui-ci : « il n’y a rien de permanent dans ce monde ; le présent passe comme un songe, et sa fuite ne cause pas le plus léger trouble. » Remarquons en passant que toute la population adulte du Japon sait lire, écrire et calculer.

La partie la plus neuve du livre de M. Humbert est celle qui a trait à la vie intellectuelle et littéraire des Japonais. Ce peuple est grand amateur de théâtre et de musique. A Kioto, qui est la capitale, la ville où réside le mikado, toutes les « maisons de thé, » — un mot honnête pour désigner un endroit qui souvent ne l’est guère, — résonnent du bruit des chants et du grincement des guitares ; ces divertissemens ne finissent même pas avec le jour ; les quartiers spécialement affectés au plaisir demeurent ouverts toute la nuit. Outre les théâtres populaires, où l’on joue la comédie bourgeoise et l’opéra-féerie, la tragédie classique occupe une scène spéciale à la cour, car là-bas comme chez nous sa majesté a ses comédiens ordinaires. C’est dans les fêtes et les traditions de la religion nationale, le culte antique des Kamis, que le génie musical et dramatique du peuple japonais trouve son aliment principal. Il paraîtrait du reste que l’art au Japon est aujourd’hui en décadence ; le grand siècle littéraire remonte à l’an 200 avant Jésus-Christ, au règne de l’illustre empereur Schi-Hoang-Ti. Depuis cette époque, la littérature, tout au service des mikados, est tombée dans l’ornière de la routine et de la convention ; la convention domine partout au Japon, et c’est sans doute pour obéir à ses lois que les dames de la cour, par exemple, s’arrachent les sourcils et les remplacent par deux grosses taches de peinture noire.

L’auteur du Japon illustré a surtout étudié la vie japonaise à Yeddo, grande cité de 2 millions d’âmes, où trônaient naguère encore les taïcouns. C’est, comme renom, la Corinthe de l’empire : pour être heureux, dit un proverbe japonais, il faut aller vivre à Yeddo. Cette ville de plaisance est en même temps une ville savante ; elle renferme une université célèbre, placée sous l’invocation de Confucius, et qui répand dans toutes les classes lettrées du pays les doctrines de ce philosophe chinois. De cet enseignement officiel, M. Humbert passe aux traditions et nous donne quelques pages intéressantes sur les légendes et les contes japonais. En fait d’imagination, les Japonais, si loin de nous géographiquement, nous touchent souvent de très près ; où ils se montrent originaux, bizarres même, c’est principalement dans la mise en œuvre de leurs idées. La simple esquisse de M. Humbert fait désirer une étude complète de la littérature japonaise ; ce ne serait certes pas du travail perdu. Si la poésie allemande, avec Rückert et Henri Heine, s’est enrichie par des emprunts faits à la Perse et à l’Indoustan, le Japon nous réserve sans doute, au même titre, de précieux trésors ; mais il faut, avant tout, se glisser au cœur du pays. Comment ? Par le commerce. Depuis le jour où les Japonais, du moins ceux des côtes, ont reçu des Hollandais les premières leçons de négoce, leurs idées se sont déjà bien modifiées ; en vain le gouvernement a essayé d’arrêter l’essor de leur génie mercantile ; les élèves font aujourd’hui honneur aux maîtres. Malgré les mille tracasseries d’une police soupçonneuse, les étrangers, dans les petites îles, semblent presque surgir du sol ; le commerce occidental a envahi Nagasaki, Hakodadé, Yokohama, Hiogo, Osaka et Niagata, et les navires européens ont en outre obtenu l’entrée des trois ports de Shenkaï, Kagosima et Simonoséki ; il est vrai de dire, pour les deux derniers, que nos boulets y avaient fait brèche[5]. Pour comble, la majesté silencieuse de ce vieil empire qui voulait demeurer inconnu est violée chez nous jusqu’à fournir un livre d’étrennes, qui est maintenant aux mains des femmes et des enfans.

Jules Gourdault.

  1. Die Geschichte von Richard Wagner’s « Tannhäuser » in Paris, von Paul Lindau. Stuttgart, A. Kröner.
  2. Paul Lindau, p. 226.
  3. Librairie de L. Hachette et Ce.
  4. Voir la Revue de mai, juillet, août, septembre 1863.
  5. Voir la Revue du 1er novembre 1865.