Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1871

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Chronique n° 930
14 janvier 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1871.

Laissez passer la civilisation prussienne ! elle achève de se déployer dans sa splendeur ; elle a des obus pour messagers, l’incendie, le pillage et le bombardement pour auxiliaires. Elle avait certes dignement inauguré son œuvre à Strasbourg, à Châteaudun et dans tant d’autres cités aujourd’hui en ruine, elle couronne ses exploits devant Paris. Décidément M. de Bismarck nous fait cette condition d’une grande ville bombardée. Le roi Guillaume, que disons-nous ? l’empereur Guillaume, le chef du nouveau saint empire et son tout-puissant ministre tiennent à laisser des marques de leur passage sur cette terre de France, où ils recevaient, il y a trois ans à peine, une prodigue et imprévoyante hospitalité ; ils peuvent être tranquilles, on ne les oubliera pas, ils ont désormais une place dans nos souvenirs ; ils ont leur gloire inscrite sur nos maisons mutilées, dans le sang des malheureux inoffensifs atteints déjà de leurs obus. Le roi Guillaume et M. de Bismarck se sont dit sans doute que Paris y mettait de la mauvaise volonté, qu’il tardait bien à mourir de faim ou à tomber en révolution ; puis l’Allemagne se fatigue, elle s’inquiète de cette immobilité de ses armées devant une ville qu’on lui avait promis de prendre au pas de course. Il lui faut un bombardement, et on a bombardé,

Paris est devenu ainsi à l’improviste un vrai champ de bataille où nos ennemis n’abattent pas sans doute autant de victimes qu’ils le voudraient ; mais enfin on fait ce qu’on peut. On a beau être la civilisation prussienne, on ne peut pas tout détruire d’un coup. Malheureusement il y a toujours assez de victimes ; il y a déjà des femmes et des enfans tombés sous le plomb prussien, et le roi Guillaume, dans son prochain bulletin, pourra, si cela lui convient, faire hommage de ces nouveaux exploits à la reine Augusta. Il y a là de quoi faire illuminer à Berlin ! Si l’on a cru d’ailleurs par de tels procédés troubler ou intimider Paris, on s’est étrangement trompé. Paris a supporté et supportera cette épreuve avec cette sérénité virile qui est une partie de son héroïsme, avec cette fermeté de résolution qui a été jusqu’ici l’honneur de sa résistance. La grande ville ne s’effraie pas pour si peu ; elle ne puise dans cette vie de périls et d’excitations guerrières qu’une volonté plus énergique de faire face jusqu’au bout à un implacable ennemi, pendant que nos armées de province, fortifiées, grandissantes, commencent à serrer de toutes parts cette orgueilleuse invasion qui se croyait déjà maîtresse de la France. Et dire pourtant que ces civilisateurs par le fer et le feu, ces exterminateurs occupés à organiser nuitamment le meurtre contre toute une population, ont trouvé le moyen de faire appel à la langue philosophique pour caractériser l’heure où ils comptent pouvoir surprendre Paris ; ils ont appelé cela « le moment psychologique ! » Nous ne connaissons pas de plus cruel châtiment ou de plus humiliante déception pour tous ces penseurs qui ont illustré l’Allemagne d’autrefois, pour les Kant, les Lessing, les Schelling, les Hegel, que de voir un des mots de leur langue devenir le passe-port du bombardement et de la destruction.

Qu’ils continuent leur œuvre à coups de canon, ces étranges héritiers de ceux qui ont fait l’Allemagne par la pensée, et qu’ils essaient de fonder sur la haine l’unité de leur patrie ; qu’ils renouvellent à Paris ce qu’ils ont fait à Strasbourg, en couvrant de leurs boulets nos hôpitaux, nos ambulances, nos écoles, nos églises, et jusqu’à l’inoffensif Muséum, dont quelques collections sont déjà détruites ; qu’ils bombardent enfin, ils ne sont pas au bout, et l’Allemagne elle-même le sent bien. Dans son impatience d’en finir, l’Allemagne, on le dirait, commence à comprendre qu’on l’a conduite à une périlleuse aventure, où elle risque de tout perdre pour avoir voulu abuser de la victoire. Depuis cinq mois que ses armées conquérantes sont entrées dans notre pays, elles se sont avancées, elles se sont étendues, elles ont investi nos murailles, elles ont tout foulé aux pieds, elles n’ont rien conquis, et elles en viennent aujourd’hui à s’apercevoir que ce n’est plus tout à fait comme aux beaux jours de Forbach et de Sedan, qu’un souffle nouveau s’est élevé en France. Les chefs prussiens ont beau combiner leurs opérations les plus savantes et multiplier les efforts pour paralyser l’élan national ; ils sentent les tressaillement de ce pays, qui leur échappe et qui se lève pour la résistance, qui va grossir nos armées. De l’Alsace même et de la Lorraine, les malheureuses populations, violentées et pressurées, s’évadent, malgré toute la vigilance prussienne, pour aller combattre sous ce drapeau français auquel elles gardent une touchante fidélité. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, la lutte s’organise, se coordonne et s’enflamme chaque jour. Les chefs prussiens croyaient avoir bon marché de cette France momentanément engourdie et trompée par l’empire ; ils la trouvent maintenant devant eux vivante, rapidement aguerrie, animée des résolutions extrêmes, et fis sont bien obligés de compter avec ces armées de Chanzy, de Bourbaki, de Faidherbe, de Bressolles, de Cremer, même de Garibaldi, qui, en trois mois, se sont trouvées en état de combattre, de reprendre par instans une offensive heureuse. À Paris, on nous bombarde, et quel est le résultat de cette violence nouvelle ? Paris a ressenti tout simplement cette mâle émotion des crises suprêmes qui approchent, il n’a pas faibli un instant. Les Prussiens peuvent en prendre leur parti, Paris n’est pas près de mourir de faim ou de peur ; il fera encore attendre tout le temps qu’il faudra ces civilisateurs qui ne savent marcher que la torche et le fer à la main, de sorte qu’après ces cinq mois de campagne les armées allemandes ne sont guère plus avancées qu’après Sedan puisqu’elles se trouvent retenues devant Paris, bien résolu à se défendre, et menacées par nos armées de province, qui tourbillonnent autour d’elles, prêtes à faire irruption sur leurs lignes. Elles sentent monter la marée de la résistance patriotique qu’elles ont suscitée.

M. de Bismarck, il est vrai, a plus d’une ressource dans son génie, et ce n’est certes ni la hardiesse qui lui manque, ni le scrupule qui l’arrête dès qu’il s’agit d’interpréter les événemens dans son intérêt, de répandre les fables les plus grossières pour essayer de faire illusion à l’Europe, surtout pour entretenir le feu sacré en Allemagne. Faute de pouvoir abattre la France aussi vite qu’il l’aurait voulu et qu’il l’espérait, il la diffame ; il travestit ses efforts, sa défense, ses révoltes contre l’invasion, et il trouve, à ce qu’il paraît, des alliés dans ce camp d’émigration bonapartiste qui, au lieu de se faire prudemment oublier, s’est donné un journal à Londres. Ces bons apôtres, le ministre prussien et ces derniers sectaires de l’impérialisme étaient bien faits pour s’entendre ; ils sont du moins merveilleusement d’accord pour noircir la France, pour la représenter comme un foyer d’anarchie. — À les entendre les uns et les autres, depuis que nous n’avons plus l’empire et depuis que nous avons refusé de livrer nos patriotiques provinces de l’est à la rapacité allemande, nous n’existons plus, nous roulons de jour en jour dans la confusion et le désordre. Le pays tout entier plie sous le terrorisme organisé par notre gouvernement. M. Gambetta a particulièrement le don d’agacer les Allemands, et c’est à coup sur un titre pour le jeune ministre qui anime de son feu la défense nationale en province. Le Moniteur prussien nous l’assure, nos armées de la Loire et du nord sont formées par la violence tyrannique. À Paris même, ce n’est pas moins effroyable ; ce sont les rouges qui règnent et dominent. Les rouges sont partout enfin ; ce sont eux, à n’en pas douter, qui infligent au pays la guerre à outrance. Et puis où conduit-on la France avec cette guerre qu’il serait si facile de terminer en cédant tout ce qu’on nous demande ? On ruine les finances, on épuise les réserves, bientôt il n’y aura plus d’argent, même pour acheter le blé qui nous manque, de sorte que, tout compte fait, nous nous trouvons placés par notre obstination à nous défendre entre la faim qui nous presse et les rouges qui nous tyrannisent. Voilà cependant de quelles histoires les journaux de M. de Bismarck nourrissent l’Allemagne. Ces histoires étaient bonnes au premier moment, tant qu’on pouvait espérer tromper l’Europe, tromper l’Allemagne, tromper Paris sur les provinces et les provinces sur Paris. Ces moyens sont usés, M. de Bismarck fera bien d’en chercher d’autres. Eh ! sans doute, cette guerre que le gouvernement de la défense nationale a voulu humainement arrêter quand il en était temps encore, cette guerre est une épreuve cruelle, quoiqu’on définitive elle ne soit pas plus dure pour nous qu’elle ne le sera peut-être pour l’Allemagne. La France, livrée à elle-même après des désastres inouïs, a mis trois mois à se débrouiller, à se sentir revivre en quelque sorte, et dans cette terrible crise tout n’a pas dû se passer le mieux du monde. Il a pu y avoir en province, dans certaines villes, de coupables violences. À Paris même, il y a par instans des menaces, des tentatives ; on ne nous apprend rien en nous rappelant nos aventures révolutionnaires ; mais ce que l’Europe ne peut ignorer, ce que l’histoire dira, c’est que jamais peut-être Paris n’a été plus calme que pendant ces trois mois, c’est que tous les efforts violons et tyranniques se sont brisés contre le patriotisme d’une population tout entière, c’est que dans cette guerre que nos ennemis nous imposent, dans ce siège incomparable que nous soutenons, il a fallu la puissance du sentiment national vibrant à la fois dans toutes les âmes pour supporter des difficultés en apparence invincibles, et ces difficultés, ces incohérences, toutes ces choses étranges qu’il est si facile de remarquer, elles tiennent en définitive à la situation même qui nous a été faite à l’improviste.

La vérité est que ce siège de Paris restera un des événemens les plus extraordinaires non-seulement par lui-même, par sa durée, par le réveil de tous les sentimens virils dont il a été le signal, mais encore par les conditions dans lesquelles il s’accomplit. Qu’on imagine en effet ce spectacle étrange et curieux de l’opération la plus vaste, la plus compliquée, la plus délicate, se déroulant au sein de la liberté intérieure la plus illimitée, en face d’un ennemi habile à tirer parti de tout, et à saisir toutes les occasions. Cette défense qui ne ressemble à rien de ce qu’on a vu jusqu’ici dans l’histoire de la guerre, elle s’est constituée, elle se développe depuis quatre mois, elle agit pour ainsi dire au grand jour sans pouvoir rien cacher, même ce qu’elle aurait le plus souvent le plus d’intérêt à dissimuler. Elle ne peut remuer un canon, faire un mouvement sans que tout le monde aussitôt en soit instruit, et c’est assurément pour la première fois qu’on voit un gouvernement défendre une ville investie de toutes parts, soutenir la lutte la plus terrible au milieu de toutes les contestations, de toutes les récriminations, de toutes les dissidences qui peuvent librement se produire, — avec des clubs où retentissent toutes les déclamations, avec des journaux qui ne laissent rien ignorer à l’ennemi, et, pour tout dire enfin, avec les portes ouvertes. Sans doute cette liberté complète était une conséquence de la révolution du 4 septembre, et, à y regarder de près, cette liberté inévitable, en associant publiquement toutes les volontés dans une même œuvre, en entretenant dans les âmes le sentiment du péril, a été en définitive une force bien plus qu’une faiblesse. Seulement, il ne faut pas se le dissimuler, c’est une immense difficulté pour la défense proprement dite, qui à ses nécessités et ses conditions. Il en résulte ces vagues agitations, ces incertitudes, ces indéfinissables anxiétés qu’une crise comme celle que nous traversons produit toujours trop aisément, que la presse redouble et aggrave quelquefois, que les passions de sédition cherchent à leur tour à exploiter. Chacun à son plan de campagne, son idée sur la marche de la guerre, son invention nouvelle, son engin de destruction qui doit infailliblement, et d’un seul coup, nous délivrer des Prussiens, et ce tumulte assourdissant aboutit invariablement à une critique universelle de tout ce qui se fait ou de tout ce qui ne se fait pas. Qu’une opération militaire soit interrompue, que la marche des choses oblige à évacuer une position stratégique, qu’on ne réussisse pas toujours comme on le voudrait, tout devient aussitôt prétexte à récriminations nouvelles.

Rien n’est certes plus facile que de critiquer des opérations de guerre ou les actes d’un gouvernement obligé de faire face à la terrible épreuve que nous avons à surmonter, et nous ne voulons même pas dire que les critiques et les impatiences qui se produisent soient toujours dénuées de raison. Il faut bien se dire cependant que ces chefs militaires qu’on accuse sont les premiers à exposer leur vie, qu’ils risquent, avec le sort de leur pays mis entre leurs mains, leur propre honneur, leur réputation, et qu’ils sont au moins aussi intéressés que nous à réussir. Lorsqu’ils sont forcés de suspendre une action, se demande-t-on toujours pourquoi ils s’arrêtent, à quelle nécessité ils obéissent ? Peuvent-ils eux-mêmes nous dire toujours la cause secrète de leur résolution ? Non, ils ne le peuvent pas ; ils savent quelquefois ce que nous ne savons pas, ils se décident d’après des données qu’ils ne pourraient révéler. Leurs combinaisons devant Paris se lient avec d’autres combinaisons plus étendues. Après tout, il ne faut pas s’y tromper, c’est une affaire de confiance, et la vraie question est de savoir si les chefs de la défense ont cessé de mériter cette confiance qui a été jusqu’ici leur honneur et leur force. Ici, ces quatre mois que nous venons de passer sont assurément la plus éloquente réponse. Dans ces quatre mois, un travail immense a été accompli, et n’est-ce donc pas encore de l’action que d’avoir mis Paris dans cet état où, après cent vingt jours, il fait encore vaillamment face à l’ennemi en bravant les fureurs d’un bombardement barbare ? Rien ne peut donc altérer la confiance qui a confondu dans une même pensée de défense inébranlable Paris tout entier, sa population et ses chefs ; mais il ne faut pas laisser se dissiper cette confiance, il faut savoir s’en servir.

Il y a aujourd’hui une double nécessité pour le gouvernement, une nécessité militaire et une nécessité politique. La nécessité militaire, c’est de proportionner les efforts d’une défense de plus en plus active à une situation d’une gravité trop manifestement croissante. Comment doivent se combiner ces efforts, quelle en doit être la direction ? C’est à nos chefs militaires de le savoir et d’agir. Le général Trochu a mérité jusqu’ici mieux qu’une popularité bruyante, il a inspiré une sérieuse et confiante estime. C’est par lui surtout que la défense a pris ce caractère devant lequel s’incline le Times lui-même, celui de tous les journaux anglais qui a été certainement le moins sympathique, le moins indulgent pour nous. Cette autorité que le général Trochu s’est faite, qu’il ne craigne pas de l’employer aujourd’hui. C’est le moment, ou jamais. L’essentiel est qu’on ne croie pas l’action militaire livrée à de perpétuelles oscillations.

La nécessité politique pour le gouvernement, c’est de se tenir en garde contre toute faiblesse et de ne pas avoir l’air quelquefois de transiger avec ceux qui ne demanderaient pas mieux que de le renverser et de le remplacer, au risque d’entraîner tout dans l’abîme avec eux. Les séditions, il les réprimerait sans doute ; mais il n’est peut-être pas toujours également en défense contre ce qui pourrait conduire aux séditions, et n’avons-nous pas eu tout récemment une sorte de tentative subreptice de résurrection de la commune du 31 octobre sous la forme d’une manifestation de quelques maires et de quelques adjoints de Paris ? C’était, à ce qu’il paraît, une façon de petite convention ou de comité de salut public qui encore une fois essayait de se glisser au pouvoir à la faveur de réunions périodiques où quelques-uns des chefs de nos municipalités tenaient absolument à partager la direction politique avec le gouvernement. Le maire du 19e arrondissement, M. Delescluze, s’était fait le patron naturel de cette manifestation ; quant au programme, il était certes on ne peut plus complet, tout s’y trouvait ou peu s’en faut : démission des généraux Trochu, Clément Thomas et Le Flô, renouvellement des états-majors, renvoi du conseil de guerre des généraux et officiers qui prêchent le découragement dans l’armée, adoption de mesures de salut public pour l’alimentation de Paris et pour l’adoucissement des souffrances de la population, — en d’autres termes réquisitionnement général, rationnement gratuit, etc. Moyennant tout cela et une petite commune par-dessus le marché, tout devait nécessairement aller pour le mieux. Cette tentative d’une minorité de nos municipaux a échoué non-seulement devant la résistance un peu tardive du gouvernement, mais surtout devant l’attitude des maires les plus éclairés, tels que M. Vacherot, M. Henri Martin, qui ont fermement résisté à ces velléités d’usurpation. La commune a perdu encore une fois la bataille, et du coup M. Delescluze, n’ayant plus rien à faire dans sa municipalité, a donné sa démission.

C’est fort bien, Paris ne s’est d’ailleurs guère ému de cette campagne nouvelle des partisans de la commune. Il y aurait pourtant quelques observations à faire sur ces vaines agitations, qui se reproduisent obstinément, et qui sont une véritable violence faite à l’esprit de la population parisienne. La première remarque, c’est que par une coïncidence singulière ces tentatives se manifestent toujours dans les momens pénibles ou avec les mauvaises nouvelles. Au 31 octobre, c’était la reddition de Metz, et aussitôt éclatent les scènes de l’Hôtel de Ville. Aujourd’hui nos vivres diminuent, le bombardement fait fureur, et voilà la campagne pour la commune révolutionnaire qui recommence. On dirait que cette malheureuse commune épie nos épreuves et nos tristesses pour les aggraver et pour les exploiter. Son apparition est un signe infaillible de détresse, et il n’est certes pas bien étonnant qu’elle irrite autant qu’elle inquiète une population qui finit par trouver insupportables toutes ces menées de factions ambitieuses. Une autre observation de bon sens qui vient naturellement à l’esprit, c’est que ces tentatives, si elles pouvaient réussir, seraient tout à la fois la plus effroyable confusion et le plus méprisant démenti d’un vote populaire. Que signifiait le scrutin du 3 novembre s’ouvrant au lendemain des scènes du 31 octobre ? C’était le désaveu le plus éclatant de cette commune révolutionnaire qu’on voulait ressusciter, c’était le maintien de la distinction essentielle entre le gouvernement politique et les pouvoirs municipaux. Le peuple a prononcé, que veulent donc encore ceux qui parlent toujours du peuple ? Il est vrai que ces grands défenseurs du peuple se moquent parfaitement de la volonté populaire, ou du moins ils ne la reconnaissent que lorsqu’elle leur donne raison, et si par hasard dans leurs entreprises ils rencontrent la majorité devant eux, si les maires de tous les autres arrondissemens de Paris refusent de se prêter à leurs usurpations, ils disent lestement que cet argument ne saurait les toucher : « tant pis pour les arrondissemens qui ont égaré leurs suffrages sur des réactionnaires ! » Une dernière remarque enfin, c’est que tous ces efforts d’usurpation révolutionnaire renouvelés dans un pareil moment sont tout à la fois un crime contre l’indépendance nationale et une oiseuse ineptie. Voilà donc ce que certains hommes appellent le patriotisme ! L’ennemi est à nos portes, il couvre de ses obus nos monumens et nos maisons, il attend l’heure où il pourra dompter Paris par la force ou par la ruse, il est prêt à profiter de tout, et c’est le moment qu’on choisit pour proposer de désorganiser la défense, de renouveler les états-majors, de tout bouleverser ! Il est clair que la plus pressante nécessité est de jeter la confusion dans cette armée qu’on a mis trois mois à refaire. Que le général Trochu et ses compagnons d’armes disparaissent, on trouvera aussitôt des généraux tout prêts dans les clubs, et on trouvera aussi des soldats pour obéir à ces généraux, une population pour se laisser conduire comme un troupeau ! On décrétera la victoire, on fusillera les traîtres, et tout sera dit.

Assurément M. de Bismarck ne demande pas mieux que de voir réussir ces belles tentatives. Il y a déjà quatre mois qu’il les attend et compte sur elles pour lui livrer la grande proie qu’il convoite, et M. de Moltke aussi serait bien soulagé, s’il apprenait que le « moment psychologique » est enfin arrivé, que l’arme de la défense de Paris vient de tomber entre les mains des héros de la commune. Rien en vérité ne serait plus agréable à la Prusse que de voir arriver à son secours ce renfort de la sédition intérieure. Et d’un autre côté est-ce bien sérieusement qu’on se figure qu’il suffirait d’établir une commune à l’Hôtel de Ville pour multiplier nos vivres, pour soulager toutes les misères, pour faire régner l’abondance et le bien-être dans cette population dont on cherche à exploiter les inévitables souffrances ? Malheureusement ce n’est pas une révolution de plus qui allégerait nos maux en ce moment, elle ne ferait évidemment que les aggraver, et puisqu’il se trouve des maires si émus des besoins de Paris, si impatiens de faire le bien du peuple, ils ont un moyen fort simple d’occuper leur activité. Ils n’ont pas besoin de sortir de leur sphère et d’aller à l’Hôtel de Ville ou à la place Beauvau ; qu’ils aillent dans leurs arrondissemens, qu’ils s’occupent des intérêts qui leur sont confiés, qu’ils organisent un peu mieux la distribution des vivres et des secours. Ces modestes travaux sont, à ce qu’il paraît, au-dessous de leur génie ; il leur faut un théâtre plus vaste, et, quand ils n’ont plus à s’occuper que de leur municipalité, ils donnent leur démission. C’est bien plus tôt fait de se tirer d’embarras en invoquant la commune. La commune est le remède à tous les maux, elle n’a qu’à paraître pour chasser les Prussiens, pour ravitailler Paris. Hélas ! la commune ne peut rien de tout cela, elle ne nous délivrerait pas des armées prussiennes, elle ne donnerait pas un morceau de pain de plus à ceux qui ont faim, elle ne réchaufferait pas les membres glacés de ceux qui ont froid ; elle perdrait tout au contraire, elle aggraverait une crise déjà si dure, elle ajouterait à nos épreuves la confusion violente, elle ferait tomber infailliblement les armes des mains de Paris, elle raviverait les méfiances des provinces, à la fois rassurées et enflammées jusqu’ici par l’exemple de leur capitale. Elle serait enfin le signal de la guerre civile au milieu de la guerre nationale contre l’étranger.

Non, quelles que soient ces discordances et ces agitations d’un temps d’épreuves, elles ne triompheront pas de ce généreux et intrépide sentiment qui s’est emparé de la France depuis le jour où elle s’est trouvée en présence des affreux désastres qui venaient de l’accabler à l’improviste ; elles ne seront pas assez fortes pour compromettre ce réveil soudain, dont le mérite est justement de n’être l’œuvre d’aucun parti, d’être une émanation vivante de l’esprit national épuré et affranchi de tout esprit de faction. M. Gambetta, dans une de ses dernières dépêches, le dit et le répète avec une sorte d’insistance : « La France est complètement changée depuis deux mois Le pays tout entier est exclusivement absorbé par les préoccupations de la guerre. » C’est vrai à Paris comme dans les provinces. Ici, comme dans toute la France, l’unique préoccupation est de chasser l’étranger, et ce n’est pas avec des communes et des parodies révolutionnaires qu’on peut espérer détourner ou émouvoir pour longtemps cette population sensible à l’outrage d’une invasion cruelle. Décidément le roi Guillaume disait plus vrai qu’il ne croyait peut-être, c’est une guerre nouvelle qui commence, la guerre du patriotisme contre l’étranger, et, sans céder encore à des illusions décevantes, nous pouvons nous reprendre à l’espérance sur la foi des récens messages de M. Gambetta. Ces armées que raillait M. de Bismarck ne sont plus tant à dédaigner, et les armées prussiennes à leur tour ne sont peut-être plus aussi triomphantes, Les Allemands ont quitté Rouen, non sans avoir pillé la ville, bien entendu, puisque c’est maintenant leur système de guerre. Au nord, le corps de Manteuffel a été battu sous Bapeaume par le général Faidherbe, qui continue sans doute ses mouvemens. Dans l’est, il doit se passer des événemens assez graves, dont le combat de Nuits a été le signal. M. Gambetta représente ce combat comme un avantage des plus sérieux, remporté par le jeune général Cremer et par Garibaldi ; les journaux prussiens le représentent comme une victoire de l’armée allemande du général de Werder. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette prétendue victoire allemande a forcé le général de Werder à se replier aussitôt sur Dijon, puis sur Gray, puis sur Vesoul, et que dans ce mouvement de retraite les Allemands sont suivis par des forces considérables qui semblent ce porter vers l’est, sous les ordres du général Bourbaki. La Loire se trouve en même temps un peu dégagée. L’armée du prince Frédéric-Charles paraît s’être repliée, et à l’ouest le général Chanzy était prêt dès le 1er janvier à reprendre l’offensive avec ses forces reconstituées et accrues. En définitive, ce sont trois armées françaises nombreuses, déjà suffisamment aguerries et combinant évidemment leurs opérations. De tout cela, il résulte que notre situation prend de jour en jour une face nouvelle. Nous ne savons pas si les Allemands ont perdu près d’un demi-million d’hommes, comme on nous dit ; dans tous les cas, ils ont certainement subi de grandes pertes ; ils sont éprouvés et fatigués par six mois de guerre, et nous commençons à peine à rentrer en campagne avec de jeunes armées pleines de foi et d’élan, qui ont déjà montré ce qu’elles valaient. Les ressources de la Prusse en hommes, en matériel, doivent nécessairement s’user ; les nôtres s’accroissent chaque jour, la vivace puissance de notre pays n’est pas près de s’épuiser. Tout a singulièrement changé en ces quelques mois, rien n’est plus certain, et c’est là ce dont ne s’est pas douté M. de Bismarck. Les chefs allemands ont fondé tous leurs calculs sur une vieille donnée politique ils ont cru que par un immense effort tenté sur Paris ils allaient tenir la France, qui suivrait, comme cela s’est vu si souvent, le sort de sa capitale, et c’eût été peut-être vrai, si on n’avait pas eu le temps de préserver Paris d’un coup de main, si les Prussiens avaient pu nous réduire en quelques semaines, comme ils l’espéraient. La défense prolongée de Paris a bouleversé toutes les prévisions et a tout changé. Elle a laissé au pays le temps de s’émouvoir, de courir aux armes et de s’organiser. Cet étroit investissement, qu’on croyait un coup de génie, a contribué lui-même à nous relever en obligeant les provinces à se passer de la direction de Paris, à devenir à leur tour le centre d’une action nouvelle ; et il n’est pas jusqu’à cette combinaison bizarre du partage du gouvernement qui ne soit en définitive une garantie de plus aujourd’hui. Certes Paris n’a pas épuisé sa résistance et n’est pas prés de rendre les armes, fût-ce devant les fureurs d’un bombardement implacable ; mais enfin, dût-il arriver une catastrophe, qu’adviendrait-il ? Les Prussiens auraient pris une grande place de guerre qu’ils ne pourraient occuper et contenir que par d’immenses forces, et ils n’auraient pas atteint leur but. Le télégraphe ne gouverne plus la France, il y a un pouvoir national qui serait à Bordeaux ou ailleurs ; les armées existent et ne s’arrêteraient pas dans leur marche sur un mot venu de Paris. Voilà ce que M. de Bismarck n’avait pas prévu, et ce qu’il a rendu possible par les excès de sa politique. Voilà ce qui commence à déconcerter aujourd’hui les stratégistes allemands. On n’a pas cru à la France, et la France s’est levée ; elle est dans les camps, partout où il faut combattre l’invasion. Non, elle n’était pas morte, elle était à peine endormie, et elle a été bientôt réveillée. Le vieux sang français s’est retrouvé aussi ardent et aussi prompt que jamais à couler pour la patrie. Un même sentiment a confondu sous le drapeau les hommes de tous les rangs, de tous les âges, de toutes les fortunes, de toutes les traditions, et on n’aura réussi, en fin de compte, qu’à réchauffer la sève de cette nation, qui reste toujours la même en se transformant, en se rajeunissant quelquefois dans les épreuves.

C’est cette France à la fois ancienne et nouvelle, généreuse, libérale, humaine, fidèle à l’équité et au droit quand elle ne s’inspire que d’elle même, portant dans ses transformations démocratiques ses qualités traditionnelles, c’est cette France qui est toujours et plus que jamais peut-être nécessaire à l’Europe. Ce n’est pas que nous devions nourrir dans notre pays des idées blessantes pour les autres peuples ; cela nous siérait mal dans nos revers, dussent ces revers se changer demain en succès ; mais n’est-il pas vrai, malgré tout et quoi qu’en disent les teutomanes acharnés à détruire l’empire « des Francs, » que ce vieux pays des Francs est un lien en Europe, une garantie d’équilibre, un organe essentiel de la vie occidentale ? L’Europe elle-même commence bien à s’en apercevoir. Une conférence se réunit à Londres pour délibérer sur les affaires d’Orient, sur les modifications du traité de 1856 réclamées par la Russie, et, avant d’aller plus loin, cette conférence s’arrête, reconnaissant qu’elle ne peut rien faire sans le concours de la France. C’est le premier fruit de cet énergique effort de notre pays pour se délivrer, et ce seul fait, qui vient de se passer à Londres, est peut-être l’indice le plus significatif du changement de notre fortune militaire. Il y a trois mois, on eût peut-être délibéré sans nous. Aujourd’hui on recommence à trouver que la France est nécessaire, on l’appelle aux conférences européennes. L’Autriche, l’Italie et la Turquie ont été les premières à réclamer la présence d’un ministre français, et c’est lord Granville qui a été chargé de transmettre une invitation officielle à notre gouvernement. Qu’allons-nous faire ? À quoi s’arrête le gouvernement dans une situation qui ne laisse point que d’être aussi complexe que délicate ? Au premier coup d’œil, il y avait une question de forme et une question de fond. M. Jules Favre, appelé à Londres par la diplomatie européenne, ne pouvait évidemment partir en ballon. Pour passer à travers les lignes prussiennes, il avait besoin d’un sauf conduit, réclamé par l’Angleterre, et M. de Bismarck, trop occupé sans doute à nous bombarder, ne paraît pas avoir mis plus d’empressement à délivrer ce sauf-conduit qu’il n’en avait mis à nous laisser arriver l’invitation de lord Granville. D’un autre côté, on se trouvait dans une condition assez irrégulière, puisque la république française n’avait pas été officiellement reconnue jusqu’ici par les principales puissances ; mais il est bien clair que ces difficultés avaient dû être prévues, que M. de Bismarck, quel que fût son mauvais vouloir, n’aurait pu opposer un refus sans se montrer insultant pour l’Europe elle-même, et que, si on faisait appel à notre ministre des affaires étrangères, ce n’était pas pour que la France entrât dans un congrès d’une manière équivoque. Restait à savoir si M. Jules Favre pouvait quitter Paris bombardé et menacé de destruction, s’il devait s’exposer à se rencontrer dans un conseil diplomatique avec le représentant d’un souverain qui commande lui-même ce bombardement, s’il ne serait pas plus digne de la France de s’abstenir dans des circonstances où elle n’a pas toute sa liberté d’action, où elle ne peut qu’être avant tout occupée de sa propre délivrance. Ces questions, le gouvernement semble les avoir résolues à demi. Il accepte l’invitation transmise par lord Granville, M. Jules Favre doit se rendre à Londres ; mais il déclare lui-même qu’il ne peut quitter Paris « au milieu du bombardement dirigé sur la ville. » C’est donc une affaire d’opportunité, et on pourrait appeler tout ceci une conférence interrompue par un bombardement prémédité peut-être dans l’unique dessein de brusquer les événemens avant toute délibération de la diplomatie. Quels que soient les scrupules de M. Jules Favre, ce qui tranche toute difficulté, c’est que la France ne peut déserter son rôle dans les affaires du monde ; elle ne peut laisser échapper l’occasion de porter devant l’Europe assemblée le grand procès qui s’agite entre elle et la Prusse, et les puissances réunies à Londres ne sont point sans avoir prévu qu’elles pourraient avoir à s’occuper d’autre chose que de la Mer-Noire, que cette conférence, qui n’est point encore ouverte, pourrait bien devenir un congrès forcément saisi de tous les problèmes européens. L’Europe s’est montrée jusqu’ici passablement indifférente ; le moment est venu où il faut que toutes les politiques prennent leur parti devant une situation qui commence à se dessiner avec ses menaçans caractères. Que fera l’Angleterre ? Nous nous demandons si elle pourra longtemps rester froide en présence de complications où le droit est si ouvertement subordonné à la force, et qui peuvent devenir un danger pour elle. L’alliance de la Prusse et de la Russie n’est plus un fait douteux, elle vient de se manifester par une simultanéité d’action assez significative. Et en même temps, si étrange que cela soit, ces deux puissances en sont déjà peut-être à pouvoir compter sur le concours ou sur les sympathies des États-Unis dans certains événemens. Il se passe au-delà de l’Atlantique un fait curieux qui peut conduire un jour ou l’autre à un véritable abandon de toutes les traditions des États-Unis, à une déviation de leur politique. L’immense émigration allemande qui s’agite dans ces contrées est déjà assez puissante pour peser sur les partis, pour leur imposer ses intérêts et ses sympathies. D’un autre côté, une sorte de jalousie commune de l’Europe a établi depuis quelques années une manifeste affinité entre la Russie et les États-Unis. L’Angleterre croit-elle que dans ces conditions il soit d’une bonne politique pour elle de se détourner de la France, de laisser se disjoindre le faisceau des forces libérales qui est encore la garantie de l’Europe contre ces alliances gigantesques dont le dernier mot est la conquête, — la conquête en Orient comme au centre du continent, comme au Canada ? Et l’Autriche à son tour peut voir quelle situation pourrait lui être faite par la prépotence prussienne. Cette situation en vérité, elle est peinte avec un mélange d’artifice et d’audace dans une récente dépêche de M. de Bismarck à l’adresse du cabinet de Vienne au sujet du traité de Prague. Lorsque dans ces dernières années la France faisait mine de se prévaloir des conventions de la paix de Prague, la Prusse lui répondait que cela ne la regardait pas, qu’elle n’avait pas signé les arrangemens de 1866, Elle ne peut pas faire la même réponse à l’Autriche, qui a signé cette paix cruelle : qu’à cela ne tienne, M. de Bismarck proteste de sa « considération » pour le traité de Prague. Il est vrai que les conditions stipulées par ce traité ne sont point remplies, que c’est tout le contraire qui se réalise, que l’Allemagne du sud, au lieu de former une confédération distincte, vient de se lier à la Prusse par de nouveaux traités qui font de la Bavière, de Bade, du Wurtemberg, des dépendances d’une grande confédération germanique dont le roi Guillaume est le chef sous le titre d’empereur ; mais l’Autriche est trop raisonnable pour ne point admettre cette « nouvelle phase de la reconstitution de l’Allemagne, » et M. de Bismarck pousse l’ironie jusqu’à complimenter le cabinet de Vienne sur sa sagesse, en lui prodiguant les assurances les plus amicales. Un de ces jours, le chancelier prussien demandera ses provinces allemandes à l’Autriche, et il lui offrira son amitié. Alors sans doute l’Autriche s’apercevra un peu tard que, dans cet ordre nouveau où nous entrons, tout la rapproche de nous.

Quant à l’Italie, à l’Espagne, qui semblent plus désintéressées ou moins menacées, croient-elles donc qu’elles seraient bien à l’abri, si elles cessaient d’avoir la France pour rempart ? Est-ce qu’elles n’entendent pas toutes ces voix allemandes déclarant que la guerre actuelle n’est point une guerre ordinaire, que c’est la lutte de la race germanique contre la race romane ? Par un dernier privilège de sa fortune, la France, en combattant pour elle-même, combat encore pour toutes les indépendances, pour la sécurité des races latines comme pour les garanties politiques de l’Occident. Cette cause, nous en garderons jusqu’au bout l’espérance, ne peut être ni écrasée sous une victoire de l’astuce et de la violence, ni indéfiniment désertée par ceux qui sont intéressés autant que nous à la voir triompher. Le chancelier prussien peut en attendant, s’il le veut, faire déverser l’insulte sur nous par les scribes à la suite de ses armées et se laisser dire qu’il est le chevalier de Saint-George chargé de terrasser le dragon. Nous ne renverrons pas l’injure à l’Allemagne, nous nous bornerons à la plaindre de prendre si vite les goûts et le langage des séides de la force. M, de Bismarck peut nous bombarder, il n’empêchera pas la protestation de l’humanité et de la justice de s’élever contre lui du sein de ce tourbillon de fer et de feu dans lequel il prétend nous envelopper et nous étouffer.
Ch. de Mazade.




CORRESPONDANCE


à m. le directeur de la REVUE DES DEUX MONDES.
Mon cher monsieur,

Nous y voyons enfin un peu plus clair depuis ce renouvellement d’année. La muraille est encore bien épaisse entre la France et nous, mais il s’y fait comme d’heureuses fissures où nos yeux commencent à pénétrer. Nous discernons les positions, le nombre, la marche de nos armées, l’ardeur de nos populations, les faux calculs, les mécomptes de l’ennemi. Il n’est qu’un point où pour moi l’obscurité redouble, c’est quand je veux trouver une cause à ce fait qui depuis vingt jours nous révolte et nous assourdit, ce fait aussi sauvage qu’inutile, le bombardement de Paris.

Je n’y croyais pas, je le confesse, non qu’il me parût téméraire de faire honneur à ces barbares d’une barbarie de plus ; mais je les savais habiles : je pensais que sur le terrain, en face de nos ouvrages, ils avaient dû rire, comme nous, de ces deux forts que M. de Bismarck se flattait de nous prendre en deux jours, qu’ils avaient au premier coup d’œil compris combien l’attaque à force ouverte serait pour eux peine perdue ; qu’un seul moyen, peu glorieux, le blocus prolongé, leur offrait quelque chance ; que dès lors mieux valait tirer parti de leur mécompte, se donner l’apparent mérite de la modération et pouvoir se vanter un jour, ce qui rendrait soit le succès plus insolent, soit l’insuccès plus tolérable, de n’avoir pas voulu nous foudroyer, de nous avoir fait grâce de leurs monstrueux canons. Ils m’ont désabusé, je dois dire, dès le 27 décembre au matin, en m’éveillant par l’affreux tintamarre que vous savez ; mais ce n’était encore que le plateau d’Avron et ses voisins les forts de l’est, ce n’était pas Paris qu’ils mitraillaient ainsi. Quelques-uns même allaient jusqu’à prétendre qu’ils en resteraient là, ou tout au moins qu’avant de jeter sur la ville la pluie de fer et de feu, ils se conformeraient à cet usage universel entre nations civilisées de dénoncer leur projet. C’était les mal connaître. Ils ne sont pas gens à prendre de tels soins. Tout brusquement, la nuit, comme des maraudeurs, après avoir pendant le jour fait feu sur les forts du sud, ils ont mis nos maisons en joue, nos maisons, nos églises, nos hôpitaux, nos ambulances, et aussi loin qu’ils pouvaient atteindre ils ont lancé leurs engins, Cette façon de frapper au hasard, d’assommer les gens dans leur lit, de s’attaquer aux impotens et aux malades, de tuer les femmes, les enfants, les vieillards, tout ce qu’il y a dans une ville de moins guerrier, de moins valide, de plus inoffensif, c’est une atrocité qui répugne à l’esprit militaire, qui flétrirait même la gloire, et qu’il faudra rayer du code des nations dès que l’Europe échappera, ce qui ne peut tarder, j’espère, au danger de devenir prussienne. En attendant, ils s’en donnent à cœur joie : pourquoi ? que signifie cet accès de colère à la fois subit et tardif ? Chacun l’explique à sa guise : en voici peut-être le secret.

Vous avez lu, je pense, un long extrait de la Gazette de Silésie reproduit à Berlin le 2 janvier et à Paris le 10 dans le Journal officiel. Je ne sais pas un document plus instructif et plus révélateur, pas un qu’il faille méditer avec plus d’attention, dont chaque mot et chaque réticence renferme des aveux plus explicites ou de plus précieux enseignemens. C’est un plaidoyer à peu près officiel à l’adresse du public allemand, ou plutôt une consultation d’avocat et de médecin tout ensemble, car ce public est malade, il s’inquiète, il s’irrite, il a les nerfs troublés ; il se plaint qu’on l’ait trompé, qu’on ait compromis ses victoires en ne terminant pas la guerre au bon moment ; il en veut à ces hobereaux, à cette féodalité guerroyant, même à ce roi et à ces conseillers qui l’ont lancé dans cette entreprise, dont l’énormité l’épouvante : il faut le calmer, lui donner des raisons, discuter devant lui. Que lui dit-on ? Ose-t-on le leurrer tout à fait, simuler la sécurité, professer l’optimisme ? Non, on s’en garde bien. Sans rien assombrir, on affecte de tout révéler, de dire les choses telles qu’elles sont, comme pour préparer à ce qui pourrait encore advenir de plus grave. Ainsi complet aveu de l’erreur fondamentale : il est très vrai qu’on s’est trompé : on ne s’attendait pas, en continuant la guerre, que la France acceptât si mal l’invasion, qu’elle put, sous la conduite d’un pouvoir de raccroc, sans racines et sans consistance, concevoir la pensée de disputer son territoire à des armées victorieuses si puissantes et si aguerries. C’est pourtant là ce qui arrive : c’est la France, c’est bien elle, qui se lève en armes presque partout et fait des efforts surhumains. Des corps considérables et même déjà solides manœuvrent sur divers points et convergent vers la capitale. La situation serait donc pour les forces allemandes tout au moins difficile, peut-être même périlleuse, et l’émotion de l’Allemagne trop justement fondée, si par bonheur tout cet ensemble d’appréhensions ne tenait à une cause unique, laquelle en disparaissant fera tomber l’échafaudage, et toute crainte aura cessé.

Cette cause unique, quelle est-elle ? La résistance de Paris. Que cette résistance soit brisée, que Paris succombe, et on répond de tout. Le jour où la capitale aura cessé la lutte, l’Allemagne peut considérer la guerre comme terminée. C’est Paris seul, c’est son prestige, c’est l’espoir de le conserver qui galvanise et fanatise cette nation affolée. La vigueur même, l’étonnante énergie qu’en ce moment elle déploie, et qu’on est loin de méconnaître, ce n’est qu’un feu passager : la capitale morte, cette ardeur tombera. Toute puissance de résistance morale sera comme anéantie. Plus de combats partiels : le but unique étant atteint, ils n’auront plus de raison d’être : la France se déclarera vaincue, ainsi le veut l’histoire, ainsi l’ethnologie : l’histoire, car en 1814 et en 1815 les choses se sont ainsi passées : elles se passeront de même en 1871 ; l’ethnologie, car la nation française ne possède pas « les facultés caractéristiques qui prédisposent à une résistance purement défensive, soutenue et tenace. »

Tel est le docte roman qu’on sert aux Berlinois et aux alliés du sud comme fiche de consolation, pour leur faire accepter les vérités amères qu’on vient de confesser. Il y a péril, leur a-t-on dit ; mais voici le remède, remède souverain, ne vous alarmez pas. — Tout à l’heure, cher monsieur, si vous le permettez, nous dirons deux mots du roman, et nous en aurons bon marché, je pense, malgré l’histoire, malgré l’ethnologie. Nous verrons si, même Paris tombé, les choses se passeraient en France comme on veut le faire croire ; mais parlons d’abord de Paris : comment se propose-t-on de briser sa résistance ? Est-ce par le blocus avec espoir de l’affamer ? Non, ce serait trop lent ; le temps est d’un trop grand prix dans les circonstances nouvelles où la guerre est maintenant entrée. Le système du blocus était bon quand la France paraissait endormie, quand les lignes assiégeantes n’avaient à redouter qui l’effort de la place, les attaques de la garnison, et tout au plus, comme offensive extérieure, des escarmouches isolées : tandis qu’aujourd’hui songez donc que ces lignes sont menacées de quatre côtés à la fois et par de vraies armées qui, bien qu’éloignés encore, vont en grossissant chaque jour dans une tout autre proportion que les renforts arrivant d’Allemagne ; songez que si ces armées, ou seulement une d’elles, cessent d’être contenues par les forces allemandes détachées de l’investissement et à peine suffisantes à les tenir en échec, pour peu qu’elles fassent une pointe hardie, les lignes assiégeantes sont prises entre deux feux. C’est donc un état critique : il faut en sortir à tout prix. Pas un moment à perdre : tout tenter, tout risquer et porter les grands coups. De là l’infernale avalanche qui tombe aujourd’hui sur Paris, de là ce bombardement convulsif et précipité.

Or vous croyez peut-être que les conseillers de cet acte féroce le tiennent pour efficace, militairement parlant, qu’ils se font illusion sur l’action de leurs bombes, et pensent que nos remparts, au bruit des canons Krùpp, doivent tomber en poudre comme les murs de Jéricho ? Non, froidement ils en conviennent, et cette Gazette est leur écho, l’effet matériel pourra bien être nul, mais c’est l’effet moral qui seul les préoccupe. Leur tir est à ricochet, à ricochet psychologique, pour emprunter leur jargon. Ce qu’ils veulent nous lancer sous la forme d’obus, c’est la sédition, la révolte, la fureur populaire, le meurtre, l’incendie : voilà leur ambition, leur gloire ; voilà les trophées qu’ils rêvent. Aussi voyez comme elle aspire, cette Gazette, au moment où « les masses ouvrières et populaires des faubourgs viendront demander l’hospitalité aux habitans plus aisés du centre de la ville, » comme, en particulier, il lui serait agréable que le « faubourg émeutier de Belleville » voulût faire ce déménagement, comme elle se désespère qu’il soit « encore hors de portée, » et qu’on ne puisse établir, sans dépenser trop d’hommes et trop de temps, les batteries qui pourraient l’atteindre. Est-ce de l’ivresse ? est-ce de la rage ? Que veulent-ils, ces gens-là ? Faire peur ou massacrer ? Sont-ils des croquemitaines ou sont-ils des bourreaux ? Je voudrais les croire charlatans ; mais non vraiment, c’est tout de bon qu’ils « se ruent contre nous pour la vie ou la mort. » Ils sont aussi haineux qu’ils le veulent paraître, et cette autre Gazette qui renchérit sur celle de Silésie, la Nouvelle Gazette de Prusse, nous en donne entre mille une lamentable preuve. C’est à propos du combat de Nuits, victoire d’un genre nouveau qui a fait si promptement reculer le vainqueur. Vous l’avez lue, cette diatribe sanguinaire, ou plutôt vous n’en avez pas cru vos yeux. C’est un degré de barbarie qui touche à la démence, La guerre pour ces furieux « ne prendra fin que par l’extermination de l’empire des Francs, » quand tous les hommes valides de cette race détestée auront été terrassés, toutes ses richesses détournées et « tous ses nids anéantis. » Ses nids, vous l’entendez, ils veulent écraser l’œuf pour être bien certains qu’il n’y aura plus de France. Je ne dis pas que ce soient là les sentimens de l’Allemagne entière, mais ce sont ceux des hommes qui la dirigent, qu’elle suit, dont elle répond, et qui la représentent. Eh bien ! qu’ils se consolent, ces exterminateurs ; si la joie leur est refusée d’avoir Belleville « à portée, » de faire ruer sur le centre de notre ville ce faubourg favori, ils ont sous leurs canons pour se dédommager, sans compter tant de trésors d’esprit et de science, d’écoles et de musées, d’établissemens illustres, ils ont force malades, force blessés, qu’ils peuvent achever ; ils ont des hospices de vieillards, et, ce qui doit encore mieux leur plaire, comme un moyen d’étouffer nos semences, de tuer des Francs presque au berceau, ils ont de grands asiles consacrés à l’enfance. Vous savez leur exploit, et quel insigne honneur d’avoir, à Saint-Nicolas, inondé ce dortoir du sang de pauvres agneaux, Le poète pourrait leur dire comme aux prétoriens de décembre :


Victoire ! ils ont tué, carrefour Ticquetonne,
Un enfant de sept ans !


Et c’est ce roi à l’aspect débonnaire, ce bon vivant, ce vieillard, qui n’a que faire dans son armée, ne la commandant pas, s’il ne se donne au moins la noble tâche d’y justifier sa présence en y réprimant les excès, c’est lui qui les autorise, c’est lui qui donne le signal de ces honteuses exécutions ! Les feuilles à ses gages ont soin de nous l’apprendre, les bombardement le regardent. Il les arrête, il les retarde ou bien il les accélère, selon ses jours de dévotion.

Eh bien ! si quelque chose absout la Providence de tolérer de tels méfaits, c’est que ceux qui les commettent, bien qu’impunis encore, ont au moins le déboire de n’en tirer aucun parti. Plus de cent mille projectiles sont déjà tombés sur Paris, les deux tiers environ de la provision totale de toutes ces pièces de siège transportées de si loin, si lentement, à si grand-peine : qu’en est-il résulté ? Nos forts et nos remparts sont effleurés à peine, et dans l’intérieur de la ville, si nous n’avions pas à pleurer tant d’innocentes victimes, les dégâts matériels, plutôt nombreux qu’irréparables, n’auraient jusqu’à présent aucune gravité. Mais quelque chose est plus intact encore et que les forts et que la ville, c’est justement ce dont ces bombardeurs croyaient le mieux triompher, ce qui leur semblait ne pouvoir survivre à deux décharges d’obusier, la fermeté morale des habitans de Paris. Les forts, à la rigueur, on peut y trouver trace du choc des projectiles ; il y a par-ci par-là des pierres épaufrées, des moellons labourés, tandis que je défie qu’on me trouve une échoppe, aussi bien qu’un somptueux hôtel, une boutique, une mansarde aux faubourgs comme au cœur de la ville, un lieu quelconque où s’abrite un cœur d’homme et même aussi de femme, à qui cet odieux vacarme et ces atrocités n’inspirent moins de trouble que d’exaspération. Ils n’ont pas tous même courage, même mépris du danger ; mais l’idée que la résistance en doive être abrégée d’un seul jour, cette idée n’entre chez personne, pas même à Belleville, tenez-le pour certain.

J’aurais voulu que M. de Bismarck nous fît l’honneur de venir en personne assister aux premières scènes de la bruyante tragédie si bien préparée par lui ; il aurait vu l’accueil qu’ont reçu ses obus, avec quelle bonne humeur, quel héroïsme insouciant, poussé jusqu’à l’imprudence, hommes, femmes, enfans, venaient, comme à l’exercice, assister aux premières explosions de ces instrumens de mort. Nous-mêmes qui l’avions vue, cette population parisienne, depuis tout à l’heure quatre mois, passer par tant d’épreuves, se soumettre à des privations qui de sang-froid lui auraient paru plus dures que la mort même, et s’y accommoder simplement, résolument, et toujours sans murmure, nous n’étions pas, je l’avoue, pour ma part, sans redouter un peu que ces diaboliques engins ne triomphassent de sa constance. Elle nous a bientôt rassurés, en devenant, je puis le dire, encore plus décidée, plus résolue, plus ferme. C’est donc une affaire jugée bien que l’arrêt ne soit pas rendu, ce grand bombardement moral, ce moyen infaillible, ce souverain remède tant promis à Berlin, tant attendu, tant exalté, cette façon d’en finir et d’épargner le temps, d’échapper aux dangers entrevus à Versailles, ce bombardement, quoiqu’on fasse, ne sera qu’un avortement sans cesser d’être une abomination.

Plus que jamais nous devons donc espérer malgré les rudes conditions où nous sommes et qu’il nous faut toujours envisager sans illusion aussi bien que sans crainte, malgré bien d’autres bombardement d’un genre plus dangereux qu’on nous ménage à coup sur pour produire dans nos rangs des explosions de fausses nouvelles et de découragement, malgré tout, nous devons espérer que Paris tiendra jusqu’à l’heure si bien prévue et redoutée par la Gazette de Silésie, l’heure on les lignes assiégeantes seront prises entre deux feux ; mais si cette heure libératrice venait à trop tarder, si Paris, après avoir poussé jusqu’à complet épuisement sa sublime gageure, devait cesser de rendre à la patrie l’immense et sacré service qu’il acquitte aujourd’hui, qu’on ne nous parle pas de 1871, qu’on ne nous dise pas que dans notre France la chute de la capitale entraîne du même coup la soumission du pays ; qu’on ne donne pas au-delà du Rhin à ces femmes, ces mères, ces épouses, justement avides de paix, cette consolante et fausse analogie ; non, 1871 ne ressemblera pas à 1814, d’abord parce que Paris ne sera pas pris, et que, fût-il pris, la guerre, loin de s’éteindre, n’en serait que plus acharnée.

Ces grands docteurs qui font parler l’histoire n’y regardent point d’assez près. Ils oublient qu’en 1814 cette France, qu’ils s’étonnent et s’effraient de voir tirer si vite de son flanc de si fortes armées, était complètement épuisée, que depuis vingt ans de guerre elle avait vu moissonner tous ses hommes, et n’avait plus déjà que des enfans pour soldats ; ils oublient que la résistance s’était alors personnifiée dans un homme qui avait éteint à son profit le sentiment de la patrie, et que la France était combattue dans son désir de continuer la guerre par la crainte de rester asservie. Où trouver aujourd’hui rien qui ressemble à cette France de 1814, et de quel droit promettre à l’Allemagne que, si Paris succombe, elle aura bon marché de nous ? Qu’ils se détrompent, et que jamais ils n’espèrent que 1871, ni aucune autre année qu’il leur plaira d’attendre, leur offre pour dicter à la France une paix complaisante et soumise, les chances presque uniques qu’en 1814 et 1815 il leur fut permis d’exploiter.

Savez-vous, cher monsieur, quelle toute autre pensée ces deux dates m’inspirent, et combien la comparaison de cette fatale époque, source de tous nos maux, avec celle où nous sommes, me remplit d’une sorte d’espérance et de consolation ? Oui, il fut un moment dans notre histoire où, par une combinaison fatale de circonstances, toute une partie de la société française, par horreur d’un odieux despotisme, dut ne pas professer assez haut les plus sacrés de tous nos sentimens, l’amour de la patrie, l’horreur du joug étranger. Il en était resté un amer souvenir, et dans le cœur des masses un soupçon presque indestructible d’odieuse complicité. De là cinquante ans de discorde, de haines et de bouleversemens.

Il fallait que l’ordre se rétablît, que la patrie retrouvât tous ses enfans unis pour la défendre, que dans des flots de sang glorieusement versé tout injurieux soupçon, tout mauvais souvenir vînt s’éteindre. Serait-ce donc concevoir une espérance chimérique que de voir dans le touchant concours des Français de tout rang, de toute condition, sans acception ni de parti ni de naissance, pour travailler au salut commun, dans les sacrifices de tout genre qui de tous les côtés s’accomplissent aujourd’hui, une sorte d’effacement de deux dates sinistres remplacées par une autre que tout le monde avouera, et comme un gage de réconciliation d’où peut dépendre la vraie résurrection de la France, et qui peut lui promettre après le jour de la délivrance un lendemain prospère, pacifique et glorieux ?
L. Vitet.