Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1872

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Chronique n° 954
14 janvier 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1872.

Un mot d’autrefois, renouvelé de notre temps à l’usage de la politique, dit à peu près qu’il est inutile de se fâcher contre les faits, parce que cela leur est égal. Il y a ainsi aujourd’hui des faits tout-puissans et oppressifs, contre lesquels il serait inutile de se répandre sans cesse en récriminations vaines, parce que cela ne servirait ni à les supprimer ni à les alléger. Ils sont là, pressans et impérieux ; on ne peut se dérober à leur redoutable autorité. Il n’y a qu’une manière de les dominer, si on ne veut pas être absolument et irrévocablement dominé par eux, c’est de s’élever assez pour les regarder de haut, et de s’armer de résolution, de sang-froid, de vigueur morale, surtout de patriotisme et de raison. Telle est la situation de la France avec les faits cruels qui la caractérisent, avec ses difficultés et ses charges, qu’on ne peut ni décliner ni contester, auxquelles on ne peut opposer qu’une politique sérieuse et efficace, celle du bon sens, de la volonté et du dévoûment.

Certes, à considérer cette situation depuis le jour où elle a éclaté en quelque sorte à l’improviste dans sa menaçante gravité, à l’étudier dans ses élémens essentiels, dans ses ressources, dans son développement de toutes les heures, on n’a aucune raison de se laisser aller à un découragement qui ne serait qu’une indigne faiblesse. On pourrait dire au contraire qu’une amélioration sensible s’est produite. Bien des efforts généreux ont été faits pour relever ce grand corps de la France abattu dans la poussière. Le mal a été combattu sous toutes les formes avec fermeté, avec mesure, avec une prudente et attentive vigilance. Une certaine régularité a été rétablie dans la confusion inévitable du lendemain des désastres. On n’a pas vaincu les faits. Ces faits, qui sont trop exorbitans et trop inexorables pour être vaincus en un jour, on les a tenus en respect, on les a neutralisés, en attendant de pouvoir les dominer plus complètement par la toute-puissance d’un réveil croissant de la vie nationale. D’un autre côté, dans ce brave et aimable pays, même éprouvé comme il l’a été, même démembré et atteint, dans son prestige comme dans son intégrité, il y a toujours incontestablement d’immenses ressources. On sent une vitalité prête à renaître, à la première manifestation d’une influence bienfaisante. La France a été désorganisée, elle reste sous le coup des incomparables malheurs auxquels l’imprévoyance l’a exposée ; la sève n’est point tarie en elle, les éléments d’une grande existence nationale nécessaire à l’Europe elle-même ne manquent pas. Oui, tout cela existe en dépit de la défaite, des révolutions et de toutes les amertumes d’une situation si violemment, si brusquement compromise. L’avenir reste ouvert, et cependant il est certain que pour le moment il y a dans la marche de nos affaires un indéfinissable malade. Les choses ne vont pas comme elles pourraient, comme elles devraient aller. L’action flotte indécise à la merci des incidens de tous les jours. On chemine assez péniblement, assez laborieusement dans un brouillard qui ne se dissipe un instant que pour se recomposer un peu plus loin. Il y a des élections, on en attend au moins une lumière, un indice, et la lumière n’apparaît pas. Les plus graves problèmes d’organisation publique, de reconstitution militaire, de finances, sont engagés devant l’assemblée ; on croit toucher à une solution, on la désire, dût-elle imposer des sacrifices, et la solution fuit sans cesse ; on se trouve le plus couvent en présence de demi-mesures sortant de discussions confuses. Bref, les questions restent en suspens, le temps passe comme s’il y avait beaucoup de temps à perdre, comme si chaque jour perdu ne nous rapprochait pas des fatales échéances, et les faits, ces terribles faits, avec lesquels il n’y a point à se quereller inutilement, retombent de tout leur poids sur l’esprit public à la fois agité et déçu. C’est une situation à laquelle il faut prendre garde, qui, en se prolongeant, finirait peut-être par se gâter, et où les résultats qu’on a déjà obtenus pourraient être compromis avec les résultats qu’il nous reste à conquérir encore.

Que dans ce malaise assez général et assez sensible aujourd’hui il y ait une certaine impatience propre à ceux qui ne se rendent pas toujours compte de la difficulté des choses et des lenteurs inévitables d’une œuvre de reconstitution nationale, qu’il y ait surtout de ces mobilités et de ces inquiétudes si naturelles à l’impétuosité française, oui, sans doute. Le pays ne voit pas toujours distinctement tout ce qu’ont fait pour lui ; il est pressé, et aussi prompt à se troubler devant l’inconnu qu’à se soumettre dès qu’il sent la direction qu’il demande. Le pays ne se dit pas quelquefois que ces hésitations et ces obscurités dont il se plaint tiennent à ses propres divisions, au conflit intime, permanent, d’une multitude d’intérêts qu’on veut concilier, Rien n’est plus évident, l’impatience n’a pas toujours raison, la politique a d’inévitables nécessités. Seulement la question est de savoir si à ces nécessités et à ces malaises, qu’il serait difficile d’éviter aujourd’hui, on n’ajoute pas cet autre mal d’une laborieuse et confuse indécision dans les pouvoirs qui sont chargés de conduire les affaires publiques, de remettre à flot ce grand navire désemparé qui porte la fortune de la France. Assurément ce n’est point la bonne volonté qui manque à ces pouvoirs sortis dans un jour de malheur des entrailles de la France. Assemblée et gouvernement ont montré depuis près d’une année autant de zèle que de dévoûment. Ils ont porté dans leur œuvre l’amour du pays, un sentiment profond des amertumes qu’on léguait à leur patriotisme, de l’immensité des efforts qu’ils avaient à faire pour ramener la France à la vie avant de pouvoir la ramener à la prospérité et à la grandeur. Cette œuvre de désintéressement et d’honneur, l’assemblée et le gouvernement l’ont accomplie dans ce qu’on pourrait appeler la première partie. Ils ont étanché le sang qui coulait à flots par toutes les blessures de la guerre étrangère et de la guerre civile. Ils ont rétabli la paix au prix le plus cruel, le plus insupportable, au prix d’un déchirement douloureux. Ils ont vaincu et désarmé les factions meurtrières qui menaçaient d’achever la ruine du pays. Enfin, sur ce sol ébranlé par de si formidables orages, à travers tous les obstacles, ils ont remis ensemble la France sur pied.

Jusque-là rien de mieux. C’est la première partie de l’œuvre patriotique de l’assemblée et du gouvernement ; elle est maintenant accomplie en ce sens que le péril le plus immédiat et le plus saisissant a été conjuré. Ce n’est point, il est vrai, sans de nombreux et pénibles tiraillemens, sans des efforts chaque jour renouvelés, qu’on a pu arriver jusqu’à ce point ; on y est pourtant arrivé en subordonnant tout à cette considération souveraine de la délivrance nationale, en maintenant dans toute son intégrité ce faisceau de forces morales représenté par l’union de l’assemblée et du gouvernement. Comment se fait-il donc qu’aujourd’hui, surtout depuis que l’assemblée est revenue de ses vacances, on se laisse aller insensiblement à une sorte de malaise, à l’impatience et au doute ? Il faut bien qu’il y en ait une cause. La véritable raison, c’est qu’on ne fait peut-être pas tout ce qu’il faut pour guider, pour soutenir le pays dans la dangereuse carrière où il est engagé, pour le raffermir contre ses défaillances ou ses entraînemens, c’est qu’on semble oublier que les résultats acquis jusqu’ici par une politique de patriotisme et d’abnégation ne sont qu’un commencement, c’est qu’au lieu de rester sur les hauteurs d’une inspiration réellement nationale, on se perd dans les détails. Plus que jamais, on retombe sous le joug des préoccupations de partis, on se remet à discuter, à propos de la moindre pétition, sur le définitif et le provisoire, on revient à toutes ces tactiques qui ne profitent à coup sûr ni au gouvernement ni à l’assemblée, qui ne peuvent qu’énerver et déconsidérer le régime parlementaire lui-même. En un mot, on se détourne du grand et souverain objectif qui devrait rester présent à toutes les pensées pour faire de la petite politique. La question est là pour le moment, c’est ce qu’on pourrait appeler la clé de toutes ces complications intimes, indistinctes, dont le dernier résultat est une sorte d’incertitude maladive qui se communique à tout.

Est-ce la faute des choses ? est-ce la faute des hommes ? Le fait est que tout s’en ressent, qu’il en résulte pour le gouvernement la vie la plus laborieuse, la plus disputée, pour l’assemblée une apparente impuissance qui n’est relevée que par l’éclat sérieux de certaines discussions, pour tout le monde une espèce d’attente devant l’inconnu. La première nécessité est donc de sortir de cette lourde et confuse, atmosphère où tout se rapetisse, de ramener notre politique à ses vraies conditions, sur son vrai terrain, le terrain de la délivrance et de la réorganisation de la France. C’est à ce point de vue que tout doit être jugé désormais, et pour longtemps encore. Auprès de cela, que signifient ces tumultueux et inutiles dialogues où il s’agit de savoir si M. Thiers est président de la « république provisoire, » ou s’il est « provisoirement » président de la république ? Que signifient même les propositions par lesquelles M. Ernest Picard, revenu sans doute tout exprès de Bruxelles, essaie de glisser furtivement la proclamation définitive de la république ? Eh bien ! puisque ces questions sont sans cesse agitées, puisqu’elles sont une arme dans la main des partis, qu’on s’explique une bonne fois, qu’on aille au fond des choses. Mieux vaut assurément une franche et décisive explication que tous ces chuchotemens, que toutes ces propositions colportées de réunion en réunion, que toutes ces tentatives périodiques pour réformer ce qu’on a fait la veille. Et, si on aborde cette question sincèrement, en s’inspirant des nécessités supérieures du pays, on arrivera bien vite à la vraie solution, on ne tardera pas à s’apercevoir que, la situation de la France étant donnée, ce qu’il y a de plus définitif ou de plus sûr, c’est encore ce qui existe, parce que rien autre chose n’est possible, parce que nous n’avons ni le loisir ni la liberté de nous donner le luxe de ce qui serait après tout une révolution sous le regard de l’étranger, toujours prêt à profiter de nos moindres crises, de nos moindres agitations.

Quel caractère prendra le gouvernement de la France dans deux ans, lorsqu’il n’y aura plus à craindre les interventions étrangères ? Le pays lui-même se chargera de le dire dans sa souveraineté. Jusque-là, qui donc oserait prendre la responsabilité d’enlever une solution prématurée ? qui voudrait avoir la hardiesse de faire en ce moment un tel acte de juridiction nationale ? Est-ce le parti monarchique de l’assemblée ? S’il avait été assez uni, il aurait pu le tenter à Bordeaux, il aurait pu donner un gouvernement à la France. S’il ne l’a pas fait, c’est que probablement il ne l’a pas pu. La puissance qu’il ne s’est pas reconnue à Bordeaux, il ne l’a pas davantage aujourd’hui, il l’a peut être moins après l’éclat de toutes ces divisions, que la parole autorisée de M. de Falloux a vainement essayé d’apaiser dans des conférences récentes. Tout ce que ferait dès lors le parti monarchique en ce moment ne serait qu’une tentative hasardeuse, disputée, qui ne pourrait que réveiller les agitations dans le pays en compromettant l’avenir. Est-ce le parti républicain qui pourrait se plaindre de la situation et qui voudrait lui donner un caractère plus définitif ? Mais cette situation, il l’a acceptée à Bordeaux comme une sauvegarde de ses espérances. Quelle garantie de plus trouverait-il dans une proclamation nouvelle, qui à son tour pourrait être désavouée par le pays dans quelques armées ? En croyant triompher, il ne ferait que s’isoler et s’affaiblir, par cela même qu’il mettrait contre lui tous les autres partis. Il a la république de fait que lui faut-il de plus ? Il a la république, il est vrai, sous la réserve des droits de la souveraineté nationale : est-ce qu’en aucun cas il pourrait méconnaître cette souveraineté ? Est-ce qu’un vote de surprise ou de lassitude rendrait la république plus forte et plus vivace ? Les partis eux-mêmes, les partis sérieux n’ont donc aucun intérêt à brusquer un dénoûment, a prétendre changer cette situation en quelque sorte neutralisée, qui n’appartient à personne, qui appartient au pays, et dont la durée est proportionnée à l’occupation étrangère. Qu’on élève cette question, puisqu’on le veut, on en viendra invinciblement à cette solution, parce que c’est la solution du patriotisme. Seulement il devrait être entendu que cette fois la décision serait irrévocable, qu’on n’y reviendrait plus, comme on le fait aujourd’hui, à tout instant et à tout propos, et dès lors dans ces conditions nettes, simples, dégagées de toute équivoque, il n’y aurait plus qu’à s’occuper de la grande affaire, en ramenant tout, institutions, finances, enseignement, formation de l’année, à l’intérêt qui domine tout, la délivrance et la réorganisation de la nation française. Qu’on appelle cela dédaigneusement du provisoire, c’est assez étrange dans un pays où aucun des gouvernemens qu’on préconise n’a duré. Ce serait au moins un définitif de deux années, et qui peut dire ce que produirait de résultats bienfaisans cette trêve des opinions ralliées pendant deux ans autour du drapeau d’un grand et suprême intérêt national ?

L’essentiel est de dissiper tous ces ombrages qui pèsent sur la situation, de mettre fin à cette guerre qui se poursuit sans cesse à mots couverts et sous toutes les formes, comme si on avait peur que le sentiment de la condition précaire des choses ne vînt à s’affaiblir. Ce n’est pas le pays qui demande qu’on réveille perpétuellement ces questions agitatrices et dissolvantes, ce sont des partis toujours extrêmes, toujours irréconciliables, qui les fomentent sans cesse, et ce que demandent les partis, ce n’est pas un définitif quelconque, c’est leur propre domination égoïste et tyrannique, fût-ce au prix de catastrophes nouvelles. L’intérêt du pays est assurément ce qui les inquiète le moins. Si on avait quelque souci de l’intérêt du pays, est-ce que M. Gambetta s’en irait dans le midi jouer au chef de parti, passer la revue de ses armées, jeter sur son passage quelques banalités retentissantes, au lieu de rester à son poste à l’assemblée pour s’occuper des questions sérieuses qui s’agitent, qu’on résout par de l’étude, par du bon sens, non par des lieux-communs démocratiques et des déclamations de tribun ? Est-ce que le radicalisme choisirait l’heure où la France a besoin de toutes ses forces, de toute sa prudence, de toute sa sagesse, pour aller réchauffer toutes les divisions, pour nous offrir la séduisante et fortifiante perspective des mandats impératifs et des agitations en permanence ? Le radicalisme, par ses programmes révolutionnaires et par ses succès électoraux, croit-il par hasard aider beaucoup à la délivrance de notre territoire, à la renaissance de notre crédit, à l’autorité de notre politique en Europe ?

Chose à remarquer, dans ces élections qui viennent d’avoir lieu et qu’on attendait un peu comme un signe révélateur de l’état de l’opinion, ce ne sont pas naturellement les contrées les plus éprouvées, les plus rapprochées de l’invasion, les plus sensibles à l’intérêt national, qui ont contribué à grossir le contingent radical de l’assemblée. Dans le Nord, la double élection est partagée entre un conservateur et un républicain qui a été présenté comme le partisan du gouvernement actuel. Dans la Somme, c’est un républicain libéral et sensé qui est élu. A Paris même, la grande manifestation radicale a échoué, une majorité considérable s’est prononcée pour le candidat le plus modéré, pour M. Vautrain ; M. Victor Hugo est resté sur le carreau avec le mandat contractuel. C’est dur pour M. Victor Hugo d’être réduit à faire des proclamations pour couvrir les cuisantes humiliations de son orgueil, mais c’est ainsi. Dans le centre, dans les Basses-Pyrénées, des conservateurs sont élus, quoique dans les Pyrénées notamment, à Bayonne, le candidat républicain fût le marquis de Noailles, qui offrait certainement toutes les garanties d’un esprit distingué et honnêtement libéral. C’est au contraire dans le midi ou du moins dans une partie du midi, à Marseille, à Toulon, que les radicaux, selon l’habitude, ont eu leurs plus beaux triomphes. Marseille, il est vrai, aurait à s’occuper de bien d’autres choses qui la touchent même personnellement. Pendant qu’elle se livre à ses manifestations révolutionnaires, les communications de l’Europe avec l’Inde se détournent d’elle. Son commerce, ses intérêts de grande cité maritime, ne laissent point de courir des risques dans toutes ces agitations dont elle est le foyer ; mais non, il ne s’agit pas de cela, on est fort désintéressé à Marseille. Pendant la guerre, ces bons Provençaux faisaient des comités de salut public. avec M. Esquiros, s’occupaient beaucoup de se délivrer des jésuites et organisaient des ligues qui pouvaient conduire à une dislocation de la France. Aujourd’hui ils rédigent des mandats impératifs que leurs députés acceptent ; ils réclament la dissolution de l’assemblée, la levée de l’état de siège, l’amnistie, la république radicale, tout ce qui peut le mieux servir à nous rejeter dans la confusion et retarder notre libération. Les Marseillais, on le voit, n’ont pas souffert des Prussiens, et ils s’inquiètent peu de ceux qui en souffrent ; tout pour le radicalisme, voilà leur devise ! C’est ce qu’il y a de plus clair. Que cette effervescence méridionale éprouve le besoin de s’évaporer de temps en temps, soit, c’est une fantaisie comme une autre, quoiqu’il ne soit pas tout simple à nos yeux qu’un port de guerre comme Toulon reste livré à l’esprit de secte et de révolution ; ce sont des manifestations partielles, bruyantes et stériles. Ce qu’il y a de certain et d’incontestable, c’est que cela ne change rien à notre situation, à notre intérêt essentiel, c’est que dans l’immense majorité du pays, dans cette masse qui ne vit pas d’agitations, il y a le sentiment de la nécessité de la paix, de la sécurité par la trêve patriotique des opinions. C’est à ce sentiment intime, impérieux, que l’assemblée et le gouvernement ont plus que jamais le devoir de donner une juste satisfaction en réprimant toutes les périlleuses excentricités de l’esprit de parti, en s’élevant à l’intelligence des grandes questions auxquelles le sort du pays est attaché, en évitant surtout pour leur part de se laisser aller à d’obscurs antagonismes par lesquels ils ne feraient que se déconsidérer mutuellement, en s’appliquant enfin à maintenir dans toute sa force, dans toute son intégrité, une situation qui a été créée pour la sauvegarde d’un grand intérêt national, non pour préparer une proie aux partis et aux ambitions impatientes.

Si on veut que le régime parlementaire garde son efficacité et son crédit, il faut qu’il se montre au niveau des redoutables problèmes qui pèsent sur la France, qu’il ne se laisse pas énerver par les petites tactiques et les petites considérations. Si on veut que le pays se rassure, qu’il puisse résister aux agitateurs et aux intrigans, il faut qu’il se sente conduit, soutenu et garanti contre les aventures. Si on veut que les partis se plient à une discipline, s’accoutument à certaines règles et mettent enfin leur raison à la place de leurs passions ou de leurs calculs, il faut que l’exemple vienne de haut, de la majorité de l’assemblée, du gouvernement ; il faut que ces pouvoirs offrent le spectacle du respect mutuel, de la franchise dans leurs rapports, d’une action ferme et coordonnée, dédaignant les partis-pris de la passion aussi bien que les sous-entendus, qui deviennent si aisément des malentendus. Il ne s’agit plus aujourd’hui véritablement de lutter d’habileté et de finesse dans des tournois parlementaires où l’amour-propre des hommes triomphe trop souvent aux dépens des institutions ; la meilleure politique au moment où nous sommes sera la politique de la droiture, de la bonne foi, de la sincérité. Le gouvernement peut évidemment beaucoup pour dégager la situation de toutes les complications obscures qui la compromettent quelquefois sans profit pour personne ; il peut beaucoup pour régulariser sous une même inspiration de bien public la double action de l’assemblée et du pouvoir exécutif. Il n’a qu’à vouloir sur certains points, à s’abstenir sur d’autres points : qui peut mieux remplir ce rôle que M. Thiers ?

M. le président de la république a ce privilège, que personne ne peut avoir la pensée de diminuer la position où il a été porté par les circonstances. Cette position éminente, il l’a conquise par sa supériorité, par des services que tout le monde reconnaît, et même quand on ne se rend pas à toutes ses opinions, même quand on serait assez disposé à ne point s’incliner devant tout ce que fait son gouvernement, cela ne veut point dire qu’on songe à l’atteindre dans son crédit. Il est à sa place là où il est, il est la personnification naturelle, acceptée, de toute une situation ; mais en même temps, on peut le dire sans arrière-pensée, il s’épargnerait à lui-même et il épargnerait souvent aux autres bien des froissemens, bien des difficultés, s’il restait un peu plus dans son rôle de chef de gouvernement en évitant de descendre dans tous les détails, s’il se bornait à une direction nette, suivie, toujours concertée avec l’assemblée, dont il est le mandataire, comme il le répète sans cesse. Que M. Thiers, qui a le droit de prétendre qu’il représente avant tout l’intérêt de la France, qui se considère comme un médiateur entre les partis, ne se préoccupe pas de plaire aux uns ou aux autres, ainsi qu’il l’assure, c’est possible encore. Il faut bien cependant qu’il y ait une majorité, et, pour que cette majorité existe, il faut que le gouvernement lui vienne en aide, qu’il ne l’empêche pas tout au moins de se former ; il faut qu’il se concerte avec elle, qu’il sache quelquefois accepter ses directions, à moins qu’on ne revienne à un gouvernement d’influence toute personnelle, se mettant chaque jour à la recherche d’une majorité différente avec des combinaisons de partis toujours renouvelées. C’est peut-être ce qu’il y a de plus commode ou de plus flatteur, c’est aussi à coup sûr ce qu’il y a de plus laborieux, de plus précaire, et c’est là justement ce qui contribue à créer cette incertitude dont on se plaint, parce qu’alors la politique tout entière et l’accord des pouvoirs restent à la merci de tous les accidens imprévus.

Que M. Thiers, après la proposition Rivet, qui l’a élevé au rang de président de la république, aille à toutes les séances de l’assemblée, qu’il se mêle à tous les débats parlementaires, même à des discussions d’ordre du jour, c’est une tentation bien naturelle à un si grand talent de parole. Ce serait dur pour un homme comme M. Thiers, nous en convenons, de laisser passer tant de questions sérieuses sans les traiter, sans les éclairer de son éloquence ; alors il donnerait son siège présidentiel pour la plus simple tribune, il s’échappe de la préfecture de Versailles et il court au champ de bataille où il a remporté tant de victoires. Fort bien. M. le président de la république triomphe, c’est son habitude ; on ne peut cependant fermer les yeux sur des inconvéniens dont l’esprit libéral de M. Thiers lui-même ne peut qu’être frappé. Que peut faire l’assemblée ? Si elle cède au charme de la parole ou à l’autorité d’une telle intervention, elle a quelquefois le chagrin de céder sans être convaincue, de sacrifier des opinions qui lui sont chères, qu’elle a reçues en quelque sorte du pays ; si elle résiste, elle s’expose à infliger un échec au chef de l’état, à provoquer une crise de gouvernement devant laquelle elle recule de tout son patriotisme. De toute façon, elle est nécessairement gênée, et de plus, comme sur quelques-unes des plus grandes questions elle ne partage pas toujours les vues de M. le président de la république, elle se trouve avoir travaillé pour rien. Quant au ministère lui-même, il est trop clair qu’on lui fait un rôle aussi pénible pour sa fierté que peu utile pour les affaires. Il en résulte, à vrai dire, une situation fausse pour tout le monde, pour le ministère, pour l’assemblée, pour M. le président de la république, et ce qui en résulte surtout, c’est une pratique du régime parlementaire des plus hasardeuses, qui conduit quelquefois à de véritables aveux d’impuissance.

On vient de le voir dans la discussion ouverte au sujet de toutes ces questions de finances sur lesquelles des discours aussi substantiels qu’instructifs ont été prononcés par M. de Soubeyran, par M. le duc Decazes, par M. Desseilligny, avant que M. Thiers lui-même prononçât son grand et décisif discours d’hier. La manière dont cette affaire a été conduite est certainement un des plus curieux spécimens de la politique d’aujourd’hui. Pendant plus de six mois, une commission parlementaire a travaillé pour arriver à créer des ressources nouvelles de façon à mettre le budget en équilibre. Il s’agissait de trouver les 250 millions qui sont encore nécessaires pour élever les recettes au niveau des dépenses. La commission avait ses préférences marquées pour certains impôts qu’elle proposait ; le gouvernement, lui aussi, avait ses vues arrêtées sur d’autres impôts, notamment sur celui qui frapperait les matières premières. Il y a eu des conférences sans nombre, des négociations, des apparences de transactions. A quoi est-on arrivé en fin de compte ? Un de ces jours derniers, la commission parlementaire a été obligée de venir avouer qu’elle abandonnait tout ce qu’elle avait fait, laissant l’assemblée en présence des seuls projets du gouvernement. Si le gouvernement a voulu en venir là, au risque d’exposer le régime parlementaire à une véritable déconvenue, il a réussi. L’assemblée se trouve par le fait aujourd’hui entre un certain nombre d’impôts qui sont justement ceux qu’elle approuvait le moins d’abord, qui ont tous les inconvéniens les plus graves, et qui ont surtout ce désavantage d’atteindre la force productive dans le travail par l’impôt sur les matières premières, le crédit par l’impôt sur les valeurs mobilières, au moment même où le pays devrait se ménager toutes les ressources du crédit et du travail pour faire face aux immenses charges qui pèsent sur lui. Tous les impôts ont des inconvéniens, tous les impôts sont impopulaires sans doute ; il n’y avait qu’un moyen de les relever et de les faire accepter, c’était de choisir une forme telle que le pays pût y voir d’une manière distincte un sacrifice rigoureux, même odieux si l’on veut, mais temporaire et exceptionnel comme l’épreuve dont ce sacrifice est le déplorable prix.

Les malheurs de la France ont été si grands qu’ils ressemblent trop souvent encore à un rêve. On ne peut s’accoutumer à croire que ce rêve soit tout simplement la réalité la plus dure, et on fait quelquefois comme si rien n’était arrivé, comme s’il n’y avait plus qu’à reprendre une histoire interrompue. Il faut cependant se résoudre à regarder la réalité en face, et se souvenir que ces événemens, dont nous ne pouvons encore mesurer les conséquences, ont créé une situation où tout est changé, où tout se tient dans la réédification de notre grandeur, où il y a peut-être autant à faire pour la fortune de l’esprit que pour notre fortune matérielle ou notre fortune politique. Oui, l’esprit est malade comme tout le reste, la vie morale et intellectuelle est pleine de troubles ou d’alanguissemens, et là aussi il y a une direction à retrouver, un rajeunissement à provoquer.

Que peut l’Académie française dans cette œuvre de réparation ? Elle ne peut pas tout assurément, elle peut beaucoup, à la condition de se rappeler, elle aussi, que ce n’est plus trop le moment des fantaisies, des petites combinaisons ou des petites tactiques d’autrefois, que tout est changé dans les affaires de l’intelligence, comme dans les affaires politiques. L’Académie a un mérite, elle est la seule chose parlant encore de la vieille France, la seule institution restée debout depuis plus de deux siècles sur un sol pulvérisé par les révolutions ; elle représente un certain ordre intellectuel, une certaine culture supérieure, l’esprit de tradition dans la société littéraire. La question est de savoir comment elle exercera son influence dans la situation nouvelle faite à tout le monde. L’Académie n’a point tardé d’avoir sa crise intérieure ni plus ni moins que l’assemblée nationale. Elle se réunissait, il y a quelques jours à peine, pour procéder à plusieurs élections, et dès le premier pas elle s’est trouvée, en face d’un de ces incidens qui sont comme une révélation. Un des nouveaux élus en effet est M. Littré que l’Académie reçoit aujourd’hui après avoir refusé de l’accueillir, il y a quelques années, pour ses opinions philosophiques, et la première conséquence de l’élection de M. Littré a été la retraite de M. l’évêque d’Orléans, qui a donné sa démission avec éclat, en lançant un manifeste d’une éloquente gravité. La résolution de M. Dupanloup a pu être un objet de surprise pour ceux qui ne réfléchissent pas ; en fin de compte, c’est tout simplement l’acte de conscience et d’honneur d’un évêque qui a cru une élection compromettante, qui a essayé de la combattre dans le secret des délibérations académiques, et qui, n’ayant point réussi, dégage sa responsabilité en se retirant de la compagnie qu’il n’a pu convaincre. Que l’Académie, qui se trouve pour la première fois engagée dans une telle aventure, accepte ou n’accepte point maintenant cette démission, la rupture déclarée par M. l’évêque d’Orléans n’a pas moins toute sa signification et sa portée morale. C’est le désaveu d’un choix auquel les circonstances peuvent donner un caractère équivoque.

Il ne s’agit point ici évidemment de la personne de M. Littré ni même de son mérite comme savant. M. Dupanloup lui-même n’a parlé du nouvel académicien que pour rappeler d’anciennes relations qui lui avaient laissé une profonde estime pour l’homme et ce qu’il appelle dans son langage épiscopal « une affection triste. » M. Littré est assurément très respecté dans sa vie austère et modeste, c’est un savant honoré pour ses travaux, un ingénieux et infatigable érudit, et c’est parce qu’il est tout cela qu’il a été appelé, il y a bien des années déjà, dans une autre section de l’Institut ; mais enfin M. Littré n’est pas seulement un savant et un érudit : c’est de plus un théoricien, un penseur dont les doctrines font quelque bruit dans le monde, et il reste toujours à se demander si l’Académie a été heureusement inspirée en choisissant les circonstances actuelles pour donner un nouveau titre, pour décerner, selon l’expression de M. l’évêque d’Orléans, « les premiers honneurs de l’esprit français » à un homme qui, avec toutes ses qualités, a le malheur d’être un des porte-drapeau de la philosophie matérialiste, du socialisme athée. Voilà justement la question. Qu’on n’invoque point surtout, à propos d’une élection académique, ces grands mots de liberté et de tolérance, qui ne sont souvent que le commode passeport de toutes les transactions. M. Littré était, ce nous semble, parfaitement libre dans l’expression de ses opinions philosophiques, personne n’a proposé de le persécuter ; on n’avait pas à défendre en lui l’indépendance de l’esprit et de la conscience. Est-ce que l’Académie croyait manquer au libéralisme et à la tolérance lorsqu’il y a quelques années elle refusait un prix, un simple prix, à un écrivain d’une sérieuse valeur littéraire, mais qui, lui aussi, professait un certain matérialisme ? De deux choses l’une : ou l’Académie se montrait absolument intolérante lorsqu’elle prétendait, par l’organe de M. Villemain, que « toute opinion n’a pas droit de se faire accepter indifféremment pour un honneur public, » lorsqu’elle voyait « dans la négation des vérités nécessaires » une raison de ne point couronner « le talent qui les méconnaît, » — ou elle est prise aujourd’hui d’étranges fantaisies de libéralisme en admettant dans son sein celui qui pousse infiniment plus loin cette « négation des vérités nécessaires. »

Ah ! il ne faut pas y regarder de si près, dira-t-on : il y a toujours eu à l’Académie des athées et des matérialistes, il y en avait récemment, il y en a peut-être encore, et à côté d’eux il y a toujours eu aussi des évêques, même des cardinaux. C’est bien possible, et jusqu’ici M. Dupanloup lui-même ne paraît pas avoir demandé à chacun de ses confrères de l’Institut une profession de foi religieuse. Il y a seulement une différence : ces athées étaient des esprits fins qui se contentaient assez habituellement de garder leur athéisme pour eux, qui ne le mettaient guère en philosophie et qui étaient encore moins tentés de le mettre en politique. Ce n’étaient pas des prédicateurs de révolution sociale. Aujourd’hui malheureusement le matérialisme philosophique et social s’est traduit en scènes sinistres.

Certes l’Académie a un juste sentiment d’elle-même et de son rôle lorsqu’elle se montre aussi large que possible dans ses choix ; elle n’a aucun symbole d’orthodoxie à imposer, elle n’est ni une église ni un concile, quoique Tocqueville l’ait comparée un jour spirituellement à un conclave. Encore est-il assez simple que ceux qui la composent soient en quelque sorte de la même civilisation, du même ordre intellectuel, du même ordre de société, qu’il y ait entre eux un certain lien, une certaine communauté de traditions et d’habitudes. Qu’arriverait-il cependant, si les idées de M. Littré venaient à se réaliser ? Il est bien certain que la société actuelle disparaîtrait, et l’Académie française elle-même deviendrait ce qu’elle pourrait dans la rénovation positiviste et socialiste, de sorte qu’on ne voit pas bien pourquoi M. Littré désirait être de l’Académie, et pourquoi l’Académie désirait compter M. Littré parmi ses membres. On a beau vouloir distinguer entre le savant et le philosophe de la rénovation sociale, entre l’érudit et le politique à qui la commune prend ses programmes ; c’est une distinction subtile qui aurait pu être bonne autrefois dans des temps plus calmes, qui est moins acceptable aujourd’hui, qui n’est même digne ni de l’Académie ni du nouvel élu, et franchement M. Dupanloup avait quelque raison lorsqu’il disait à ses collègues du palais Mazarin : « Ce n’est pas tant mon église, c’est votre maison qu’on dévaste. » Ce n’est pas sûrement M. Littré qui dévasterait la maison. Tout ce qui pourrait lui arriver de plus heureux et de plus honorable, ce serait d’être lui-même la victime de ses opinions philosophiques et politiques mises en action.

Qu’il y ait une certaine inconséquence dans cette étrange aventure académique, on n’en peut disconvenir. L’inconséquence est un peu partout, chez le nouvel académicien aussi bien que chez ceux qui l’ont élu ; elle n’est pas dans la résolution de M. Dupanloup, et elle n’est pas non plus dans ce fait qu’on reproche à M. l’évêque d’Orléans de continuer à être le collègue de M. Littré à l’assemblée nationale après avoir décliné l’honneur d’être son confrère à l’Institut. L’Académie et l’assemblée nationale ne sont pas précisément la même chose, et ne procèdent pas de la même source. Le suffrage universel souffle où il veut, il nomme les députés qui lui conviennent ; le suffrage universel, c’est le nombre ; il n’est pas chargé de réfléchir. L’Académie est une réunion d’élite, elle ne compte que quarante membres choisis parmi les premiers écrivains de la France. Une réunion de cet ordre implique évidemment une solidarité plus intime entre ceux qui en font partie, en même temps qu’elle suppose plus de maturité dans les choix et plus de responsabilité chez ceux qui choisissent. Chose curieuse, au même instant il y a eu à Paris deux élections très différentes, l’une académique, l’autre toute politique pour la nomination d’un député à l’assemblée nationale. Quel genre d’autorité auraient pu avoir les académiciens qui ont élu M. Littré pour détourner la population parisienne d’élire M. Victor Hugo ? M. Littré est un érudit, M. Victor Hugo est un grand poète ou il l’a été. Tout compte fait, il se trouve que l’Académie, sans y songer, a donné un argument contre le suffrage à deux degrés. C’est elle cette fois qui a élu un radical, c’est le suffrage universel direct qui élit un homme d’une grande modération d’opinions. Et voilà ce que c’est que la sagesse même à l’Académie !

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS.


'De l’Exploitation des chemins de fer, par M. P. Jacqmin, directeur de l’exploitation des chemins de fer de l’Est ; 2 vol. in-8o.

Les personnes qui suivent dans les publications spéciales le mouvement industriel de notre époque se souviennent peut-être d’avoir lu dans les Rapports officiels sur l’Exposition de Londres en 1862 deux documens qui avaient l’un et l’autre les chemins de fer pour objet, qui étaient écrits par des hommes compétens, et qui arrivaient à des conclusions directement opposées. L’un de ces rapports, signé par M. Perdonnet, un vétéran de l’industrie des chemins de fer, prenait énergiquement le parti des directeurs et ingénieurs des compagnies contre les réclamations incessantes et, suivant lui, mal fondées du public. L’autre rapport, dû à un négociant, M. Villeminot-Huard, soutenait au contraire que les administrations des chemins de fer français sont mal organisées, négligentes des intérêts du public. À l’en croire, il était essentiel que le gouvernement se préoccupât du dommage causé par elles à l’industrie privée ; à défaut de l’intervention gouvernementale, il engageait les consommateurs à se coaliser, à s’organiser en comités de défense capables de lutter au besoin contre le monopole des compagnies.

Les éloges que M. Perdonnet décernait aux administrations des chemins de fer et les reproches que leur adressait en même temps M. Villeminot-Huard ont été reproduits bien des fois depuis 1862. Les questions relatives à l’amélioration des voies ferrées n’ont pas cessé d’être à l’ordre du jour : ingénieurs, touristes ou négocians, tout le monde s’en occupe et les discute. Dans les assemblées délibérantes aussi bien que dans les sociétés savantes, on se plaint que les trains vont trop lentement, que les voitures sont incommodes, que les prix du transport sont trop élevés, et l’on cherche le moyen d’y remédier. A priori, il est clair que l’exploitation des chemins de fer est susceptible de progrès : c’est le sort de toute œuvre humaine ; mais le public ignore souvent quelles difficultés s’opposent à l’adoption des perfectionnemens en apparence les plus simples. Le livre de M. Jacqmin est utile, surtout en ce sens qu’il permet au plus ignorant de se rendre compte à quel point ces questions sont épineuses.

Et que de complications en effet dans les innovations qui semblent à première vue ne présenter que des avantages ! En veut-on un exemple ? Les personnes qui ont visité l’Amérique du Nord vantent à l’excès les wagons américains en forme d’omnibus, où le voyageur a la faculté de circuler d’un bout à l’autre du train, ce qui vaut mieux assurément que d’être emprisonné dans la caisse étroite d’un wagon français. Ce n’est pas le seul agrément par lequel les wagons d’outre-mer l’emportent sur les nôtres : en hiver ils sont chauffés par un poêle ; on y trouve un cabinet de toilette, un water-closet ; si le trajet se prolonge durant la nuit, tout voyageur qui consent à débourser le modique supplément de 1 dollar obtient la jouissance d’un lit. Ne serait-il pas aisé d’introduire ces diverses améliorations dans le service français ? Eh bien ! non, ce n’est pas si facile qu’il paraît, et pour bien des motifs. D’abord il y a une raison de sécurité, ce qui est grave. La voiture américaine est stable, il est vrai, lorsqu’on ne fait que 25 ou 30 kilomètres par heure ; mais il serait imprudent de la mettre dans les convois rapides de France ou d’Angleterre qui marchent avec une vitesse au moins double, De plus, le couloir longitudinal qui règne d’un bout à l’autre du train fait perdre de la place ; il faut 70 décimètres carrés pour loger un voyageur, tandis qu’il n’en faut que 42 dans le système français ; de là nécessité d’augmenter le prix des places, ou, si l’on aime mieux, difficulté de le réduire. Puis la réunion des voyageurs de toutes les classes sociales dans un train que chacun peut parcourir d’un bout à l’autre ne plairait pas à tout le monde ; c’est admis aux États-Unis, oserait-on affirmer que le public français s’en accommoderait ? Chez nous voit-on un wagon vide, c’est dans celui-là que l’on préfère monter. Au surplus, cette question spéciale a été résolue par l’expérience. Quelques lignes ferrées de Suisse et d’Allemagne avaient adopté dans le principe le wagon du type américain ; elles y renoncent peu à peu pour revenir au type français, que l’on s’accorde à trouver plus commode et plus économique.

Le défaut de vitesse est un autre sujet de plainte contre les compagnies de chemins de fer. Pour peu que l’on ait parcouru l’Angleterre, on se plaît à rappeler que les trains d’outre-Manche font jusqu’à 60 et 70 kilomètres à l’heure, temps d’arrêt compris, tandis que les trains express de notre pays ne dépassent pas, sauf une ou deux exceptions, 50 kilomètres, et que les trains ordinaires atteignent bien juste 30 kilomètres. Faut-il donc en accuser la négligence de nos compagnies ou l’impéritie des constructeurs de nos locomotives ? En analysant les conditions qui influent sur la vitesse de marche, M. Jacqmin prétend démontrer qu’il n’en est rien. La vitesse obtenue dépend du profil de la voie, c’est-à-dire des courbes et des pentes que l’on y rencontre, et aussi de la charge des trains. Le sol de l’Angleterre a présenté pour l’établissement des chemins de fer des facilités que les ingénieurs ont rarement trouvées sur le continent : les courbes s’y développent avec un rayon très grand, les pentes sont à peine de quelques millimètres par mètre ; au contraire nos chemins de fer, qui parcourent un terrain plus accidenté, offrent souvent des courbes à court rayon et des pentes d’un centimètre. En Angleterre, le public consent à payer plus cher pour aller plus vite ; en France, les places sont au même prix, que le trajet se fasse en trois heures ou en six heures : il en résulte que les trains express emportent un grand nombre de voyageurs, et qu’étant plus chargés ils ne peuvent marcher avec une égale vitesse.

Il y a sans doute une bonne part de vérité au fond de ces raisonnemens ; mais M. Jacqmin ne conviendrait-il pas lui-même que la concurrence qui existe entre les diverses compagnies anglaises est pour quelque chose dans le résultat ? En France, chaque compagnie a un territoire bien défini dans lequel elle est seule à exercer son activité ; en Angleterre, plusieurs lignes parallèles se disputent les voyageurs et les marchandises. Nous ne voulons pas nier que le monopole des compagnies concessionnaires n’ait eu de nombreux avantages : nous leur devons un réseau bien agencé, exploité avec méthode et uniformité ; mais il manque, par défaut de concurrence, à ceux qui l’exploitent ce tant soit peu d’initiative auquel la science et le zèle désintéressé ne suppléent qu’imparfaitement.

Cela est si vrai que les compagnies françaises retrouvent leur esprit d’initiative quand elles veulent disputer à des entreprises concurrentes le trafic des marchandises ou des voyageurs. S’agit-il de lutter contre les petites entreprises de messageries qui pullulent aux environs des grandes villes, les compagnies de chemins de fer abaissent de moitié leur taxe légale. Veulent-elles attirer à elles les énormes quantités de charbon de terre qui partent des bassins houillers, elles substituent à leurs tarifs habituels des prix savamment combinés pour chaque localité destinataire de façon à balancer la concurrence de la batellerie fluviale ou de la navigation maritime. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est non la suppression, mais bien l’extension de ces privilèges apparens qu’il faut réclamer. Une réduction universelle des prix de transport n’est guère qu’une utopie dont la réalisation subite compromettrait le bénéfice légitime des actionnaires ; une diminution progressive conduit plus sûrement, quoique plus lentement, au même but. Au surplus, les réductions que les tarifs spéciaux attribuent à certaines classes de voyageurs ont dès à présent une importance réelle ; il résulte en effet des chiffres cités par M. Jacqmin que la taxe moyenne perçue sur les voyageurs est inférieure à la taxe légale de la troisième classe. Une réduction non moins appréciable se fait sentir dans les tarifs des marchandises ; le prix légal ne descend pas au-dessous de 8 centimes par tonne et par kilomètre, et néanmoins le prix réellement payé par le commerce est d’à peu près 6 centimes sur l’ensemble de tous les transports effectués.

Dans l’année 1865, la dernière dont M. Jacqmin ait pu enregistrer les résultats, les chemins de fer français ont transporté 84 millions de voyageurs, 34 millions de tonnes de marchandises et 5 millions de têtes de bétail, sans compter les bagages, les articles de messagerie et les matières d’or et d’argent. A défaut de ces chiffres, l’expérience de chaque jour nous apprendrait assez que le rôle des chemins de fer dans la vie moderne est immense. M. Jacqmin s’est proposé de passer en revue, — c’est assurément la partie la plus originale de son œuvre, — les avantages que la société moderne retire de ce puissant instrument de civilisation.

D’abord l’état, ce grand producteur et consommateur des temps modernes, profite des chemins de fer de plus d’une façon. Il retire chaque année 8 millions d’impôts du seul réseau de l’Est, il réalise sur les divers services publics des économies en transports gratuits pour une somme équivalente : c’est un total de plus de 15 millions gagnés avec une seule compagnie à l’établissement de laquelle il n’a contribué que pour une somme inférieure à 200 millions. La compagnie de l’Est paie donc à l’état un intérêt exorbitant, et chacune des autres compagnies est dans le cas de présenter un compte analogue.

L’un des plus grands services que les chemins de fer aient rendus à la société a été de niveler dans toute l’Europe le prix des substances alimentaires et notamment des céréales. La production du blé n’est pas constante, elle varie d’une année à l’autre en un même pays ; aux années d’abondance succèdent des années de disette que rien n’avait fait prévoir : par bonheur les récoltes ne sont pas mauvaises à la fois dans tous les pays ; et l’un d’eux, plus favorisé, possède toujours de quoi suppléer au déficit de ses voisins. La régularité de l’alimentation dans les provinces maltraitées n’est plus alors qu’une question, de transports, Veut-on savoir dans quelle proportion les voies ferrées concourent à la résoudre ? La consommation annuelle de la France est d’environ 90 millions d’hectolitres ; chaque année les chemins de fer transportent, soit dans un sens, soit dans l’autre, de 30 à 40 millions. Le plus bizarre est que la quotité de ces transports reste toujours sensiblement la même, que l’année soit stérile ou abondante. La facilité des déplacemens est cause que la marchandise est sans cesse en mouvement, au profit du négociant entreposeur aussi bien que de l’agriculteur et du consommateur. Jadis chaque canton consommait sa propre récolte, ne s’adressant aux autres cantons que dans les cas de disette ou de superflu. Aujourd’hui le meunier soucieux de ses intérêts achète et vend de tous côtés, mélange les céréales des diverses provenances en vue d’en compenser les défauts et les qualités. Que l’on n’aille pas croire que ce trafic surélève indûment le prix de la marchandise ; une variation de prix de 1 franc par hectolitre n’est pas bien considérable, et pour ce prix le blé peut faire 200 ou 300 kilomètres en chemin de fer.

Ce que les chemins de fer ont fait pour le commerce des céréales, ils l’ont fait pour les matières encombrantes en général, pour les engrais, les vins, les matériaux de construction, pour les produits de l’industrie métallurgique. Des transports auxquels on n’avait pas songé jusqu’alors sont devenus possibles. Les beaux marbres des Pyrénées sont rendus à Paris à un prix qui n’en exclut pas l’emploi, comme les vins du midi, comme les bestiaux de l’Alsace et de la Normandie, les bières de Strasbourg et de l’Allemagne. En ce qui concerne les personnes, l’amélioration n’a pas été moins importante, les voyages sont devenus moins coûteux et plus rapides : M. Jacqmin a raison d’attribuer aux chemins de fer une partie des progrès moraux de notre époque ; mais pourquoi faut-il que cet instrument de civilisation soit aussi, en certains cas, une force nouvelle au profit de l’esprit de destruction ? Les écrivains militaires avaient prédit depuis longtemps que les chemins de fer seraient, en temps de guerre, plus favorables aux vainqueurs qu’aux vaincus. Dieu a permis que nous en fissions la triste expérience !

Nous nous apercevons, non sans étonnement, que le Traité de l’exploitation des chemins de fer ne contient aucune mention de l’emploi des voies ferrées par rapport aux opérations militaires. N’est-ce pas un nouvel indice, après tant d’autres, de la prodigieuse surprise que devait nous causer une guerre nationale ? Un instrument de transport, bien autrement influent en campagne que le chassepot ou la mitrailleuse, avait été introduit sur le continent européen depuis nos dernières grandes guerres, et nos états-majors ne s’étaient pas rendu compte de y usage que l’on en doit faire, des moyens de le soustraire à l’ennemi. On entendait raconter quelquefois, dans les dernières années de l’empire, que les généraux exerçaient leurs troupes à entrer dans les wagons et à en sortir sans trop de confusion ; mais c’était tout. Songeait-on, ce qui eût été plus important, à organiser des lignes de défense le long des voies ferrées ? de petites troupes de cavalerie étaient-elles dressées à couper la voie ou à mettre une locomotive hors de service ? le génie militaire eût-il su rétablir les rails en un instant ? s’était-on demandé quelles parties d’un chemin de fer il faut détruire pour empêcher l’adversaire d’en profiter ? Aucune de ces questions n’avait été étudiée. On ne sait que trop ce qu’il en advint. Au début de l’invasion, l’armée allemande trouva la voie intacte et n’eut aucune peine à se faire suivre par ses convois d’approvisionnemens. Personne n’ignore cependant que la destruction du tunnel de Saverne eût été le plus sérieux embarras pour elle, surtout avec la résistance héroïque de la petite ville de Phalsbourg qui commandait la route de terre. Plus tard, après la capitulation de Sedan, on eut la malencontreuse idée de détruire sans distinction tous les ouvrages d’art qui se trouvaient sur le chemin de l’ennemi. Ce fut un grand dégât avec peu de profit, car les ponts détruits furent rétablis à bref délai ; il n’y eut que l’effondrement du tunnel de Nogent-l’Artaud qui fut un obstacle durable. Tout cela pouvait être prévu avec quelque réflexion ; espérons du moins que la leçon sera profitable. M. Jacqmin ferait un utile complément à son savant ouvrage en y ajoutant, avec l’expérience acquise, un chapitre sur l’usage des chemins de fer en temps de guerre. Ce serait au surplus l’occasion de mettre en lumière les laborieux efforts d’un personnel qui a multiplié les preuves de dévoûment lorsque les compagnies françaises ; privées de la jouissance de leurs lignes principales, réussirent pendant les derniers temps de la lutte à transporter des corps d’armée entiers ainsi que leurs bagages avec un matériel insuffisant et des voies encombrées.


H. BLERZY.



Die romantische Schule, von R. Haym, Berlin 1870.


Le mot romantisme a pour les Allemands un sens bien plus étendu que pour nous. Il ne désigne pas seulement une tendance littéraire, une certaine direction poétique, un ensemble de compositions très diverses de forme et d’inspiration, sans dessein commun, sans plan arrêté, sans rien en un mot de ce qui constitue véritablement une école ; il comprend toute une phase, et une des principales, dans le développement de l’esprit national : c’est une période d’histoire littéraire, philosophique, religieuse, — c’est plus qu’un mouvement d’imagination, c’est une véritable révolution morale. M. Haym la met en parallèle avec la révolution française. Il entreprend de nous présenter l’histoire de ce temps, et il forme le dessein de la composer avec l’histoire, des hommes qui y ont joué le principal rôle. Des publications récentes, des mémoires, des correspondances lui en fournissent le moyen, et le lecteur peut espérer de trouver ici un essai d’introduire en Allemagne la méthode lumineuse et pénétrante dont le Port-Royal et le Chateaubriand de Sainte-Beuve sont des modèles accomplis. Toutefois M. Haym promet de ce côté un peu plus qu’il ne donne ; les instincts philosophiques de la nature allemande le sollicitent promptement et il y cède. La biographie, l’étude critique des caractères dans ses rapports avec le développement de l’esprit, disparaît bientôt sous la théorie plus générale et plus abstraite de la civilisation germanique durant ces années. Le livre n’en est pas moins un tableau d’ensemble, DU les groupes principaux se détachent suffisamment.

M. Haym ne serait ni de son pays ni de son temps, si les considérations politiques n’occupaient pas une place importante dans sa pensée ; il l’indique au début de son ouvrage. Le romantisme a été l’objet de violentes attaques ; on y voyait une tendance opposée aux idées modernes. Toutefois on ne l’a plus à craindre, et ce n’est pas de ce côté, par excès d’idéalisme, que l’Allemagne pèche maintenant ; on peut donc étudier le romantisme d’un esprit dégagé. Quelques-uns l’ont essayé déjà, Gervinus entre autres ; mais il n’y a guère considéré que l’école poétique. M. Haym veut s’élever à des vues plus étendues, et, suivant le mouvement dans toutes ses directions, il en montre les côtés philosophiques et religieux, Fichte, Schelling et Schleiermacher. Ce mélangé de poésie et de spéculation est le propre de l’esprit allemand. Entre Schelling et W. Schlegel, il n’y a que quelques années de distance ; tous les deux ont travaillée la même tâche : développer l’esprit national.

Le romantisme commence par la poésie : le groupe de Tieck ouvre le volume de M. Haym, la critique suit bientôt avec Schlegel ; puis vient une nouvelle efflorescence poétique : Novalis et ses imitateurs. Schleiermacher avec ses rêves de perfection religieuse, Schelling avec sa philosophie de la nature, conduisent à son terme l’évolution romantique. Telles sont les principales divisions de l’ouvrage de M. Haym. Chacune de ces étapes est marquée par de nombreuses incursions dans les alentours. Son livre sera très précieux à tous ceux qui désirent s’instruire sur ces hommes et cette époque ; on peut dire que M. Haym justifie son titre et qu’il a bien apporté son contingent à l’histoire de l’esprit allemand.


A. S.


C. BULOZ.