Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1876

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1050
14 janvier 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1876.

L’année qui vient de s’ouvrir, qui ne compte encore que quelques jours, réserve-t-elle déjà au pays des difficultés ou des surprises nouvelles ? Entre les crises parlementaires de la fin de la session et la crise définitive des élections générales y a-t-il place pour une crise de gouvernement ? On le dirait à voir la marche des choses et les incidens qui sont venus tout à coup mettre en péril l’existence ou l’intégrité du ministère. Rien de particulièrement grave et irréparable, il est vrai, n’est survenu depuis quelques jours. L’assemblée s’est dispersée paisiblement le soir du 31 décembre après avoir entendu une vibrante et patriotique allocution de M. le duc d’Audiffret-Pasquier ; elle s’est séparée en laissant éclater l’incohérence de ses pensées jusque dans les acclamations diverses par lesquelles elle a répondu aux adieux de son président. Les députés se sont hâtés d’abandonner Versailles et de regagner leurs départemens, allant courir la fortune électorale, qui pour le sénat, qui pour la chambre populaire. Dès lors il a semblé à peu près entendu que les questions de cabinet n’avaient plus pour le moment de raison d’être, que le ministère formé pour l’application des lois constitutionnelles devait rester tel qu’il était jusqu’au bout de sa mission, jusqu’à ce scrutin qui va créer les nouveaux pouvoirs publics. C’était, sinon une nécessité absolue, du moins une convenance politique en l’absence de l’assemblée et en présence d’un mouvement d’élections déjà inauguré de toutes parts dans la mêlée des candidatures et des programmes. Malheureusement les situations fausses sont toujours livrées à l’imprévu, aux accidens intimes qui ne tiennent compte ni des convenances ni des nécessités, et le ministère, après le départ de l’assemblée comme devant l’assemblée elle-même, n’a cessé de se débattre dans une de ces situations fausses où tout est possible. De là cette crise qui vient d’éclater, qui n’est évidemment que la conséquence aussi naturelle qu’inopportune d’une équivoque favorable à toutes les confusions, aux malentendus et à d’inévitables froissemens. La vérité est que la question de cabinet s’est réveillée au moment où on la croyait ajournée jusqu’à la réunion des chambres nouvelles. Un conflit a été engagé dans les conseils du gouvernement. M. le ministre des finances serait-il obligé de donner sa démission pour cause de fidélité à des opinions et à des alliés qu’il n’a jamais désavoués, dont il s’est toujours considéré comme le représentant au pouvoir ? S’il quittait le ministère, se retirerait-il seul ou serait-il suivi par M. Dufaure, même peut-être par quelques autres de ses collègues ? La politique particulièrement représentée par M. le vice-président du conseil resterait-elle seule maîtresse du terrain à la veille des élections ? Au fond, c’est toute l’histoire de cet imbroglio de quelques jours.

Comment s’est-elle engagée, cette crise singulière ? À vrai dire, elle n’est point d’aujourd’hui ni d’hier, elle est peut-être née avec le ministère lui-même. Elle était en germe dans des divergences de situation, d’opinion ou de caractère qu’une politique de libérale et habile conciliation pouvait seule effacer ou atténuer, qu’un esprit d’obstination exclusive n’a fait qu’entretenir et irriter. M. le vice-président du conseil s’est plu assez souvent à invoquer l’homogénéité du ministère et à se couvrir avec une certaine affectation de l’adhésion unanime de ses collègues à la politique dont il a plus d’une fois exposé le programme. Homogénéité, unanimité, c’était au mieux. M. le vice-président du conseil se méprenait sans doute moins que personne en prononçant ces mots qui pour le moment répondaient à tout. Il savait bien que cette unité d’opinions dont il se faisait un bouclier était plus apparente que réelle, plus accidentelle que permanente, et que dans tous les cas elle était le prix de concessions incessantes faites par un sentiment de patriotisme aux circonstances. On laissait dormir les dissentimens ; mais il est bien clair que tous les membres du gouvernement n’interprétaient pas de la même manière la pensée de transaction qui a donné naissance à la constitution du 25 février 1875 et au ministère du 12 mars. Tout le monde n’entendait pas s’enchaîner aux fantaisies de réaction de M. le ministre de l’intérieur. Évidemment M. le garde des sceaux, malgré toute sa réserve, n’a cessé d’avoir une autre attitude et un autre langage que M. Buffet, même dans ces discussions récentes sur la loi électorale, sur la presse, où il a semblé marcher d’intelligence avec le chef du cabinet. L’unanimité n’était pas sans doute bien intime et bien solide lorsqu’il fallait des négociations et des explications de toute sorte pour que le discours si simple, si libéral, prononcé cet automne par M. le ministre des finances à Stors, eût les honneurs de la publicité officielle. Tant que les lois organiques ont été incomplètes, la nécessité d’achever l’organisation constitutionnelle a pu et a du dominer toutes les dissidences. Le jour où ces lois ont été votées et où il a fallu en venir à une application du régime nouveau, à une direction précise dans les élections, la lutte a éclaté ou s’est renouvelée, si l’on veut, plus vivement que jamais. Ce jour-là, elle s’est manifestée par un conflit direct entre M. le vice-président du conseil et M. le ministre des finances, ou plutôt par une tentative impatiente de M. Buffet pour placer M. Léon Say dans l’alternative de se soumettre à la politique du ministre de l’intérieur ou de donner sa démission.

De quoi donc M. Léon Say s’est-il rendu coupable ? M. le ministre des finances met, il est vrai, un peu moins de façons que M. le vice-président du conseil à prononcer le mot de république. Il est tout simplement constitutionnel sans arrière-pensée, sans promettre aux partisans de l’empire ou de la légitimité une révision favorable à leurs espérances. Il est candidat au sénat et il ne craint pas de se présenter aux électeurs de Seine-et-Oise en compagnie de M. Feray, qui est un grand manufacturier, membre du centre gauche, de M. Gilbert-Boucher, qui est un conseiller à la cour d’appel de Paris, un ministre pactisant avec le centre gauche et avec la gauche la plus modérée, voilà le crime, le scandale ! Voilà ce que le ministre de l’intérieur ne pouvait tolérer, et dans cette campagne engagée aussitôt contre M. Léon Say, M. le vice-président du conseil, il faut l’avouer, a eu la triste fortune d’être précédé par d’étranges hérauts d’armes qui se sont chargés de publier à leur manière, à coups de trompette, la déclaration de guerre. Oui, vraiment M. le vice-président du conseil a le malheur d’avoir autour de lui des collaborateurs ou des défenseurs bien compromettans, plus empressés à flatter ses passions qu’à servir son autorité morale. Que le chef du cabinet ait donné lui-même le mot d’ordre de l’attaque contre un de ses collègues, nous voulons en douter. C’est déjà bien assez que, par une coïncidence plus pénible pour M. le ministre de l’intérieur que pour M. le ministre des finances, des agressions de cette nature aient paru un seul instant avoir une importance, et qu’elles aient semblé être le préliminaire de la dernière crise. Toujours est-il que pour se trouver l’allié de radicaux tels que M. Feray et M. Gilbert-Boucher, M. Léon Say a passé un moment pour l’homme « aux méchans complaisant » de Molière, et on lui a demandé sa démission ou le désaveu de la liste sénatoriale sur laquelle il figure dans le département de Seine-et-Oise.

C’était bien simple en apparence : il n’y aurait qu’un changement, le cabinet resterait intact avec une politique plus nette, moins exposée aux interprétations contraires. Nul doute que M. le ministre de l’intérieur, en conseillant à M. le président de la république une telle démarche, n’ait cru faire un coup de maître, se délivrer d’un embarras et simplifier la situation du gouvernement. Assurément la difficulté n’était pas de demander à M. Léon Say sa démission, ni même de l’obtenir ; mais ce n’était là que le commencement, et on n’a pas tardé à s’en apercevoir. M. le vice-président du conseil en provoquant cette crise n’a pas bien réfléchi ; il n’a point évidemment bien pesé toutes les conséquences de l’initiative qu’il prenait, de l’acte dont il acceptait la responsabilité dans les circonstances où nous sommes. Il n’a pas vu qu’après tout les choses ne pouvaient se passer ainsi, que la démission de M. Léon Say ne pouvait rester une affaire personnelle, qu’elle prenait un caractère essentiellement grave par cela même qu’elle était le dénoûment d’un conflit entre deux politiques, et que la retraite de M. le ministre des financés entraînerait sans doute la démission de quelques autres membres du cabinet, notamment de M. le garde des sceaux. C’est ce qui est arrivé en effet. Dès qu’il a connu la situation, M. Dufaure n’a point hésité, paraît-il, à déclarer qu’il partageait les idées de M. Léon Say et qu’il se retirerait avec lui. S’il y a eu des insistances pour retenir M. le garde des sceaux, pour modifier sa résolution, elles ont échoué, elles devaient échouer devant la droiture, devant la raison prévoyante de l’homme public, et on peut ajouter que, selon toute vraisemblance, M. Dufaure ne se serait pas retiré seul avec M. Léon Say ; d’autres démissions se seraient inévitablement produites. Ce n’est pas tout enfin : il y a une dernière et plus grave conséquence que M. le vice-président du conseil n’a du entrevoir qu’assez confusément d’abord, c’est que des changemens aussi sérieux ne pouvaient s’accomplir avec cette facilité au milieu de l’indifférence publique. La commission de permanence se serait réunie le lendemain, cela n’est pas douteux. L’assemblée elle-même aurait été infailliblement rappelée à Versailles, et elle serait revenue avec des dispositions certainement peu favorables à des délibérations calmes. Des débats irritans se seraient ravivés, des questions de gouvernement auraient été agitées, et tout cela en pleine période électorale ! C’était assurément une responsabilité des plus graves que prenait là M. le vice-président du conseil. Ce qu’il n’avait pas entrevu au premier moment, il a du le voir à mesure que la crise se déroulait ; il s’est arrêté, c’est ce qu’il pouvait faire de mieux. La réflexion, le sentiment des dangers qu’on allait braver si gratuitement, les interventions médiatrices, tout a contribué à tempérer les dissentimens et les incompatibilités. Les négociations ont recommencé, la question a cessé d’être personnelle pour redevenir simplement une question de direction générale dans la politique du gouvernement, et encore une fois l’esprit de transaction a prévalu. Tout a fini par une proclamation que M. le président de la république vient d’adresser aux Français, qui a été adoptée en commun par le cabinet tout entier, quoiqu’elle ne soit contresignée que par M. le vice-président du conseil.

Une proclamation de M. le président de la république exposant devant la France le programme électoral du gouvernement, c’est sans doute un procédé assez extraordinaire, un peu solennel et surtout peu conforme aux usages constitutionnels. C’est faire intervenir sans une nécessité bien évidente M. le maréchal de Mac-Mahon dans des débats au-dessus desquels s’élève son autorité légalement définie et universellement respectée… Telle qu’elle est néanmoins dans son ensemble, cette proclamation est certainement empreinte d’une loyale sagesse, puisqu’elle invoque la paix et l’ordre que les nouveaux sénateurs et les nouveaux députés doivent avoir la mission de maintenir de concert avec le président de la république, puisqu’elle se résume dans ces mots que tout le monde peut accepter : « Nous devons appliquer ensemble avec sincérité les lois constitutionnelles, dont j’ai seul le droit, jusqu’en 1880, de provoquer la révision. Après tant d’agitations, de déchiremens et de malheurs, le repos est nécessaire à notre pays, et je pense que nos institutions ne doivent pas être révisées avant d’avoir été loyalement pratiquées ; mais pour les pratiquer comme l’exige le salut de la France, la politique conservatrice et vraiment libérale que je me suis constamment proposé de faire prévaloir est indispensable… » Que cette proclamation de M. le président de la république soit une œuvre spontanée ou une combinaison de divers programmes préparés par les principaux ministres, qu’elle ait du être soumise à des délibérations successives et laborieuses, peu importe : l’essentiel pour le moment, c’est qu’elle a eu pour premier effet de rétablir la paix ministérielle. De la démission demandée à M. Léon Say, il n’est plus rien resté, on n’en a même plus parlé que pour la détruire. M. le ministre des finances s’est tiré de là simplement, fermement, sans se refuser à une transaction sous la garantie de la parole de M. le maréchal de Mac-Mahon, comme aussi sans abdiquer son droit de défendre la république constitutionnelle, de se présenter avec ses amis du centre gauche aux électeurs de Seine-et-Oise. Après cela, ce serait sûrement une étrange illusion de croire à une paix complète et durable. N’y eût-il que les notes presque officielles par lesquelles on commence déjà de dire que la proclamation de M. le président de la république n’est que la confirmation des discours, des idées de M. Buffet, ce serait assez pour prouver que cette paix n’est encore qu’une trêve, qu’il y a toujours deux politiques en présence, et que, si la dernière crise n’est point allée jusqu’à séparer les hommes, jusqu’à dissoudre un ministère, elle n’a pas cessé d’être au fond des choses.

Des paroles comme celles que vient de prononcer M. le président de la république sont sans aucun doute de nature à détendre jusqu’à un certain point, momentanément, une situation, et dans tous les cas elles dégagent l’autorité de M. le maréchal de Mac-Mahon. En définitive néanmoins, il est bien clair que tout dépend de ce que deviendra ce programme dans la pratique ministérielle, de ce qu’on entend par « la politique conservatrice et vraiment libérale, » par l’exécution loyale des lois constitutionnelles, et c’est ici que commence cette question de direction que la dernière crise n’a peut-être pas tranchée nettement au profit des idées de modération et de conciliation. Assurément, si on l’avait voulu, si on avait eu un sentiment clair et précis des conditions où se trouve la France, il y avait une politique simple, naturelle et efficace. Il fallait, non pas seulement aujourd’hui, mais dès le premier jour, choisir hardiment son terrain d’action, dissiper toute équivoque, décourager toutes les arrière-pensées, tous les calculs secrètement hostiles, et ne pas laisser aux partis cette ressource d’une distinction perfide entre les institutions et le « gouvernement du maréchal. » Si on pouvait rétablir la monarchie, que ne la rétablissait-on ? Dès qu’on ne le pouvait pas, il fallait accepter la situation telle qu’elle est, avec ses caractères et ses conséquences, s’y attacher résolument et aller droit au pays en lui demandant sans subterfuge de se rallier à ces lois constitutionnelles qui sont après tout sa sauvegarde. Le pays désire le repos, comme le dit M. le président de la république, oui sans doute ; il demande surtout à être éclairé et dirigé au milieu des confusions où il se débat, et il aurait certainement répondu à la confiance qu’on aurait mise en lui, à l’appel qu’on lui aurait adressé ; il se serait senti gouverné. En dehors même des masses, les hommes modérés de toutes les opinions, qui sont innombrables en France, auraient compris qu’ils avaient des guides, qu’ils pouvaient marcher sans crainte d’être abusés encore une fois, et c’était le meilleur moyen de vaincre les partis extrêmes, de les réduire à l’impuissance en réalisant cet idéal d’une politique vraiment conservatrice et libérale dans les institutions nouvelles. C’est le malheur de M. Buffet de n’avoir pas compris cette situation, d’avoir voulu gouverner par l’équivoque et les restrictions, d’avoir mis toute son habileté à grouper sous ce nom d’union conservatrice des partis hostiles sur lesquels il ne peut compter, qu’il ne peut satisfaire qu’en flattant leurs regrets ou leurs espérances, en faisant bon marché de la constitution au nom de laquelle il exerce le pouvoir.

À quoi donc arrive M. le vice-président du conseil par le système qu’il suit si obstinément, et dont ses amis, ses défenseurs, prétendent voir la confirmation complète dans la proclamation de M. le maréchal de Mac-Mahon ? Il provoque des crises ministérielles comme celle qui vient de se dérouler, qui a failli laisser le pays sans direction au moment le plus critique, et il nous conduit à cette situation électorale qui se dessine déjà, qui offre le spectacle, réellement assez étrange, d’une administration procédant un peu partout par l’exclusion des partisans de la constitution du pays. M. le président de la république, il est vrai, a plus d’une fois fait appel aux hommes modérés de tous les partis, et cet appel il le renouvelle dans sa récente proclamation. Malheureusement M. le ministre de l’intérieur et les préfets, qui exagèrent encore sans doute ses instructions, ont une ingénieuse manière d’interpréter cette parole dans la pratique électorale. A leurs yeux, ceux qui semblent prendre tout simplement au sérieux la république conservatrice et la constitution du 25 février, ceux-là ne sont plus des modérés ; ce sont des révolutionnaires plus ou moins déguisés, des alliés du radicalisme, en un mot de faux modérés suspects et dangereux. Faux modérés sont tous les membres du centre gauche, faux modérés les amis de M. Casimir Perier et tous ceux qui, comme lui, ont aidé sans arrière-pensée à l’organisation d’une république honnête et pacifique. Faux modéré est M. Feray, avec qui M. Léon Say a eu le tort de s’allier, et qui, sans y songer, a été la cause innocente d’une crise ministérielle.

D’exclusion en exclusion, on ne sait plus qui échappera, qui sera jugé assez orthodoxe pour entrer dans cette union des modérés dont M. le président de la république a fait un mot d’ordre politique. Sans y prendre garde, M. Bocher et le préfet de police, M. Léon Renault lui-même, risquent fort de n’être pas dans l’orthodoxie, de ne pas trouver grâce devant l’administration, car enfin que dit M. Bocher à ses électeurs du Calvados ? Il ne dispute à la république constitutionnelle ni son titre ni ses conditions ; il y voit sous un autre nom et sous une autre forme les garanties essentielles du gouvernement parlementaire. « Vous avez à choisir, dit-il, entre les partisans et les adversaires avoués ou cachés du régime actuel, entre ceux qui, conservateurs véritables, l’acceptent de bonne foi et sans arrière-pensée, qui pourront en prévoir le changement sans le désirer, surtout sans le rendre eux-mêmes nécessaire, et ces faux conservateurs qui ne croient pas à la stabilité des nouvelles institutions, en souhaitent la ruine et feront tout pour la précipiter. Je suis avec les premiers. » Que dit de son côté M. le préfet de police en sollicitant la députation dans l’arrondissement de Corbeil ? « Nos nouvelles institutions sont rassurantes pour les conservateurs en même temps qu’elles offrent aux amis des libertés publiques les garanties qu’ils ont le droit d’exiger. Le devoir des bons citoyens est de ne rien épargner pour les consolider… Elles ne peuvent être révisés jusqu’en 1880 que sur l’initiative du président de la république ; si, avant l’expiration du mandat législatif, M. le maréchal de Mac-Mahon croyait devoir faire usage de la prérogative qui lui a été réservée, je voterais pour les propositions qui auraient pour but d’introduire une amélioration ou de corriger un défaut dans la constitution, je repousserais sans hésitation celles qui porteraient atteinte à son principe… » Fort bien ! c’est parler sans détour en homme résolu. Nous ferons seulement observer que ce que dit M. le préfet de police, c’est ni plus ni moins ce qu’a dit le terrible complice de M. Léon Say, M. Feray, qui prêtera certainement son appui à M. Léon Renault dans l’arrondissement de Corbeil, c’est ce que disent dans toutes les parties de la France une foule de candidats combattus par l’administration uniquement parce qu’ils parlent comme M. le préfet de police.

L’erreur de M. le vice-président du conseil est de méconnaître absolument l’immense travail d’apaisement et de modération qui s’accomplit depuis quelques années en France, ce travail qui a déterminé les plus anciens républicains à voter pour une constitution conservatrice, qui Conduit M. Gambetta lui-même à rompre avec le radicalisme extrême et agitateur, comme il le faisait encore récemment dans une lettre adressée à un conseiller municipal de Cahors. M. le vice-président du conseil ne peut pas se résigner à regarder en face et sans vaines défiances ce mouvement si nouveau, presque universel, à distinguer entre les élémens révolutionnaires, qu’on a certes raison de combattre sans faiblesse, et les élémens de force conservatrice, dont on peut se servir. Il ne voit partout qu’une tactique habile faite pour surprendre et tromper le pays par des démonstrations perfides en faveur de l’ordre et de la paix ; il a l’idée fixe des faux modérés qui se cachent sous l’apparence du respect de la constitution, qu’il se croit tenu de combattre partout comme les ennemis du « gouvernement du maréchal, » c’est le mot consacré. Et à ces faux modérés, dont il dédaigne l’alliance et l’appui, qu’il traite ou qu’il fait traiter à peu près partout en ennemis, qu’a donc à opposer M. le vice-président du conseil ? C’est là vraiment que triomphe la politique du ministre de l’intérieur. M. Buffet, pour faire face à tout, a sa grande et invariable combinaison qu’il ne cesse de produire, — l’union conservatrice ! Beau mot assurément, mais qui dans la réalité devient une étrange chose, un amalgame de tous ceux que M. Bocher appelle les « faux conservateurs, » les « adversaires avoués ou cachés des institutions nouvelles. » Ce n’est point sans doute que M. le vice-président du conseil veuille de propos délibéré et avec préméditation préparer la ruine de la constitution du 25 février, de ce régime pour lequel M. le maréchal de Mac-Mahon réclame le bénéfice d’une expérience loyale. Non, M. le ministre de l’intérieur n’a pas de si noirs desseins et une si profonde diplomatie, nous le croyons ; mais il est entraîné par son système, il est obligé de tout subordonner à la politique de combat, de résistance, que lui imposent ses passions, ses préjugés, ses défiances, ses répulsions. C’est presque sans le vouloir et par une sorte de fatalité qu’il est conduit à cette position extraordinaire où, pour faire l’expérience des institutions « loyalement pratiquées, » il ne voit rien de mieux que de rechercher le concours de ceux qui en « souhaitent la ruine et feront tout pour la précipiter. »

Cette politique, elle est dans le choix des candidatures que l’administration patronne comme dans les discours de M. le vice-président du conseil. On n’a qu’à voir ce qui se passe presque invariablement dans toutes les parties de la France. Partout, sur toutes les listes, on est à peu près certain de trouver des légitimistes, des bonapartistes ou des conservateurs qui ne se piquent pas d’une grande consistance d’opinion. Ceux-là ne refusent rien, il est vrai, au « gouvernement du maréchal de Mac-Mahon ; » mais ils ne promettent rien à la constitution, ils prononcent son nom du bout des lèvres, en la livrant à son malheureux sort et en se promettant de pousser à la révision le plus promptement possible. Voilà les listes et les programmes qui ont particulièrement les faveurs administratives, et de toutes les combinaisons la plus merveilleuse, la plus inattendue, est encore celle qui réunit dans une fraternelle candidature M. Batbie et un des fidèles du régime napoléonien. Un des journaux conservateurs du Gers n’a pu dissimuler son étonnement, mais c’est ainsi que les choses doivent se passer pour l’honneur de l’union conservatrice ! Dans la Gironde, un des candidats préférés de la préfecture est un ancien sénateur de l’empire, M. Hubert-Delisle. Dans les départemens du centre, dans la Charente, dans la Normandie, un peu partout, c’est à peu près de même. Les candidatures bonapartistes n’ont pas toutes assurément les faveurs administratives ; il y en a malheureusement un assez grand nombre qui ne sont que faiblement combattues en haine des candidatures des partisans de la république, des constitutionnels, ou même de ces « faux modérés » qui ont le privilège d’exciter si vivement l’humeur soupçonneuse de M. le vice-président du conseil.

On ne peut pourtant pas agir autrement, dit-on, c’est inévitable. Les bonapartistes sont nombreux dans le pays, surtout dans certains départemens. Sans leur appui, que devient le succès de l’union conservatrice ? Tout ce qu’on peut faire, c’est de limiter leur influence, de tempérer leurs impatiences, de ne leur livrer que quelques positions dans la place en échange de leurs votes. Nous connaissons bien ces explications ; mais après tout, s’il en était ainsi, à qui donc en serait la faute ? qui donc a contribué à relever ces influences avec lesquelles on se croit obligé maintenant de négocier et de traiter ? Qu’on se souvienne un peu : moins de trois ans après la guerre de 1870, deux ans tout au plus après la fatale et inévitable paix de 1871, un ministre de l’empire se retrouvait dans les conseils de la république. Presque partout les maires du régime impérial rentraient dans leurs fonctions. Trop souvent les pratiques administratives de l’ère napoléonienne ont été réhabilitées par ceux-là mêmes qui en avaient souffert, qui ont cru pouvoir se servir de ces armes dont ils avaient été blessés. Après un vote solennel de déchéance condamnant un gouvernement comme coupable des désastres de la France, on en est venu à effacer à demi ce vote, à parler avec moins de sévérité de ce gouvernement, à ne plus le considérer que comme un de ces régimes tombés qui ont laissé des souvenirs, des regrets, des espérances, des affections légitimes. Aujourd’hui encore on hésite à prononcer une parole qui eût été certainement de circonstance, qui était attendue, et pendant que M. le président de la république fait un appel honorable, peut-être malheureusement peu efficace, à l’abnégation de ceux qui mettent les intérêts du pays au-dessus de leurs préférences, les préfets continuent à soutenir des candidatures assez équivoques sous prétexte d’aider au succès de l’union conservatrice. On subit les conséquences de la politique à laquelle on s’est livré, des confusions qu’on a créées. M. le vice-président du conseil ne voit pas qu’il risque tout pour un concours douteux ou périlleux, — que, sans le vouloir, il joue tout simplement le jeu des bonapartistes, sur lesquels il ne peut même pas compter, qui lui manqueraient certainement le jour où ils y auraient un intérêt de parti. Que veulent en effet les bonapartistes ? qu’ont-ils poursuivi jusqu’ici, même dans ces élections sénatoriales de l’assemblée, où ils ont offert le spectacle d’une si audacieuse évolution ? Ils se sont proposé de faire disparaître d’abord le centre droit, qui, en s’alliant avec le centre gauche, aurait pu constituer une force prépondérante. Ils ont voulu écraser les fractions modérées pour arriver à des élections où la lutte s’engagerait entre les républicains et une armée conservatrice dont les partisans de l’empire resteraient le corps principal. M. le vice-président du conseil entre aveuglément dans ce jeu. Cette union conservatrice qu’il préconise, qu’il interprète et pratique à sa manière, c’est surtout aux impérialistes qu’elle peut servir, et par ce système il n’est point impossible effectivement qu’on n’arrive à un résultat assez étrange, à des assemblées où républicains et bonapartistes seront en présence, formant les principales masses parlementaires. Est-ce là ce que M. le vice-président du conseil appellerait servir les intérêts conservateurs et libéraux de la France ?

Non assurément, la politique de M. le ministre de l’intérieur n’est ni libérale ni conservatrice. Ce qu’on peut même lui reprocher, c’est de n’être point du tout une politique, de n’être qu’un expédient chimérique ou périlleux, et de compromettre les intérêts conservateurs qu’il prétend servir. Ces intérêts, M. le ministre de l’intérieur les compromet par ses alliances, par ses interprétations, par ses combinaisons, qui en vérité n’ont rien de nouveau, qui n’ont jamais rien sauvé.

M. Buffet a certainement une énergie et une obstination de caractère qu’il pourrait mieux employer. Au fond, sous cette apparence de ténacité impérieuse, son système de gouvernement se résume dans une sorte d’entraînement instinctif de réaction et dans une subtilité laborieuse dont un des plus récens et des plus singuliers exemples est le commentaire qu’il vient de donner à la loi sur la presse. Un amendement proposé à cette loi a enlevé au gouvernement le droit d’interdire, par une mesure spéciale, la vente d’un journal sur la voie publique. Fort bien ! cette disposition est assez claire ; mais on ne pense pas à tout. Il se trouve qu’une autre loi de 1849, toujours en vigueur, contient un article qui met dans la dépendance de l’administration les colporteurs ou vendeurs de tous les écrits périodiques ou non périodiques. Ministère de l’intérieur et préfets ont le droit de donner ou de retirer les autorisations de vente, de vérifier les catalogues des colporteurs, d’interdire tout ce qui porte atteinte à la morale, aux lois, à l’ordre, et c’est cet article qu’invoque aujourd’hui l’administration. Il en résulte qu’à défaut du droit spécial d’interdire un journal, qui lui a été retiré par la dernière loi, le gouvernement retrouverait ailleurs la faculté plus générale et plus étendue d’interdire la vente de tous les journaux rien qu’en retirant à un colporteur l’autorisation dont il jouit. Annuler une légalité récente par une légalité ancienne qu’on a oublié de réviser, est-ce là de la politique conservatrice ? Non, ce n’est ni en jouant avec ces subtilités, ni en représentant l’ordre social comme perpétuellement menacé, ni en faisant intervenir, quelquefois avec peu d’opportunité, la personne de M. le maréchal de Mac-Mahon, qu’on est un vrai chef de cabinet conservateur. La vraie politique aujourd’hui sera celle qui, en donnant à la France la paix et l’ordre, dont parle M. le président de la république, saura en même temps la gouverner sans la violenter, lui inspirer une libre et virile confiance dans ses destinées, dans ses institutions, dans les chefs appelés à la conduire.

Au fond, ces crises peuvent être pénibles, elles n’ébranlent pas sérieusement la situation intérieure de la France, qui est assez vivace pour triompher de ces conflits de direction dans sa politique, même d’une bataille électorale comme celle qui va commencer. Une question tout au moins aussi grave serait de savoir si cette année qui s’ouvre, promet à l’Europe la paix que tout le monde désire ou des crises prochaines. La vérité est que les élémens de conflagration, les périls, ne manquent pas, et les nouvellistes en profitent pour mettre en émoi de temps à autre les cercles politiques et les marchés financiers. L’Europe, dans ces dernières semaines, a vu se succéder une multitude de fausses nouvelles heureusement démenties. Un jour, c’était le roi Victor-Emmanuel qui avait profité des réceptions du 1er janvier pour adresser une allocution toute belliqueuse à ses généraux ; il n’aurait parlé de rien moins que d’un prochain appel qu’il aurait à faire au courage de son armée. Qu’est-il resté bientôt de tout cela ? Il y a la vérité toute simple. Le roi Victor-Emmanuel a parlé, comme il parle toujours, avec sa familiarité martiale ; il a témoigné l’intérêt affectueux qu’il porte à son armée, la confiance qu’il a toujours mise dans ses soldats avec lesquels il a combattu. Voilà tout, et, si l’Europe est menacée d’un péril de guerre, ce n’est point à coup sûr l’Italie qui donnera le signal. Le gouvernement de Rome est trop occupé de ses affaires intérieures, de ses finances, du rachat des chemins de fer demeurés jusqu’ici la propriété de compagnies étrangères. — Un autre jour, on a tout à coup annoncé que l’Autriche rappelait ses réserves, qu’elle prenait ses dispositions pour compléter son armée. Un journal anglais le disait sérieusement sur la foi d’un mystérieux correspondant de Vienne ; puis il s’est trouvé qu’il n’y avait rien de plus qu’une invention propagée par le télégraphe, qui est quelquefois le complice de toutes les fables et peut-être aussi d’audacieuses spéculations. Le dernier mot de la situation européenne, c’est que les cabinets sont aujourd’hui occupés de la note élaborée dans ces derniers temps par le comte Andrassy, destinée à formuler le programme de réformes que la diplomatie doit demander à la Turquie.

À la vérité c’est bien assez pour donner de l’occupation en Europe et même pour provoquer les plus graves complications, s’il y avait quelque part la volonté de faire éclater l’incendie. La note du comte Andrassy, approuvée par la Russie comme par l’Allemagne, a été communiquée dès les premiers jours de l’année à la France, à l’Angleterre et à l’Italie. À vrai dire, elle ne paraît avoir soulevé de sérieuses difficultés ni à Paris ni à Rome ni à Londres. Il a pu y avoir quelques objections de détail, il n’y a pas eu de contestation de nature à embarrasser la marche de l’affaire. L’Italie avait envoyé son adhésion quelques heures après avoir reçu la note. La France, elle aussi, a adhéré en faisant quelques observations sans gravité. L’Angleterre enfin a sanctionné à son tour la note autrichienne. Il y avait deux raisons pour que le concert des puissances s’établît sans grande difficulté. D’abord la note du comte Andrassy est des plus modérées dans ses termes, dans les propositions qu’elle formule ; elle ne contient rien qui dût provoquer l’opposition des cabinets. De plus, il y avait une certaine importance à ce qu’il n’y eût aucune dissonance dans cette action de l’Europe. Maintenant comment la Turquie accueillera-t-elle cette communication ? N’opposera-t-elle pas à la note autrichienne, appuyée par l’Europe, les réformes dont elle a pris elle-même l’initiative ? Le cabinet ottoman a pu avoir d’abord cette pensée ; il ne paraît pas avoir persisté, et il est plus intéressé que tout autre à travailler avec l’Europe à une prompte solution, puisque, si on laissait arriver le printemps sans avoir rien fait de décisif, l’insurrection pourrait se réveiller plus que jamais dans l’Herzégovine et s’étendre dans d’autres provinces. C’est l’intérêt de la Turquie d’en finir, et c’est assurément aussi l’intérêt de l’Europe d’éteindre ou de circonscrire cet incendie toujours menaçant.

CH. DE MAZADE.

REVUE MUSICALE.

La Société des concerts du Conservatoire, qui, en fait de nouveautés, n’a jamais passé pour gâter ses élus, vient de leur donner le Manfred de Schumann. L’œuvre ne nous était point inconnue, puisqu’il y a trois ans la société l’avait déjà mise à son programme, mais de ce grand ensemble organique, quelques morceaux détachés, l’ouverture, — une admirable page, — et l’apparition de la fée des Alpes, — une merveille de grâce et de poésie, — étaient seuls restés dans les mémoires, et c’est encore à ces morceaux que la faveur du public s’est prise pendant les deux récentes auditions. Tout porte à croire qu’il en sera toujours ainsi avec certaines œuvres capitales de Schumann. Pour nous habituer à cette musique abstraite et trop souvent même abstruse, pour nous faire pénétrer au cœur du sujet, il faudrait des expériences fréquemment, obstinément réitérées, et ce ne sont pas des auditions isolées se renouvelant à des années de distance qui nous aideront à débrouiller une pareille énigme. Schumann n’a jamais été clair, ses plus fervens adeptes sur ce point ne sauraient nous contredire ; c’est un esprit alambiqué, une manière de Jean-Paul musical empêtré dans les parenthèses, chaotique avec des fulgurations de génie. Dès 1849, à cette période, la plus féconde de sa productivité, où, parmi tant d’ouvertures, de symphonies, de trios, de pièces instrumentales et vocales de tout genre, naquit ce puissant poème de Manfred, la critique lui reprochait cette fureur qu’il a d’amonceler les difficultés techniques en même temps qu’il s’adresse intentionnellement à votre émotion et recherche vos sympathies : toujours Jean-Paul ! La musique de Robert Schumann, ainsi que la prose de l’auteur de Titan, est aux mains du public un peu comme une noix entre les pattes de l’écureuil. Il ronge la dure enveloppe, s’use les dents et la rejette sans se douter que sous l’ingrate écorce un fruit savoureux se dérobe. Ce fruit, bien des gens en France l’ont deviné, pressenti, mais que d’efforts, de frais, seraient nécessaires pour le faire goûter au public ! Longtemps encore, avec le néo-romantique allemand, nous en serons réduits aux notions fragmentaires, aux jugemens par à-peu-près. A peine avons-nous une idée de Manfred ; nous distinguons bien ici et là divers morceaux, assez pour nous dire : C’est un maître I nous n’embrassons pas l’ensemble de l’œuvre. De ce que Schumann a mis dans cette partition de sentiment byronien, de ce qu’il ajoute de ses propres douleurs, de ses pensées, de ses doutes, de ses flammes à lui et de ses amertumes à la passion du poète dont il s’inspire, qu’en savons-nous ? que savons-nous de sa Geneviève, de son Faust ?

C’eût été en effet grand miracle qu’un rôdeur tel que celui-là, cherchant partout quem devoret à travers les littératures, ne fût point venu poser sa griffe de lion sur la tragédie philosophique de Goethe. Quel musicien avant lui n’avait flairé, retourné l’illustre proie ? Beethoven d’abord, qui, s’il faut en croire Schindler, se promettait de terminer par là sa carrière de compositeur. Nous avons ensuite le partitionnaire Eberwein, qui, à Weimar sous les yeux du maître, et soutenu par sa très haute et sérénissime approbation, rédige une musique d’ailleurs fort honnête. Arrive alors le Faust du prince Radzivil, création hybride tenant le milieu entre l’oratorio et l’opéra, et pour laquelle Goethe, qui estimait trop la faveur des princes pour ne pas aimer aussi quelquefois leur musique, daigna scander et rimer deux chœurs nouveaux. A cette partition intéressante succéda celle de Lindpaintner, maître de chapelle à Stuttgart, beaucoup de bruit, de cantilènes, de fantasmagorie ; italianisme et sentimentalisme ; nous approchons, on le voit, de M. Gounod. Laissons cependant passer auparavant le Faust de Spohr, œuvre virile et géniale qui précéda de plusieurs années le Freyschütz de Weber et donna la note et la couleur à l’opéra romantique allemand. En France, nous avons la Damnation de Faust, une symphonie dramatique plus que jamais en honneur dans les concerts, et comme opéra le Faust de Mlle Bertin, représenté jadis au Théâtre-Italien, et le Faust de M. Gounod. Tout cela promet pour l’avenir, et si, par la consommation dans le passé, nous jugeons de la consommation dans le futur, si nous songeons qu’une composition de la valeur du Faust de Spohr est aujourd’hui complètement oubliée même des Allemands, nous pouvons nous demander ce que sera dans un demi-siècle la diablerie florianesque de M. Gounod quand dix ou quinze autres Faust auront passé par-dessus.

Revenons à Schumann. Sa musique, œuvre organique s’il en fut, embrasse les deux parties du poème, et se donne bien garde de négliger pour des illustrations et le tableau de genre ce grand sens caractéristique, cet esprit de réflexion, de critique et de coordination qui fait du poème de Goethe un pendant à la Divine Comédie. Il va sans dire que notre intention ne saurait être d’étudier ici dans ses détails cette musique. Nous avons pour cela de. bonnes raisons, et la meilleure est que nous ne l’avons pas entendue. Nous ne pouvons aujourd’hui qu’en signaler l’existence à la Société des concerts, dont nous aimerions à provoquer la généreuse initiative. On cite comme un chef-d’œuvre l’épilogue dans le ciel et toute la scène qui précède. « La scène des anachorètes, écrit M. Ambros, un des plus vaillans esthéticiens de l’Allemagne, n’est point simplement une des meilleures productions de Schumann, c’est une des plus belles choses de la musique moderne. Le paysage en est un vrai Poussin, vous plongez dans la profondeur crépusculaire de ces bois flottans ; que la musique puisse agir ainsi pittoresquement par la seule évocation d’un sentiment analogue, on l’imagine à peine. Le Père extatique, le Père profond, à la voix grave et méditative, le Père angélique, — amour et mansuétude, — le docteur Marianus, — béatitude, illuminisme, — les chœurs des anges, des bienheureux enfans, des pécheresses auxquelles vient se joindre Marguerite : una pœnitentium, — tout cela d’un rendu, d’un caractère étranges, merveilleux, d’une saisissante beauté. Je recommande aussi le moment où le discours du docteur Marianus tourne à l’hymne ; cette transition, avec son accompagnement de harpes, est d’un prestige éblouissant ; plus tard quelle douceur béate, quelle infinie compassion dans son regard jeté sur les trois repenties implorant leur grâce ! La réplique au suraigu en quelques paroles sonores, éclatantes, de la glorieuse mère du Christ à la Samaritaine, à Marie l’Égyptienne, à Marguerite chantant en voix de soprano, est un trait de génie, un effet absolument grandiose obtenu par les moyens les plus simples. « Sauvé du mal et de l’enfer, le noble enfant du royaume des esprits ! » Dans la reprise de cette phrase et dans le dernier chœur mystique, le musicien était appelé à donner sa mesure, et ce que Schumann a produit là suffirait à sa gloire immortelle ! » Nous en avons dit assez pour être compris de ceux que les intérêts du grand art préoccupent ; si la Société des concerts hésitait, d’autres se montreraient moins difficiles, et, par exemple, pourquoi l’Opéra, tout le premier, ne prendrait-il pas en main cette affaire ? L’épilogue du Faust de Goethe mis en musique par Schumann, quel acte plus splendide à monter ? Il y a là en outre matière à décors, à costumes ; du spectacle et du pittoresque à perte de vue ! Donner cette scène en manière d’oratorio pendant la semaine sainte serait un coup de maître digne de tenter l’émulation du directeur actuel de l’Opéra.

Les représentations shakspeariennes de Rossi continuent d’attirer le monde à Ventadour. Pour les gens amoureux de l’intelligence et de ses plaisirs, rien de réjouissant comme cet enthousiasme qui grandit chaque jour. C’est l’histoire de Rachel et de ses débuts. Quelques-uns d’abord s’écrient, pleins d’admiration : Allez-y voir ! Alors arrivent les curieux et les dilettantes ; puis enfin c’est le public, le grand public qui paie et seul consacre. Le fait est qu’on vient là maintenant comme à Verdi. Vous avez devant vous une salle attentive, studieuse ; c’est le théâtre et un peu aussi la conférence. Dans les loges, à l’orchestre, chacun a dans la main son libretto : les uns vont de l’italien au texte anglais ; les autres, moins aguerris, ont le nez sur la version française ; mais soyez sûrs que tous profiteront de la leçon, même les plus informés. On n’imagine pas ce qu’un si curieux spectacle ouvre à l’esprit de points de vue nouveaux. Ainsi dans Roméo et Juliette, telles scènes de mœurs locales qui, représentées en anglais, passaient inaperçues, empruntent à la traduction italienne un relief tout à fait original : les figures du vieux Capulet, de sa femme et de la nourrice gagnent énormément à parler la langue du pays ; vous les voyez se mouvoir à l’aise, vivre de cette vie abondante, familière, loquace, tout en dehors, que Shakspeare, par la merveilleuse divination de son génie bien plus que par observation, leur a donnée. Une Anglaise de beaucoup d’esprit et de littérature nous disait à ce sujet qu’elle venait, pour la première fois, de faire connaissance avec la famille Capulet, dont elle ne connaissait encore que l’adorable fille. Le succès de Rossi dans Roméo est peut-être le plus brillant qu’il ait obtenu parmi nous. Le premier soir, l’enthousiasme avait peine à se contenir, et quand les applaudissemens se taisaient par force, vous entendiez un frémissement de plaisir circuler dans la salle. Après la scène du balcon, tout le monde criait bis comme après un duo d’opéra, et quel duo, fût-il de Mozart lui-même, vaudrait jamais l’incomparable musique de cette poésie ? Ajoutons que Rossi trouve vraiment à qui parler dans ce nocturne qu’il exécute avec une Juliette de quinze ans. Cette enfant-là n’a pour talent que sa jeunesse, mais combien on lui sait gré d’être jeune et de ne pas solfier depuis neuf lustres !

Rossi en est maintenant à ce point où l’artiste, maître de son public, peut tout oser. Ainsi, lorsque dans la rencontre pendant le bal, il effleure de ses lèvres les lèvres de Juliette, ce baiser rapide, inusité, a d’abord surpris, puis aussitôt les applaudissemens ont éclaté, l’audace extrême avait réussi comme tout réussit au succès ; mais un moins habile, un moins heureux aurait grand tort de s’y risquer. J’ai parlé de jeunesse, Rossi n’a déjà plus l’âge de Roméo, et sa taille, qui sied si bien au More, à Macbeth, au prince de Danemark, manque ici de sveltesse et de gracilité. En revanche, quelle intelligence dans les moyens de suppléer à la nature ! Cet homme porte en soi toutes les impétuosités, toutes les flammes de ses vingt ans, et lorsqu’il lui convient de les répandre, l’illusion est complète. Voyez-le dans la scène avec le frère Laurence, quand il se roule à terre avec les impatiences désordonnées, les révoltes d’un jouvenceau dont l’amour enfièvre le sang. Je glisse sur les duos d’ivresse, sur le combat avec Tybald, les comédiens de cette allure n’ont point pour habitude de se laisser prendre en défaut à certains endroits consacrés ; ce n’est donc point là, sur la grande route où chacun passe et dans les sentiers traditionnels, qu’on les doit chercher ; attendez-les aux tournans, dans les coins. Guettez-moi bien par exemple ce Roméo dans sa scène avec l’apothicaire, un de ces épisodes philosophiques par lesquels l’auteur d’Hamlet ne manque pas une occasion de se manifester. Allez entendre cette scène au Théâtre-Italien, c’est Roméo lui-même qui pose devant vous ; que dis-je ? Vous oubliez le poète, l’acteur, il n’y a plus de fiction, de personnage, il n’y a plus que l’être humain brisé, anéanti. Entre le bal chez les Capulets et ce moment suprême, quelques jours à peine se sont écoulés, et l’enfant du midi par l’excès d’amour et d’infortune a mûri, vieilli ; le voilà, rompu d’expérience, qui s’attarde à réfléchir au lieu de se laisser vivre et qui se prend à méditer sur l’existence, ironique, amer, misérable. Rossi vous fait songer au Penseroso de Michel-Ange, le Médicis sorti de sa crypte ne philosopherait pas autrement. Tout à coup cependant la vie se réveille, Hamlet s’efface et l’amant de Juliette reparaît ; ce précieux poison qui va le réunir à sa maîtresse, il le tient donc enfin ; s’élancer vers elle, la rejoindre, est désormais l’unique effort ; vous sentez qu’il ne vit plus que pour mourir. Le mouvement du tragédien, son accent, son visage, pendant les derniers vers qui précèdent cette sortie ne se peuvent décrire. C’est d’une instantanéité, d’un nouveau, d’un trouvé irrésistibles. Ce spectacle remuait en nous tout le passé, involontairement nous pensions à Delacroix, à Berlioz, ces adorateurs sincères et sans phrases du génie de Shakspeare ; quelles jouissances n’éprouveraient-ils pas, eux qui ont tant vécu avec Roméo et tant aimé Juliette ! — On prête à M. Rossi l’intention de profiter de l’aura popularis pour faire une excursion dans notre répertoire ; s’il compte s’adresser au théâtre de Victor Hugo, jouer, comme on l’a dit, Ruy Blas, le Roi s’amuse, rien de mieux, passe même pour Louis XI, bien que cette tragédie d’opéra comique, avec ses bons villageois dansant en chœur sur la place de l’église, et son arrière-goût de Scribe et de Béranger, ne réponde guère aux tendances dramatiques remises en vigueur chez nous par les représentations de l’artiste italien ; mais qu’il se garde surtout d’aller fouiller dans les archives de l’ancienne Porte-Saint-Martin ; fuyons comme la peste les maladroits amis qui nous crieraient aux oreilles : « Et maintenant à la Tour de Nesle ! » M. Rossi a mieux à faire que de chercher à nous intéresser à Buridan le capitaine, dont les destinées ne nous sont que trop connues ; qu’il reste fidèle à son saint et ne compromette point en des aventures de cape et d’épée le prestige que lui vaut sa manière d’interpréter Shakspeare. Il y a du commentateur et du conférencier chez cet artiste : c’est un penseur, — oiseau rare à rencontrer en lieu pareil ; de là son autorité sur le public, jusqu’alors irrévérencieux et réfractaire. Réussir où tant d’autres, et des meilleurs, avaient échoué n’est point une gloire qui se doive jouer à pile ou face. Cet Italien, par sa puissante initiative, nous a mis en rapport direct avec le génie de Shakspeare, il a, comme on dit, rompu la glace ; qu’il reste désormais l’homme non pas d’un seul rôle, mais d’une idée, idée de vulgarisation des chefs-d’œuvre et, si l’on veut, d’apostolat intellectuel ; là est le secret de sa force et de son succès.

Vanity fair ! dit un roman de Thackeray ; un livre qu’on devrait bien faire et qui servirait plus tard à caractériser les mœurs dramatiques de notre époque, ce serait : la Foire aux appointemens ! La Patti touche aujourd’hui 3,000 francs par représentation, Christine Nilsson s’est mise sur le même pied, ce que voyant, M. Faure, qui ne voulait pas être en reste, vient de s’engager dans la troupe ambulante de M. Merelli au prix de 300,000 francs pour cent représentations. Aux premiers beaux jours, ce baryton expéditionnaire quittera la France et s’en ira comme Joconde parcourir le monde, les journaux ne nous entretiennent que de cet événement : on décompose l’itinéraire : deux mois à Vienne, autant en Belgique, en Hollande, etc., etc. Dans telle grande ville, on déjeunera, mais sans chanter ; dans telle autre d’importance moindre on chantera sans coucher. Tout cela n’a sans doute qu’une médiocre importance, et nous ne songerions point à nous en occuper, s’il n’y fallait voir un signe du temps. Essayez donc avec de tels usages de former des institutions musicales durables, homogènes, d’organiser des troupes d’ensemble comme celles que jadis on applaudissait à l’Opéra. Nous voudrions savoir ce que Nourrit, qui gagnait par année 30,000 francs, et qui se contentait de les gagner, eût répondu si quelque imprésario de passage fût venu lui proposer de quitter ainsi au pied levé ses travaux, ses maîtres, son public, pour s’en aller chanter de clocher en clocher et figurer au jour le jour dans une compagnie nomade ! Les hommes de la période dont nous parlons appartenaient à des traditions en train de s’effacer. Ils aimaient leur pays, leur théâtre, ce milieu national, dans lequel ils avaient grandi et qu’on n’emporte pas à la semelle de ses souliers. Se retrouver entre camarades associés à la même œuvre, tendre incessamment vers le mieux en présence d’un public empressé à constater leurs progrès, à proclamer chacune de leurs victoires, satisfaire ces maîtres qui s’appelaient Cherubini, Auber, Rossini, Meyerbeer, comptait à leurs yeux plus que tout l’or du monde. C’étaient des artistes français dans la plus pure et la plus noble expression, sans ridicules préjugés, mais très dignes et tenant à suprême honneur de passer leur vie à bien mériter de la scène qui les avait faits ce qu’ils étaient ; désormais nous n’avons plus que des virtuoses cosmopolites, le chanteur que notre conservatoire a formé, que nos suffrages ont mis à la mode, va se montrer aussi peu soucieux de ce qui se passe chez nous que s’il s’agissait de l’opéra de Pékin. Personne, hélas ! ne tient à la maison ; nul idéal que les gros bénéfices ! Et ces habiles du moment savent-ils seulement à quoi ils s’exposent ? Savent-ils qu’à ce métier-là leur voix s’use, le public de Paris se désaffectionne, et que, même en dehors de ce que ces habitudes foraines ont de regrettable, c’est toujours un mauvais calcul pour un chanteur que de vouloir, au risque de se surmener et de perdre sa voix, gagner en dix mois ce qu’il pouvait gagner en trois ans si tranquillement et sans quitter son pays autrement que pour aller apparaître à Londres pendant la saison ?


F. de L.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.