Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1879

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Chronique no 1122
14 janvier 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1879.

Voilà donc la grande étape franchie ! Le 5 janvier est passé, et le scrutin sur lequel tous les regards se fixaient depuis quelque temps, qui était pour les uns un objet de vague appréhension, pour les autres un sujet d’espérance, ce scrutin a dit tout ce qu’il avait à dire.

Ces élections pour le premier renouvellement du sénat, elles se sont accomplies régulièrement, paisiblement, au milieu d’une liberté complète, sans aucune agitation inquiétante, sans la moindre apparence de pression abusive, et le résultat a certainement trompé ou dépassé toutes les prévisions. La veille encore, dans le sénat de la république, la majorité était à la droite ou aux droites, à cette coalition d’opinions dont le seul lien était l’antipathie contre la république ; depuis dix jours la majorité est passée aux groupes de la gauche, aux opinions ralliées à la république constitutionnelle, et cette nouvelle majorité n’est plus de quinze voix, de vingt-cinq voix, de trente voix, comme on le disait en essayant tous les calculs, elle arrive d’un seul coup après de soixante voix ! La victoire est complète, elle est en même temps singulièrement significative. S’il y a une chose évidente en effet, c’est que le pays, par son vote, par le caractère de ses choix, par la persistance de ses manifestations, a voulu mettre fin à une situation incohérente, précaire, sans garantie et sans sécurité. En écartant des candidats qui sont aujourd’hui les vaincus du scrutin, il a répudié une politique de fronde stérile, une coalition de partis qui, sans pouvoir rien faire par eux-mêmes, n’ont eu d’autre tactique jusqu’ici que de tout empêcher, de contrarier un régime imposé par la nécessité et la raison. En envoyant au sénat des républicains, d’ailleurs pour la plupart modérés, le pays a voulu tout simplement entrer dans un ordre régulier, dans la pratique sérieuse et sincère des institutions consacrées. Il a donné tout ce qu’on lui demandait, les moyens de faire vivre la république par « l’harmonie des pouvoirs » dans les limites de la légalité constitutionnelle. C’est là ce qu’on peut appeler la signification supérieure des élections sénatoriales, c’est le premier résultat acquis et conquis par le scrutin du 5 janvier, La question est maintenant dans les conséquences qui vont découler de ce déplacement de majorité, dans l’usage qu’on fera de cette victoire. M. Gambetta disait l’autre jour qu’après les dangers auxquels on avait réussi à échapper, l’ère des difficultés allait commencer. Il s’agit de savoir si les difficultés inévitables ne ramèneront pas aux dangers qu’on peut éviter. C’est tout le problème du moment, et, il ne faut pas s’y tromper, il est aussi pressant que sérieux pour les partis, pour le gouvernement, pour le ministère qui a conduit avec une prudente habilité les affaires du pays, depuis le 14 décembre 1877 jusqu’à la récente victoire électorale du 5 janvier. Tout peut dépendre de la manière dont les questions vont s’engager dans cette session décisive qui s’ouvre à l’heure qu’il est à Versailles.

Assurément, à ne consulter que la raison, la réalité des choses, les nécessités de toute sorte qui nous environnent, cette situation intérieure que les élections viennent de créer à la France n’a rien que de simple, et nous ajouterons même rien que de relativement facile. La politique qui s’impose aujourd’hui comme hier éclate en quelque façon à tous les yeux avec la force de l’évidence et de la logique ; elle se dégage de tout un ensemble d’événemens publics. Qu’on se rappelle cette succession de faits et de crises qui nous ont conduits là où nous sommes. La France, on le sait bien, s’est trouvée depuis quelques années dans des conditions particulières, vraiment extraordinaires, où elle a eu la plus grande peine à sortir du provisoire pour entrer dans un ordre régulier, défini, suffisamment approprié à ses intérêts comme à ses instincts : elle y est arrivée laborieusement comme on arrive à tout ce qui est nécessaire. Les partis des régimes déchus ont vainement essayé de la retenir et de la ramener, les uns à la restauration d’une monarchie qui s’est rendue elle-même impossible, les autres au rétablissement d’un empire couvert encore de la poussière sanglante d’une guerre néfaste, ils n’ont réussi qu’à démontrer leur impuissance ; ils se sont usés dans de vaines tentatives, et d’un autre côté, à mesure que les partis des gouvernemens déchus s’épuisaient en efforts stériles, les républicains, une classe nombreuse de républicains du moins, sentaient le besoin de se modérer, de se discipliner, de suivre le conseil de M. Thiers, répétant, avec son autorité persuasive, que l’avenir serait aux plus sages. La république est sortie de là, c’est ce qui l’a rendue possible. La constitution de 1875 a été le prix de la modération des républicains. C’est en évitant les violences et les emportemens périlleux, en s’attachant à la légalité, en la défendant, que les républicains ont pu traverser la crise du 16 mai, et le scrutin du 14 octobre 1877 a été comme une sanction nouvelle de la prudence qu’ils se sont imposée dans la lutte. Depuis plus d’un an il y a au pouvoir un ministère éclairé, animé d’intentions libérales, illustré par le nom de M. Dufaure, un ministère qui a donné au pays l’éclat de l’exposition, une paix intérieure complète, une liberté sans trouble, et les élections sénatoriales sont encore une fois le prix d’une année de sage gouvernement : de sorte, on le remarquera, que les manifestations successives du pays apparaissent comme la sanction ou le couronnement des idées de modération dans la république. Eh bien, ce n’est pas seulement de l’histoire, la question du jour est là tout entière : il s’agit de décider si on s’en tiendra à une politique éprouvée, qui a valu de tels succès, qui est toujours représentée au pouvoir par un ministère sensé et honorable, ou s’il n’y aura rien de plus pressé que de renouer des traditions agitatrices, de déchaîner les ambitions de partis et de préparer, par l’excès des prétentions, d’inévitables crises de gouvernement.

Oui, ce qui fait justement la gravité de la situation au sein même de la victoire la plus éclatante et ce qui peut préparer quelques-unes de ces difficultés dont parlait M. Gambetta, c’est que malgré tout, malgré les lumières d’un passé si récent, il y a toujours, il y a plus que jamais peut-être deux politiques en présence. S’il y a une politique qui a conduit heureusement jusqu’ici les affaires du pays et de la république, qui a réussi par la modération, qui a pour elle l’expérience, il y en a une autre qui a ses idées, ses ambitions, ses ressentimens, ses passions exclusives et dominatrices, ses fanatismes mal réprimés. Il y a la politique des impatiens qui ne s’inquiètent ni du lendemain ni de la veille, qui ne recherchent ni comment une situation s’est fondée, ni comment elle peut être compromise, qui ne voient dans un vote que ce qui flatte leurs préjugés, et qui du haut de leur infaillibilité trouvent peut-être déjà que M. Dufaure a ses faiblesses ! Ces impatiens ne manquent pas, ils ont été quelque peu surexcités par les élections ; ils se sont montrés assez naïvement dans toutes ces réunions de groupes et de fractions de groupes, de comités et de sous-comités, de délégués et de sous-délégués, qui sont allés en procession chez M. le président du conseil et qui ont organisé une sorte d’agitation préliminaire, comme pour peser sur les prochains débats des chambres. Les uns proposaient la rédaction d’un programme qu’on irait porter solennellement, c’est-à-dire imposer au ministère ; les autres demandaient que le ministère, qui a aussi son programme, vînt le communiquer aux comités et le débattre avec eux. Il y a eu une petite effervescence de quelques jours dans ce monde des réunions où s’essaient parfois les orateurs arrivant de leur province ou aspirant à devenir chefs de groupes.

Ces politiques impatiens de comités ont oublié qu’ils n’étaient pas tout, qu’ils n’étaient ni la majorité ni la chambre, qu’ils avaient de plus à compter avec ce sénat renouvelé, qui n’a eu encore ni le temps ni l’occasion de manifester ses opinions. Ils n’ont pas vu qu’ils se livraient à des discussions inutiles ou périlleuses, que ce qu’ils proposaient était une subversion complète du régime parlementaire, et qu’en ayant l’air de ne pas attaquer le ministère ils voulaient tout simplement le réduire au rôle d’un délégué de comités souverains et omnipotens devançant le jugement public des chambres. Ils n’ont pas remarqué enfin que, pour demander un changement presque radical de politique et pour rendre la vie difficile au cabinet, ils prenaient assez mal leur temps : ils choisissaient le moment où la politique modérée vient d’être ratifiée dans ses principes essentiels par le pays et où le gouvernement a montré son heureuse influence dans les élections, de sorte que le ministère se trouverait menacé ou affaibli par ces velléités de prépotence au lendemain d’une victoire qui est son œuvre, qui est surtout le prix de sa bonne conduite depuis un an ! Ce serait une anomalie par trop étrange.

Le ministère évidemment n’a pas la moindre intention de décliner la responsabilité devant les chambres, de se dérober aux conditions viriles du régime parlementaire. Il est le premier à savoir que sa raison d’être et sa force sont dans un accord permanent avec la majorité publiquement manifestée. Il n’a pas besoin qu’on lui rappelle la loi souveraine des régimes constitutionnels ; mais il n’était pas tenu de perdre son temps dans toute sorte de conciliabules, d’aller traiter avec des comités ou des sous-comités, de demander ou d’accepter leurs mots d’ordre et leurs programmes. Il se devait à lui-même, il devait à l’autorité du gouvernement qu’il représente de ne pas se prêter à des négociations sans issue et à des transactions sans profit. Il se compose d’hommes assez sérieux et assez expérimentés pour avoir le droit de garder leur indépendance et leur initiative pour jouer utilement leur rôle dans le parlement comme dans le conseil. Si, dans cette ère nouvelle ouverte par le dernier scrutin, le cabinet a senti la nécessité de se modifier partiellement, il a accepté cette obligation ; il n’a point reculé devant une séparation qui ne pouvait d’ailleurs avoir aucun motif personnel, et qui est accomplie désormais par la démission de M. le ministre de la guerre. C’est le seul changement prévu depuis quoique temps et réalisé aujourd’hui par l’élévation de M. le général Gresley au ministère de la guerre à la place de M. le général Borel, qui va prendre le commandement d’un corps d’armée à Rouen. Pour le reste, qu’on ne s’y trompe pas, toute brèche, toute fissure dans le cabinet serait le commencement d’une dissolution complète et définitive ; les remaniemens, les essais de reconstitution ne seraient que des expédiens sans efficacité et sans durée.

Ce que le ministère a de mieux à faire au moment présent, c’est de ne pas se laisser atteindre par des divisions intestines, de tout subordonner à la considération supérieure d’une solidarité nécessaire, de marcher résolument d’un même pas et d’aller devant les chambres avec l’autorité que donne une année d’administration sensée, avec la force morale d’un succès récent que personne ne peut lui contester. Il paraît décidé à suivre cette marche, et il a certainement raison. D’ici à trois jours, il sera allé de lui-même au-devant de toutes les explications. Il ouvrira la carrière à tous les programmes en commençant par la lecture d’une déclaration collective où il entend exposer ce qu’il a fait, ce qu’il a l’intention de faire, et M. Calmon dans le sénat, M. Senard dans l’autre chambre, paraissent s’être chargés de provoquer un débat approfondi qui offrira aux deux assemblées une occasion solennelle et décisive de se prononcer. Ce jour-là, s’il y a une politique toute prête, supérieure à celle du gouvernement, que cette politique se produise. Si on a un ministère en réserve, que ce ministère présente ses titres en avouant ses ambitions ; que M. Floquet pose sa candidature au gouvernement, — puisque M. Gambetta semble sagement et habilement se tenir en dehors de ces petites agitations. Tout sera net et clair ; la lutte sera ouverte devant le parlement, devant le pays, et, selon toute apparence, dût M. Floquet s’en mêler, le ministère, assuré de l’appui du sénat, résolument défendu devant l’autre chambre, garde toutes les chances de rester maître du terrain avec l’autorité qu’il doit avoir. Nous le croirons jusqu’à preuve du contraire, jusqu’à ce qu’il soit démontré qu’une victoire conquise par la sagesse a le don de tourner les têtes et peut profiter à quelques ambitions échauffées ou à quelques rancunes mal déguisées.

Que les élections du 5 janvier, en assurant au gouvernement une plus ample liberté d’action, lui créent le devoir de préciser, d’accentuer sa politique, de donner une certaine satisfaction à des vœux souvent manifestés, c’est une conséquence assez simple de la situation nouvelle, et le ministère lui-même ne l’ignore pas, puisqu’il a été le premier à s’en préoccuper dans la déclaration qu’il doit porter aux chambres. Il faudrait cependant bien s’expliquer sur ce qu’on appelle des programmes, sur ces prétendus plans de réformes qu’on proclame inséparables de la république. Il faudrait surtout se défendre, si on le pouvait, des déclamations vagues, des exaltations artificielles ; il faudrait éviter cette disproportion choquante qui est un des phénomènes du jour entre l’emphase factice des paroles et les modestes, les sérieuses réalités auxquelles on peut s’attacher utilement. On fait bien souvent parler le pays ; on attribue au pays toute sorte d’impatiences, toute sorte d’idées, toute sorte de programmes, de politiques nouvelles, et en définitive, quand on va droit aux faits, quand on interroge de près le dernier mouvement électoral qui vient de s’accomplir et les manifestations dont il a été l’occasion, on ne distingue aucune trace de ces agitations d’esprit. Où voit-on que le pays soit si sérieusement passionné pour bien des questions qu’on soulève souvent d’une manière assez légère ? Ce qu’il y a de plus sûr, de plus évident, c’est que le pays avant tout demande aux pouvoirs de l’état de s’entendre, à la république constitutionnelle et libérale de lui être un abri contre des révolutions nouvelles, au gouvernement de lui assurer la paix protectrice du travail, aux assemblées de s’occuper de ses intérêts, dont quelques-uns sont en souffrance. Cela ne veut point dire sans doute qu’il n’y ait rien à faire sur certains points qui se reproduisent dans tous les programmes livrés aux polémiques des partis ; c’est du moins une raison pour qu’on tienne compte des limites dans lesquelles un gouvernement sérieux, qui a lui aussi apparemment le droit de parler pour le pays, doit nécessairement se maintenir. Son rôle à lui, c’est de s’attacher à ce qui est mûr, comme disait il y a quelques semaines M. Gambetta, à ce qui est réalisable, à tout ce qui est une conséquence légitime de la politique libérale et conservatrice dont il est le représentant au pouvoir dans l’intérêt de la république.

En réalité, de toutes les questions qui s’agitent aujourd’hui, quelles sont celles dont le ministère aura particulièrement à s’occuper et sur lesquelles il présentera ses solutions dans la déclaration qu’il va porter aux chambres ? Il parlera de l’amnistie, c’est vraisemblable, c’est même certain, puisqu’il y a une question de l’amnistie. Il promettra de multiplier les grâces, d’alléger les peines, de mettre enfin un terme à cette immense et obscure liquidation judiciaire de l’insurrection de 1871. Tout ce que conseille l’humanité, il le fera, il l’a déjà fait, il ira plus loin encore dans cette voie, s’il le faut, et personne ne songera à le retenir ; mais un acte législatif, solennel, tendant à effacer le caractère d’un grand forfait de trahison nationale devant l’ennemi, couvrant d’une amnistie générale les héros et les promoteurs de l’insurrection ou ceux qui, sous prétexte de politique, ont commis toute sorte de crimes de droit commun, c’est là ce que le gouvernement n’acceptera sûrement pas ; c’est là ce qu’il ne peut accepter, non par un sentiment méticuleux d’alarme conservatrice, mais par un sentiment de respect pour la patrie offensée et violentée dans son deuil, au milieu des désastres de l’invasion étrangère. Laisser à l’insurrection de 1871 son caractère d’ineffaçable crime, c’est la condition et la limite de toutes les amnisties. La déclaration officielle s’occupera certainement aussi de toutes ces questions de l’enseignement qui sont devenues populaires, qui touchent à cette autre question délicate et brûlante des influences cléricales, des rapports de l’église et de l’état. M. le ministre de l’instruction publique aura sa place et une juste place dans le programme. Il a déjà préparé une loi instituant l’obligation de l’enseignement primaire. Il proposera en même temps d’imposer aux instituteurs congréganistes le certificat de capacité à la place de la garantie insuffisante des lettres d’obédience, de restituer à l’état la collation dès grades, — et le conseil supérieur de l’instruction publique devra subir une réforme qui est la suite de la séparation des deux enseignemens, de l’université de l’état et des universités libres. Propager l’instruction populaire, fortifier l’enseignement libéral à tous les degrés, réintégrer l’état dans un droit trop facilement aliéné, maintenir sans faiblesse l’indépendance et les prérogatives de la société civile contre tous les empiétemens d’église, s’inspirer de l’esprit traditionnel qui a passé dans le concordat, c’est la pensée de M. le ministre de l’instruction publique. C’est ce qu’il a voulu traduire dans ses lois ; mais en sauvegardant dans leur intégrité les droits de l’état et du pouvoir civil il entend se défendre de tout esprit de réaction contre la liberté de l’enseignement. Il ne s’engagera pas dans des persécutions religieuses faites pour troubler et enflammer les consciences. Il ne déviera pas de la politique libérale, et c’est la pensée du gouvernement tout entier, comme de M. le ministre de l’instruction publique, dans toutes les lois qui vont être présentées, dans la ligne de conduite qu’on se propose de suivre. Là comme pour l’amnistie il n’y a certainement rien qu’une majorité républicaine ne puisse s’empresser d’accepter et de soutenir.

Il resterait donc, en mettant de côté cette velléité de mise en accusation du ministère du 16, qui ne peut être une idée sérieuse, qui rencontrerait l’énergique résistance de M. le président du conseil, — il resterait la question qui revient sans cesse, qui est agitée sous toutes les formes, qui est représentée comme la plus impérieuse et la plus pressante : c’est la question du renouvellement du personnel administratif et judiciaire. Il n’est point douteux que le gouvernement s’expliquera sur ce point comme sur tous les autres, comme sur les finances et les travaux publics, qu’il donnera toutes les assurances qu’il peut donner. Il est bien évident que, quand il a des fonctionnaires à nommer, il ne choisit que des agens suffisamment dévoués aux institutions nouvelles. On ne peut pas le soupçonner d’aller chercher ou de maintenir systématiquement, par complaisance, des employés infidèles ou hostiles. Que le gouvernement travaille à se créer par degrés une armée civile animée de l’esprit nouveau, rien de mieux. C’est une affaire de temps et de tact ; mais on finit vraiment par mettre une certaine puérilité dans cette bruyante et âpre insistance avec laquelle on poursuit une révolution complète du personnel des fonctionnaires. Que demande-t-on à M. le ministre de l’intérieur ? De tous les anciens préfets, il n’en reste qu’un seul ; de tous les anciens sous-préfets, il en reste tout au plus une douzaine. M. de Marcère est-il obligé de recommencer à tout propos l’épuration du personnel qu’il a choisi lui-même ? La question est bien plus délicate encore pour M. le garde des sceaux, qui a certes besoin de toute son autorité pour résister aux mille obsessions dont il est l’objet, et pour opérer en même temps avec une prudence attentive, avec maturité, les changemens qu’il croit nécessaires. M. Dufaure, que nous sachions, n’est pas resté lui non plus inactif depuis un an. Chaque député arrive de sa province avec toute sorte de griefs contre les fonctionnaires, avec une provision de juges de paix et d’agens de toute nature à proposer aux ministres. Il n’est occupé que de la petite sphère de son arrondissement ou d’un intérêt de parti ; mais le gouvernement a dans ses mains l’administration du pays tout entier, il représente l’intérêt général. Il est obligé de s’occuper de toutes les nécessités d’immenses services publics, de tenir compte de mille considérations, souvent des droits d’une longue carrière consacrée à l’état. C’est là après tout une affaire de confiance, et franchement le choix de quelques fonctionnaires peut-il être un motif suffisant pour déterminer la conduite d’une majorité à l’égard d’un ministère ? N’est-on pas frappé de la singulière disproportion entre les griefs qu’on invoque sans cesse et les dangers auxquels on s’exposerait par des crises de gouvernement suscitées pour des raisons futiles ?

C’est là justement la question qui est au fond de tout et qui va s’agiter dans les discussions prochaines des chambres. Le ministère, tel qu’il est, a sans doute bien d’autres titres à la confiance d’une majorité sérieusement préoccupée des affaires du pays ; mais ceux des républicains qui ont l’humeur aventureuse, qui ne craindraient pas de tout risquer pour imposer leur programme, doivent réfléchir sur ce point grave. Qu’ils y prennent garde : la république est arrivée à une heure décisive. Les dernières élections ont déterminé un mouvement réel de confiance à l’intérieur et à l’étranger parce qu’on y a vu la paix entre les pouvoirs, le commencement de l’ère définitive et régulière de la république. Qu’on provoque des crises ministérielles, le mouvement de confiance s’arrête instantanément. Ce n’est peut-être pas encore une défiance complète ; mais on rentre dans l’inconnu, dans l’indéfini. Tout est en suspens. Ce n’est pas au milieu de l’incertitude universelle que peuvent s’accomplir les travaux entrepris par M. de Freycinet, les projets d’opérations financières préparés par M. Léon Say. Ce n’est pas entre deux crises qu’on peut s’occuper des intérêts du pays laissés en souffrance par la disparition successive de tous les traités de commerce. Et à l’étranger la confiance qu’on témoignait déjà redevient un scepticisme dédaigneux. On attend et on nous regarde : la république y aura-t-elle beaucoup gagné ?

Il y a toujours dans les affaires du monde ce qu’on peut appeler les grandes questions, les questions qui touchent à la situation générale de l’Europe, aux intérêts supérieurs et permanens des peuples, aux relations des gouvernemens, et il y a les incidens qui, sans avoir par eux-mêmes une importance sérieuse, peuvent être un embarras ou un ennui d’un moment.

La plus grave des questions internationales, celle qui a éclipsé ou résumé un instant toutes les autres et qui a pesé sur l’Europe jusque vers le milieu de l’année dernière, est visiblement entrée depuis quelque temps dans la phase de l’apaisement, des transactions et des combinaisons pratiques. L’exécution du traité de Berlin peut marcher lentement, elle rencontrera sans doute encore plus d’une difficulté, mais enfin elle marche vers le but définitif, toutes les conditions sanctionnées par la diplomatie européenne, toutes ces combinaisons qui doivent renouveler plus ou moins heureusement l’état de l’Orient entrent par degrés dans la réalité. La Russie, sans renoncer, bien entendu, à la pensée de profiter le plus possible de la guerre qu’elle a soutenue, ne laisse plus trop voir l’intention d’éluder le traité de Berlin. La Porte, sans pouvoir toujours secouer ses traditions d’inertie et de temporisation, fait ce qu’elle peut pour s’accoutumer à son destin et pour prendre son parti de son amoindrissement. La Porte en est encore, il est vrai, à se débattre avec ce projet de traité particulier que lui impose ou que veut lui imposer la Russie ; elle se défend contre les plans de réformes que l’Angleterre veut lui faire accepter pour l’Asie Mineure. C’est la partie la plus difficile, peut-être parce qu’elle est la plus vague. Sur d’autres points, le traité de Berlin s’exécute peu à peu. Du côté de la Roumanie, de la Serbie, tout est à peu près réglé. Du côté du Monténégro, il y a plus de lenteurs que de difficultés réelles dans l’exécution des clauses de la paix. L’Autriche est pour sa part en arrangement avec la Turquie pour l’occupation de la Bosnie. On vient en même temps de prolonger le mandat de la commission internationale qui a été chargée de l’organisation administrative de la Roumélie et qui n’a point encore achevé son œuvre. Enfin la Porte s’est décidée, non sans peine, à nommer des commissaires pour arriver à fixer la frontière nouvelle de l’empire ottoman et de la Grèce, pour résoudre cette question de délimitation que M. le ministre des affaires étrangères de France a pris à cœur en s’inspirant des traditions de patronage de notre pays envers la nationalité hellénique. C’est tout un ensemble de négociations laborieuses qui se poursuivent, où toutes les puissances portent visiblement à l’heure qu’il est un esprit pacifique. La France a été à coup sûr la plus désintéressée des puissances dans ces arrangemens nouveaux de l’Orient. Elle s’est prêtée à tout avec le zèle le plus évident de conciliation. Elle n’a voulu rien faire que d’intelligence avec tout le monde, et M. Waddington l’a prouvé une fois de plus, en provoquant l’accord de tous les cabinets sur cette question des frontières helléniques à laquelle il a attaché un juste prix. La France n’a laissé aucun doute sur la sincérité avec laquelle elle a servi la cause de la paix européenne, et plus elle a montré de loyauté, de désintéressement dans ces affaires générales, plus elle avait le droit d’écarter d’une main ferme et résolue le médiocre incident de Tunis qui s’est produit récemment, dont elle n’a point été après tout fort troublée.

Assurément, ce n’était là qu’un de ces incidens qui traversent tout au plus un moment la politique. Il s’agissait d’un contrat consenti il y a déjà bien des années par le bey de Tunis au profit d’un Français, M. le comte de Sancy, pour l’établissement d’un haras. Ce contrat, qui paraît avoir passé par bien des épreuves, a récemment abouti à des contestations juridiques, et le gouvernement du bey, au lieu de laisser la justice suivre son cours, a prétendu en finir par une dépossession sommaire du propriétaire français. Il a envoyé des fonctionnaires ou des soldats de police pour pratiquer une saisie par la force. Les agens tunisiens ont rencontré devant eux l’autorité du consul de France, qui a protesté, qui n’a point hésité à demander justice de la violation des droits d’un Français et de l’outrage au pavillon. Si peu important qu’il fût à l’origine et en lui-même, l’incident a pu prendre une apparence de gravité par un concours de circonstances peu saisissables. Des agens étrangers ont peut-être joué un rôle peu bienveillant, peu conciliant. Il n’est point impossible qu’il y ait eu autour du bey des conseillers malavisés, troublant son esprit avec tous ces bruits d’annexion de Tunis à l’Algérie, et l’excitant à saisir l’occasion de faire échec à la France, en lui laissant peut-être espérer quelque appui extérieur. C’était une raison de plus pour que le représentant de la France n’hésitât pas à déjouer tous ces petits calculs par la fermeté de son attitude, et pour que notre gouvernement s’empressât de soutenir son agent en mettant le bey en demeure de donner les réparations et les satisfactions nécessaires. Évidemment, c’était un droit que personne ne pouvait méconnaître ni à Londres, ni à Constantinople, ni ailleurs. Ce droit, on ne pouvait pas songer d’ailleurs à l’exercer par un abus de la force à l’égard d’un petit prince pris en faute ; mais il y avait un intérêt assez sérieux pour notre autorité, pour la sûreté de l’Algérie, à ne pas laisser se former à Tunis cette idée qu’on pouvait impunément toucher à un de nos nationaux ou se jouer légèrement de l’influence de la France. Ce qu’il y avait à faire, le gouvernement français l’a fait simplement, presque sans bruit, de façon à être compris par le bey, qui s’est empressé de se soumettre, et l’incident a été heureusement clos avant même d’avoir eu le temps de prendre une place dans la politique du jour.

L’Espagne, qui va bientôt, elle aussi, avoir des élections, qui elle aussi a ses questions ministérielles, parlementaires ou personnelles, l’Espagne vient de perdre un homme qui, sans avoir eu des dons de premier ordre comme chef militaire ou comme politique, a eu un rôle éminent et a été à sa manière un grand Espagnol : c’est le général D. Baldomero Espartero, duc de la Victoire, prince de Vergara, ancien chef d’armée, ancien régent du royaume pendant la minorité de la reine Isabelle II, ancien président du conseil dans des momens difficiles. Il était si complètement effacé depuis des années qu’il pouvait être considéré comme fini pour le monde bien avant sa mort réelle. Il vient de s’éteindre à quatre-vingt-sept ans dans sa modeste et honorable retraite de la province de la Rioja, à Logrono. C’est un personnage du temps qui disparaît après avoir eu une sorte d’originalité historique, sans avoir rien de ce qui fait la forte originalité des grands acteurs de la vie publique d’une nation.

Ce général, qui est mort prince, qui en certains momens aurait pu aspirer à une fortune plus haute encore, Espartero était dans toute la vérité du mot un fils de ses œuvres, et c’est pour cela peut-être qu’il a été pour beaucoup d’Espagnols comme une expression vivante, populaire de l’Espagne nouvelle. Il était d’une humble famille de charrons. Il avait commencé sa carrière de soldat sous l’empire, dans ces armées nationales qui se formaient spontanément au-delà des Pyrénées pour repousser les invasions napoléoniennes. Plus tard il s’était élevé lentement, de grade en grade, dans cette guerre ingrate et obscure de l’Amérique du Sud où l’Espagne se trouvait engagée pour défendre sa domination contre ses colonies insurgées, contre les républiques naissantes des Bolivar et des San-Martin. Il ne prenait décidément un rôle qu’en 1833, au début du règne d’Isabelle II et de la régence de Marie-Christine, dans cette guerre où la monarchie constitutionnelle se formait laborieusement, où elle avait chaque jour à se débattre entre l’insurrection carliste et les mouvemens révolutionnaires : crise terrible de sept ans où Espartero devenait par degré généralissime de l’armée de la reine, où il avait la fortune de mettre fin à la guerre carliste par le traité qui a pris le nom de convention de Vergara. C’est alors, en 1840, que le parti progressiste trouvait en lui un chef populaire et que la politique allait le prendre dans son camp pour l’élever à la régence à la place de la reine Marie-Christine ; mais cette régence née d’une révolution disparaissait elle-même après trois ans, en 1843, devant une autre révolution dont un des chefs était le général Serrano, celui qui depuis a été régent à son tour dans des révolutions nouvelles. Vaincu, banni de la scène, exilé un moment, puis rappelé dès 1848, Espartero se retrouvait encore une fois en 1854 parmi les chefs du mouvement qui s’accomplissait à cette époque, dont son ancien adversaire O’Donnell avait pris l’initiative. Pendant deux années d’agitations, il restait président du conseil, pour s’éclipser bientôt devant son redoutable collègue de pouvoir, l’énergique O’Donnell, déjà impatient de dompter la révolution qu’il avait lui-même déchaînée. Le duc de la Victoire a passé une partie de sa vie dans des révolutions pour lesquelles il n’était pas fait. Par son origine, par ses instincts, il était affilié aux partis libéraux avancés, nous voulons dire aux partis avancés de son temps ; par honneur, par loyauté, par un sentiment de soldat et sans doute aussi un peu par inertie, il répugnait aux moyens révolutionnaires. C’était une sorte de Lafayette inactif, accessible aux tentations de la popularité, ambitieux de prestige, satisfait d’un grand ascendant moral sur l’opinion et peu propre à un rôle public.

Le duc de la Victoire, après 1866, s’était retiré définitivement à Logrono dans sa modeste maison. Il y vivait honoré, en dehors des partis, évitant désormais d’aller à Madrid. Depuis il n’avait été mêlé ni à la révolution qui renversait la reine Isabelle, ni à l’orageuse expérience de la république en Espagne ; et si dans l’interrègne son nom se trouvait parmi ceux des candidats à la couronne, il n’avait rien fait pour encourager ses partisans. Au fond, il gardait un vieil instinct de loyalisme monarchique, et lorsqu’il y a quelques années le jeune roi Alphonse XII, ayant dès son avènement à vaincre une nouvelle insurrection carliste, allait visiter dans sa maison de Logrono l’ancien général de sa mère, celui-ci recevait le jeune prince avec effusion. Alphonse XII, parcourant les provinces du nord, est allé il y a quelques mois à peine revoir Espartero, et c’était le même accueil touchant, attristé par le pressentiment d’une mort prochaine. Cette dernière rencontre affectueuse du vieux chef progressiste qui s’en va et du jeune roi qui entre dans la carrière n’est-elle pas comme une image expressive de l’union nécessaire, désirable, de tous les libéraux espagnols pour la fondation d’une monarchie constitutionnelle sérieuse et durable ?


CH. DE MAZADE.


CORRESPONDANCE.


« A MONSIEUR BULOZ, DIRECTEUR DE LA Revue des Deux Mondes.

« Monsieur,

« Vous voudrez bien me permettre de clore les débats soulevés par M. Maxime Du Camp dans ses articles : « Les Tuileries et le Louvre pendant la commune. » La réfutation de M. Maxime Du Camp en réponse à ma réclamation insérée dans le numéro du 1er décembre dernier de la Revue ne détruit pas les points que j’avais tenu à établir.

« Deux de ses allégations ne doivent cependant pas demeurer sans réponse.

« Le conservateur des musées de peinture aujourd’hui en retraite, qui a relaté l’intention en effet exprimée par moi en sa présence, convient lui-même que la mesure prise en vertu d’une décision du conseil des ministres était discutable.

« Je l’ai discutée, les circonstances y prêtaient si bien que le ministre de l’instruction publique d’alors avait donné des ordres formels pour qu’aucun objet ne quittât désormais nos musées.

« Quant au mot otage, qui prend sous la plume de M. Maxime Du Camp une signification sinistre, non-seulement je le repousse, mais ma conduite au Louvre écarte la possibilité que je l’ai jamais prononcé.

« En abandonnant dans sa réfutation l’expression de « bête fauve, ainsi que les commentaires dont il l’avait aggravée ou atténuée, » M. Maxime Du Camp n’a-t-il pas reconnu qu’il s’était fait légèrement l’éditeur du mot otage ?

« En résumé, si j’ai usurpé à une époque de trouble des fonctions qui ne pouvaient avoir pour moi rien d’agréable, c’est que, fort de mon passé et n’obéissant qu’à un mobile honnête et élevé, j’ai cru pouvoir rendre service à l’art et à mon pays.

« Aujourd’hui encore je crois que je n’ai point été inutile.

« Veuillez agréer, monsieur le directeur, l’assurance de ma considération a distinguée.

« JULES HEREAU, 53, boulevard Rochechouart. »


A MONSIEUR LE DIRECTEUR DE LA Revue des Deux Mondes.

Cher monsieur,

J’ai reçu communication de la nouvelle lettre du délégué aux musées du Louvre pendant la commune. Il serait puéril d’y répondre, et je n’y réponds pas.

MAXIME DU CAMP.

ESSAIS ET NOTICES

Les Fêtes nationales de la France, par M. E. Drumont, 1 vol. gr. in-8o, orné de gravures ; Baschet.

M. Edouard Drumont a eu l’idée de raconter l’histoire de France par une série de tableaux qui parlent aux yeux et qui nous montrent le peuple de Paris en liesse à toutes les époques et sous les régimes les plus divers, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, depuis l’entrée solennelle d’Isabeau de Bavière jusqu’aux féeriques illuminations de la fête du 30 juin. Ce n’était pas une chose aisée de parcourir de si vastes espaces et de faire revivre des mœurs, des usages et des physionomies si différentes. Il y fallait, outre une certaine érudition, un goût très sûr, un dessin très ferme et une variété de couleurs sans laquelle on devait nécessairement tomber dans les redites et la banalité. Ces qualités n’ont pas fait défaut à M. Drumont ; son style, d’allure rapide, vivifie ces scènes populaires où l’on peut saisir, à travers la différence des temps, des costumes et des idées, de curieuses analogies. Naturellement l’auteur a laissé de côté tout ce qui était simplement cérémonie officielle ; il s’est attaché de préférence aux solennités qui ont eu un caractère particulier, aux journées que le peuple a vécues, où son âme a vibré. C’est ainsi qu’il nous fait longuement assister à l’entrée de Charles VII, accompagné de Lahire, de Xaintrailles et du beau Dunois, au retour des cendres de l’empereur sous Louis-Philippe et de l’armée d’Italie en 1860. M. Drumont est, comme beaucoup de lettrés, un éclectique. Il n’a qu’une passion qui éclate à chaque page de son livre : la passion de l’esprit français, de l’art français, du goût français, de la bonne humeur et de la gaîté françaises. Il les retrouve et les met un peu partout, jusque dans les étranges conceptions du peintre David et de Robespierre. Historiquement, c’est contestable ; patriotiquement, il faut peut-être lui savoir gré de son optimisme. Mais ce qu’on ne saurait trop louer, c’est le soin apporté aux gravures. Empruntées pour la plupart au cabinet des estampes, elles présentent tous les signes de la plus rigoureuse authenticité et donnent au livre de M. Drumont un caractère d’exactitude qui doit lui assurer un succès plus solide que celui de la plupart des publications dites du jour de l’an.


Le Pessimisme au dix-neuvième siècle, par M. E. Garo, de l’Académie française. Paris, 1878.


C’est l’originalité de M. Caro, parmi nos philosophes contemporains, que de n’avoir jamais, ni dans son enseignement ni dans ses livres, séparé la métaphysique d’avec la morale, ou pour mieux dire, la spéculation d’avec l’action. Fidèle aux traditions de la grande et bonne école, M. Caro n’a jamais admis que la morale se proclamât indépendante de la métaphysique, mais ce qui est plus rare, il n’a jamais admis non plus, de quelque pénétration pourtant et de quelque aisance qu’il ait fait preuve lui-même dans la spéculation, que la métaphysique fût indépendante de la morale. L’homme est né pour l’action, pour l’effort, pour la lutte, non pour s’asseoir, comme les rishis indous, entre quatre feux, sous le bananier solitaire et s’y absorber dans la contemplation de son nombril. Vivre c’est agir, penser c’est combattre, savoir c’est pouvoir. Autrement ni la science ne vaudrait la peine d’être sue, ni la vie d’être vécue. Ce ne sont pas des principes logiques ou des aphorismes spéculatifs qui jugent une métaphysique ; c’est la manière dont elle s’accommode avec le premier devoir qui nous incombe, qui est le devoir de vivre. Telle est la philosophie, pour ainsi dire agissante, qui respire dans les livres de M. Caro.

Tôt ou tard, mais un jour inévitablement, cette philosophie de l’action devait rencontrer sur le chemin de l’histoire cette philosophie de l’anéantissement volontaire ou de la négation du vouloir vivre, que l’on décore aujourd’hui du nom de pessimisme. Il était à souhaiter qu’on l’attaquât, et que, dissipant toutes les obscurités, on démontrât que le Schopenhauerianismus n’est rien de plus dans son fond, dans son inspiration première et dans la personne enfin de son fondateur qu’une transformation de la philosophie de l’égoïsme et de la jouissance.

Qu’y a-t-il en effet de nouveau dans ces doctrines dont on fait aujourd’hui tant de bruit, ou plutôt sont-ce seulement des doctrines ? Non, dit M. Caro dès sa préface, mais bien « une sorte de maladie intellectuelle, une maladie privilégiée. » C’est le vrai mot. Les pessimistes sont des malades. Je sais bien qu’ils ne sentent pas leur mal. Ils ont la prétention de philosopher. Je sais, pour l’avoir entendu dire, que Schopenhauer a disserté sur la quadruple racine du principe de la raison suffisante. Je sais, parce que je l’ai lu dans une préface, que la Philosophie de l’Inconscient a sonné dans l’Allemagne contemporaine le « réveil de l’activité métaphysique. » Mais, à dire le vrai, cette philosophie, cette métaphysique ne sont pas de l’essence du pessimisme. Elles n’enveloppent pas les conclusions qu’on en tire. On pourrait les en détacher. Elles ne sont que superposées par un ingénieux artifice d’érudition à la théorie de l’Infelicita. Otez, dit M. Caro, des gros ouvrages de Hartmann et de Schopenhauer toute la morale du pessimisme, et vous serez étonné que vous n’aurez pas diminué « d’un atome leur valeur spéculative. » Ajoutez que cette métaphysique elle-même, véritable « métaphysique du rêve, » on pourrait presque dire de l’hallucination, ne s’est guère jusqu’à présent signalée que par sa profondeur dans l’inintelligible. L’avenir lui réserve peut-être une éclatante fortune. Elle marque d’ailleurs dès ce jour un progrès assuré de la philosophie contemporaine dans l’art de parler pour ne pas être entendu. C’est quelque chose, dans un temps où l’on admire surtout ce que l’on ne comprend pas ; mais, quoi qu’en ait dit Voltaire, ce n’est pas assez pour prendre place dans l’histoire des systèmes.

Si du moins le pessimisme, tel quel, était une maladie nouvelle, quelqu’une de ces maladies qui font époque dans les annales de la pathologie, quelque souffrance originale, ajoutée par d’habiles tourmenteurs aux souffrances traditionnelles et banales de l’humanité : par malheur la nouvelle Allemagne n’a guère fait que la renouveler des Grecs. Que dis-je, des Grecs ? Comme si ce n’était pas une assez haute antiquité que celle de la philosophie d’Épicure, c’est là-bas, jusque dans l’Inde, sur la route légendaire qui conduit aux jardins de Loûmbini, que Schopenhauer est allé recueillir la plus pure tradition du pessimisme. Il n’y a qu’une différence entre l’un et l’autre pessimisme, l’ancien et le moderne, c’est que le Bouddha de Kapilavastou était plein d’une mansuétude infinie, tandis que le Bouddha de Dantzig débordait de fiel et d’acrimonie. A cela près, c’est la même malédiction jetée sur le monde, le même anathème sur la vie. Nous sommes les lamentables victimes de ce que le bouddhisme appelait jadis l’illusion et de ce que le pessimisme appelle aujourd’hui la duperie de la nature. C’est une « ruse gigantesque qui pèserait sur la nature humaine, l’enlaçant de ses inévitables lacets, et la poussant par la persuasion ou par la force à travers l’obstacle et la souffrance à des fins inconnues. » La nature ou Dieu, le nom n’importe guère, ne sont qu’un Barnum plus qu’humain, et nous sommes les badauds, payans et contens, de quelque puff colossal.

Il serait inutile de refaire après M. Caro l’excellente analyse des argumens du pessimisme à l’appui de cette thèse. Il vaut mieux insister sur la principale raison que M. Caro oppose aux boutades misanthropiques de Hartmann et de Schopenhauer : à savoir que toute la force du pessimisme repose sur cette hypothèse non-seulement gratuite, mais dégradante, que l’homme serait né pour le plaisir. Qui le croira ? qui l’a même jamais cru ? C’est pourtant sur ce fondement ruineux que les pessimistes anciens et modernes ont bâti laborieusement l’édifice de leurs systèmes. Car, il importe de le remarquer, ce n’est pas l’existence qui est un mal, et quand les pessimistes se contentent de cette formule, je dis qu’ils se dupent eux-mêmes ou qu’ils manquent du courage d’aller jusqu’au fond de leur propre pensée. Le mal, pour Hartmann et pour Schopenhauer, comme pour Épicure, comme pour Çakya-Mouni, ce n’est pas l’existence, c’est l’existence vide de plaisirs, l’existence sevrée de jouissances, l’existence impuissante à égaler l’énormité de ses désirs. Appelons les choses par leur nom : le mal pour les pessimistes, c’est d’avoir le ventre plein et de ne pouvoir pas manger, d’être « pu, » comme disaient nos pères, et de n’avoir plus faim. Que ce soit bien ici la vraie, la saine tradition de la doctrine, il est facile de le prouver. En effet, si nous remontons jusqu’au Lalitavistara, le livre d’or du pessimisme antique, nous apprendrons du jeune Siddhârtha qu’il trouverait la vie bonne « s’il restait toujours en possession de la jeunesse aux belles couleurs, si la maladie, sans aucun pouvoir sur son corps, ne l’atteignait jamais, si sa vie était enfin sans bornes et sans déclin. » Nos pessimistes n’ont pas dégénéré du maître. Ils souffrent de n’être pas comme des dieux.

Mais alors quelle puérilité que cette bruyante doctrine ! Qui trompe-t-on ici ? et que signifie cette restauration de l’épicuréisme grec, mélangé de bouddhisme indou ? Quoi ! tout cet appareil de métaphysique, tout cet étalage de logique, tous ces frais d’érudition, toute cette dépense de syllogismes pour aboutir à démontrer que l’homme est un homme, que l’imperfection est la loi même de sa nature, qu’il ne sent, comme disait Pascal, « ni l’extrême froid, ni l’extrême chaud, » que le plaisir a des bornes, et que nul bonheur ici-bas n’est sans mélange. La rare découverte, et qu’il y a vraiment là de quoi, pour emprunter l’heureuse expression de M. Caro, à prendre des attitudes tragiques » et « des poses violentes de lutteur désespéré ! » Tout cela ne pouvait-il se dire simplement, ou plutôt tout cela n’a-t-il pas été dit plus de cent fois, et Schopenhauer est-il un si grand homme pour l’avoir dit avec emphase et mauvais goût ?

Concluons donc avec M. Caro qu’il n’y a vraiment là de nouveau que l’élément morbide et la contagion d’une mode qui passera, « C’est une crise, et voilà tout, » et tôt ou tard l’esprit humain, reprenant possession de lui-même, « reviendra à l’ancien idéal trahi et délaissé pour d’illusoires promesses, à celui qui renaîtra de ses ruines d’un jour plus fort, plus vivant et plus libre que jamais dans la conscience de l’homme. » Il était bon que ce cri d’éloquente espérance fût jeté : les lecteurs de la Revue savent depuis longtemps si quelqu’un, par la force de la conviction et l’autorité de la parole, était plus digne que M. Caro d’en avoir le courage et l’honneur.

F. B.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.