Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1895

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Chronique n° 1506
14 janvier 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 janvier.


Le Parlement est rentré en session le second mardi de janvier comme la Constitution le prescrit. Les deux Chambres avaient tout d’abord à procéder à la reconstitution de leurs bureaux, ce qui n’était qu’une formalité au Luxembourg, mais ce qui, au Palais-Bourbon, n’allait pas sans difficultés. On se rappelle qu’à la fin de la session dernière, après la mort du regretté M. Burdeau, M. Brisson avait été élu président. Il s’agissait de savoir s’il serait maintenu au fauteuil présidentiel ou s’il y serait remplacé. Toutes les vraisemblances étaient pour la première hypothèse. La situation n’était plus entière : M. Brisson était en possession d’état, et beaucoup de députés, après une première lutte infructueuse, se demandaient si le plus simple n’était pas de le laisser bénéficier de l’axiome : Beati possidentes. On a beaucoup reproché aux modérés d’avoir abandonné sans résistance le champ de bataille à leurs adversaires. Ce reproche est-il fondé ? Un parti ne doit jamais déserter le combat, soit ! et nous serions les premiers à accuser les modérés de défaillance s’ils n’avaient opposé aucun concurrent à M. Brisson. On oublie trop qu’ils lui ont opposé M. Méline, il n’y a guère plus de trois semaines, et que M. Méline s’est trouvé en minorité. Les plus ardens demandaient, le 8 janvier, un nom, un nom quelconque sur lequel ils pourraient se compter. Ils s’étaient comptés déjà sur le nom de M. Méline, qui n’est pas un nom quelconque. Fallait-il recommencer ? Tout porte à croire que la seconde expérience n’aurait pas été plus heureuse que la première ; peut-être même l’aurait-elle été moins.

Est-ce à dire que la majorité de la Chambre ait changé de place, et qu’elle soit passée des modérés aux radicaux ? Si on avait pu le craindre, le vote qui a eu lieu jeudi sur la question Gérault-Richard aurait prouvé qu’il n’en est rien. La vérité est que le parti modéré, après l’échec de M. Méline, n’avait plus de candidat à opposer à M. Brisson. C’est encore là une de ces situations dont on s’étonne, dont on s’indigne même volontiers au dehors. Comment se fait-il qu’un parti manque d’hommes au moment où il en a le plus grand besoin ? On s’en émeut, on s’en inquiète ; mais ceux qui sont au courant de l’histoire parlementaire dans tous les pays, savent fort bien qu’un parti, même le plus considérable, n’a jamais que trois ou quatre hommes disponibles pour les plus grands emplois. Il y en a d’autres, certes, qui ont" tout autant d’esprit, de talent, d’expérience, d’éloquence, et qui peuvent même en avoir davantage, mais qui, pour des motifs divers, ne sont pas immédiatement utilisables. Les uns ont trop servi et supportent encore le poids de certaines responsabilités ; les autres pas assez, et ne peuvent pas aspirer à jouer tout de suite les premiers rôles. Le parti modéré, au début de la législature actuelle, avait trois hommes qui réunissaient les conditions voulues pour remplir toutes les fonctions. Trois seulement ? dira-t-on encore : c’est peu ! C’est beaucoup, au contraire, et aucun autre parti ne pourrait en fournir davantage. Ces trois hommes étaient M. Casimir-Perier, M. Burdeau et M. Dupuy. Avec eux, le parti modéré a fait face, pendant plus d’une année, à tous les besoins d’une situation qui s’est plusieurs fois modifiée. M. Casimir-Perier a été porté à la présidence de la République et M. Burdeau est mort : il n’est plus resté que M. Dupuy, et alors on s’est trouvé au dépourvu. Cette pénurie, cette insuffisance de personnel ne durera probablement pas. D’autres hommes se formeront, ou émergeront : mais, pour le quart d’heure, le parti modéré avait épuisé ses ressources, tandis que le parti radical avait conservé toutes les siennes. Il ne manquait pas au parti radical un seul de ses premiers sujets : ils étaient là, sous la tente, pleins d’ardeur et d’impatience. Depuis un an, qu’on nous passe la familiarité du mot, pas un seul n’avait pu être casé. Les radicaux les avaient inutilement présentés ou offerts comme candidats à la présidence du Conseil, à la présidence de la Chambre, à la présidence de la République : chaque tentative avait abouti à un échec. Les radicaux avaient été battus sur tous les points. L’état de choses qui en est résulté ressemble un peu à celui qui succède à des élections où deux listes se sont trouvées en présence, et où la tête de l’une a été élue, tandis que l’autre tout entière est restée en ballottage : au second tour de scrutin, le parti triomphant n’a plus que la queue de sa liste à opposer à la tête de la liste adverse, et, naturellement, il perd de ses avantages relatifs. C’est ce qui vient d’arriver au Palais-Bourbon, et voilà pourquoi M. Brisson a été élu : il faut réduire la victoire des radicaux à ses justes proportions.

Ajoutons, afin d’avoir tout dit, que, par le fait même que le parti modéré est au pouvoir, le ministère a encore prélevé sur lui une demi-douzaine d’hommes plus ou moins distingués pour les faire entrer dans sa propre composition. Ce n’est un secret pour personne que plusieurs membres de la majorité ont fait des démarches pressantes auprès de M. le ministre de la marine dans l’espoir qu’il accepterait la candidature à la présidence. M. Félix Faure a été déjà vice-président de la Chambre et il possède la sympathie de tous ses collègues. Qu’il eût été élu contre M. Brisson au mois de décembre, cela est certain ; qu’il eût encore été élu le 8 janvier, cela est probable ; mais le ministère n’a pas voulu courir l’aventure. Il a compris que, bon gré malgré, M. Félix Faure ne serait pas un candidat ordinaire, mais bien son candidat à lui. Dès lors, l’échec de M. Faure, s’il s’était produit, serait retombé sur le cabinet tout entier. Cette considération a sa valeur, et on s’explique, sans être obligé de les approuver, les motifs pour lesquels les collègues de M. le ministre de la marine ne lui ont pas rendu sa liberté. En tout cas, ils ont eu tort d’ébruiter une démarche qui avait été faite discrètement auprès de M. Félix Faure, et de communiquer à la presse les motifs de leur détermination. Dire publiquement que M. Faure n’avait pas assez de chances de succès pour qu’on risquât la bataille avec lui, c’était décourager d’avance toute velléité de mettre en avant une candidature différente. M. Félix Faure était, en effet, de l’aveu général, le meilleur concurrent à opposer à M. Brisson, et, si on le déclarait battu d’avance, aucun autre ne pouvait plus engager le combat.

On a dit dans certains journaux, mais plus particulièrement à l’étranger, que l’élection de M. Brisson portait indirectement atteinte à la situation de M. le Président de la République. La raison qu’on en a donnée est que M. Brisson a été le concurrent radical de M. Casimir-Perier à la présidence. De loin, et surtout du dehors, on ne voit les choses que très en gros : c’est dire qu’on les voit mal, parce qu’on n’en saisit pas les nuances. Parmi ceux qui ont élu M. Henri Brisson, les trois quarts pour le moins protesteraient avec la plus grande énergie contre l’intention qu’on leur prête. Ils ont vu que le parti modéré n’avait pas de candidat ; ils ont jugé dès lors sans inconvénient de voter pour un vieux républicain dont l’honorabilité personnelle permettait de faire trêve, sur son nom, aux hostilités quotidiennes de la politique. M. Brisson serait certainement le plus empressé à répudier la signification qu’on a voulu donner à son succès : à peine élu, son premier soin a été de rendre visite à M. le Président de la République. Au reste, la Chambre elle-même n’a pas eu longtemps à attendre pour manifester ses véritables sentimens : l’élection de M. Gérault-Richard lui en a fourni l’occasion. M. Gérault-Richard est un journaliste, hier encore parfaitement inconnu et qui peut-être sera oublié demain, mais qui a attiré l’attention sur lui en écrivant contre M. le Président de la République un article où la brutalité le disputait au mauvais goût. Poursuivi pour ce fait et traduit devant le jury, il a été condamné à plusieurs mois de prison. Si la peine a été sévère, c’est que M. Gérault-Richard a eu le malheur ou l’avantage, — les points de vue peuvent différer, — d’être défendu par M. Jean Jaurès. La plaidoirie de ce dernier a dépassé de beaucoup le degré de violence auquel le dévergondage de la presse nous a pourtant habitués. Le jury, ne pouvant pas condamner M. Jaurès, semble avoir reporté sur M. Gérault-Richard une partie de la peine qu’il aurait eu plaisir à appliquer à son avocat. C’est à cela que servent les avocats politiques. M. Gérault-Richard a donc été enfermé à Sainte-Pélagie ; mais il y était à peine qu’une circonscription électorale est devenue vacante dans le XIIIe arrondissement de Paris, et naturellement le parti socialiste et radical s’est empressé d’y poser sa candidature. Si l’éducation du suffrage universel parvient jamais à être parfaite, on sera surpris, dans les siècles futurs, de la facilité avec laquelle on a pu devenir député, à Paris, en 1895. Il n’est besoin pour cela ni d’intelligence, ni de talent, ni d’instruction : il suffit d’être grossier contre le premier magistrat de son pays. M. Gérault-Richard a donc été élu. Il ne l’a pas été sans peine, et il a fallu pour cela que ses amis et patrons se donnassent beaucoup de mal. M. Jaurès est allé à Bruxelles désarmer les préventions et solliciter l’appui de M. Rochefort. Malgré tant de démarches et de manœuvres, M. Gérault-Richard n’est passé qu’au second tour de scrutin et à un nombre de voix assez faible. Plus d’un tiers des électeurs inscrits se sont abstenus de voter. La victoire des socialistes n’était pas bien brillante, mais ils espéraient la poursuivre et la compléter à la Chambre même, en arrachant à sa faiblesse ou à son trouble l’élargissement immédiat du nouvel élu.

Les précédens étaient pour eux. Le cas ne s’est pas présenté bien souvent, mais toutes les fois qu’un condamné est devenu député, il a été aussitôt mis en liberté. Le dernier exemple qu’on invoquait est celui de M. Paul Lafargue, qui avait été compromis dans les affaires de Fourmies et qui purgeait, de ce chef, une condamnation à la prison lorsqu’il a été nommé député du Nord. Dès le lendemain, M. Millerand a déposé sur le bureau de la Chambre une motion en vertu de laquelle M. Lafargue devait être laissé libre de remplir son mandat. Il n’y a pas eu de discussion : la Chambre et le gouvernement se sont tus, et la motion de M. Millerand a été adoptée. Elle reposait sur un article de nos lois constitutionnelles dont voici le texte : « La détention ou la poursuite d’un membre de l’une ou de l’autre Chambre est suspendue pendant la session, et pour toute sa durée, si la Chambre le requiert. » La Chambre peut requérir la libération du condamné, mais rien ne l’oblige à le faire : c’est une simple faculté qu’elle exerce, ce n’est pas une obligation qu’elle exécute. Elle est libre d’agir ou de s’abstenir. On la considère comme un corps politique, qui se détermine par des motifs purement politiques et, dès lors, variables suivant les cas. Un jour, il peut y avoir plus d’avantages que d’inconvéniens à ordonner la mise en liberté d’un détenu ; un autre, il y aurait plus d’inconvéniens que d’avantages. C’est à la Chambre d’apprécier. On comprend combien les précédens, surtout lorsqu’ils sont rares, ont peu de poids en pareille matière : il faudrait, pour qu’ils en eussent, que les situations fussent exactement les mêmes, ce qui n’arrive presque jamais, car, lorsque les délits se ressemblent, les circonstances générales diffèrent. Aucune assimilation ne pouvait être faite entre M. Lafargue en 4891 et M. Gérault-Richard en 1895. M. Lafargue avait commis un délit assez vulgaire et qui n’engageait que lui ; M. Gérault-Richard, avait provoqué un incident dont la gravité tenait moins au fait en lui-même qu’à l’ensemble de faits auxquels il se rattachait. Depuis que M. Casimir-Perier a été élu président de la République et dès le lendemain même du Congrès de Versailles, une campagne d’injures, d’outrages, de diffamations, a été entreprise non seulement contre lui, mais contre tout ce qui tient à lui. Jamais la haine et la colère n’ont provoqué de pareils excès de parole ou de plume ; et ces excès, il est facile de le reconnaître, ne viennent pas d’un emportement sincère dans sa violence, mais d’un calcul et d’un plan prémédités. Les socialistes veulent discréditer à la fois l’institution de la présidence et l’homme qui la représente. L’article de M. Gérault-Richard, bientôt suivi de la plaidoirie de M. Jaurès, ont été en quelque sorte les points culminans de cette campagne : ils y sont étroitement liés et ne peuvent pas en être séparés. Qu’on le voulût ou non, c’était donc la campagne tout entière qui, dans la personne de M. Gérault-Richard, était en cause jeudi dernier devant la Chambre, et, si la majorité avait requis la mise en liberté du prisonnier, on n’aurait pas manqué de dire que son vote avait été la contre-partie du verdict des jurés de la Seine. Quelles qu’eussent été les intentions de la majorité, on n’aurait vu que le fait : par-dessus M. Gérault-Richard et par-dessus le gouvernement lui-même, un autre aurait été atteint.

Telle est la question qui se posait devant la Chambre ; mais il faut convenir que, de part et d’autre, on s’est appliqué et ingénié à l’esquiver. Ni M. Millerand, ni M. Dupuy n’ont voulu laisser apparaître, même dans l’ombre, la personne de M. Casimir-Perier, le premier parce qu’il craignait que des attaques trop directes ne lui fissent perdre quelques voix, le second parce qu’il pensait que le devoir du ministère était de couvrir le Président. Il l’a, en effet, si complètement couvert que la Chambre avait un peu l’air de jouer à cache-cache. Les deux orateurs ont affecté de ne plaider qu’une thèse d’école, et, d’un côté comme de l’autre, la thèse était également fausse. M. Millerand, privant la Chambre de sa liberté d’appréciation, a soutenu qu’elle devait toujours requérir l’élargissement d’un de ses membres prisonnier, et M. le président du Conseil, invoquant les Droits de l’homme et l’égalité de tous devant la loi, a soutenu qu’elle devait toujours s’abstenir de le faire. Alors, que signifie l’article des lois constitutionnelles que nous avons cité plus haut ? N’existerait-il qu’à la condition de n’en user jamais ? Tel n’est pas notre avis. La Chambre de 1894 a peut-être eu raison de requérir la mise en liberté de M. Lafargue, et celle de 1895 a mieux fait encore de ne pas requérir celle de M. Gérault-Richard, parce qu’il n’y avait aucun inconvénient dans le premier cas, et qu’il y en aurait eu un très grave dans le second. La constitution n’a pas voulu lier la Chambre par une obligation étroite ; elle a compté sur son discernement et l’épreuve a prouvé qu’elle ne s’était pas trompée. Le vote de la Chambre lui fait honneur : il a eu lieu à 90 voix de majorité, ce qui est considérable. On ne saurait dissimuler qu’un assez grand nombre de députés ont dû faire un effort sur eux-mêmes, effort de bon sens et de courage, pour renoncer à requérir la mise en liberté de M. Gérault-Richard. Ils blâment, ils sont prêts à qualifier des termes les plus sévères la campagne d’injures et de calomnies poursuivie contre M. le Président de la République ; mais, issus du suffrage universel, ils ont un respect volontiers superstitieux, timoré, craintif même, pour toutes ses manifestations, alors même qu’ils les déplorent ou les condamnent. Les Chambres sont extrêmement jalouses de leurs droits ou de leurs privilèges, et elles ne renoncent à les exercer que lorsqu’un intérêt puissant les y oblige ; la Chambre actuelle n’est pas, à ce point de vue, moins susceptible, ni moins ombrageuse que les précédentes, mais elle a compris qu’un acte politique s’imposait à elle, et elle l’a accompli avec une louable fermeté. Ceux qui ont dit que l’élection de M. Brisson avait déplacé la majorité, et qu’il fallait compter désormais avec une situation toute nouvelle, peuvent s’apercevoir aujourd’hui qu’ils se sont trompés, et que si la majorité a été un moment déconcertée pour les motifs que nous avons indiqués, du moins, suivant une expression à la mode, elle n’a pas mis longtemps à se ressaisir. Et puis il faut rendre justice à M. Brisson lui-même. Le lendemain du vote qui a maintenu M. Gérault-Richard à Sainte-Pélagie, quarante-quatre députés socialistes ont signé un manifeste où le Président de la République et le Parlement étaient l’objet des plus indignes attaques. C’est le langage de la révolution ; c’est l’attitude d’un parti qui se met au-dessus des convenances aussi bien que des lois. M. Rouanet est monté à la tribune pour y apporter l’écho de ces accusations véhémentes. Dès la première injure qu’il a proférée, M. Brisson l’a arrêté, et, devant son refus de retirer ses paroles, il a proposé à la Chambre de voter contre lui la censure avec exclusion temporaire. M. Rouanet est allé rejoindre M. Jaurès hors du Palais-Bourbon. Élu par les radicaux et par les socialistes, M. Brisson se voit obligé, pour protéger contre ces derniers la dignité de la Chambre, de leur appliquer les plus extrêmes sévérités du règlement ; et certes on ne peut l’accuser ni de malveillance ni de parti pris. S’il prononce des exclusions, c’est qu’elles s’imposent ; mais la fréquence avec laquelle la nécessité en apparaît montre qu’en peu de jours la situation a changé. Évidemment, les socialistes ont formé le dessein de rendre impossible le fonctionnement du régime parlementaire. On entre dans une période nouvelle, qui sera faite de scandales et de violences, et dont le boulangisme n’aura été qu’une première répétition. Les optimistes assurent que M. Brisson, précisément parce qu’il ne peut pas être suspect à l’extrême gauche, aura plus d’ascendant que tout autre pour dominer le tumulte et pour faire accepter son autorité. Puissent-ils ne pas se tromper ! Nous dirons alors qu’à quelque chose malheur est bon.


Les discours qui ont été prononcés à Berlin et à Rome, à l’occasion du 1er janvier, n’ont pas eu une importance exceptionnelle. Il faut signaler pourtant le langage tenu par l’empereur Guillaume à ses généraux : on ne lui reprochera pas un excès de sérénité. « De même qu’en 1870, a dit Guillaume II, nous nous trouvons en face de graves événemens. » Une telle déclaration aurait causé en Europe la plus profonde inquiétude si l’empereur ne s’était hâté d’ajouter que, cette fois, l’ennemi n’était pas au dehors, mais au dedans. Il ne s’agit que des socialistes et des anarchistes, et quel que soit le péril qu’ils présentent, on trouvera sans doute que Guillaume l’a un peu poussé au tragique en rappelant 1870. Comme à cette époque, il compte que « la puissante armée allemande sera son meilleur appui. » Il y a là une menace qu’il a rendue intentionnellement très directe, afin d’en augmenter l’effet d’intimidation. Quant au roi d’Italie, on est plus embarrassé pour savoir au juste ce qu’il a voulu faire entendre lorsque, en recevant le président du Sénat, il a déclaré qu’il comptait sur ce grand corps, « lequel a parmi ses membres l’élite de la nation, » et qu’il a ajouté : « Les institutions ont en vous une base solide, sûre, et, grâce à votre concours, je suis convaincu que nous pourrons sortir des difficultés qui surgiraient devant nous. » Le langage du roi n’a pas été tout à fait aussi confiant à l’égard du président de la Chambre. Il s’est borné à lui dire « qu’il priait la Providence afin que l’année qui commence fût féconde pour son peuple, sur la fidélité duquel il a toujours compté et compte toujours… L’accord entre le peuple et le roi a toujours fait et fera toujours, a-t-il conclu, la fortune de l’Italie. » La Chambre est issue du peuple, mais elle n’est pas le peuple lui-même, et on a cru d’abord, en lisant le discours du Trône, que le roi avait pris son parti de dissoudre le Parlement et de faire un appel au pays. Toutefois, rien n’est encore certain à ce sujet, et les journaux se sont hâtés d’atténuer ce que la harangue royale semblait avoir de trop explicite. On ne saura que dans quelques jours à quelle résolution le roi se sera arrêté. Nous l’attendrons avec d’autant plus de réserve qu’un certain nombre de journaux italiens reprochent avec amertume à la presse française de trop s’occuper de leurs affaires. Il était, ce semble, assez naturel d’en parler, comme tout le monde, au surplus, le fait en Europe ; on ne pouvait pas en parler sans émettre des appréciations ou des prévisions, et on ne pouvait pas les émettre sans être accusé de donner des conseils. Des conseils ! l’Italie ne veut pas en recevoir, et il faut voir de quel ton rogue nos confrères d’au-delà des Alpes parlent de nos ingestions inconvenantes dans des questions qui ne nous regardent pas. Heureusement, on est moins susceptible dans les autres pays, sans quoi il serait tout à fait impossible de parler de politique étrangère. Ni l’Allemagne, ni l’Autriche, ni l’Angleterre ne se préoccupent de savoir si on leur donne des conseils : elles se sentent assez grandes et assez sûres d’elles-mêmes pour ne pas s’en offenser, et n’en prendre d’ailleurs que ce qui leur convient.

La presse italienne est vraiment, depuis quelques jours, de bien méchante humeur à notre égard : elle va même jusqu’à attaquer les deux ambassadeurs que nous avons à Rome, l’un auprès du roi, l’autre auprès du pape, et cela dans des termes que nous nous abstiendrons de qualifier. Elle oublie que M. Lefebvre de Béhaine et M. Billot sont les hôtes de l’Italie. Il arrive quelquefois à certains de nos journaux de dépasser la mesure lorsqu’ils parlent des gouvernemens étrangers : c’est une habitude qu’ils ont prise en parlant du leur. Mais à coup sûr aucun journal français n’a jamais fait contre les choses et les hommes d’Italie une campagne aussi violente et aussi prolongée que celle de la Tribuna, par exemple, contre les hommes et les choses de France. On a le bon esprit, chez nous, de ne pas attacher d’importance à des articles de journaux : sans cela, il y a longtemps que nos rapports seraient devenus impossibles avec l’Italie, car, si nous avons eu quelques torts envers elle, nous n’avons eu certainement ni les premiers, ni les plus graves. Il serait facile d’énumérer nos griefs ; mais à quoi bon ? Les uns s’appliqueraient aux journaux, les autres au gouvernement italien lui-même, qui a rompu brusquement les traditions courtoises établies de part et d’autre sur la frontière, et envoyé les instructions en vertu desquelles le capitaine Romani a été arrêté. Qu’il y ait en tout cela des intentions peu bienveillantes à notre égard, rien n’est plus certain : nous aimons mieux ne pas les relever. Le gouvernement italien traverse une crise où il ne conserve peut-être pas tout son sang-froid. On nous interdit de nous en apercevoir, ou du moins de le dire ; soit ! Mais si nous ne le disons pas, on ne s’en gêne pas ailleurs : à nous seuls cela est défendu. Les journaux allemands et autrichiens écrivent en toute liberté les choses les plus désobligeantes sur l’Italie et sur son premier ministre, à tel point que, dans la presse européenne, la nôtre se distingue finalement par sa modération. Mais à Rome on ne voit que nous ; on ne lit, on n’entend que nous ; ce qui, à un certain point de vue, ne laisse pas d’être flatteur.

Est-il exact que le brusque rappel de M. Ressman se rattache à cette situation ? Nous ne saurions prendre au sérieux les motifs qui ont été donnés, de cette décision, dans la presse italienne : elle a accusé spécialement deux de nos journaux, choisis parmi les plus graves, d’être coupables de tout le mal ; elle a même reproché à M. Ressman de les avoir inspirés. Arrivés là, on est dans le domaine de la fantaisie la plus débridée. Un homme d’esprit disait de M. Crispi qu’il avait vécu si longtemps dans l’opposition et dans les conspirations qu’il ne savait plus distinguer le vrai du faux : cet humoriste aurait-il raison ? Au surplus, quelle que soit la cause du rappel de M. Ressman, nous ne pouvons que le regretter s’il est définitif. Assurément, le gouvernement italien est libre de se faire représenter auprès de nous par qui il voudra, et son ambassadeur sera toujours assuré de recevoir ici l’accueil qui lui est dû. Mais M. Ressman était à Paris depuis si longtemps qu’il paraissait s’y plaire et qu’on aimait à l’y voir. Nul n’était plus soucieux que lui des intérêts de son pays et ne savait mieux les défendre ; il n’en a jamais négligé aucun. Toutefois, il était de ces diplomates qui croient de leur devoir, sans rien compromettre, et souvent même sans rien céder, de mettre une bonne volonté sincère à maintenir de bons rapports entre leur pays et celui où ils sont accrédités. Il ne pensait pas que le métier d’un ambassadeur fût de faire naître ou d’envenimer des conflits, et, lorsque les difficultés naissaient d’elles-mêmes, il s’appliquait à les résoudre dans une transaction équitable dont ni l’Italie ni la France n’avaient à se plaindre. Ce caractère, heureusement, n’appartenait pas en propre à M. Ressman : il y a près de nous d’autres ambassadeurs qui en sont aussi doués, et c’est grâce aux uns et aux autres qu’à travers des incidens parfois très délicats, non seulement la paix, mais une entente réelle ont été conservées entre les divers gouvernemens de l’Europe depuis près d’un quart de siècle. Un ambassadeur peut être rappelé par son gouvernement pour les motifs les plus divers, motifs dont nous ne sommes pas juges et qu’il serait aujourd’hui indiscret de rechercher : il nous est permis toutefois de donner à ceux qui nous quittent un dernier témoignage de sympathie. M. Ressman a beaucoup fait pour que son pays et le nôtre vécussent en bon voisinage : en somme, il y a réussi, et, quel qu’il soit, son successeur lui devra beaucoup si, comme nous n’en doutons pas, il se propose le même but.


Les journaux de Bruxelles annoncent que le gouvernement est sur le point de déposer devant les Chambres un projet de loi qui annexerait définitivement l’État du Congo à la Belgique. Cette nouvelle n’a rien d’imprévu : on devait s’attendre à ce que l’annexion dont il s’agit eût lieu un jour ou l’autre. Depuis longtemps le roi Léopold prépare ce dénouement avec une habileté et une persévérance qui ne se sont jamais démenties. On n’a pas oublié qu’en 1890 il avait annoncé déjà l’intention de léguer l’État du Congo à la Belgique, tout en demandant aux Chambres le vote d’un emprunt considérable. Le roi Léopold franchissait une étape très importante dans la voie où il s’est engagé, mais cette étape ne devait pas être la dernière, et un peu plus tôt ou un peu plus tard, la question de l’annexion du Congo à la Belgique ne pouvait manquer de se poser. Aussi, dès ce moment, notre diplomatie s’est-elle préoccupée des conséquences qui résulteraient pour nous de cette annexion, et le langage tenu alors par M. Bernaert à la Chambre des députés belges porto la marque évidente de l’accord préalable qui s’était établi entre les deux gouvernemens, ou pour mieux dire entre les trois, ceux de l’État du Congo, de la Belgique et de la France. « Si la France, disait M. Bernaert, voit avec satisfaction la Belgique s’installer à ses côtés sur les rives du Congo, toute modification à la souveraineté de ces territoires, autre que celle réglée par la convention qui vous est soumise, n’eût pas laissé et ne laisserait pas la France indifférente. » Qu’est-ce à dire, sinon que la France acceptait, et même « avec satisfaction, » que la Belgique devint sa voisine immédiate en Afrique comme elle l’était déjà en Europe, mais qu’elle éprouverait un sentiment différent si les territoires congolais, après être passés sous la souveraineté de l’État belge, venaient, en totalité ou en partie, pour une cause ou pour une autre, à passer sous celle d’un autre État européen. Avons-nous obtenu à cette époque des garanties tout à fait satisfaisantes contre la réalisation de cette éventualité ? C’est ce qu’il est difficile de dire, aucune correspondance diplomatique n’ayant été publiée à ce sujet.

Toutefois M. Bernaert, dans son discours du 25 juillet 1890, ne pouvait méconnaître et n’a méconnu ni l’intérêt, ni le droit de la France dans cette affaire. Notre intérêt est évident ; quant à notre droit, il repose sur les engagemens pris en 1884 et en 1887, d’abord par l’Association internationale, puis par le roi du Congo, qui, sous prétexte d’interpréter sur un point les engagemens de l’Association, en a formellement consacré et renouvelé la valeur. Les textes sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de les citer. On sait qu’en 1884, M. Strauch, président de l’Association internationale, dans une lettre adressée à M. Jules Ferry, président du Conseil et ministre des affaires étrangères de la République, s’est engagé à donner à la France « le droit de préférence si, par des circonstances imprévues, l’Association était amenée un jour à réaliser ses possessions. » Le mot « réaliser » est le seul que pouvait employer une association commerciale, mais l’avantage qui nous était assuré avait aussi pour nous une importance politique, et cette importance s’est accrue lorsque l’Association est devenue l’État indépendant du Congo ; elle s’accroîtra encore lorsque l’État indépendant du Congo se confondra avec la Belgique. La Belgique peut être amenée à aliéner tout ou partie de ses possessions congolaises pour d’autres motifs qu’un intérêt purement pécuniaire ; elle peut faire des cessions à titre gratuit, au moins en apparence : il doit être bien entendu que, dans ces conditions, ou dans toutes autres qui pourraient intervenir, le droit de préférence, concédé à la France par l’Association internationale et reconnu par l’État indépendant, le sera non moins formellement par la Belgique. La question de savoir si nous avons renoncé à ce droit de préférence au profit de la Belgique elle-même pourrait être controversée ; cela semble bien résulter d’un échange de lettres qui a eu lieu, en 1887, entre M. Van Eetevelde, administrateur général des affaires étrangères de l’État du Congo, et M. Bourée, notre ministre à Bruxelles ; mais les termes employés par ce dernier ne sont pas explicites et ils ne résolvent pas définitivement la difficulté. Cependant, nous aurions tort de la soulever de nouveau tout entière, et il n’est pas probable que telle puisse être l’intention de notre gouvernement. En bonne foi, nous avons un engagement envers le roi Léopold, mais le roi en a aussi un envers nous, et il importe que nos droits revêtent, au moment où s’accomplira la fusion du Congo et de la Belgique, une précision qui ne puisse laisser place à aucun doute. Il n’existe, ou du moins nous ne connaissons pour le moment aucun texte qui présente incontestablement ce caractère.

Notre diplomatie commettrait donc une faute si elle laissait l’annexion s’opérer sans avoir pris toutes les précautions que cette mesure comporte et même qu’elle exige. Le gouvernement belge a parfaitement compris en 1890 qu’il avait besoin de s’entendre avec nous avant de demander aux Chambres le vote de l’emprunt ; il y avait là, en effet, un premier lien jeté entre l’État du Congo et la Belgique, mais ce lien était léger en comparaison de celui qu’il s’agit de nouer maintenant. Le roi Léopold faisait pressentir l’annexion, il ne la réalisait pas encore. S’il a senti pourtant, à cette époque, la nécessité de ne rien faire qu’après un échange de vues et une entente avec nous, à plus forte raison la comprendra-t-il aujourd’hui. Il n’a pas eu, d’ailleurs, à regretter son attitude confiante de 1890, et cela doit l’encourager d’autant plus à la renouveler, ou plutôt à y persévérer, qu’une attitude différente n’a pas eu toujours depuis le même succès. Mais nous ne voulons rappeler aucun souvenir pénible : assez d’autres sont mieux en situation. Comment la Belgique douterait-elle de nos sentimens ? Nous aurions pu défendre contre elle notre droit de préférence ; nous ne l’avons pas fait, d’abord par déférence pour le roi Léopold et par considération pour la grande œuvre qu’il a généreusement accomplie, ensuite parce que le voisinage de la Belgique nous convient et que c’est, de tous, celui que nous préférons en Afrique. Aussi ne voulons-nous pas en accepter d’autre sans avoir été mis au préalable en mesure d’exercer notre droit de préférence, et, si nous ne l’exerçons pas, de nous en abstenir à bon escient. Les pourparlers indispensables sont-ils ouverts entre Bruxelles et Paris ? Nous aimons à le croire : ce serait de part et d’autre une véritable imprudence et probablement l’origine d’assez graves difficultés futures que de ne pas les ouvrir et les poursuivre avec une bonne volonté réciproque. Le gouvernement belge ne fera rien de valable et de solide en dehors de nous. En 1890, M. Bernaert n’a exposé son projet aux Chambres et ne l’a défendu devant elles qu’après s’être mis formellement d’accord avec le gouvernement de la République : son successeur, certainement, s’inspirera de cet exemple.

La crise ministérielle provoquée à Pest par la démission de M. Weckerlé vient heureusement de se terminer. François-Joseph avait pris une grande responsabilité en renvoyant un ministère qui avait la confiance de la Chambre et très probablement celle du pays. On aurait compris qu’il refusât de ratifier les lois de laïcisation ; mais, après les avoir ratifiées, il y avait quelque contradiction à congédier proprio motu le ministère qui les avait faites, au moment même où sa popularité était à son apogée. Évidemment, l’empereur et roi s’est proposé d’opérer une liquidation : il a accepté ce qui était fait, il a voulu empêcher à des ministres qui n’avaient plus sa confiance de l’aire davantage dans un sens qui lui déplaisait. Toutefois l’entreprise n’était pas sans dangers. François-Joseph a caressé d’abord le rêve d’un ministère de conciliation entre les partis, où prédominerait doucement son influence personnelle, et il a compté pour le constituer sur le dévouement du ban de Croatie, le comte Khuen-Hedervary ; mais celui-ci a échoué dès le premier jour dans ses démarches, et le roi a dû finalement s’adressera M. Banffy, président de la Chambre des députés. M. Banffy a réussi dans la tâche qui lui était confiée : il est probable que M. Weckerlé, dont il est l’ami politique, l’a aidé à la remplir. Le 1er janvier, M. Banffy recevait les députés libéraux, et il se félicitait avec eux des progrès accomplis pendant sa présidence ; c’était faire l’éloge des lois de laïcisation ; les députés l’ont si bien compris qu’en sortant de chez leur président ils se sont empressés d’aller faire une visite, c’est-à-dire une manifestation chez M. Weckerlé, le ministre déchu. Il faut donc voir dans la constitution du ministère Banffy le maintien au pouvoir, mais aussi l’affaiblissement du parti libéral. Le roi, de son côté, a réussi à se débarrasser des ministres qui avaient encouru sa disgrâce, mais non pas à mettre à leur place ceux qu’il aurait préférés. Autant qu’il est possible de juger les choses à distance, le ministère Banffy est un ministère de transaction, et peut-être de simple transition.

Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.