Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1897

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Chronique n° 1554
14 janvier 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.

Les élections sénatoriales du 3 janvier ont été si parfaitement conformes à ce que nous avions prévu et annoncé que nous n’aurions rien à en dire de plus, si elles n’avaient pas été accompagnées de quelques incidens dignes d’être relevés. La bataille était entre le parti radical-socialiste et le parti républicain modéré. Ce dernier n’avait aucune prétention à augmenter dans la Chambre haute le chiffre de son effectif antérieur : le parti radical-socialiste annonçait, au contraire, que la majorité serait, sinon complètement renversée au Sénat, au moins profondément modifiée. Dès lors tout deviendrait facile, et le char de l’État, n’étant plus retenu par aucun frein, serait précipité, brides abattues, sur la route du progrès par la révolution. Allons droit au résultat : il a été parfaitement nul. Le Sénat est aujourd’hui exactement ce qu’il était hier, et c’est tout ce qu’on pouvait pour lui désirer, ou du moins espérer de mieux.

Les radicaux socialistes ont bien fait de triompher la veille du scrutin, puisqu’ils ne devaient pas pouvoir le faire le lendemain. Ils avaient multiplié les métaphores pour annoncer la destruction de la vieille forteresse, de la bastille du Luxembourg. N’ayant pas réussi à pénétrer dans la place, ils se réjouissent d’en avoir fait sortir un ou deux occupans, un surtout, qui n’est autre que M. Constans. M. Constans n’avait pas fait beaucoup parler de lui depuis quelques années. Après avoir rendu un grand service à son parti, ou pour mieux dire à son pays, il s’était laissé aller à la nonchalance qui, après la poussée d’un effort vigoureux, est dans le caractère des Méridionaux. Cet homme qu’on a représenté comme un politique du XVIe siècle, au regard froid, implacable, et la main toujours fixée sur une arme secrète, n’est qu’un homme d’esprit, qui a le sens de l’à-propos, capable, comme il l’a prouvé, d’une action décisive à un moment donné, mais très capable aussi, comme il ne l’a pas moins prouvé, de s’endormir ensuite dans un long repos. Ses ennemis ne s’endormaient pas. Ils lui ont fait une guerre acharnée, de tous les jours, de toutes les minutes, et finalement ils l’ont battu. Mais avec qui ? Est-ce avec un des leurs ? Est-ce au profit d’un de leurs candidats ? Ont-ils fait entrer au Sénat, à la place de M. Constans, un représentant de leurs doctrines ? Non, certes. Ils ont reporté leurs voix, au dernier tour de scrutin, sur M. Paul de Rémusat, c’est-à-dire sur l’homme qui portait le nom le plus respecté, le plus aimé de toute la région, mais un nom qui signifiait fidélité traditionnelle à la politique libérale et modérée. Avec un désintéressement qui n’étonne pas de sa part, M. de Rémusat avait retiré sa candidature, mais les radicaux l’ont reprise ; ils ont déchiré les affiches qui annonçaient son désistement ; ils ont voté pour lui, sentant bien qu’ils n’avaient pas d’autre moyen d’empêcher M. Constans d’être élu, et rendant ainsi hommage à une politique et à des principes qui sont tout l’opposé des leurs. Voilà comment ils ont gagné la partie : ont-ils lieu de s’en montrer si fiers ?

La rentrée du Parlement a suivi de près les élections sénatoriales. Que sera la session qui s’ouvre ? C’est la dernière, pleine et complète, que la Chambre actuelle aura à remplir : on sait que les élections générales, retardées de six mois à la fin de la dernière législature, auront lieu au printemps de 1898, environ dans quinze mois. Il faut donc s’attendre à ce que cette session soit agitée. Elle sera vraiment la préface des élections, et tous les partis s’y donneront rendez-vous avec leurs programmes, avec leurs systèmes, quelques-uns avec leurs promesses fallacieuses et décevantes. La grande bataille est aujourd’hui sur le terrain financier. Elle est commencée ; elle se poursuivra avec une vigueur toujours plus grande. Quelles que soient les réformes proposées par le gouvernement, les radicaux socialistes affecteront de jeter sur elles le discrédit en les regardant comme insuffisantes, comme insignifiantes même, et ils emploieront tous leurs efforts à les empêcher d’aboutir. Ils demanderont toujours autre chose, ils demanderont toujours plus, essayant de mettre la majorité dans l’alternative ou d’un nouvel avortement, ou d’une adhésion résignée à leurs propres vues. Ils se contenteront d’ailleurs volontiers, comme par le passé, d’une adhésion de principes.

Leur cheval de bataille restera sans doute l’impôt général sur le revenu. Bien que le principal écuyer soit descendu de sa monture et l’ait abandonnée comme un animal fourbu, un autre essayera de lui demander encore un temps de galop devant la galerie. M. Bourgeois n’a-t-il pas annoncée qu’il était tout prêt à l’équiter à lui seul, bien qu’il n’y ait pas montré jusqu’ici une grande aptitude, et qu’il ait commis un certain nombre de confusions jusque dans l’emploi des mots qui peuvent y servir ? Le dossier n’est pas au-dessus de la portée d’un avocat ordinaire, et M. Doumer l’a laissé tout fait au service de son successeur éventuel. Mais on est un peu effrayé en songeant à toutes les questions qui sont restées en arrière, et qui vont se présenter presque à la fois dans le cours de cette année : le renouvellement du privilège de la Banque de France, la réforme des boissons, les dégrèvemens agricoles, qui ont été trop souvent promis pour qu’on ne tente pas de les réaliser, et enfin la question de savoir comment on pourvoira au vide que ces dégrèvemens produiront dans les recettes. Nous souhaitons au ministère actuel l’autorité et l’énergie nécessaires pour réussir dans cette tâche complexe et difficile. Son autorité a certainement grandi depuis quelque temps. D’abord, il a duré ; il a fait preuve de vitalité ; il a démenti les prophéties de ses adversaires, qui avaient annoncé sa mort prochaine, en avaient déjà fait part à leurs amis, et s’étaient montrés tout prêts à l’enterrer, c’est-à-dire à le remplacer. Le plus acharné d’entre eux et aussi le plus impatient, M. Doumer, a abandonné la partie de guerre lasse, en vertu du proverbe que mieux vaut tenir que courir. Quelques réserves qu’il y ait à faire sur les conditions de moralité, ou, pour mieux dire, d’immoralité politique dans lesquelles cette aventure s’est produite, il faut bien y reconnaître un signe des temps, qui sont de moins en moins favorables aux espérances radicales. Par bonheur, le gouvernement a de meilleurs titres à présenter pour inspirer confiance. Les élections sénatoriales ont tourné à l’avantage des opinions moyennes. M. le ministre de l’intérieur a poussé le scrupule jusqu’à remettre après ces élections un mouvement préfectoral qu’il aurait dû faire, non pas à la veille sans doute, mais longtemps auparavant. Les programmes électoraux ont montré que la grande majorité des candidats élus était contraire à l’impôt sur le revenu : c’est une constatation que M. Barodet, qui est passé de la Chambre au Sénat, fera bien de consigner dans une de ces publications dont il s’était assuré le monopole au Palais-Bourbon. Il résulte de tout cela que l’opinion générale du pays est favorable à la politique modérée. C’est une force pour le ministère : il lui reste de savoir en user. On attend avec impatience les projets qu’il a préparés pendant les vacances, et qui ne sont pas encore connus. Jusqu’ici, ses adversaires en sont réduits à lui faire la petite guerre, la plus petite de toutes, c’est-à-dire à raconter qu’il est rongé par des dissentimens intérieurs dont ils ne peuvent d’ailleurs fournir le moindre indice, et sur lesquels les indications sont de plus en plus contradictoires à mesure qu’elles deviennent plus abondantes. A en croire les journaux radicaux et socialistes, il n’y a pas en ce moment dans le cabinet deux ministres qui pourraient se regarder sans froncer le sourcil : c’est le contraire des augures antiques. A la fin des vacances, ils n’ont conservé entre eux une paix apparente qu’en se séparant et en fuyant le plus loin possible les uns des autres. Ceux-ci sont restés à Paris, ceux-là sont allés à Cannes, à Nice, à Menton, ne pouvant même pas, de crainte d’y causer quelque scandale par leurs querelles, se réunir, pour s’y reposer au soleil, dans la même ville. Telles sont les armes actuelles de l’opposition : personne ne les lui enviera. A l’ouverture d’une session nouvelle, et surtout d’une session dont nous venons d’indiquer le caractère compliqué, il est téméraire de tirer des horoscopes : cependant la conjonction des astres paraît favorable au ministère, et il y a lieu d’espérer qu’après avoir doublé les caps les plus difficiles, il a devant lui un certain nombre d’étapes à peu près assurées.


Le 23 décembre dernier, M. de Nélidof remettait au sultan une courte note dont voici le texte : « L’ambassadeur de Russie est chargé de déclarer au gouvernement ottoman que, s’il porte atteinte aux droits du Conseil de la Dette publique, ou touche aux revenus qui ont été concédés aux porteurs de bons turcs, la Russie se verra obligée de réclamer, à l’égal des autres puissances, l’institution d’une commission financière internationale, prévue par le protocole 18 du Congrès de Berlin, commission qui serait chargée d’étudier la situation financière de l’empire ottoman et de fixer la part de revenus qui pourrait être attribuée à ses créanciers. Comme, en de pareilles circonstances, et en vertu du décret même de Moharrem, l’engagement conclu entre le gouvernement ottoman et ses créanciers deviendrait caduc et que ces derniers reprendraient tous leurs anciens droits, le gouvernement impérial se plaît à espérer que la Sublime Porte comprendra combien cette éventualité pourrait lui devenir funeste et s’abstiendra de tout acte susceptible de l’amener. »

Nous l’espérons aussi, d’autant plus que rien dans son attitude n’a donné à craindre que le gouvernement ottoman ne fût pas fidèle aux engagemens qu’il a pris envers ses créanciers par le décret du 28 Mauharrem 1299, c’est-à-dire du 8/20 décembre 1881, engagemens qu’il a tenus jusqu’à ce jour d’une manière parfaitement correcte. La démarche du gouvernement russe n’en a pas moins un intérêt considérable ; mais, pour le bien comprendre, il faut entrer dans quelques explications préalables. Nous n’avons pas parlé encore d’un incident dont on a mené grand bruit dans certains pays étrangers, incident dont on a fort exagéré l’importance, où on a voulu voir un grave échec pour la politique française, et que la note dont nous venons de reproduire le texte a dénoué à notre pleine satisfaction.

L’Empire ottoman traverse une crise dont les circonstances purement politiques sont bien connues, mais dont les côtés financiers méritent aussi d’attirer l’attention, car ce qui reste de solidité à l’Empire turc dépend en grande partie de la fermeté de ses finances. Quant à nous, Français, nous y sommes peut-être plus intéressés que tous les autres, parce que, dans l’ensemble de la Dette ottomane, nos capitaux occupent, et de beaucoup, la proportion la plus large. La France possède en fonds d’État ou en obligations de chemins de fer garantis par l’État près des deux tiers des valeurs ottomanes, soit un capital qui doit être évalué à environ 2 milliards 229 millions ; et, si on ajoute à ce chiffre celui de 250 à 260 millions au minimum qui représente les valeurs industrielles dont nos compatriotes sont aussi porteurs, c’est à plus de 2 milliards et demi en chiffres ronds qu’il convient d’estimer le montant de la dette publique ou privée que la Turquie a contractée vis-à-vis de nous. Une telle situation ne pouvait pas nous laisser indifférens aux menaces qui se sont produites dans ces derniers temps contre les finances turques, non pas qu’elles aient été compromises, il ne faut rien exagérer, mais parce qu’elles ont inévitablement subi la réaction des événemens politiques, et qu’au moment même où on demandait au sultan des réformes, la nécessité de lui assurer, pour les accomplir, des ressources nouvelles est apparue à tous les yeux. On a beaucoup parlé d’un emprunt probable, ou même inévitable, qui mettait en cause le crédit de l’Empire ottoman. Il était donc de l’intérêt de tous que ce crédit restât intact, et qu’il fût même accru. Que fallait-il pour cela ? Le problème devait se poser à la diplomatie : elle s’est efforcée de le résoudre en étendant autant que possible la garantie actuellement donnée à la Dette ottomane. Nous avons parlé du décret de Moharrem. C’est un décret que, au moins dans la forme, le sultan a rendu motu proprio, à la suite d’un arrangement personnel et direct avec ses créanciers. Au moins dans la forme, disons-nous, parce qu’à la suite de la dernière guerre et au cours des délibérations du Congrès de Berlin, on ne l’a pas laissé absolument libre de ses déterminations, et qu’on lui a imposé l’obligation d’en prendre d’efficaces, faute de quoi, on les prendrait à sa place. La suspension de ses paiemens faite, en 1875, par le gouvernement turc avait été une des causes principales des événemens politiques et militaires qui se sont dès ce moment précipités avec une rapidité et une intensité plus grandes, et lorsqu’il s’est agi de faire la paix, les puissances ont dû se préoccuper de régler et d’assurer la situation internationale de la Turquie au point de vue financier comme à tous les autres. Aussi dans le protocole 18, ou si l’on veut dans la 18e séance du Congrès de Berlin, le premier plénipotentiaire d’Italie, parlant au nom de ses collègues de France et de Grande-Bretagne en même temps qu’au sien propre, a-t-il soumis à ses collègues la déclaration suivante : « Les Puissances représentées au Congrès sont d’avis de recommander à la Sublime Porte l’institution à Constantinople d’une commission financière, composée d’hommes spéciaux, nommés par les gouvernemens respectifs, et qui serait chargée d’examiner les réclamations des porteurs de titres de la Dette ottomane, et de proposer les moyens les plus efficaces pour leur donner la satisfaction compatible avec la situation financière de la Sublime Porte. » C’est à cette déclaration que s’est reporté M. de Nélidof dans la note qu’il a remise au sultan, il y a quelques jours. Les six grandes puissances y avaient adhéré, soit l’Italie, l’Angleterre, la France, l’Autriche-Hongrie, la Russie et l’Allemagne. Seule la Porte, par l’organe de son principal représentant, Caratheodory-Pacha, avait déclaré ne pas l’accepter « dans les termes où elle était formulée », mais en ajoutant que son gouvernement donnerait tous ses soins à la question des finances. « C’est, disait-il, le devoir et l’intérêt de la Porte de faire tout le possible pour améliorer la situation », et, sans pouvoir préciser les conditions ou l’époque d’un accord, il avait donné au Congrès une indication précieuse, à savoir que les créanciers recherchaient une entente entre eux et le gouvernement ottoman, et que celui-ci s’efforcerait de les satisfaire dans la mesure de ses ressources. L’incident a été reproduit tel quel dans le protocole 18, le prince de Bismarck, président, ayant décidé que la déclaration du comte Corti devait y être insérée et que le Congrès en prenait acte.

Ainsi, les grandes puissances recommandaient à la Porte l’institution à Constantinople d’une commission financière dont les membres seraient nommés par leurs gouvernemens respectifs. C’est à cette dernière obligation que le gouvernement ottoman a cherché à se soustraire, de la manière la plus légitime d’ailleurs, c’est-à-dire par une entente directe avec ses créanciers. L’Europe est restée spectatrice attentive des négociations, se réservant, si elles échouaient, de reprendre la déclaration du protocole 18 et d’en exiger la stricte exécution, ou au contraire de laisser dormir cette déclaration et de la mettre en quelque sorte en réserve jusqu’à nouvel ordre, si une entente amiable venait à se produire. Elle s’est produite. A la suite de quelques tentatives infructueuses, mais pourtant utiles parce qu’elles ont déblayé le terrain et préparé les solutions futures, les délégués des porteurs étrangers se sont rendus à Constantinople au mois d’août 1881, et, avant la fin de l’année, était rendu le décret de Moharrem qui fixait le capital nominal de la dette d’État, établissait un Conseil d’administration pour veiller à sa gestion, et affectait à son service, par une cession absolue et irrévocable, les revenus de six monopoles ou impôts, les monopoles du sel et du tabac, les impôts du timbre, des spiritueux et de la pêche, enfin la dîme de la soie. Ne faisant pas une étude spéciale de cette question, quelque intérêt qu’elle offre, nous négligeons les détails. Il suffit de dire que le système établi à la fin de 1881, pour entrer en vigueur dès le commencement de 1882, a fonctionné depuis de la manière la plus satisfaisante, et que la Porte, c’est une justice à lui rendre, a rempli ses engagemens avec loyauté. Quant au Conseil de la Dette auquel, en dehors de ses attributions purement financières, certaines exploitations industrielles et commerciales ont été abandonnées, il a rendu de réels services par les perfectionnemens qu’il y a apportés. C’est ainsi qu’il exploite les salines, et que, dans la culture des vignobles ou l’élevage des vers à soie, il a introduit, au grand bénéfice de la situation économique du pays, les méthodes pastoriennes et les procédés de la science la plus avancée. Mais revenons à notre sujet.

Malgré son mérite, la combinaison que nous venons d’esquisser présente une lacune. La Porte étant entrée en communication directe avec ses créanciers, la Russie, qui avait pourtant adhéré à la déclaration du protocole 18 de Berlin, s’est trouvée exclue de l’arrangement final pour une raison excellente, à savoir que, parmi les créanciers de la Turquie, il n’y avait pas de Russes. Ceux-ci n’ont donc pas eu à envoyer un délégué à Constantinople au mois d’août 1881, et seuls les créanciers anglais et néerlandais, français, austro-hongrois, allemands et italiens, y ont été représentés. L’inconvénient n’était peut-être pas très considérable aussi longtemps que la situation financière de la Turquie est restée la même ; mais lorsqu’on a pu craindre qu’elle n’éprouvât le contre-coup des secousses politiques devenues si fréquentes depuis plusieurs mois, il était naturel de se préoccuper de l’absence complète de la Russie dans les arrangemens financiers qui avaient été arrêtés. M. Hanotaux a essayé de pourvoir à cette préoccupation par un premier moyen qui n’a pas abouti ; alors, on en a cherché un autre et on l’a trouvé. Voilà, en un mot, toute l’histoire d’un incident qui est passé presque inaperçu en France, mais dont on a beaucoup parlé ailleurs.

Le moyen auquel on avait songé d’abord était en apparence le plus simple de tous : il consistait à introduire un membre russe dans le Conseil d’administration de la Dette ottomane. Il paraissait même si naturel qu’au cours des conversations de M. Hanotaux avec M. Chichkine, et, dit-on, avec l’empereur Nicolas, la suggestion qui en avait été faite avait été tout de suite et très favorablement accueillie. Dans ces conditions, le problème était résolu. La nomination d’un conseiller russe donnait un caractère international au Conseil de la Dette qui n’est, en somme, jusqu’à ce jour qu’une institution ottomane, et un pas de plus était fait dans l’européanisation de toutes les affaires d’Orient. Que s’est-il passé ensuite ? On a dit, mais nous ne le répétons que sous d’expresses réserves, qu’à son retour à Saint-Pétersbourg, l’empereur avait entendu les respectueuses représentations de quelques-uns de ses conseillers, notamment de son ministre des finances, M. Witte, et de son ambassadeur à Constantinople, M. de Nélidof, et qu’il en avait tenu compte. Il n’est pas très difficile de deviner les motifs de ces divergences de vues. C’est, pour la Russie, une tradition et presque un axiome politique de ne pas s’immiscer directement dans les affaires intérieures de l’Empire ottoman, de les traiter en quelque sorte du dehors, et de rester elle-même indépendante, toutes les fois qu’elle le peut, des combinaisons auxquelles les autres puissances prennent part plus volontiers, au risque d’y contracter de certains engagemens. Elle préfère garder son quant-à-soi, non pas pour s’abstenir dans les momens décisifs, mais pour conserver la pleine liberté de son action éventuelle, en choisissant son moment et ses moyens. Entrer dans le Conseil d’administration de la Dette aurait donc été de sa part une attitude nouvelle, et d’autant plus anormale à ses yeux que, nous l’avons dit, elle n’a pas de valeurs turques. La Russie, en tant qu’État, a une créance contre la Porte, nous voulons parler de l’indemnité de guerre imposée à celle-ci au Congrès de Berlin, et qui n’a jamais été payée que d’une manière partielle et intermittente ; mais c’est une créance d’un genre spécial, subordonnée aux facultés dont la Turquie peut disposer à l’égard de ses créanciers ordinaires restés privilégiés, et qui représente par conséquent un intérêt pour le moins distinct du leur. Il y avait là des motifs suffisans pour amener, de la part du gouvernement russe, une certaine hésitation dans l’exécution du projet qu’il avait d’abord accepté, et l’affaire est demeurée en suspens. Les choses en sont là. On n’a pas manqué de dire, il fallait s’y attendre, qu’après les fêtes de Paris, où l’intimité de la France et de la Russie s’était manifestée d’une manière si évidente et même affichée, les deux gouvernemens n’avaient pas pu faire un premier pas sur le terrain des affaires pratiques sans qu’un désaccord sensible se produisit entre eux. Nous laissons à penser toutes les amplifications dont ce thème a fourni la matière abondante.

Ce que nous avons déjà exposé de toute cette affaire permet à nos lecteurs de conclure. Ils ont lu le texte de la note que M. de Nélidof a remise au sultan ; elle répond de la manière la plus claire à tous les doutes qu’on a voulu élever sur la sincérité et sur l’efficacité de notre entente avec la Russie. On peut, en somme, atteindre le même but par des voies différentes, et la question de procédés n’a partout qu’un intérêt secondaire. Quel était le but que nous poursuivions, sinon de donner à la Dette ottomane une garantie de plus, et une garantie ayant un caractère international ? L’entrée d’un membre russe dans le Conseil d’administration aurait d’autant mieux rempli cet objet que les Russes ont moins d’intérêts privés engagés dans la Dette ottomane. Le caractère du Conseil de la Dette pouvait jusqu’ici, nous avons dit pourquoi, paraître insuffisamment politique. Mais n’y avait-il pas d’autre moyen que celui auquel on s’était arrêté au premier moment d’accentuer en quelque sorte ce caractère, et de montrer, derrière le Conseil de la Dette, institution ottomane que la Porte est censée avoir créée de son plein gré et qu’elle pourrait théoriquement retirer de même, l’Europe unie tout entière pour assurer le respect des engagemens de 1881 ? C’est alors qu’on a songé à la déclaration du protocole 18, à laquelle la Russie, dans la séance tenue par le Congrès de Berlin le 11 juillet 1878, avait adhéré comme les autres grandes puissances, et qui lui donnait le même droit d’intervenir dans les affaires financières de la Turquie, si elles ne continuaient pas d’être gérées conformément à la lettre et à l’esprit du décret de Mauharrem. La Porte a pourvu elle-même à l’administration de sa Dette, et elle l’a fait de manière à satisfaire ses créanciers ; soit ! mais si elle venait à manquer à ses promesses, la déclaration du protocole 18 reprendrait toute sa valeur. Pour parler plus exactement, elle ne l’a jamais perdue. C’est parce que la Porte savait, à ne pas pouvoir s’y méprendre, que l’Europe avait un système pour résoudre les questions financières, dans le cas où elle ne parviendrait pas à les résoudre elle-même, qu’elle s’est décidée à le faire avec une correction à laquelle nous avons rendu hommage. On lui a laissé, on lui laisse toujours l’alternative entre le décret de Moharrem, plus satisfaisant pour son-amour-propre, et la déclaration du protocole 18. Il y a, dans la note du comte Nélidof, un membre de phrase qui montre bien que la Russie ne reste pas le moins du monde indifférente à un intérêt qui touche toutes les puissances, mais nous surtout, puisque nos nationaux y sont engagés pour deux milliards et demi : c’est celui où il est dit que, si les engagemens de Moharrem n’étaient pas observés, la Russie se verrait obligée de réclamer, à l’égal des autres puissances, la création de la Commission internationale du protocole 18. Dès ce moment, on peut dire, en usant du mot de notre grand tragique, que, dans le Conseil de la Dette, la Russie est « invisible et présente », de même que les autres puissances. Il semble dès lors que le but que nous nous étions proposé est pleinement atteint, et nous cherchons en vain où est l’échec pour notre politique, où est le dissentiment irréductible entre la Russie et nous.

Avouons toutefois que la Porte ottomane a le droit d’être un peu étonnée d’avoir reçu une note d’un ton aussi comminatoire, sans en avoir certainement mérité la rigueur. Depuis le 1er janvier 1882 jusqu’à présent, elle s’est montrée un très bon débiteur, un excellent payeur. Quels que soient ses embarras financiers, elle n’a pas fait, à notre connaissance, même un geste qui annonçât de sa pari la moindre velléité de remettre la main sur les gages qu’elle a abandonnés à ses créanciers et que le Conseil de la Dette administre. Il est plus probable qu’elle songe à contracter un emprunt nouveau qu’à porter atteinte aux garanties assurées par elle aux anciens : cette seconde opération faciliterait mal la première. Peut-être M. de Nélidof a-t-il pensé qu’en rudoyant publiquement la Porte au profit de ses créanciers, il lui rendrait, par un moyen un peu bizarre mais néanmoins efficace, le service d’augmenter son crédit. Et il semble bien qu’il y ait réussi. Les voies de la diplomatie sont quelquefois détournées et secrètes comme celles des puissances supérieures.

Rien, heureusement, ne fait redouter, de la part de la Porte un coup de tête financier comme (celui de 1875. Mais s’il en était autrement, et si, devant une atteinte portée au Conseil d’administration de la Dette, l’Europe se trouvait obligée d’exiger l’institution à Constantinople de la commission du protocole 18, cette commission se trouverait obligée, à son tour, d’aborder des questions qui ne laisseraient pas de causer à certaines puissances quelques embarras. Un membre distingué de la Chambre des communes, M. Thomas Gibson Bowles, à la suite d’un voyage qu’il vient de faire à Constantinople, a écrit au Times une lettre fort intéressante. Nous ne nous arrêterons pas à la critique pleine d’humour qu’il y fait de la note de M. de Nélidof ; il résume ainsi cette note : « Comme je sais que vous n’avez pas l’intention de toucher aux porteurs de bons, je sais, et vous savez aussi bien que moi, que je ne consentirai pas à vous soumettre à un contrôle international ; mais je me sers de cette forme pour faire plaisir à mes amis les Français qui désirent vous soumettre à ce contrôle. » Ce n’est assurément pas cette partie de la lettre de M. Bowles qui nous paraît la plus sérieuse, mais plutôt celle où il fait remarquer que, si la Porte a tenu ses engagemens financiers envers ses créanciers, il s’en faut de beaucoup qu’on ait rempli envers elle tous ceux qui avaient pourtant été pris à Berlin. En 1878, plusieurs lambeaux de l’Empire ottoman en ont été détachés, les uns pour devenir indépendans, les autres pour aller grossir des États déjà indépendans, ou qui le sont devenus par la même occasion. Il avait alors paru tout naturel, ou, pour mieux dire, légitime et même obligatoire, d’imposer à ces provinces une partie de la Dette ottomane correspondante à l’étendue de leur territoire ou au chiffre de leur population. Par les articles 9, 33 et 42 du traité de Berlin, dit M. Bowles, les puissances s’étaient engagées à fixer le chiffre du tribut annuel à payer par la Bulgarie, ainsi que la part de la Dette à assigner à cette principauté. Elles s’étaient engagées en outre à fixer, par un arrangement qui serait conclu à Constantinople entre leurs représentans et la Porte, la part de la Dette publique ottomane qui devrait être assignée non plus seulement à la Bulgarie, mais au Monténégro et à la Serbie. Plus tard, par l’article 10 de la convention du 24 mai 1881, les mêmes puissances avaient pris l’engagement nouveau de déterminer par un accord du même genre la part de la Dette qui serait supportée par la Grèce, en échange des territoires qui lui étaient cédés. Qu’est-il advenu de tous ces engagemens ? Ils sont restés lettre morte. La Turquie a demandé à plusieurs reprises que les ambassadeurs des puissances s’entendissent à ce sujet avec elle, comme cela avait été formellement convenu : on ne lui a fait aucune réponse. M. Bowles estime à 100 000 livres par an le tribut à payer par la Bulgarie, ce qui fait 2 millions de livres dues à la Turquie depuis 1878. Il estime approximativement à 20 millions de livres la part de la Dette qui devrait être supportée par la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro et la Grèce. Nous lui laissons la responsabilité de ces chiffres que nous ne pouvons pas contrôler ; ils n’ont d’ailleurs rien d’exorbitant. La question qu’il soulève est des plus intéressantes, non seulement parce que, si la Porte rentrait dans tous les fonds qui lui reviennent légitimement, elle ne serait plus embarrassée pour faire face à ses engagemens, ni même aux dépenses que les réformes rendraient nécessaires ; mais parce qu’il y a dans l’impossibilité où elle se trouve d’opérer ces recouvremens quelque chose d’assez inquiétant pour ses créanciers, plus inquiétant à coup sûr que les velléités qu’on lui attribue au moins prématurément de manquer aux promesses qu’elle leur a faites. Il est dans la nature, dans la fatalité des choses, que l’Empire ottoman aille toujours en s’effritant, et, bien que nous fassions tous nos efforts pour maintenir son intégrité, il faut prévoir le cas où, un peu plus tôt, un peu plus tard, — le plus tard sera le mieux, — d’autres provinces encore viendront à se détacher du vieil édifice. Qu’arrivera-t-il si, conformément au précédent de fait que constate M. Bowles, ces provinces se dispensent de prendre à leur charge une partie correspondante de la dette commune ? L’Empire ottoman ressemblera pour ses créanciers à la légendaire peau de chagrin qui allait toujours en diminuant. La créance restera la même ; il est même à craindre qu’elle n’augmente ; le gage s’amoindrira toujours jusqu’à ce qu’il ait totalement disparu.

On comprend que cela nous touche, nous qui sommes les principaux créanciers de la Turquie. Si une commission vraiment politique et internationale se réunissait à Constantinople, précisément celle qui a été prévue par le protocole 18 du Congrès de Berlin, elle ne pourrait se dispenser d’aborder ces questions délicates, et, sans parler de l’avenir, elle rencontrerait pour le règlement du passé des difficultés que tout le monde aperçoit. On ne saurait dire que toutes les puissances aient un égal intérêt politique, pas plus d’ailleurs que financier, à la réunion de cette commission, et lorsque M. de Nélidof en a fait la menace à la Porte, peut-être ce qui est une menace pour elle deviendrait-il, à la réalisation, un embarras pour d’autres. Mais comme manifestation diplomatique, sa note était tout à fait opportune. Elle montre que la Russie se préoccupe comme nous, voire à cause de nous, des intérêts des créanciers de la Turquie, et que son concours éventuel ne nous ferait pas défaut si leurs intérêts étaient lésés. Cette démonstration était nécessaire après les mauvais bruits qu’on avait fait courir : elle a été faite avec éclat.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.