Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1909

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Chronique n° 1842
14 janvier 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il est un peu tard pour parler du deuil de l’Italie, mais comment ne pas le faire ? Les événemens les plus importans, les plus graves dont nous avons à entretenir nos lecteurs, et qui, vieux de quinze jours, ne sont déjà plus bien souvent qu’un souvenir presque effacé, ces événemens sont peu de chose à côté de l’effroyable catastrophe qui, à la place de deux villes florissantes, a mis deux cimetières à droite et à gauche du détroit de Messine. Un des endroits les plus beaux du monde, les plus tranquilles, les plus sourians à la vie, est devenu en quelques secondes une terre d’épouvante. L’imagination, qui aimait à y rêver doucement, recule d’horreur devant la réalité qui se dresse brusquement sur ces deux rives hier encore enchantées. La perte de plusieurs batailles n’aurait pas frappé l’Italie d’un coup plus cruel. Un parle, en effet, de cent mille morts, et ce chiffre, quelque élevé qu’il soit, ne semble pas exagéré. Quant à Messine et à Reggio, ces villes belles ou charmantes ne sont plus qu’un amoncellement de ruines. S’en relèveront-elles ? Qui pourrait le dire ? Au premier moment, on a cru et on a dit que le lourd linceul qui les couvre resterait toujours fixé sur elles comme une chape de plomb et que, dans les siècles futurs, on dirait : « Ici fut Messine, ici fut Reggio. » Mais le peuple et le gouvernement italiens ne veulent pas s’y résigner, et, dans une récente séance de la Chambre, le président du Conseil, M. Giolitti, a annoncé résolument que Reggio et Messine seraient reconstruites. La Chambre, à l’unanimité, a applaudi cette affirmation d’une espérance, d’une volonté plus fortes que la mort, et on peut dire que le monde entier en a frémi d’allégresse. Ce n’est pas, en effet, l’Italie seule qui a été atteinte par l’épouvantable cataclysme, c’est l’humanité tout entière qui ne saurait se désintéresser du sort de l’Italie, ni matériellement, ni moralement, ni historiquement. Quelle partie du monde civilisé ne doit pas quelque chose à cette terre sacrée où la civilisation a pris sa forme définitive ? On a beau dire que tous les hommes sont égaux et que la vie de l’un vaut celle de l’autre, et cela a beau être vrai théoriquement, il n’en est pas moins certain que l’émotion est plus profonde quand la nature, aveugle dans sa brutalité, vient à frapper certaines portions plus nobles de l’humanité. On entend alors, à côté des morts d’aujourd’hui, parler des morts anciens dont nous continuons de comprendre la voix ; leur plainte douloureuse va droit à notre cœur. Et cette vérité générale devient une vérité particulière d’un caractère encore plus intime, pour nous Français, lorsque c’est l’Italie qui est frappée, son deuil alors est le nôtre, il est un deuil de famille ; la foudre est tombée si près de nous qu’il nous semble en avoir été atteints.

Si un pareil désastre pouvait apporter avec lui quelque consolation, on la trouverait dans l’élan spontané avec lequel chacun a fait son devoir, et plus que son devoir. L’Italie, en particulier, a été admirable de tenue : qu’on nous passe ce mot vulgaire. Quelque profonde que fût sa douleur, l’activité de son courage et de son dévouement n’en a pas été ralentie un seul moment. Sans attendre que d’autres fussent venues à son secours, elle s’est secourue elle-même avec cette intelligence rapide, sûre, précise qui ressemble à un instinct venu du cœur. L’exemple est d’ailleurs parti de très haut. Le Roi et la Reine l’ont donné vaillamment et simplement, dans des conditions qui ne peuvent qu’accroître les sympathies dont ils jouissent. Ne pouvant pas soulager immédiatement tant de souffrances, ils ont tenu du moins à les partager, et les malheureux qui pleuraient les ont vus à côté d’eux, prenant leur part d’affliction dans cette immense calamité. La Reine a été admirable de dévouement ; elle s’est faite infirmière dans les ambulances ; elle a donné à chacun un peu d’elle-même. Ce sont là des choses que le peuple italien n’oubliera pas. Au surplus, tout le monde s’est dépensé sans compter, et les traits d’héroïsme abondent. Quant aux nations étrangères, que pouvaient-elles faire pour manifester leurs sympathies ? Les pouvoirs publics les ont exprimées officiellement. Des souscriptions privées ont été ouvertes. Quelles que soient les sommes qu’elles pourront produire, c’est à peine si les premières souffrances en seront allégées. Pour réparer le désastre, à supposer même qu’il soit réparable, il faudrait plus d’un milliard, et on ne réunira que des millions. Ces souscriptions ne peuvent être qu’un geste qui témoigne à la fois d’une grande bonne volonté, et aussi de son impuissance. L’Italie y verra du moins un acte de solidarité humaine que chacun a tenu à faire pour s’associer à son malheur.

Quel que doive être l’avenir de Messine et de Reggio, un souvenir mêlé de tristesse et de terreur planera longtemps sur cette terre où le soleil continuera de verser sa plus pure lumière, mais où aucune puissance surhumaine ne parviendra à verser l’oubli. Nous ne le regrettons pas, d’ailleurs : il y a des choses qu’il ne faut pas oublier. Ce sont celles qui nous rappellent à la fois la fragilité de nos existences terrestres, et la nécessité pour nous de maintenir nos âmes au niveau de toutes les obligations.


Revenons à nos propres affaires. Les élections sénatoriales du 3 janvier n’ont pas été bonnes. On pouvait espérer, à en juger par les élections municipales qui avaient eu lieu quelques mois auparavant, qu’il en résulterait peu de changemens. Les élections municipales avaient, en effet, maintenu le statu quo, et on sait que ce sont les conseils municipaux qui nomment les électeurs sénatoriaux. L’espérance dont nous parlons était donc logique, mais ce n’est pas la logique qui gouverne les choses humaines. Au lieu d’être faites par les communes, les élections sénatoriales sont faites généralement par les préfets. Les maires ruraux ont toujours besoin de la préfecture, et beaucoup d’entre eux ne sauraient se passer de sa bienveillance. Ils se font des solliciteurs d’autant plus intrépides qu’ils demandent pour leurs administrés et non pas pour eux-mêmes ; en quoi ils peuvent se croire désintéressés. C’est par là que les préfets les tiennent, pratiquant avec une hardiesse devenue cynique la politique du do ut des, donnant donnant. On peut se demander si, dans ces brillantes campagnes qu’ils entreprennent, les préfets obéissent à des instructions venues de Paris. Le fait n’est pas absolument sûr ; les préfets obéissent plus vraisemblablement aux influences politiques locales dont l’action s’exerce sur eux d’une manière plus immédiate et, au besoin, plus menaçante. À Paris, on a, tout de même, une plus grande largeur d’esprit ; mais on y a aussi, par malheur, plus de scepticisme, d’indifférence, de laisser aller, de laisser faire. L’action du ministère de l’Intérieur est intermittente, celle des groupemens ou des personnages locaux est interrompue. Pourquoi le gouvernement actuel regarderait-il les progressistes comme des ennemis dont il faut à tout prix se débarrasser ? Les progressistes l’ont plus d’une fois sauvé dans des passes difficiles : on le leur a même assez reproché. Cela étant, on s’explique mal la furie préfectorale qui se déploie contre eux dans les élections, à moins que les préfets ne songent beaucoup plus à acquérir des titres auprès de ce qu’ils considèrent comme le gouvernement de demain, qu’à servir celui d’aujourd’hui. C’est le monde renversé : le gouvernement devrait faire ses préfets, et tout au contraire les préfets finissent par faire leur gouvernement. Voilà pourquoi on va toujours de l’avant. M. Clemenceau est aujourd’hui plus dépassé qu’il ne l’imagine : il s’en apercevra peut-être bientôt.

Quelques noms feront mieux comprendre le sens général des élections du 3 janvier. Dans deux départemens des environs de Paris, Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, les progressistes ont échoué. Ils ne l’ont pas fait complètement dans le premier, où M. le baron de Courcel, grâce à sa haute situation et à sa valeur personnelle, a été réélu ; mais MM. Bonnefille et Legrand ont été battus. Ils seront regrettés au Sénat, où M. Legrand en particulier s’était montré, travailleur infatigable et orateur très utile. En Seine-et-Marne, l’échec des progressistes a été plus complet ; MM. Prévet et Forgemol de Bostquenard en ont été victimes. Le second avait pris une part importante aux discussions militaires ; quant au premier, il est trop connu pour que nous ayons besoin de dire à quel point il manquera au Sénat. M. Prévet est un admirable orateur d’affaires ; il a pour lui, non seulement la compétence et le talent, mais l’énergie ; les tâches difficiles le tentent alors qu’elles en découragent tant d’autres ; sa voix claire et vibrante contribue elle-même à donner de l’éclat aux discussions. Nous parlons au présent et c’est malheureusement au passé qu’il faut le faire : M. Prévet conserve toutes ses qualités, mais le Sénat n’en profitera plus. Dans d’autres départemens encore, les Basses-Pyrénées, la Somme, les progressistes ont été aussi malheureux. Dans le Rhône, leur défaite a été d’autant plus sensible qu’elle était inattendue ; mais il y a là un préfet qui mérite de devenir légendaire, comme le sont devenus quelques-uns de ceux de l’Empire. Ce maquignon électoral a noué les coalitions les plus étranges, les plus paradoxales, les plus immorales, pour faire échouer la liste progressiste, il y a réussi. Le Sénat perd en M. Gourju un orateur disert et courageux, qui était toujours prêt à monter à la tribune et le faisait presque toujours à propos, sans parler de M. Fleury-Ravarin qui, nouveau veau au Luxembourg à la suite d’une élection partielle, n’a pas eu le temps d’y donner sa mesure ; mais il l’avait donnée autrefois à la Chambre, et sa disparition est de nature à inspirer des regrets. Telles sont les défaites principales des progressistes. Leurs victoires ont été plus rares. Cependant ils en ont remporté une très belle dans les Vosges, où M. Méline a réussi à faire passer toute sa liste, composée de M. Boucher, ancien ministre, et de M. le comte d’Alsace, prince d’Hénin. Le croirait-on ? Toutes les forces administratives ont été tournées avec violence contre M. Méline. S’il y a pourtant un homme qui a rendu des services à la République, et qui l’a gouvernée pendant plusieurs années avec autorité, modération et libéralisme, c’est lui. Son caractère même semblait rendre impossible qu’il eût des ennemis. On a voulu l’abattre à tout prix. L’élection des Vosges a quelque peu vengé les progressistes des procédés qui ont été employés contre eux. Enfin une dernière élection, celle de M. Ribot, mérite une mention particulière. Au point de vue purement électoral, elle n’a pas de signification déterminée. M. Ribot a été élu par une sorte de consentement général. Une place étant vacante, à la suite d’un décès, sur la liste des sénateurs du Pas-de-Calais, on y a mis son nom parce qu’on savait qu’après trente ans de vie parlementaire, sa santé récemment éprouvée ne lui permettait plus de rester à la Chambre, et qu’on ne voulait pas priver le pays de son expérience, de son talent et de son autorité. Il sera sans doute très utile au Sénat, mais il manquera singulièrement à la Chambre où il tenait en respect beaucoup de passions, d’appétits, d’impatiences, d’élémens de désorganisation et de désordre de tous les genres. On le savait désintéressé du pouvoir et arrivé à ce moment de la vie où la sérénité de la pensée n’est plus troublée par rien. Aussi était-il toujours écouté avec respect, sinon suivi, et il lui est plus d’une fois arrivé d’exercer entre les partis une sorte d’arbitrage, au nom de la morale politique ou des intérêts les plus élevés de la patrie. Oui, certes, M. Ribot manquera à la Chambre ; mais une force comme celle qu’il représente ne doit pas seulement être employée, elle doit aussi être ménagée, peut-être conservée. Il faut donc applaudir à son entrée au Sénat.

Les Chambres se sont réunies, en vertu de la Constitution, le second mardi de janvier, c’est-à-dire le 12. Il est un peu tôt pour pronostiquer ce que sera leur session, mais il est à craindre que le gouvernement ne se trouve un peu plus encore qu’auparavant à la discrétion des partis avancés et qu’il ne leur fasse des concessions nouvelles. Un fait vient de montrer que cette crainte n’est que trop fondée : les derniers accusés de Draveil ont été relâchés. Nous ne voulons pas exagérer l’importance de l’incident : les accusés, s’ils avaient été traduits en cour d’assises, auraient été presque certainement acquittés. Tant de fautes et de faiblesses avaient été commises que la capitulation finale du gouvernement était devenue presque inévitable : ce n’est donc pas cette capitulation elle-même qui nous inquiète, mais la série de faits qui l’ont préparée et finalement imposée. On avait déjà prononcé des ordonnances de non-lieu au profit des vrais provocateurs du mouvement, pour ne garder en prison que de modestes comparses dont la défense était devenue si facile que le moindre avocat aurait pu s’en charger avec la certitude de gagner sa cause. Enfin il s’était produit, à la fin de la dernière session, un imbroglio parlementaire qui affaiblissait encore la situation du ministère public. Un député avait proposé une amnistie pour les accusés de Draveil, et il avait demandé l’urgence pour sa proposition. C’est sur l’urgence que la bataille s’est livrée. Le gouvernement s’était prononcé contre, à la vérité assez mollement, et la majorité l’avait suivi. L’urgence était donc repoussée, mais à une majorité faible, et, les jours suivans, la conscience de quelques-uns de ses membres ayant été bourrelée de remords plus ou moins spontanés, un assez grand nombre de votes ont été retirés ou corrigés pour déranger la majorité et la faire passer d’un camp à l’autre. On pouvait donc être sûr que, dès la rentrée, la proposition d’amnistie serait reprise et votée : il aurait fallu, pour qu’il en fût autrement, que M. Clemenceau prît parti contre elle avec beaucoup d’énergie, peut être même qu’il posât la question de confiance. L’aurait-il fait ? Rien n’est plus douteux. Dans l’intervalle des deux sessions, M. Clemenceau a joué en effet un rôle nouveau, celui de candidat : il était rééligible comme sénateur dans le Var. Il a trouvé devant lui des électeurs radicaux socialistes, plus socialistes encore que radicaux, et très exigeans. On a fait campagne contre lui en l’accusant d’être l’assassin du peuple, le massacreur des ouvriers, etc. Il a compris la nécessité pour lui de faire des concessions, et il a laissé très clairement entendre qu’on était à la veille de l’amnistie des accusés de Draveil. Cette amnistie était devenue la rançon de l’élection de M. Clemenceau. Au moment où l’affaire venait en cour d’assises, le procureur de la République a demandé son renvoi à une session ultérieure, et la mise en liberté des accusés. Ceux-ci sont revenus à Paris en triomphe : ils ont été reçus par M. Jaurès, assisté de M. Hervé, dans une réunion où on a fortement vilipendé le gouvernement, en déclarant bien haut qu’on ne se repentait de rien et qu’on allait continuer. C’est ainsi que M. Clemenceau a été remercié de son geste généreux : mais il a été réélu.

Le programme qu’il a développé devant les électeurs a deux parties bien distinctes. Dans la première, il a énuméré une fois de plus les quatre grandes réformes démocratiques que le gouvernement a pris à charge de faire aboutir ; il n’a jusqu’ici réussi que pour la moindre, qui est le rachat de l’Ouest ; restent l’impôt sur le revenu, les retraites ouvrières et la juridiction militaire. M. Clemenceau a promis à ses électeurs que l’impôt sur le revenu serait voté par la Chambre dans quelques semaines, et les retraites ouvrières par le Sénat dans quelques mois. On sait ce que nous pensons de ces réformes : elles sont propres à inspirer les pires inquiétudes. Mais la seconde partie du programme de M. Clemenceau est fort bonne. Elle se rapporte aux mesures à prendre contre le désordre dans la rue et contre la propagande anti-patriotique et anti-militariste dans les esprits. Ici, M. Clemenceau a parlé comme aurait pu le faire M. Méline lui-même, c’est-à-dire fort bien, et nous serions tout prêt à applaudir à ses déclarations, s’il n’y avait pas chez lui quelque distance entre les paroles et les actes. Les paroles sont excellentes ; les actes se composent de la série de défaillances dont nous avons parlé. N’y a-t-il pas là une contradiction et une équivoque ? N’est-il pas à craindre que les résolutions de M. le président du Conseil ne trouvent leur limite dans les injonctions que les partis les plus avancés essaieront de lui imposer ? Ces partis déclarent bien haut que la victoire électorale du 3 janvier est leur victoire à eux et que, par elle, le pays a signifié au ministère que le moment était venu de parcourir au pas de charge une nouvelle étape dans ce qu’ils appellent la voie du progrès. Sans doute ils le disaient déjà avant le 3 janvier, mais les élections de cette journée leur donnent un argument de plus. Et c’est sous ces auspices que s’ouvre la nouvelle session.


On ne peut dire qu’une chose de la situation extérieure, c’est que. jusqu’à ces tout derniers jours, elle ne s’est pas améliorée. Au dernier moment, toutefois, une lueur plus favorable est apparue à l’horizon. Mais il faut procéder par ordre.

Nous avons rendu compte de la note que M. Isvolski a adressée aux puissances et du discours parlementaire qui en a été le complément et le commentaire. M. Isvolski a dit une chose très sensée, à savoir qu’il fallait négocier entre les puissances, et qu’il serait dangereux d’aller à la Conférence avant que l’état avancé de ces négociations eût montré que l’accord était possible, et sur quelles bases il l’était. Mais où en sont ces négociations ? Sans doute on les a ouvertes : quel en a été jusqu’ici le résultat ? Il faut bien croire qu’il a été assez, nul puisqu’on s’est mis tout d’un coup à parler d’un autre système qui consisterait, de la part d’une ou de plusieurs puissances choisies parmi les plus désintéressées dans les affaires d’Orient, à intervenir entre les autres et à leur soumettre des propositions. Tout cela est encore assez vague, au moins dans les journaux, et nous ne savons pas exactement quelle importance il convient d’attribuer à ces suggestions.

Dans ce nouvel ordre d’idées, il a été naturellement beaucoup question de la France. Parmi les puissances qu’on dit désintéressées, elle occupe le premier rang : aussi semble-t-il que, de différens côtés, on l’ait poussée à prendre une initiative qu’on se déclarait disposé à suivre. La Presse allemande s’est faite volontiers l’interprète de cette suggestion, qui ne lui est peut-être pas tout à fait personnelle. Mais il faudrait savoir d’abord ce qu’on entend par puissance désintéressée. Si on qualifie ainsi une puissance qui se désintéresse de ce qui peut se passer en Orient, ce n’est pas le cas de la France, et, sans doute même, ce n’est celui d’aucune autre puissance. La politique française a été plus active en Orient autrefois que dans ces derniers temps, et nous regrettons pour notre compte qu’elle se soit laissé détourner de ce champ d’action où elle a joué jadis un rôle si considérable, pour s’adonner trop exclusivement à des entreprises nouvelles et aléatoires. Toutefois, malgré les diversions auxquelles elle s’est abandonnée, la France ne laisserait pas dire sans protester qu’elle n’a pas d’intérêts en Orient. Si, par puissance désintéressée, on entend une puissance qui n’a l’intention de rien prendre pour elle parmi les dépouilles éventuelles de l’Empire ottoman, cette appellation s’applique sans doute très exactement à la France ; mais elle s’applique aussi à plusieurs autres puissances, par exemple à l’Angleterre et à l’Allemagne. L’Angleterre et l’Allemagne ne laisseraient pas dire plus que nous qu’elles n’ont pas d’intérêts en Orient, mais elles protesteraient énergiquement et très sincèrement si on leur attribuait des arrière-pensées d’appropriation territoriale : nous en sommes sûrs pour l’Angleterre, et nous le croyons pour l’Allemagne. Bien plus, la Russie elle-même, bien qu’elle ait eu un moment la velléité, non pas de prendre pour elle un pouce de territoire ottoman, mais de profiter des circonstances pour se faire attribuer quelque avantage, la Russie comme nous, comme l’Angleterre, comme l’Allemagne, est une puissance désintéressée. Pourquoi donc serait-ce seulement à nous, ou même à nous, avec une ou deux autres puissances, que reviendrait l’honneur délicat d’arrêter des propositions transactionnelles que nous demanderions ensuite à l’Autriche, aux royaumes ou principautés balkaniques et finalement à la Porte, de vouloir bien accepter ? C’est une mission très flatteuse qu’on nous attribuerait là ; mais, pour la remplir, il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées, il faut encore que ces idées soient jugées bonnes par les autres ; par conséquent il faut les essayer sur eux, les leur soumettre, en un mot causer. Alors, si l’entente s’établit, pourquoi ne pas agir en commun, avec une autorité qui serait évidemment plus forte puisqu’elle serait collective ? Pour résumer, il y a là deux difficultés : la première s’attache à une action isolée, la seconde à la définition et à la limitation des puissances désintéressées. Dans une conférence, où on se trouverait en présence les uns des autres, un échange de vues se produirait plus naturellement, et il en résulterait, plus naturellement aussi, des groupemens dont l’action réciproque s’exercerait avec efficacité ; mais, dans l’ordre dispersé où nous sommes, tout est plus difficile, et nous avouons ne pas voir très bien comment les nations dites désintéressées pourraient intervenir, et surtout comment l’une d’elles pourrait le faire isolément.

Pourquoi l’Allemagne, qui paraît nous avoir incités à entrer dans cette voie, n’y entre-t-elle pas elle-même ? Il est facile de le deviner : c’est que son action est liée à celle de l’Autriche, puissance intéressée au premier chef, et qu’elle craindrait, soit de déplaire à l’Autriche, si elle n’était pas tout simplement son second, aussi brillant d’ailleurs qu’on voudra, soit d’être suspecte à certaines autres puissances, si elle se bornait à être l’interprète des intérêts austro-hongrois. Mais si l’Allemagne a des obligations envers l’Autriche, nous en avons envers la Russie : il y a de l’analogie entre nos situations respectives. Notre désintéressement ne saurait aller jusqu’à nous détacher des intérêts de notre alliée. Nous pourrions donc devenir suspects à notre tour. Les vues générales exposées par M. Isvolski dans son discours à la Douma, si elles ne peuvent soulever de notre part aucune objection, pourraient fort bien en provoquer ailleurs. M. Isvolski a esquissé à grands traits un système politique qui consiste à établir entre les petits États balkaniques, Serbie, Monténégro, Bulgarie elle-même, Grèce peut-être, une solidarité intime, c’est-à-dire une union politique, qui s’exercerait sous l’égide de la Porte. Celle-ci deviendrait la protectrice des nations qui se sont détachées d’elle par des démembremens successifs et ont reconquis leur indépendance. C’est là une haute pensée, mais elle est sans doute assez loin de sa réalisation. La Turquie régénérée sera peut-être propre un jour à remplir ce rôle ; il est douteux qu’elle le soit et que les États balkaniques s’y prêtent dès maintenant. Les têtes, en effet, continuent de fermenter ; les idées abondent et s’opposent les unes aux autres ; le moment de la conciliation définitive n’est peut-être pas encore venu. Certes, la France peut contribuer pour sa part à préparer et à hâter le dénouement, et nous pensons bien qu’elle s’y emploie de son mieux. Si à un moment donné, non pas une autre puissance, mais toutes, ou du moins la plupart d’entre elles, lui demandaient de sortir du rang et de faire une proposition, elle devra se prêter à une mission aussi honorable pour elle. Mais nous n’en sommes pas là.

Au surplus, tout le monde veut la paix : l’incident qui vient de se produire entre l’Autriche et la Serbie, à propos d’un discours de M. Milovanovitch, en est une preuve de plus. L’Europe, un de ces derniers jours, a éprouvé une vive inquiétude : elle a appris que le ministre des Affaires étrangères de Serbie avait prononcé devant la Skoupchtina un discours dont l’Autriche se jugeait offensée et au sujet duquel elle demandait des explications. Si ces explications ne lui étaient pas données, ou si elle ne paraissaient pas suffisantes, son ministre à Belgrade serait rappelé, et il pourrait en résulter les plus graves conséquences. A l’émotion générale provoquée par l’incident s’ajoutait une extrême surprise, car l’Europe connaît M. Milovanovitch et elle le regarde comme incapable d’une incartade, en tout temps sans doute, mais encore plus au moment actuel où la moindre imprudence déchaînerait des tempêtes. Ceux mêmes qui ne connaissaient pas encore M. Milovanovitch ont appris à le connaître dans ces derniers temps, car il vient de faire dans les principales capitales de l’Europe un voyage dont le but était de chercher pour son pays des concours et des sympathies. M. Milovanovitch a produit partout la meilleure impression : on a vu en lui un patriote ardent, passionné même, mais avisé et circonspect, se rendant parfaitement compte de la politique de toutes les puissances et animé d’un grand bon sens. A Belgrade, il représente le parti de la modération. Si sa tête s’était subitement enflammée au contact des autres, il fallait en conclure que le peuple serbe était arrivé à un état d’exaltation tel que les plus sages en subissaient la contagion et n’étaient plus maîtres d’eux-mêmes. Alors tout était à redouter. Mais qu’avait donc dit M. Milovanovitch, ou plutôt que lui reprochait-on d’avoir dit ? Les dépêches des journaux lui attribuaient des propos qui, s’ils avaient été exacts, auraient produit à Vienne une émotion légitime : par exemple que l’Autriche avait réduit en esclavage des peuples serbes, et qu’il n’y aurait de sécurité dans les Balkans que quand on l’en aurait expulsée. M. Milovanovitch n’avait rien dit de tout cela, ou du moins il ne l’avait pas dit comme cela. Il n’avait pas reproché à l’Autriche d’avoir réduit des Serbes en esclavage, mais de se les être assujettis, en d’autres termes d’en avoir fait ses sujets : on conviendra que ce n’est pas la même chose. Les Herzégoviniens et les Bosniaques sont devenus les sujets de l’Autriche, mais non pas ses esclaves. Il est bien vrai que M. Milovanovitch a émis l’opinion que la péninsule des Balkans devait appartenir aux races qui les habitent actuellement, et que l’Autriche avait pour limites naturelles le Danube et la Save, mais il l’a énoncé purement et simplement, sans aucun mot blessant pour l’Autriche, et, dans les explications qu’il s’est empressé de donner, il a ajouté qu’il regretterait qu’on eût pu se méprendre sur sa pensée. L’Autriche s’est contentée de ces explications qui sont, en effet, très satisfaisantes, et tout le monde a respiré lorsqu’elle a déclaré l’incident clos. Si elle n’avait pas eu des intentions pacifiques, il lui aurait été facile d’aggraver l’incident au lieu de le clore : il lui aurait suffi de la laisser ouvert pour maintenir l’Europe dans l’inquiétude et la préparer aux secousses prochaines.

L’Autriche a donné bientôt après une preuve nouvelle, et plus éclatante encore, de ses dispositions. Le dernier acte diplomatique qu’elle a accompli enlève beaucoup de leur intérêt aux suggestions relatives à l’intervention officieuse d’une ou de plusieurs puissances. Après avoir amusé le tapis par les propositions inacceptables dont nous avons parlé, il y a quinze jours, elle en a fait enfin de plus sérieuses à la Porte. — Offrez une indemnité convenable, lui disions-nous : plaie d’argent n’est pas mortelle. — Elle a offert en effet une somme de 62 millions de francs, se référant aux propriétés de l’État turc en Herzégovine et en Bosnie. elle affirme que c’est son dernier mot, et que c’est à prendre ou à laisser. C’est là, pour la première fois, une offre réelle et ferme. Les 62 millions doivent être versés en monnaie solide, francs de toute retenue pour une cause quelconque, par exemple pour cause de réparations à donner aux commerçans boycottés. Cette offre constitue une base de négociations, et nous souhaitons qu’elle soit jugée telle à Constantinople. L’Autriche continue à ne pas vouloir entendre parler d’indemnité formelle ; elle repousse l’obligation de prendre à sa charge une partie de la dette ottomane ; elle méconnaît des principes qui ont à nos yeux une légitimité certaine ; mais, en fait, elle finance, et peu importe qu’elle donne à la concession à laquelle elle se détermine la forme d’un contrat privé. Si elle recherchait la guerre, est-ce ainsi qu’elle procéderait ? Le vieil empereur François-Joseph ne veut certainement pas que la fin de son règne soit ensanglantée comme l’ont été le comment cément et le milieu. Ni lui, ni M. d’Æhrenthal n’avaient prévu, au moment de l’annexion des deux provinces, à quelles difficultés ils allaient avoir affaire. Ils se garderont bien d’avouer, mais on ne nous ôtera pas de l’esprit que maintenant qu’ils sont mieux instruits, si c’était à recommencer, ils ne recommenceraient pas. Dès lors, il y a bien des chances pour que la paix soit maintenue, et elle peut l’être par des négociations directes entre les puissances intéressées, négociations dont l’Europe tout entière aura ensuite à consacrer les résultats. Quant aux puissances dites désintéressées, le service qu’elles peuvent rendre est sans doute, quand les principes de l’accord auront été fixés, d’aider à en déterminer l’application pratique s’il se présente des difficultés nouvelles, comme cela est probable, comme cela est certain. Supposons, par exemple, que décidément on ne s’entende pas sur un chiffre à fixer. Telle ou telle puissance, ou la Conférence elle-même, pourrait être chargée de ce soin. La France aurait éventuellement dans une hypothèse de ce genre un rôle très utile à remplir, et elle n’y faillirait pas. Sa situation morale est excellente, parce que tout le monde sait qu’elle ne veut rien pour elle-même, et que le seul but qu’elle se propose est le maintien de la paix sur une base solide, c’est-à-dire par le respect des droits et le ménagement des intérêts de tous.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.