Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1914

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Chronique n° 1962
14 janvier 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La session parlementaire s’est ouverte le mardi, 13 janvier, dans des conditions confuses : c’est d’ailleurs, dans les mêmes conditions que les Chambres s’étaient séparées, il y a trois semaines. Contrairement à ce qu’on pouvait espérer, ou désirer, les vacances n’ont apporté aucune lumière propre à éclairer la situation. On attend toujours les projets de M. Caillaux. M. le ministre des Finances s’est enveloppé jusqu’ici d’un demi-mystère que la discussion de deux douzièmes provisoires au Sénat n’est pas parvenue à dissiper. Cette discussion a pourtant été utile et brillante, mais les orateurs qui y ont pris part ont posé plus de questions qu’ils n’ont reçu de réponses. M. Caillaux, qui paraissait si sûr de ses projets lorsqu’il a renversé le ministère Barthou, ne les a fait jusqu’ici connaître que par bribes, et tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’il avoue lui-même qu’ils ne peuvent complètement aboutir qu’à une échéance lointaine. Il ne faut donc pas compter sur les grandes réformes promises pour mettre en équilibre le budget ; de 1914 ; on y pourvoira par des moyens de fortune que nous ne connaissons pas encore assez bien pour pouvoir en raisonner. Le dieu n’est pas sorti du nuage.

Nous avons parlé de la discussion du Sénat. M. Ribot y a pris une grande part. Dans un discours rapide, mais précis et où aucune question importante n’a été négligée, il a fait un exposé de notre situation financière avec une clarté impressionnante. Il a déclaré que cette situation était grave et qu’il fallait remonter jusqu’en 1871 pour en trouver une aussi inquiétante. Y a-t-il là quelque exagération ? Nous voudrions le croire, mais, à la réflexion, la situation actuelle nous apparaît encore pire que celle de 1871. À cette époque en effet, malgré les terribles désastres que nous venions d’éprouver, nos forces financières présentaient, l’événement l’a prouvé, une remarquable solidité. Nos réserves étaient loin d’avoir été épuisées. Nos impôts pouvaient, sans fléchir, fournir un rendement plus considérable. Ce merveilleux système fiscal, qu’on a depuis tant calomnié, a montré alors toute sa souplesse et sa fécondité. Enfin, en 1871, nous avions au pouvoir M. Thiers qui, avec sa grande expérience et son ferme bon sens, a fait justice des chimères où des réformateurs croyaient trouver une panacée, et nous avons aujourd’hui M. Caillaux. Laissons d’ailleurs ces comparaisons entre le passé et le présent pour nous en tenir à celui-ci. M. Ribot a essayé, en vain, de connaître les intentions de M. le ministre des Finances ; après lui, M. de Lamarzelle et M. Touron, tous les deux avec beaucoup de talent et de force, sont revenus à la charge ; M. Caillaux est resté dans une réserve sibylline, remettant ses explications à plus tard. Il en a dit cependant assez pour en laisser entrevoir le sens. Son discours a montré la préoccupation constante de mettre les diverses classes du pays en opposition les unes avec les autres, et peu s’en faut qu’il ne les ait simplement divisées en riches et en pauvres, pour conclure que toutes les charges devaient porter sur les premières dans des proportions qui les écraseraient. M. Ribot a repris la parole et, dans une improvisation éloquente, émue, pressante, il a adjuré M. Caillaux d’oublier qu’il était homme de parti, chef de parti même, pour se rappeler seulement qu’il était ministre des Finances. Son discours, reproduit le lendemain par tous les journaux, a eu un grand retentissement dans le pays tout entier. M. Caillaux n’y a rien répondu et la discussion s’est trouvée close, mais cette clôture est toute provisoire, le débat recommencera bientôt.

Nous ne savons encore que très partiellement à quoi M. le ministre des Finances a employé ses vacances. Il avait promis de faire des économies, de larges économies ; la France y comptait ; nous commençons à craindre que, sur ce point encore, elle n’ait une déception. Le chiffre avoué, du déficit s’élève à 794 millions. M. Caillaux s’était fait fort de le réduire à 600, s’engageant parla à en économiser 194. Un journal officieux nous a annoncé que cet habile prestidigitateur faisait à la France, pour ses étrennes, un premier « cadeau » de 50 millions. Le mot de « cadeau » paraîtra singulier. C’est l’impression qu’aurait certainement chacun de nous si on lui disait : — Je vais vous prendre 100 francs… Non : décidément je me contenterai de 80, je vous fais « cadeau » du reste. — M. Caillaux ne nous fait cadeau que de ce qui nous appartient. 50 millions ne sont d’ailleurs qu’une petite fraction des 194 qu’il avait promis d’économiser. Mais du moins ces économies sont-elles sérieuses ? L’étonnement de M. Cochery a été grand lorsqu’il les a examinées de près. Elles n’étaient toutes, ou peu s’en faut, que des ajournemens de dépenses, un report partiel au budget de 1915 de dépenses qui étaient exigibles en 1914. Est-ce une économie cela ? Non, certes : c’est un simple enjambement financier d’une année sur une autre. Pour alléger le présent, c’est aggraver l’avenir. Telles sont la plupart des prétendues économies de M. Caillaux. D’autres ne sont pas moins ingénieuses. M. Caillaux décide, par exemple, que le réseau de l’État rapportera en 1914 à peu près un million de plus qu’on ne l’avait prévu. Si c’est là une économie, les économies sont vraiment faciles à faire et il n’est pas nécessaire d’y appliquer ce qu’on appelle avec admiration la science financière de M. Caillaux. Veut-on maintenant ce qu’il est permis d’appeler un « comble » et qui figurerait avec honneur dans une comédie du Palais-Royal : 400 et quelques mille francs sont « économisés » sur les services pénitentiaires. Et comment ? Les gardiens de prison seront privés du repos hebdomadaire : la loi leur en assurait le bénéfice, mais la mesure est ajournée. Nous plaignons les gardiens de prison : ils seront eux-mêmes les prisonniers de l’équilibre budgétaire. Le Temps a qualifié de mystification la lettre officielle par laquelle M. le ministre des Finances a fait connaître à M. le président de la Commission du budget la liste de ses économies. A-t-il eu tort ? Nous laissons à nos lecteurs le soin d’en juger.

La nouvelle session s’annonce donc comme devant être difficile, confuse, laborieuse, agitée. Les discussions financières y tiendront la plus grande place, mais quand même elles l’occuperaient toute, il semble impossible que le budget soit voté avant l’expiration des pouvoirs de la Chambre : pour la première fois, on ira aux élections sans budget. Au surplus, c’est peut-être le seul moyen de dissimuler au pays le surcroît de charges qu’une politique de dépenses folles doit inévitablement lui imposer. On s’efforcera de ne lui en avouer.qu’une partie, celle qui incombera à ce qu’on appelle la fortune acquise. Il entre dans la politique du gouvernement, — et c’est contre cela que M. Ribot s’est élevé avec tant d’énergie, — de frapper seulement une classe sociale et d’exciter contre elle les passions envieuses et jalouses qui fermentent si aisément dans une démocratie : politique purement démagogique dont nous avons déjà relevé dans le passif quelques symptômes, mais à laquelle le ministère actuel a donné, en peu de jours, une accélération redoutable. Ces discussions mettront en cause la loi militaire : on sait que les radicaux et les socialistes affectent d’y voir la cause du déficit. M. Jaurès annonce déjà l’intention d’interroger le gouvernement sur ses intentions définitives au sujet de cette loi. Au moment de la lecture de la déclaration ministérielle et de la discussion qui a suivi, les socialistes unifiés, bien qu’ils aient senti se refroidir de plusieurs degrés leur ardeur ministérielle, n’ont pas voulu se prononcer encore contre un Cabinet dans lequel ils avaient mis toutes leurs complaisances. Ils ont pris une altitude d’attente : ils se sont abstenus. Mais ils veulent maintenant savoir à quoi s’en tenir sur la vraie pensée du gouvernement. Regarde-t-il la loi militaire comme un accident provisoire, un fait fâcheux avec lequel il faut biaiser et ruser jusqu’au moment où on pourra le supprimer ? Alors, les socialistes unifiés et les radicaux seront avec lui. Mais, si la loi est à ses yeux un fait permanent, correspondant à une situation internationale destinée à durer et qui devra durer avec elle, les socialistes unifiés et la plupart des radicaux sentiront grandir et gronder dans leur cœur les colères violentes que M. Vaillant a si bien exprimées lorsqu’il a accueilli la chute de M. Barthon en criant : « A bas la loi de trois ans ! » Les socialistes unifiés elles radicaux-socialistes refuseront de vivre plus longtemps dans l’équivoque ; mais que deviendra le gouvernement s’il en sort ? Incontestablement, sa vie est précaire Ce qui le sauvera, peut-être, c’est qu’il n’a à gagner que quelques semaines pour atteindre les élections. Faire ces élections est le seul but qu’il se propose en ce moment : il y sacrifiera tout.


Au dehors aussi, il s’en faut de beaucoup que la situation se soit simplifiée. Pour la faire bien comprendre, revenons à quelques semaines en arrière, au moment où sir Edward dey a saisi les jouissances, faut-il dire d’une proposition véritable, ou plus simplement de la manière de voir du gouvernement britannique au sujet des affaires d’Orient ?

Cette seconde expression est sans doute celle qui se rapproche le plus de la vérité. Quoi qu’il en soit, c’est une initiative formelle, qu’a prise le ministre anglais, et il faut lui en savoir gré. Qui pourrait dire si la Conférence des ambassadeurs à Londres se réunira de nouveau ? Pour le moment, elle est comme tombée en léthargie, et les Puissances de la Triple-Alliance, notamment l’Autriche et l’Italie, sous prétexte d’exécuter ses décisions, se sont livrées à des actes isolés qui leur ont donné l’apparence d’avoir seules pris en main la direction des événemens. Cette apparence n’est pas sans danger. L’action de la Conférence des ambassadeurs a rempli une première phase diplomatique, pendant toute la guerre et les premiers temps qui l’ont suivie. Il est de mode aujourd’hui d’adresser mille critiques à la Conférence, sans tenir compte du but qu’elle s’était proposé et des circonstances difficiles qu’elle a traversées. Le but a été de maintenir entre les Puissances un accord qui ne pouvait subsister qu’au prix de certains sacrifices. On reproche ces sacrifices à la Conférence, ou à certaines des Puissances qui en ont fait partie, comme si l’accord qui en est résulté était dépourvu de valeur. Que serait-il arrivé s’il avait été rompu ? Toutes les méthodes, toutes les combinaisons, toutes les solutions ont leurs inconvéniens, mais les méthodes et les solutions contraires auraient eu aussi les leurs et c’est un procédé d’esprit un peu court, parce qu’on voit seulement les premiers, de ne pas se préoccuper de ce qu’auraient pu être les seconds. La politique d’accord entre les Puissances a probablement sauvé la paix de l’Europe : c’est son mérite. Peut-être est-elle moins nécessaire aujourd’hui, au moins dans sa première forme. La guerre des Balkans ayant pris fin, — pour le moment, — le danger d’une conflagration plus étendue est moins pressant. Quoi qu’il en soit, les Puissances de la Triplice ont, sans le briser, assez sensiblement détendu le lien qui les rattache aux autres. Une nouvelle phase diplomatique s’est ouverte, et c’est pourquoi sir Edward Grey a fait des propositions ou des suggestions qui devaient avoir le concours de la France et de la Russie. Les deux groupes de Puissances ont été ainsi amenés à prendre position, non pas contradictoirement, mais parallèlement et avec une indépendance réciproque. Cette forme nouvelle vaut-elle mieux que l’ancienne, l’événement le dira ; mais il faut croire qu’elle correspondait davantage à la situation présente, puisqu’elle en est naturellement sortie.

Sir Edward Grey a donc pris la parole et, puisque les Puissances de la Triple Alliance prétendaient agir sur certains points conformément aux décisions de la Conférence, il a rappelé ce qu’avait été l’esprit de cette même Conférence sur certains autres points, qui ne devaient être non plus ni négligés ni oubliés. En d’autres termes, les Puissances tripliciennes se préoccupant surtout de fixer d’abord au Nord, puis au Sud, les frontières de l’Albanie, le gouvernement anglais a appelé l’attention sur la question des îles, qui n’est pas moins digne d’intérêt. Les deux questions doivent-elles être liées ? On a paru le croire à la Conférence. Les uns ont dit oui résolument, les autres n’ont pas dit non : en somme, le sentiment qu’il y avait un lien entre les deux ordres de questions a dominé dans la Conférence. Il était, au surplus, conforme à la nature des choses. La délimitation de la frontière méridionale de l’Albanie, qui devait, dans la pensée de l’Italie et de l’Autriche, rencontrer des difficultés du côté hellénique, devait, dans la pensée de l’Angleterre, de la France et de la Russie, devenir plus facile si la question des îles était réglée plus libéralement envers la Grèce. Nous ne parlons pas de l’Allemagne : elle aurait bien voulu concilier tout le monde. Alliée de l’Italie et de l’Autriche, elle a des ménagemens à observer à l’égard de la Grèce : il est probable que si son action ne s’est pas manifestée d’une manière ouverte, elle s’est exercée discrètement dans un sens modérateur.

Pour en revenir à la communication de sir Edward Grey, elle porte sur deux points. Les troupes grecques devaient évacuer avant le 31 décembre les territoires épirotes que la délimitation aurait attribués à l’Albanie ; mais on avait fixé cette date sans tenir un compte suffisant des difficultés que la Commission de délimitation rencontrerait dans la poursuite de sa tâche et des retards qui en résulteraient. Ces retards ont été tels qu’on ne pouvait se dispenser de prolonger le délai fixé pour l’évacuation, et c’est la première proposition qu’a faite sir Edward Grey. La seconde est plus importante et d’un ordre plus général : elle s’applique aux îles dont les unes sont occupées par la Grèce et les autres par l’Italie. Les premières, sir Edward Grey émet l’avis que la Grèce doit les conserver, à l’exception d’lmbros et de Tenedos, considérées à tort ou à raison comme commandant l’accès des Dardanelles. Les secondes, celles que l’Italie occupe à titre provisoire et comme gages de l’évacuation complète de la Tripolitaine par les troupes turques, le gouvernement anglais estime qu’elles doivent être dès maintenant évacuées et remises à la Porte. C’est le traité de Lausanne dont nous avons trop souvent parlé pour qu’il y ait lieu d’y revenir. L’opinion du gouvernement anglais est que le gage doit être rendu, puisque la Tripolitaine est évacuée. L’est-elle complètement ? Les journaux italiens le contestent, mais le gouvernement anglais l’affirme. S’il reste en Libye quelques soldats et quelques officiers turcs, la Porte n’en est pas responsable et les a rayés des cadres de son armée. Il s’agit ici d’une question de bonne foi, et celle du gouvernement italien ne saurait être mise en doute : l’heure de l’évacuation des îles a évidemment sonné. Est-ce tout ? Non. Sir Edward Grey a tenu à rappeler le principe qu’il a posé dès le premier moment et toujours maintenu depuis, à savoir qu’aucune île de la Méditerranée ne doit rester entre les mains d’une grande Puissance : si elle y restait, l’équilibre de la Méditerranée serait changé, et c’est ce que le gouvernement britannique ne saurait accepter. Tout cela est énoncé en termes très simples, mais très nets, dans la note anglaise. Si nous voulions ici faire de la polémique contre les journaux italiens, la matière ne ferait pas défaut. C’est à nous, et à nous seuls, que la presse italienne adresse avec amertume le reproche de montrer une hâte extrême de voir l’Italie évacuer les îles du Dodécanèse, et d’exercer sur elle une pression peu amicale pour amener ce résultat. Sans doute le gouvernement français appuie l’Angleterre dans la notification qu’elle a faite, mais il lui en a laissé l’initiative. N’importe, on n’ôtera pas de l’esprit de la majorité des Italiens que c’est la France seule qui, par une hostilité secrète et jalouse, insiste pour l’évacuation des îles. La presse italienne veut qu’il en soit ainsi : ce serait perdre son temps que d’essayer de la convertir.

La France donc et la Russie ont adhéré tout de suite à la proposition de sir Edward Grey : les Puissances de la Triple-Alliance y ont mis plus de réflexion et de lenteur. Sur le premier point, la nécessité de prolonger le délai accordé à la Grèce pour l’évacuation des territoires attribués à l’Albanie, la réponse ne s’est pas fait attendre : les trois Puissances ont consenti à prolonger le délai jusqu’au 18 janvier. C’est peu ; on espérait un peu plus, par exemple jusqu’à la fin du mois ; mais enfin, la date du 18 a été acceptée par tout le monde. Il n’est pas douteux que l’évacuation sera faite dans le temps prescrit, mais nous sommes moins certains et plus inquiets de ce qui arrivera ensuite. Les territoires à évacuer sont habités par des populations incontestablement helléniques, qui détestent les Albanais et qui, après avoir cru à leur affranchissement, éprouvent une horreur plus grande du joug qu’on veut appesantir sur elles. Il faut s’attendre à des résistances qui ne seront pas faciles à vaincre. Mais c’est le même problème dans toute l’Albanie ! Ce pays, on le sait, est composé de pièces et de morceaux disparates, qui n’ont aucun lien entre eux et auxquels on aura bien de la peine à en donner un ; la question grecque n’est pas la seule qui se dresse au seuil de la principauté future comme une menace ; au dedans, l’anarchie est à son comble, sans qu’on puisse dire quel gouvernement en viendra à boul. On a cherché un prince pour l’Albanie ; il n’était pas facile à trouver. Enfin les Puissances se sont mises d’accord sur le nom du prince de Wied, dont on s’accorde à dire du bien, mais qui, trop intelligent pour ne pas pressentir les difficultés, peut-être les dangers de sa tâche, ne montre pas une grande hâte de gagner sa capitale, dont on ne sait d’ailleurs pas encore où elle sera. Cette situation confuse semble avoir tenté l’humeur conquérante du gouvernement de Constantinople, retombé entre les mains des Jeunes-Turcs. Nous aurons dans un moment à parler du mouvement intérieur qui a ; porté au ministère de la Guerre Enver bey, devenu Enver pacha, à la place d’Izzet. Ce dernier étant de race albanaise, pourquoi ne deviendrait-il pas aussi bien qu’un autre prince d’Albanie ? La principauté retomberait alors sous la souveraineté ou la suzeraineté du Sultan, et le gouvernement ottoman récupérerait par une voie indirecte une nouvelle partie des provinces qu’il a perdues. Il était peu probable que cette combinaison serait acceptée par les Puissances, si l’événement, ne les y forçait pas : en conséquence, un coup de main a été tenté sur Vallona au moyen de deux cents soldats et officiers turcs qui, déguisés en réfugiés albanais retournant dans leur pays, ont été arrêtés au moment de débarquer. On s’est empressé de réexpédier les soldats à Constantinople et on a retenu les officiers prisonniers. Izzet pacha a naturellement protesté qu’il n’était pour rien dans l’affaire et que les projets qu’on lui avait prêtés étaient de pure fantaisie : rien de plus naturel que son désaveu, puisque le coup avait manqué. Y a-t-il eu vraiment complot comme on l’a cru, et quelles ont été les ramifications de ce complot, on l’ignore. Essad pacha en était-il ? Et Ismaïl Kemal ? On l’a dit, sans trop le savoir. Ce qui est sûr, c’est que la situation de -l’Albanie est de nature à encourager tous les coureurs d’aventures, et que l’Europe fera bien, puisqu’elle a voulu créer, ou consenti à créer cette principauté baroque, d’y envoyer sans plus de retard le prince de Wied ou un autre. Mais il faudra plaindre celui qu’on y enverra. Il était déjà presque impossible de faire vivre ensemble les Albanais : quand on leur aura joint un lot de Serbes au Nord et un lot de Grecs au Sud, la tache aura besoin d’un surhomme. En attendant, les Grecs évacuent, puisqu’ils y sont contraints ; mais quel sera le lendemain de l’évacuation ?

Les Puissances de la Triple-Alliance, après avoir répondu sur le point de la note anglaise relatif à cette évacuation et au délai nouveau dans lequel elle doit être opérée, se sont recueillies pour répondre au reste. Leur recueillement dure encore, el on ne sait pas ce qui en sortira. Les bruits les plus divers ont couru à ce sujet : nous constatons avec plaisir que les derniers sont un peu plus optimistes, mais nous n’en garantissons par l’exactitude.

Les Puissances tripliciennes consentiraient, dit-on, à ce que les Grecs conservassent les îles qu’ils occupent, à l’exception de Tenedos et d’Imbros dont nous avons déjà parlé, et peut-être aussi de Samothrace et de Leninos, que l’on considère aussi comme trop rapprochées des Dardanelles pour ne pas appartenir à la Porte. La Grèce conserverait les autres îles, notamment Chio et Mithylène, les plus importantes de toutes. Et le Dodécanèse ? Nous ne mettons pas en doute, connue nous l’avons dit plus haut, que l’Italie ne l’évacue, puisqu’elle s’est engagée à le faire ; mais elle n’y mettra aucune hâte et on assure qu’elle demandera des compensations aux dépenses qu’elle y a faites. Le principe d’une indemnité est acceptable : reste à déterminer quelle en sera la nature, le caractère, et enfin où en prendra-t-on les élémens ? S’il est vrai, comme on l’a prétendu, que l’Italie voudrait, se faire reconnaître une zone d’influence en Asie-Mineure, elle trouvera l’Europe peu disposée à préparer la liquidation de la Turquie d’Asie au moment même où celle de la Turquie d’Europe lui cause de si graves soucis. Mais ces bruits de journaux valent-ils la peine d’être recueillis ? Le plus sage est d’attendre la réponse des Puissances tripliciennes, d’autant plus qu’elle ne saurait plus se faire attendre longtemps.

Les propositions de sir Edward Grey sont sages : il est à croire qu’elles aboutiront à peu près dans les termes où elles ont été faites et, en tout cas, cela est désirable. Mais, pour parler avec autorité dans le monde, l’expérience de tous les siècles jointe à celle de ces derniers temps montre que la première condition est d’être fort. Pourquoi faut-il que l’Angleterre ait en ce moment un ministre comme M. Lloyd George ? Nous ne contestons pas son génie financier ; M. Caillaux le prise très haut et il y a entre les deux hommes assez d’analogies pour qu’ils se comprennent et s’apprécient ; l’Angleterre et la France pourraient en faire l’échange sans qu’il y eût une modification appréciable dans l’une ou dans l’autre, dépendant, — car il faut être juste, — M. Caillaux, s’il a l’habitude fâcheuse d’opérer lui aussi des incursions dans un.domaine qui n’est pas le sien, n’a jamais fait de déclarations aussi inopportunes que celles de M. Lloyd George.

La surprise a été grande lorsque le Daily Chronicle les a publiées. C’est une vieille idée de M. Lloyd George de se mettre d’accord avec l’Allemagne pour la réduction des armemens maritimes. Il est même allé à Berlin pour en parler et n’y a eu aucun succès. Alors il a imaginé d’agir unilatéralement et de désarmer sans se préoccuper de savoir si l’exemple serait suivi. La raison qu’il en donne est que jamais les rapports de l’Angleterre n’ont été meilleurs avec l’Allemagne. Au surplus, dit-il, les nations de l’Europe concentrent actuellement leurs efforts sur le renforcement de leurs armées de terre et, si l’Allemagne avait un jour l’idée de contester la suprématie britannique sur mer, elle serait obligée d’y renoncer pour conserver sa situation militaire sur le continent, ce qui est sa préoccupation dominante et son intérêt principal. Ici, nous devons un remerciement d’un genre particulier à M. Lloyd George : il trouve tout simple que l’Angleterre modère ses arméniens maritimes pour permettre à l’Allemagne d’augmenter ses forces de terre contre nous. Ce sont là des choses qu’on pense quelquefois, mais qu’on s’abstient généralement de dire. L’augmentation des forces militaires, ou même leur entretien dans l’état présent, est d’ailleurs, aux yeux de M. Lloyd George, une « folie organisée : » aussi, après avoir constaté qu’un grand mouvement s’élève contre elle dans l’Europe occidentale, déclare-t-il que « si le libéralisme négligeait de saisir l’occasion actuelle, il trahirait grossièrement la confiance du peuple. » L’occasion actuelle ! M. Lloyd George la trouve excellente pour procéder au désarmement. On se demande dans quelle planète éloignée vit son esprit, puisqu’il ne voit rien de ce qui se passe dans la nôtre. Et malheureusement, ces idées, qui sont à ses yeux la folie de la désorganisation, sont partagées par une fraction considérable de l’opinion radicale en Angleterre. C’est là une faiblesse du parti libéral, devenu radical, et du gouvernement issu de lui. Ni M. Asquith, certes, ni sir Ed. Grey, ni M. Churchill ne partagent le pacifisme outrancier de M. Lloyd George ; mais n’est-ce pas un grand désordre dans un pays qu’un ministre puisse se mettre, sur une question si grave, en désaccord public avec ses collègues et avec le président du Conseil lui-même ? Sir Edward Grey énonce avec fermeté les conditions de la politique anglaise dans la question du Dodécanèse ; il dit et il répète que l’Angleterre ne saurait accepter qu’une seule île restât entre les mains d’une grande Puissance ; M. Lloyd George croit-il que l’affirmation de cette politique, où l’Angleterre voit avec raison un intérêt vital pour elle, se produirait avec autorité en Europe si elle n’était pas appuyée sur une force très imposante ? M. Lloyd George veut bien dire qu’il tient à l’entente cordiale ; il espère que les deux grandes démocraties occidentales resteront unies ; nous l’espérons aussi, mais un tel espoir ne peut se réaliser que dans l’union de deux forces et non pas de deux faiblesses. Lorsque nous avons jugé que notre force était insuffisante, nous l’avons augmentée : nous aurions assurément quelque chose à dire si l’Angleterre en profitait pour diminuer la sienne, car nous resterions exposés à un danger sans contre-partie. Comment M. Lloyd George ne voit-il pas qu’aujourd’hui déjà la parole de l’Angleterre n’a peut-être pas dans le monde la même importance qu’autrefois ? Et, s’il le voit ; comment n’en cherche-t-il pas la cause, et, s’il la cherche, comment ne la trouve-t-il pas en lui et en ceux qui sont animés du même esprit que lui ? Ce n’est pas à tout le parti libéral anglais que s’adressent ces réflexions. On a pu dire jusqu’ici, lui-même a dit bien haut qu’il suivait la même politique que son prédécesseur et, en effet, la politique extérieure de l’Angleterre ne change pas avec les partis qui s’y succèdent au pouvoir. Mais en sera-t-il toujours de même ? Le jour où M. Lloyd George serait vraiment le maître, la question se poserait sans nul doute et elle provoquerait chez les amis de l’Angleterre une grande anxiété.

Si M. Lloyd George se dégageait de ses théories pour jeter sur l’Europe un regard qu’aucune prévention n’obscurcirait, il verrait que partout les esprits sont tendus, les ambitions aiguisées, et que les partis ardens ou violons s’emparent ou cherchent à s’emparer du-gouvernement. Ils viennent d’y réussir à Constantinople. La Jeune-Turquie ne rêve que revanches. Elle manque d’argent, dit-on ; elle aurait besoin d’un emprunt et elle désirerait le faire chez nous ; mais quel serait l’usage de cet emprunt une fois réalisé ? Elle manque d’argent et elle achète à grands frais un cuirassé brésilien qu’elle baptise le Sultan-Osman, et que veut-elle en faire ? Elle veut s’en servir pour reprendre à la Grèce les iles que l’Europe lui attribue. Elle noue des intrigues avec la Bulgarie contre la Serbie et la Grèce. Elle fomente des troubles en Albanie et tend à nouveau la main sur cette province. Atteinte visiblement de mégalomanie, elle cherche des instrumens pour la politique qui s’en inspire. Il lui faut un général allemand pour commander à Constantinople, et l’Europe s’en inquiète. Elle met au ministère de la Guerre un jeune homme de trente-trois ans, Enver boy, connu pour son audace de casse-cou qui ne recule devant rien. Nous ne jugeons pas, nous constatons. Nous constatons aussi les tendances de la politique autrichienne, qui n’a certainement pas encore dit son dernier mot et s’applique, elle aussi, à réparer dans les Balkans les conséquences imprévues et inacceptées d’une guerre fertile en surprises. Et l’Italie ! Dieu nous garde de lui déplaire, mais on peut, sans médire de cette grande nation, parler des aspirations ambitieuses que ses succès dans la Méditerranée ont encore développées. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire le discours par lequel le roi Victor-Emmanuel a ouvert la législature de la nouvelle Chambre, ou encore celui qu’a prononcé récemment le ministre des Affaires étrangères, l’éloquent marquis di San Giuliano. Le plus pur esprit impérialiste les animer. Toutes ces nations vieilles ou jeunes, veulent durer, se développer, grandir, et elles ont parfaitement raison de le vouloir ; il serait puéril de leur en faire un grief ; il faut seulement prendre, de notre côté, des précautions correspondantes. Et l’Allemagne ! L’Allemagne se vante d’être un élément de pondération et de paix en Europe et il est juste de reconnaître qu’elle l’a été plus d’une fois. Qu’après les chances heureuses que la fortune lui a prodiguées il y a un demi-siècle et depuis, elle ait principalement consacré sa politique à consolider le prodigieux édifice qu’elle avait construit, et qu’ayant senti pour cela le besoin de la paix, elle se soit appliquée à la maintenir, c’est une justice que l’histoire lui rendra sans doute et dont l’Empereur actuel aura sa large part. Mais cela durera-t-il toujours ? Qui ne voit, qui n’entend dire, qui ne lit quotidiennement en parcourant les journaux allemands, que ce grand pays étouffe dans ses frontières, qu’il rêve d’ambitions coloniales, que sa flotte menace déjà celle de l’Angleterre, que son armée de terre frémit d’impatience ? Pacifique, oui certes, l’Allemagne l’est encore, mais le pangermanisme fait fermenter en elle un levain dangereux pour elle, inquiétant pour tous. Et l’acquittement du colonel de Rentier ? Et celui du lieutenant de Forstner ? Sont-ce là des symptômes sur lesquels on puisse s’aveugler ? Il faudrait une rare inintelligence pour ne pas en comprendre l’enseignement.

Nous avons parlé du pitoyable incident de Saverne dont on a eu la maladresse de laisser sortir tant de conséquences ; un souffle aurait suffi pour éteindre la mèche qui a allumé un.si formidable incendie, mais ce souffle n’est pas venu et le feu a fait rage. L’opinion française a assisté impassible à l’étrange spectacle qu’on lui donnait. Elle n’avait pas à y prendre parti, quelque sentiment qu’elle pût en éprouver. Elle voyait l’œuvre d’apaisement et d’assimilation morale, poursuivie avec tant d’opiniâtreté eu Alsace-Lorraine, reportée d’un seul coup à vingt ans en arrière et compromise à nouveau pour longtemps. Mais ce qui a pu l’étonner et l’instruire encore davantage, — et aussi la préoccuper, — c’est l’extraordinaire état d’esprit que le procès de Strasbourg a révélé en Allemagne. Les acquittemens d’officiers qui ont évidemment et outrageusement violé des lois positives ne nous importent guère ; ils ne regardent que les Allemands ; on peut seulement s’amuser au souvenir de la belle indignation qui s’est emparée de l’Allemagne tout entière lorsque, dans une affaire trop célèbre, nous avons eu à protéger notre armée contre des coups que l’égarement de la fureur ne ménageait plus. O pharisaïsme ! On voit clairement aujourd’hui qu’en Allemagne, l’armée, quoi qu’elle fasse, ne peut jamais avoir tort. Ce n’est pourtant pas l’avis de tout le monde : le pays est étrangement coupé en deux, le militaire d’un côté, le civil de l’autre, avec des passions si intenses que la sainteté du serment n’y a pas résisté. Tous, militaires et civils, avaient juré de dire la vérité et, dans la narration et l’interprétation des mêmes faits, pas un militaire n’a parlé comme un civil et pas un civil comme un militaire. Sur deux témoins, un mentait, mais lequel ? Entre temps, le préfet de police se prononçait contre un premier jugement et déclarait qu’un soldat sous les armes avait le droit de tout faire, parce qu’il représente le pouvoir souverain ; il ajoutait que la population d’Alsace-Lorraine était « presque ennemie. » Le kronprinz écrivait aux officiers poursuivis devant les tribunaux pour les approuver, les encourager, les soutenir. Un colonel accusé déclarait qu’il n’avait aucune confiance dans les pouvoirs civils. Sommes-nous en Allemagne, ce pays si fortement hiérarchisé, si durement discipliné ? Hiérarchisé, soit, mais il y a deux hiérarchies dont Tune est opposée à l’autre. Discipliné, nous le voulons bien, mais il y a aussi deux disciplines. Deux blocs se dressent, irréductibles et hostiles, sans qu’aucune parcelle de l’un puisse s’en détacher pour se fondre avec l’autre. L’armée tend de plus en plus à devenir un État dans l’État, à dominer l’État, à y faire la loi ou à la défaire, à la brutaliser, à la piétiner. Qu’il y ait là un danger sérieux, qui le nierait ? Les forces qui y faisaient contrepoids diminuent d’une manière sensible. Qui ne s’en inquiéterait ?

M. Lloyd George sans doute : il faut le croire puisqu’il le dit, mais nous ne saurions partager sa quiétude. Hier, l’Allemagne se préoccupait surtout d’augmenter sa force navale ; aujourd’hui, elle se préoccupe surtout d’augmenter sa force de terre ; demain, elle reviendra peut-être à sa première manière. Qu’arriverait-il, si, lorsqu’elle augmente sa force de terre, l’Angleterre diminuait sa force de mer, et si, lorsqu’elle augmente sa force de mer, la France diminuait sa force de terre ? L’Allemagne resterait forte sur terre et sur mer tandis que la France et l’Angleterre, après s’être affaiblies alternativement ici ou là, perdraient confiance l’une dans l’autre. Oublions M. Lloyd George ; mais puisqu’il nous a obligé de le regarder de près, n’oublions pas le tableau que présente l’Europe en ce commencement de 1914.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.