Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1915

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Chronique n° 1986
14 janvier 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous avons parlé à diverses reprises, d’après les dépêches publiées par les agences et les renseignemens recueillis par les journaux, des atrocités sans nom commises par les Allemands en Belgique et en France, au cours de la présente guerre. Le lecteur a pu croire quelquefois qu’il y avait de l’exagération dans ces récits qui, tout au contraire, on peut le voir à présent, étaient au-dessous de la vérité. Les enquêtes officielles du gouvernement belge et du gouvernement français sont aujourd’hui, sinon terminées, au moins très avancées, et les résultats commencent à en être publiés. L’enquête belge est déjà connue de nos lecteurs. Si l’article de M. Pierre Nothomb, qu’ils ont trouvé dans notre numéro du 1er janvier, n’est pas lui-même un document officiel, il a été fait sur ces documens : en les condensant et les résumant, il en a scrupuleusement respecté le caractère. Depuis lors, le gouvernement de la République, stimulé par l’initiative prise ailleurs, sollicité et presque mis en demeure par l’opinion, s’est décidé à ouvrir lui aussi ses dossiers.

On ne l’accusera pas d’y avoir mis de l’empressement, encore moins de la hâte, ni d’avoir voulu par là exalter les imaginations. Son intention, au contraire, était d’attendre la fin des hostilités pour livrer à froid au tribunal de La Haye les fruits de ses recherches. Mais l’opinion a protesté contre ce retard, qui était en effet inexplicable. Une campagne de presse, entamée par M. Franck-Chauveau et poursuivie vigoureusement, a obligé le gouvernement à devancer l’heure qu’il s’était fixée, et le Journal Officiel a tout publié. L’impression a été pro- fonde. Déjà d’autres publications avaient révélé une partie de la vérité. Le Bulletin de l’Alliance Française, par exemple, rédigé par des savans consciencieux et habitués aux méthodes historiques les plus sévères, avait jeté de vives clartés sur les exploits de la barbarie teutonne et il continue de le faire : nous ne saurions trop en recommander la lecture. C’était un commencement, mais les publications officielles ont répandu à pleins torrens des lumières nouvelles et il est impossible de ne pas éprouver un sentiment d’indignation et de révolte devant cette accumulation d’actes monstrueux. Puissent ces publications vengeresses se répandre dans le monde entier ! Nous les signalons surtout aux nations neutres, parce que nous comptons encore davantage sur leur impartialité. Nous sollicitons leur jugement, qui sera celui de la postérité. On ne sait trop ce dont il faut le plus s’étonner ici, ou de la cruauté, ou de la stupidité de tout cet étalage de sauvagerie. Si tant d’actes odieux étaient dus à l’emportement, sur le champ de bataille, d’une race naturellement violente et brutale, on pourrait les expliquer. Mais non : les soldats ont exécuté les ordres reçus ; les officiers ont donné ces ordres ; les savans allemands les ont approuvés, ils en ont revendiqué la solidarité et le journal la Post déclare maintenant qu’ils ont eu pour objet, par pure humanité, d’abréger la guerre en répandant l’épouvante. Tout devait fléchir et se soumettre sous l’influence de cette lâcheté. C’était confondre la terreur avec l’horreur. Personne n’a fléchi, personne ne s’est soumis, tout au contraire, et. si la science allemande avait conservé assez de liberté d’esprit pour contrôler ses théories par les faits, elle s’apercevrait de la faute commise. Si on se place au point de vue utilitaire qui est le sien, qu’on nous dise quelle utilité, quel avantage, quel profit l’Allemagne a retirés des incendies de Louvain, de Reims, d’Arras, etc. Et tout ce sang qu’elle a répandu hors du champ de bataille avec une férocité mêlée de sadisme, croit-elle qu’il fécondera ses lauriers ? Il semble bien qu’elle commence à en douter ; mais il est trop tard pour se reprendre, peut-être même pour s’arrêter. La vengeance d’en haut est sur ceux qui ont profané la morale divine et humaine : ses arrêts seront exécutés.

Généralement, les maladresses allemandes sont assaisonnées de barbarie, mais quelquefois elles se présentent sans alliage, et c’est ce qui vient d’arriver dans le cas de l’archevêque de Malines. Le cardinal Mercier a écrit une lettre pastorale dont il a ordonné la lecture dans les églises pour tracer aux catholiques leur devoir dans les circonstances troublées que traverse la Belgique. Aux autorités légales de leur pays et avant tout au Roi, ils doivent l’obéissance, cette obéissance librement consentie qui est un acte libre de la volonté. A l’envahisseur étranger, ils ne doivent que la soumission extérieure, celle qu’on ne saurait s’abstenir d’avoir envers un fait qu’on ne peut pas empêcher : la volonté n’agit ici que pour s’abdiquer provisoirement elle-même. Ce ne sont pas les termes dont s’est servi le vénérable prélat, mais c’est le sens de sa lettre. Le gouverneur allemand de Matines en a éprouvé une vive irritation. Pourquoi ? Ne suffit-il donc pas aux Allemands qu’on se soumette à la force qu’ils représentent ? Non, cela les vexe, ils veulent être aimés pour eux-mêmes : ne sait-on pas que, d’après M. Lasson, à moins que ce ne soit d’après M. Ostwald, ils sont les délices du genre humain ? La soumission matérielle ne leur suffit pas, ils veulent celle du cœur. Mgr Mercier la leur refuse. Il a tracé, avec l’âme d’un grand citoyen, le tableau douloureux de la Belgique livrée aux flammes et inondée de sang : c’est pourquoi il a été arrêté. Sous quelle forme ? On discute sur ce point et nous ne pouvons pas encore l’établir d’une manière précise. Il est probable que le prélat a été simplement consigné dans son palais épiscopal, avec un planton à sa porte. Mais la forme n’y fait rien : il n’en est pas moins prisonnier, ou il l’a été. S’il ne l’est plus, ce qui est possible, probable même, d’après les démentis des journaux allemands, c’est que le Gouvernement impérial a réfléchi. Il tient à ménager l’Église catholique. Des intrigues nombreuses sont nouées aujourd’hui autour du Vatican, intrigues au milieu desquelles il joue sa partie d’une manière très serrée. L’arrestation d’un prince de l’Église, si elle était maintenue, serait de nature à troubler ses chances de succès.


Puisque nous avons fait allusion au Vatican et à ce qui s’y passe, nous en dirons un mot, sans d’ailleurs y insister, car alors les bornes limitées de notre chronique n’y suffiraient pas. Aux yeux du monde entier, sauf à ceux du gouvernement de la République, le Saint-Siège représente une très haute puissance morale, si haute même et si puissante qu’elle se manifeste d’une manière très effective, même dans l’ordre matériel et politique. Pour dire la chose plus clairement, le Pape est une force dans le monde ; on peut affecter de l’ignorer, ce qui est notre cas, on ne peut pas y échapper, si on est un gouvernement mêlé aux grandes affaires de l’univers. Aussi tous les gouvernemens de l’Europe, toujours à l’exception de la France, ont-ils un représentant auprès de lui. Hier encore, l’Angleterre non plus n’en avait pas, mais elle vient d’y en envoyer un, sir Henry Howard, qui, par sa naissance et par la profession qu’il fait de la religion catholique, était assuré d’y être accueilli avec la plus grande faveur. La France seule continue de briller par son absence dans ce concert, ce qui, dans les circonstances actuelles en particulier, c’est-à-dire à un moment où nous regardons du côté de la Palestine et de la Syrie d’un œil particulièrement attentif, est une des plus grandes absurdités qu’on puisse imaginer. Mais ne sortons pas de l’Europe : il faut n’y rien connaître pour ne pas savoir, pour ne pas sentir que la fine main du Pape peut beaucoup sur le développement et l’évolution de plus d’une affaire qui intéresse à la fois nous, nos alliés et nos ennemis. Les Puissances s’en rendent toutes si bien compte qu’elles s’appliquent à circonvenir le Saint-Siège. L’Allemagne s’y emploie de son mieux, et c’est pour cela qu’un incident maladroit, comme celui de Malines, peut lui créer des embarras. Mais nous, que faisons-nous ? Que pouvons-nous faire ? Rien, et notre abstention est d’autant plus surprenante, — nous employons un terme très adouci, — que le pape Pie X, contre lequel nous nous étions forgé des griefs plus ou moins imaginaires, ayant disparu de la scène du monde, y a été remplacé par un pontife dont les sympathies pour la France sont notoires, et qui a nommé successivement à la secrétairerie d’État les deux membres du Sacré Collège qui étaient les plus enclins à pratiquer envers elle une politique conciliante. Le malheur est qu’on ne peut pas faire de la conciliation à soi tout seul : il faut être deux pour cela.

C’est à peine cependant si quelques demi-gestes hésitans et timides ont indiqué de notre part des velléités nouvelles. Vaille que vaille, indiquons-les. Après la mort du pape Pie X, un service religieux a eu lieu à Notre-Dame de Paris : M. le président de la République s’y est fait représenter. Depuis, le pape Benoit XV lui a notifié son élection par une lettre personnelle : M. le Président de la République lui a répondu. Enfin, ces derniers jours, le Pape a pris une initiative qui lui fait grand honneur : dans son désir de rendre moins dures les rigueurs de la guerre pour les blessés et pour leurs familles, il a proposé aux puissances belligérantes de procéder à l’échange des prisonniers que leurs blessures rendent désormais impropres à porter les armes. Tout le monde y a consenti. L’Empereur de Russie et le roi d’Angleterre ont écrit à ce sujet au Saint-Père des lettres pleines de déférence et de respect. Il en a été de même des Empereurs d’Allemagne et d’Autriche. Les radicaux-socialistes ne pourront pas reprocher à M. le Président de la République d’avoir mis un empressement excessif à suivre leur exemple ; on a même pu se demander s’il le ferait, car il a pris le temps de la réflexion ; il l’a fait pourtant, et même il n’est pas arrivé le dernier : le Sultan est venu après lui. Notre gouvernement n’ignore donc plus le Pape, et c’est un progrès, mais il en reste quelques autres à faire. Nous ne saurions trop dire à quel point notre absence au Vatican est un désavantage pour nous, ni combien il peut être exploité contre nous par une diplomatie aussi habile et aussi perfide que celle de l’Allemagne, sans parler de celle de l’Autriche, la « catholique Autriche, » pour laquelle un parti puissant travaille autour du Saint-Siège. C’est avoir une vue bien bornée que de s’entêter à ne pas voir ces choses que tout le monde voit ; mais de même qu’il n’y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre, il n’y a pas de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir.


Quant à la guerre, objet principal de nos préoccupations, nous n’aurions qu’à répéter ce que nous en avons déjà dit dans nos dernières chroniques, à savoir qu’elle se poursuit toujours dans de bonnes conditions pour nous, quoique très lentement, si nous n’avions pas à signaler la victoire éclatante que les Russes ont remportée contre les Turcs au Caucase, et aussi les progrès sensibles qu’ils ont faits dans les Carpathes, d’où ils menacent de plus en plus sérieusement la Hongrie. La défaite des Turcs a été une déroute ; tout un corps d’armée a été fait prisonnier. Qu’est devenue cette armée ottomane qui a eu de si belles heures dans l’histoire ? Victime d’une détestable politique, elle semble avoir perdu le ressort qui l’a rendue autrefois redoutable. Enver Pacha, qui était allé chercher au Caucase un peu de cette gloire qu’on ne trouve pas dans les seules intrigues politiques, ne l’y a pas rencontrée. Il est plus facile de passer sur le corps de Nazim pacha, abattu d’un coup de pistolet, que sur celui d’une armée russe. On ne sait même pas ce qu’est devenu Enver Pacha ; on n’a pas non plus de nouvelles précises du général Liman de Sanders, qui était parti avec ce jeune homme pour lui servir de Mentor. Le prestige de l’armée turque, déjà si entamé, ne survivra pas à quelques échecs du même genre et le monde islamique y regardera à plusieurs fois avant d’obéir à l’appel qu’il a entendu, mais non pas écouté, et à se jeter dans la guerre sainte.

C’est en cela surtout que la bataille livrée dans le Caucase est importante. Elle est trop éloignée du champ principal des opérations militaires pour y influer d’une manière très sensible, mais, si elle n’influe pas sur l’Europe, elle le fera sur l’Asie et sur l’Afrique. Dans ces vastes régions, l’imagination allemande s’était donné carrière. Elle n’y rêvait que soulèvement contre la Russie dans le Caucase et en Perse, contre l’Angleterre en Egypte, contre la France en Tunisie, en Algérie, au Maroc : aucun de ces rêves ne s’est encore réalisé et le moment est passé où on pouvait en éprouver des inquiétudes. L’Egypte a eu tout le temps de se mettre en état de défense et l’armée ottomane dont la formation a été annoncée en Syrie aurait tort de se jeter sur elle par la frontière où à lui est le plus facile de se défendre. Quant à nos possessions ou protectorats du Nord de l’Afrique, leur tranquillité n’a pas été troublée un seul instant. Tunisiens, Algériens, Marocains sont venus vaillamment combattre pour cette France qu’on leur avait dépeinte comme un tyran oppresseur. En ce qui concerne le Maroc, cela prouve l’excellence de la politique qui y a été suivie. Le général Lyautey n’a certainement pas vu sans regrets la guerre s’engager sur notre frontière sans qu’il y fût. « Pends-toi, brave Crillon, » écrivait Henri IV à un de ses com- pagnons qui avait éprouvé la même déconvenue ; on s’était battu, on avait vaincu sans lui, comment s’en serait-il consolé ? Mais pendant ce temps-là, Crillon n’avait eu rien à faire, tandis que le général Lyautey a maintenu le Maroc dans l’ordre, a continué d’y faire briller le prestige de la France et l’a purgé de tous les Allemands qui, forts de l’appui de leur pays, y intriguaient et conspiraient contre nous, en attendant le jour où ils y prendraient notre place. C’est un grand service que le général Lyautey a continué de rendre. Mais le principal péril, au Maroc, n’était pas dans la guerre sainte proclamée à Constantinople dont Tanger et Fez sont très indépendans religieusement comme politiquement. Dans tout le Nord de l’Afrique, l’influence ottomane s’est trouvée périmée lorsqu’on y a fait appel, et c’est à peine s’il y a eu quelques manifestations, peu importantes d’ailleurs, dans ce Sud de la Tripolitaine où l’établissement italien, bien qu’il soit de date récente, n’a couru, lui non plus, aucun danger. Ce qui restait encore de la force islamique, appuyée sur ce fanatisme religieux qui a fait autrefois des miracles, a été frappé d’impuissance par les scandales de la Jeune-Turquie. Les bruits qui viennent d’Orient sonnent de plus en plus nettement le glas funèbre de l’Empire Ottoman.

Sur l’Autriche-Hongrie, les victoires russes ne sont pas encore aussi décisives, mais elles le deviennent chaque jour davantage par suite de succès qui suivent une marche régulière et se renouvellent constamment. On est même un peu surpris que les opérations militaires puissent se poursuivre en plein hiver sur les Carpathes, comme il semble bien qu’elles le font. L’armée russe s’empare des défilés des montagnes qui sont les portes de la Hongrie et d’ici à peu, elle pourra sans doute les franchir. Alors qu’arrivera-t-il ? Les nouvelles de Hongrie sont trop confuses, trop contradictoires même, pour qu’on puisse en faire état. Nous parlions récemment d’un discours de M. Tisza qui, sous l’émotion de circonstances de plus en plus inquiétantes, parlait comme si la Hongrie allait se séparer de l’Autriche et pourvoir seule à sa propre sécurité. On racontait alors, dans les journaux que le ministre hongrois s’était rendu auprès de l’empereur d’Allemagne pour lui demander que l’armée hongroise fût seulement employée à la défense du territoire hongrois. Bien entendu, l’empereur Guillaume avait refusé. à est difficile de savoir s’il y avait là même une partie de vérité et on peut en douter puisque, depuis lors, M. Tisza a affirmé que l’alliance avec l’Allemagne était plus intime et plus solide que jamais. Ce qui avait sans doute donné naissance aux bruits contraires, c’est que l’Autriche et encore plus la Hongrie auraient eu un intérêt évident à sortir de l’aventure où elles s’étaient laissé si imprudemment entraîner et dont elles auraient pu alors arrêter et limiter les frais. Bismarck, en pareil cas, n’aurait pas hésité à le faire, lui qui a soutenu le principe, dont ses successeurs ont si fort usé et abusé, que les traités ne lient un pays qu’aussi longtemps qu’ils lui sont utiles. Mais l’Autriche a eu des scrupules et il y a tout lieu de croire qu’elle a laissé passer le moment où elle aurait pu encore se dégager de la rude étreinte allemande et accommoder sagement les restes de ses territoires amoindris. N’est-il pas trop tard aujourd’hui ?

Des événemens nouveaux se préparent. La guerre traîne un peu, mais les combinaisons politiques vont leur train. La Roumanie, l’Italie ont proféré des paroles significatives et ne restent pas inactives. Tout donne à croire que la première est sur le point de sortir de sa neutralité pour enlever à l’Autriche les provinces roumaines qu’elle détient, la Transylvanie, la Bukovine, une partie du Banat. Nous avons vu à Paris trois Roumains de grande distinction, appartenant au monde de la politique et de la science, qui sont venus remplir chez nous une de ces missions dont on ne saurait trop dire si elles sont officielles ou officieuses, mais où il est permis de reconnaître la pensée de leur pays et de leur gouvernement. Un banquet leur a été offert, auquel assistait le ministre de Roumanie à Paris, le sympathique M. Lahovary, et que présidait M. Paul Deschanel. On ne peut guère se tromper sur le sens des discours qui ont été prononcés et sur les intentions qu’ils révèlent. La Roumanie a pris son parti et elle l’exécutera bientôt. Elle était demeurée jusqu’ici non pas dans l’hésitation, mais dans l’expectative, pour divers motifs dont le principal est qu’elle ne savait pas ce que ferait la Bulgarie le jour où elle entrerait elle-même en action : puisqu’elle sort de la réserve, il faut croire qu’elle le sait maintenant et que des assurances mutuelles ont été échangées. De grands pas ont été faits depuis quelques jours ; des résolutions définitives ont été prises ; il est probable que le printemps prochain en verra l’exécution. Alors il y aura un changement profond sur l’échiquier où se joue le sort du monde, et l’Autriche-Hongrie regrettera peut-être de n’avoir pas su se décider à temps. Ne disait-on pas d’elle déjà autrefois qu’elle était toujours en retard d’une idée, d’une armée et d’une année ? A présent on ne compte plus par années, mais par semaines, presque par jours, et les retards les plus brefs peuvent amener les plus longues conséquences.

Et l’Italie ? Elle n’a pas encore parlé d’une manière aussi claire que la Roumanie : cependant M. Salandra a dit un jour à la tribune que la neutralité, qui avait suffi jusqu’alors, ne suffirait pas toujours. Cette neutralité a été maintenue, le gouvernement l’a observée de la manière la plus stricte, mais le sentiment public nous est de plus en plus favorable et des Italiens de marque sont déjà venus combattre dans nos rangs. La France a été touchée, émue, en apprenant que deux petits-fils de Garibaldi avaient été tués, à peine à quelques jours d’intervalle l’un de l’autre, en défendant son territoire. Que ces deux jeunes gens emportent dans la tombe notre souvenir reconnaissant ! M. le Président de la République a envoyé ses condoléances à leur père, le colonel Ricciotti Garibaldi, qui a lui-même combattu pour nous en 1870 et qui a répondu à M. Poincaré en termes dignes de Plutarque. Ce sont là des liens de plus entre deux pays qui ont si souvent mêlé leur sang. Qui pourrait dire s’ils ne le mêleront pas encore, et bientôt ? Bornons-nous à constater qu’il n’y a jamais eu de situations plus analogues que celles de la Roumanie et de l’Italie à l’égard de l’Autriche-Hongrie : il serait par conséquent naturel que leurs résolutions finales se ressemblassent aussi.

En attendant, l’Italie a donné une preuve nouvelle du remarquable esprit d’à-propos qui est le sien : ce n’est pas d’elle qu’on a jamais dit qu’elle était en retard, fût-ce d’une heure. On sait quels sont ses intérêts dans l’Adriatique : elle en a plus particulièrement concentré la représentation et la défense dans la petite ville de Vallona, en Albanie, dont l’occupation, en face d’Otrante, devait lui permettre, de barrer cette mer. Si elle ne l’a pas occupée plus tôt, c’est que l’Autriche avait des intérêts du même ordre qu’elle n’aurait sacrifiés pour rien au monde, et que l’occupation de Vallona par l’Italie, alors que l’Autriche avait encore les mains libres, aurait amené l’occupation par celle-ci du Nord de l’Albanie et, finalement, à bref délai sans doute, un conflit entre les deux pays. Pour éviter ce danger, l’Italie, comme nous-mêmes d’ailleurs et comme toutes les Grandes Puissances, avait consenti à la création de ce royaume d’Albanie, conception bâtarde dont l’histoire aurait ressemblé à une opérette si beaucoup de sang n’y avait pas coulé : et il y en coulera encore. L’Autriche et l’Italie se tenaient donc là réciproquement en respect. Mais aujourd’hui l’Autriche a affaire ailleurs et si grandement même qu’il lui serait difficile de détacher un de ses soldats pour l’envoyer en Albanie. De plus, la fortune ne sourit pas à ses aigles, et on peut prévoir pour elle une issue fatale. Vallona était donc à portée de la main de l’Italie ; la tentation était forte ; qui donc y aurait résisté ? L’Italie ne l’a pas fait. Elle a cherché un prétexte pour expliquer son intervention et ne s’est pas mise en grands frais d’imagination pour le trouver, ce dont il faut d’autant plus l’approuver que, quand bien même on aurait trouvé mieux, on ne l’aurait pas crue davantage. Elle a donc envoyé une mission sanitaire à Vallona : on sait ce que cela veut dire, et il est facile de prévoir où cela conduira. Mais qui s’en soucie ? Non pas nous, assurément. En tout temps, nous avons été sympathiques aux visées de l’Italie dans l’Adriatique : si elle avait besoin d’une approbation pour ce qu’elle vient de faire, elle aurait la nôtre pleine et entière. Elle pousse d’ailleurs la prudence aussi loin que possible, et plus même qu’il n’est nécessaire. M. Sazonoflf, dans une conversation récente, s’est étonné qu’elle ait laissé flotter à côté du sien le drapeau de l’Albanie qui est le pur symbole de l’anarchie. L’Albanie n’existe plus, si tant est qu’elle ait jamais existé ailleurs que sur le papier des chancelleries. Elle n’existe plus, mais l’anarchie y règne toujours, et l’Italie, après avoir pris le gage qui lui semblait indispensable, ne se montre nullement tentée de s’y engager davantage.

On connaît l’odyssée d’Essad Pacha, auquel elle a donné l’hospitalité pendant la seconde partie du règne du prince de Wied. Essad lui appartient, autant qu’il peut appartenir à quelqu’un ou à quelque chose, et cela a suffi pour qu’il soit devenu impopulaire dans un pays où il semblait devoir être tout-puissant, au moins pendant quelques mois. Il y a, parmi tant d’autres, une intrigue musulmane en Albanie : elle s’appuyait autrefois sur Essad, elle s’est à présent tournée contre lui et, menacé, il a cherché un refuge à Durazzo. Il y a été poursuivi, un combat s’est engagé, on ignore comment il se serait terminé, si l’escadre italienne n’était pas intervenue : quelques coups de canon, tirés de la mer, lui ont suffi pour disperser les insurgés. Nous ne sommes pas sûr que le mot d’insurgé soit ici tout à fait en situation, mais on risque peu de se tromper en l’appliquant indistinctement à tout le monde en Albanie. Les Italiens auraient pu débarquer à Durazzo : ils n’en ont rien fait, et ont annoncé l’intention de n’en rien faire. Sans doute ont-ils raison, car l’Albanie est un nid de guêpes : mais l’occupation de Vallona suffit à les brouiller avec l’Autriche. Dès ce moment, l’Italie se trouve engagée contre elle. Si l’Autriche triomphait dans la grande guerre où elle s’est si étourdiment jetée, l’Italie aurait un compte délicat à régler avec elle. Au contraire, si l’Autriche ne triomphe pas, l’affaire est toute réglée. On voit de quel côté sont les intérêts de l’Italie : elle a dû faire ses calculs en conséquence. Nous serions d’ailleurs bien surpris si elle s’en tenait là. Toute la question de l’irrédentisme se trouvera posée demain.

Il est donc probable que l’Allemagne et l’Autriche, puisqu’elles sont inséparables, auront demain en commun de nouveaux ennemis. A vrai dire, la Roumanie et l’Italie n’ont rien à demander, à arracher à l’Allemagne, mais ce n’est pas leur faute si celle-ci est à côté de l’Autriche, avec son armure, qui était jadis plus étincelante : les amis de nos ennemis sont aussi nos ennemis. La coalition formée contre l’Allemagne et l’Autriche s’accroîtra donc bientôt d’autres élémens et, au même moment, un peu plus tôt ou un peu plus tard, l’Angleterre commencera à nous envoyer les renforts qu’elle nous a promis. Un article du Times, publié à l’occasion du 1er janvier, a parlé de l’armée française en termes excellens : il reconnaît que c’était elle qui fait en ce moment le gros du travail et qu’elle le fait avec héroïsme, et il nous en témoigne la plus vive gratitude ; mais il ajoute que, sous peu, de nombreux contingens britanniques viendront se ranger à nos côtés. Ils seront les bienvenus et jamais nous n’aurons été (plus forts qu’à ce moment.

La guerre actuelle apportera des leçons à tout le monde : les Anglais en auront quelques-unes à recueillir. Ils se demandent déjà, — phénomène tout nouveau ! — s’ils ne seront pas amenés un jour à substituer le service obligatoire au système d’enrôlemens volontaires qui leur a suffi jusqu’à présent. Hier encore, ils ne voulaient pas entendre parler de la question, même lorsqu’elle était posée par l’illustre lord Roberts, le plus grand soldat de l’Angleterre, alors sur le point de venir terminer au milieu des feux de la guerre une vie qui avait été si glorieuse pour lui et si utile à son pays. Depuis cette mort toute récente, la question a fait du chemin. Lord Haldane s’en est expliqué l’autre jour devant la Chambre des Lords et lord Crewe l’a fait à son tour au nom du gouvernement. L’un et l’autre estiment que le système actuel des enrôlemens volontaires n’a pas fait banqueroute, certes ! mais ils admettent comme possible que des nécessités nouvelles s’imposent, et qu’il y aura peut-être lieu d’y pourvoir autrement. Sans doute, le régime des enrôlemens volontaires a tenu à ce qu’on attendait de lui, mais combien il est lent à le produire ! Avec un pays qui pousse aussi loin que l’Allemagne la perfection de la préparation militaire et qui, lui, est toujours prêt à entrer brusquement en action, combien il est dangereux de n’être prêt soi-même qu’au bout de six ou huit mois ! Si la Belgique n’avait pas résisté comme elle l’a fait, si la France ne l’avait pas fait à son tour avec une patience qu’on n’attendait pas d’elle, que serait-il arrivé ? Les Anglais ne seraient arrivés que quand tout aurait été fini sur le continent. Sont-ils bien sûrs qu’ils auraient été alors en sécurité dans leur Ile ? Qui le sait ? Mais c’est l’avenir qu’il faut voir. Nous ignorons encore jusqu’à quel point les Allemands ont dès maintenant poussé leurs progrès, mais ces progrès vont toujours en augmentant et, dans quelques années, des transformations nouvelles se seront produites dans la guerre maritime et dans la guerre aérienne. Des problèmes inquiétans sortent en quelque sorte de partout. Ils nous obligent à être toujours prêts. Si on examine à ce point de vue la question, qu’on a tant débattue depuis quelques semaines, de la participation des Japonais à une guerre européenne, on voit combien la solution en est incertaine et inefficace : incertaine, parce que les Japonais peuvent refuser de venir et que, en fait, ils ont montré jusqu’ici une grande répugnance à le faire ; inefficace, parce qu’il faudrait quatre ou cinq mois pour les transporter par mer de chez eux chez nous. A supposer qu’ils se décidassent aujourd’hui même à nous donner leur concours, nous ne devrions guère y compter avant la fin de juin, et il se passera bien des choses d’ici là. Cette considération, sans compter quelques autres, devrait nous refroidir sur la participation des Japonais à la guerre. Nous n’avons d’ailleurs pas vu sans quelque confusion ses partisans les plus chaleureux offrir aux Japonais, qui ne demandaient rien de pareil, nos colonies d’Extrême-Orient : — Voulez-vous toute l’Indo-Chine ? Vous contenterez-vous du Tonkin ? — Il y a des inconvéniens, on peut nous en croire, à professer ouverte vient un tel détachement de colonies qui nous ont coûté si cher. Mais passons : le temps et la place nous manquent pour traiter aujourd’hui une question aussi complexe.

Si nous avions à la traiter sous toutes ses faces, il faudrait nous demander quelle impression produirait la venue des Japonais en Europe sur certaines nations qui nous témoignent en ce moment de la sympathie, notamment sur l’Amérique. Les États-Unis ont dans leur sein un très grand nombre d’Allemands, et c’est sans doute à ce fait qu’il faut attribuer l’hésitation qu’ils ont mise à se prononcer entre les belligérans au commencement de la guerre. Pays pratique, l’industrie et le commerce allemands étaient pour eux un sujet d’admiration. Pays de grande et de noble imagination, l’idée qu’ils se faisaient de la science allemande exerçait sur eux un puissant prestige. Mais tout cela a changé : la violation de la neutralité belge et le mépris arrogant, outrageant, du droit des gens et des devoirs envers l’humanité ont révolté la conscience américaine, et les savans allemands se sont chargés de dissiper eux-mêmes le prestige dont leur science jouissait à l’excès. Aujourd’hui, les États-Unis sont favorables aux alliés et nous nous en tenons pour très honorés. Aussi y a-t-il eu chez nous un moment de surprise lorsque les agences télégraphiques nous ont apporté le résumé d’une note que le président Wilson venait d’adresser au gouvernement anglais.

Hâtons-nous de dire que cette première impression a été sensiblement atténuée quand le document lui-même a été connu. M. Wilson prenait soin de dire, dès le début, que ses intentions étaient amicales et que sa franchise n’avait d’autre objet que de dissiper tous les malentendus. Comment ne pas tenir le plus grand compte d’intentions aussi nettement exprimées ? Ne sont-elles pas presque tout en pareil cas ? Ceci dit, M. Wilson se plaignait des entraves que le droit de visite apportait au commerce des neutres. Il n’en contestait pas le principe ; comment un homme aussi versé que lui dans le droit public aurait-il pu le faire ? Il n’en avait même pas la pensée, mais il discutait, — quelquefois avec un peu de rudesse et d’âpreté, — sur la manière dont l’Angleterre use de ce droit, sur la saisie d’un trop grand nombre de navires, sur la longue durée de leur détention avant qu’une solution intervienne, sur l’insuffisance de la réparation, quand elle est était accordée, enfin sur la gêne que tant de hasards à courir faisait peser sur le commerce américain. M. Wilson a d’ailleurs une trop grande probité d’esprit pour ne pas reconnaître, et il a formellement reconnu, que des fraudes avaient été commises et il a invité ses compatriotes à ne pas tomber dans la récidive. Soit, mais comment s’assurer que ce bon conseil sera suivi ? Quelque délicates que soient ces questions, elles ne sont pas insolubles, pour peu qu’on y apporte, comme c’est ici le cas, une égale bonne volonté de part et d’autre. Au moment où nous écrivons, nous ne connaissons pas encore la réponse du gouvernement anglais, mais on annonce qu’elle va être publiée, et nous sommes convaincu qu’elle sera à la fois ferme et conciliante. La Hollande, elle aussi, a été mêlée à cette affaire. Nous avons eu, au début de la guerre, quelques difficultés avec elle, qui ont été depuis dissipées. La presse en a rendu compte d’une manière inexacte, ou du moins incomplète. Il n’est pas aussi facile qu’on semble le croire de prendre du jour au lendemain des mesures efficaces contre la contrebande de guerre. La Hollande les a prises pourtant ; elle y a mis la sévérité nécessaire et le but a été atteint autant qu’il peut l’être. Nous nous sommes d’ailleurs entendus avec elle pour cela. La Hollande, quoi qu’on en ait dit quelquefois, pratique loyalement les devoirs de la neutralité et peut-être y a-t-elle plus de mérites que d’autres dans la situation géographique où elle se trouve.. Nous n’en demandons pas davantage aux pays neutres pour que l’Allemagne trouve, dans un temps prochain, de grands embarras à se ravitailler. Sur ce point, comme sur tant d’autres, la prolongation de la guerre lui est beaucoup plus défavorable qu’à nous.


C’est la conclusion à laquelle nous revenons toujours, parce que tout nous y ramène : la patience doit être notre arme principale. Il est bon de le rappeler au moment où les Chambres se réunissent. Elles ne sont pas naturellement patientes, mais le pays non plus ne l’était pas et il l’est devenu. Nous ne demandons aux Chambres, à cet égard comme à tous les autres, que d’être la vraie représentation du pays, d’oublier ce qui nous divise, de se tenir à ce qui nous unit. Elles l’ont fait jusqu’ici : pourquoi ne continueraient-elles pas ? On a exprimé à cet égard des soupçons qui les ont assez naturellement irritées ; mais des défenseurs ardens se sont portés garans pour elles : nous souhaitons vivement qu’elles justifient leur confiance et nous ne demandons qu’à la partager,


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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