Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1843

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Chronique no 270
14 juillet 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1843.


Nous entrons dans la saison morte pour la politique. On dirait, à l’apathie qu’on rencontre partout, sur toutes choses, que les esprits n’ont plus de sève, qu’ils se dépouillent et laissent tomber leurs idées comme les feuilles tombent en automne. La presse elle-même n’a plus ni fécondité ni énergie : en publiant tous les jours le même nombre de lignes, elle ne croit plus remplir une grande et noble mission ; elle paie une dette ; elle ne veut que s’acquitter envers ses abonnés.

Il y a là quelque chose de plus que ce besoin de repos qu’on éprouve chaque année à la fin de la session législative. Il y a pour tout le monde du malaise et un peu de dégoût : nul n’est content de soi ni des autres. La session n’aura été fructueuse et satisfaisante pour personne. Nul ne s’en trouve plus fort qu’il n’était ; nul n’en emporte de vives espérances et une vue nette de son avenir.

L’opposition ne peut certes pas se féliciter de ses efforts. Les conservateurs ont repoussé à peu près toutes ses tentatives. Les vieilles questions qu’elle a essayé de rajeunir n’ont trouvé de sympathie ni dans la chambre ni dans le pays. En les proposant à une assemblée nouvellement élue, l’opposition espérait peut-être des adhésions nombreuses parmi les nouveaux députés. Peut-être a-t-elle cru qu’il fallait mettre promptement à l’épreuve les esprits incertains et gagner de vitesse le parti conservateur. Le succès n’a point justifié cette politique. Ces questions étaient de vieilles questions, des questions épuisées pour tout le monde, et les nouveaux députés, la plupart du moins, étaient bien décidés à ne pas épouser des querelles qui sont désormais sans intérêt pour le pays. À tort ou à raison, le public ne veut plus entendre parler de réformes et d’innovations dans notre organisation politique. Il se dit que toute machine dont les rouages seraient, sous prétexte de perfectionnement incessamment dérangés, ne fonctionnerait guère et ne donnerait pas de résultats. En s’obstinant dans ces questions inopportunes, l’opposition se séparerait de plus en plus du pays, qui veut aujourd’hui une politique active, vouée aux affaires et au développement des forces nationales.

Les conservateurs, aidés par les fausses manœuvres de l’opposition, ont promptement rallié un nombre considérable de députés et assuré la prépondérance de leur parti dans la chambre. Il n’y a pas d’illusion possible : la majorité est aux conservateurs. Cette majorité est d’autant plus solide et certaine qu’elle n’est pas l’œuvre du ministère ; elle s’est, pour ainsi dire, faite d’elle-même. Elle a accepté le ministère que la couronne lui présentait, mais elle ne vient pas de lui ; elle ne se dissoudrait point, si le ministère se retirait. Tout ministère intelligent, capable, la retrouverait, à la seule condition d’être un ministère franchement conservateur.

Mais cette indépendance de la majorité vis-à-vis du cabinet, heureuse à certains égards, n’a pas été sans inconvéniens pour le pouvoir. La majorité a manqué souvent de discipline et de conduite. Ferme, compacte, docile dans les questions de gouvernement, dans les questions qui touchaient aux intérêts les plus chers aux conservateurs, elle a été plus d’une fois volontaire, incertaine dans les questions d’affaires. Elle paraissait alors vouloir s’emparer de l’administration du pays ; on aurait dit que les ministres n’étaient à ses yeux que les premiers commis de ses commissions ; elle a porté la main aux choses de détail les plus minutieuses et les moins dignes de fixer l’attention d’une législature. Ce fait est grave. Il donnerait, s’il se renouvelait, des habitudes qui ne seraient guère compatibles avec les principes de notre système administratif. Les affaires publiques s’en ressentiraient, car cette intervention, au lieu d’être une force, ne serait qu’une entrave. Après tout, cependant, il ne faudrait pas trop s’alarmer de ces faits. La chambre a été loin d’apporter aux questions d’affaires cette attention soutenue, cet esprit de suite, cette action persévérante, qui peuvent faire craindre un empiètement d’un pouvoir sur l’autre, un trouble dans la distribution des pouvoirs politiques. Ses excursions dans le domaine de l’administration n’étaient pas l’effet d’un système, l’application d’un principe ; elles n’étaient que des actes d’indépendance.

La chambre n’avait pas la prétention de gouverner ; elle voulait seulement faire sentir que nul ne la gouvernait. Elle a peu fait, mais elle a trop souvent empêché de faire. La session aura été fort longue, mais à peu près stérile. Les députés se retirent avec le sentiment de n’avoir pas suffisamment mis à profit le temps qu’ils ont consacré à la chose publique. Le pays doit remercier la chambre de l’attitude politique qu’elle a prise, mais il en attendait davantage pour l’expédition des affaires.

Le ministère, à son tour, n’est sans doute pas très content de lui-même et de la situation que la session lui a faite. Il a eu des succès, et rien ne paraît menacer son existence. Il n’est pas moins certain qu’après tout la seconde partie de la session l’a plutôt affaibli que fortifié. Il a été évident que les chambres ne comptaient pas assez avec lui. Il n’avait pas la direction et le gouvernement de la majorité : au lieu d’exercer cette initiative d’en haut qui appartient à un gouvernement fort et résolu, il s’est trop appliqué à suivre les volontés de ses amis, à s’en faire l’instrument. Cette attitude lui a donné dans l’opinion une place moins élevée que celle à laquelle il pouvait aspirer. Tranchons le mot : il a eu peur de la majorité, et il a eu tort d’en avoir peur, car la majorité, à son début dans la carrière législative, a bien montré qu’elle croyait difficilement pouvoir se passer de lui. La chambre aurait eu quelques momens d’humeur, comme le parlement anglais en a éprouvé à l’égard de sir Robert Peel ; mais en définitive elle lui aurait su gré d’une direction plus ferme et d’une session mieux remplie et plus utile au pays. Tout le monde y aurait gagné. La chambre et le ministère se seraient séparés en meilleurs termes et sans récriminations réciproques. Ces remarques ne sont peut-être pas inutiles à la veille d’une modification du cabinet. Il paraît certain que le ministère de la marine doit désormais être regardé comme vacant. La santé de M. l’amiral Roussin lui commande, dit-on, le repos le plus absolu de corps et d’esprit. Si le ministère s’adjoint, pour un département aussi important que celui de la marine et des colonies, un homme qui vienne confirmer, pour ainsi dire, le cabinet dans ses habitudes d’hésitation, de timidité, de résignation, il s’exposera, pour la session prochaine, au danger que doivent le plus redouter des hommes considérables et qui se respectent : au danger de tomber, non par la politique, mais par les affaires.

La crise qui agite l’Espagne n’aura pas, ce nous semble, une prompte issue. À la vérité, l’insurrection s’est de plus en plus étendue ; les esparteristes n’occupent plus que la capitale et un petit nombre de villes ; les insurgés s’organisent et préparent des coups décisifs. Toujours est-il que les corps d’armée que commandent Espartero, Van-Halen, Seoane et Zurbano, ne sont pas dissous, que le régent dispose toujours de forces redoutables, surtout en artillerie et en cavalerie, et qu’il est toujours maître de Madrid et gardien de la reine. L’issue de la lutte est donc incertaine ; cette longue incertitude s’explique par la constitution sociale de l’Espagne. On ne peut pas nier que le mouvement contraire à Espartero ne soit assez général ; il s’est propagé de Barcelone jusqu’à Séville et à Badajoz ; il a passé l’Èbre et envahi les provinces basques. Cependant le mouvement n’est pas national dans le sens strict du mot ; ainsi que tout ce qui se fait en Espagne, c’est là un fait essentiellement municipal. À la vérité, la plupart des villes suivent l’impulsion, adhèrent au pronunciamento ; mais il y a toujours quelque chose de local, de décousu dans un fait espagnol, quelque général qu’il soit. Dans un pays unitaire, un mouvement de la sorte aurait été du premier coup irrésistible ; il aurait éclaté à Madrid, ou bien les insurgés se seraient tous, par une pensée première et commune, jetés comme un torrent sur Madrid, pour y occuper le siége du gouvernement et y proclamer, par l’organe des cortès, la déchéance d’Espartero. Rien de semblable jusqu’ici en Espagne. Madrid ne signifie rien pour les Espagnols ; il fera son pronunciamento, si bon lui semble ; on se passera de lui, s’il persévère dans sa fidélité à Espartero. Un Espagnol conçoit parfaitement que toute l’Espagne soit gouvernée par des juntes locales, tandis que le régent occuperait encore pendant deux mois, six mois, un an, deux ans, la capitale et la banlieue.

Il est vrai que les nouvelles les plus récentes annoncent la marche sur Madrid de divers corps d’insurgés. Si cette nouvelle se confirme, il se pourrait qu’une lutte sanglante éclatât aux portes, au sein même de la capitale. Le régent peut-il assumer la responsabilité d’un fait de cette nature ?

Sans vouloir pénétrer dans les mystères de l’avenir, on ne peut pas ne pas reconnaître que la position personnelle d’Espartero est sérieusement compromise, quelle que soit d’ailleurs l’issue de la lutte. Qu’a-t-il devant lui dans l’hypothèse la plus favorable ? Une régence de quelques mois et au bout des haines sans nombre, des haines implacables, espagnoles, et pas la moindre chance de pouvoir continuer à jouer un rôle quelconque dans son pays, et cela lors même qu’il parviendrait à dissiper l’insurrection sans effusion de sang, sans cruautés, sans tyrannie. Or, pour peu qu’on connaisse l’Espagne, on sait que cela est impossible. Ses ennemis ne se soumettront pas sans une lutte acharnée, et ses amis ne lui permettraient pas d’être clément et modéré, le voulût-il.

En attendant, la reine est toujours à Madrid, protégée, dit-on, par un régiment de ligne et des milices. Il est difficile de se persuader que les deux partis ne méditent pas de s’emparer de ce précieux dépôt pour s’en faire une force morale et peut-être un moyen de transaction. On disait aujourd’hui que les esparteristes de la capitale avaient imaginé un coup de main pour amener la reine au camp d’Espartero, mais que, ce projet ayant été déjoué, l’exécution en était désormais impossible. Peut-être n’était-ce là qu’un faux bruit, une de ces calomnies que les partis se jettent à la tête l’un de l’autre. Quoi qu’il en soit, il nous paraît évident que le premier devoir du régent dans ces difficiles conjonctures est de songer à la sûreté de la reine. Comment peut-il la laisser ainsi exposée aux coups de main des hommes les plus audacieux, les plus aventureux de l’un ou de l’autre parti, n’ayant pour toute garantie qu’un régiment et quelques miliciens ?

Le régent, dit-on, marche sur Ocana ; les uns pensent que ce mouvement a pour but de se rapprocher de la capitale ; les autres n’y voient qu’une tentative pour rejoindre Van-Halen dans l’Andalousie. Mais le régent voudra-t-il s’enfoncer ainsi dans l’Andalousie en laissant la reine à Madrid ? Et s’il marche sur Madrid, sera-ce seulement pour y livrer des combats qui pourraient jeter la capitale dans la plus violente anarchie ?

Il ne reste, ce nous semble, qu’une voie honorable ouverte au régent : c’est de rentrer effectivement à Madrid, mais pour rapporter, vu les circonstances, le décret de dissolution des cortès, pour convoquer sur-le-champ le parlement et lui déclarer que, plutôt que de le conserver au prix d’une guerre civile, il préfère déposer le pouvoir que la nation lui avait confié. À la tête d’une armée encore fidèle et dévouée, c’est là un rôle qui ne manque pas de grandeur, et les Espagnols ne sont pas insensibles à la grandeur et au courage.

Mais nous n’avons garde d’insister sur une pensée qui paraîtra sans doute fort romanesque aux ambitieux de bas étage, si nombreux de nos jours. Ce qui méritera peut-être davantage leur attention, c’est la situation des colonies espagnoles. Là commandent, avec un pouvoir qu’on peut dire absolu, les hommes les plus dévoués au régent, les ayacuchos les plus ardens et les plus résolus. Que feront-ils en recevant les nouvelles d’Espagne ? Il vaut la peine d’y regarder.

Le gouvernement anglais temporise encore à l’égard de l’Irlande. La question s’agite au sein du parlement, mais sans incident remarquable. On peut cependant citer le discours de sir J. Graham comme un fait qui n’est guère propre à calmer les esprits, et qui pourrait faire supposer de la part du gouvernement anglais des intentions très sévères et des projets violens à l’endroit de l’Irlande. Nous avons cependant peine à croire qu’on songe sérieusement à se jeter dans cette voie. Elle n’est plus de notre temps ni de nos mœurs. À peine serait-elle concevable si les Irlandais n’avaient absolument aucune réclamation fondée à proposer, aucune demande légitime à faire valoir. En est-il ainsi ? À part quelques fanatiques, il n’y a pas d’homme consciencieux qui puisse répondre affirmativement. L’Irlande est un malade qu’il faut ménager, traiter avec douceur, guérir peu à peu ; l’Angleterre ne doit pas oublier que les maux de l’Irlande sont en partie son œuvre.

Un duel entre des personnes connues et qui a eu de funestes résultats a vivement préoccupé les esprits en Angleterre. Les hommes pieux et les philantropes se sont émus. Un membre du parlement, M. Turner, a interpellé sir Robert Peel pour savoir si dans la prochaine session du parlement le gouvernement présenterait un bill pour prévenir le duel. La réponse du ministre a été marquée au coin de cette prudence éclairée qui le distingue. Le gouvernement de la reine, a-t-il dit, ne pouvait encore prendre aucun engagement au sujet d’une question si grave, si délicate, et qui mériterait d’être mûrement étudiée ; mais l’honorable membre n’est pas lié par les scrupules du gouvernement : la voie de l’initiative lui est ouverte, et le ministre l’engageait à s’en servir. Ainsi une motion sur le duel ne tardera probablement pas à être présentée au parlement. Nous en sommes bien aises. La discussion y pénétrera sans doute dans toutes les profondeurs de cette grande et belle question, et il en jaillira des lumières qui pourront être utiles pour d’autres législations. On a beaucoup dit qu’une bonne loi spéciale sur le duel était chose impossible. C’est là, ce nous semble, une erreur. Parce qu’il y a eu sur le duel plus d’une loi absurde, faut-il en conclure qu’il n’est pas donné aux hommes de faire sur cette matière délicate une loi raisonnable ? Que veut-on en définitive ? Laisser tout duel impuni ? traiter tout duel comme un meurtre ou comme une tentative de meurtre ? Qui ne voit pas que ce sont là deux extrêmes, et deux extrêmes qui en réalité se confondent et n’en font qu’un ? C’est l’impunité du duel. On ne fera jamais accepter à un jury une doctrine qui revient à dire qu’un combat loyal, pour des motifs plus ou moins graves, est une tentative de meurtre. Le duel est un fait sui generis. Il peut être un délit ; il peut mériter une répression plus ou moins sévère, selon les circonstances et la position morale du délinquant. C’est au législateur de faire les distinctions nécessaires et de promulguer une loi qui fasse la part de toutes choses, et qui, par des sévérités excessives, ne laisse pas complètement impunis même les faits qui seraient dignes de répression.

Les affaires de Serbie semblent terminées. Ce que voulait la Russie, c’était l’annulation du choix fait sans son assentiment et une élection nouvelle faite sous ses auspices et avec son autorisation. L’Europe sanctionnera-t-elle long-temps par son silence les prétentions du cabinet russe ? Sera-t-il donc reconnu en Serbie et dans tout l’Orient que les décisions de la Porte ne signifient absolument rien, et que l’empereur de Russie n’a qu’à écrire une lettre pour que tous les firmans soient à l’instant même lacérés ? Veut-on persuader aux provinces du Danube que c’est vers la Russie qu’elles doivent désormais tourner leurs regards, que c’est son protectorat qu’il faut invoquer, que c’est à ses désirs qu’il faut se conformer, en attendant le jour où l’on devra, comme sujets, obéir à ses ordres ? C’est ainsi qu’on laisse s’achever peu à peu la ruine de la Porte, comme s’il fallait renoncer à tout espoir de la sauver.

La lutte entre Buenos-Ayres et Montevideo devient de plus en plus acharnée. L’armée de Rosas serre de très près la ville de Montevideo ; peut-être en est-elle maîtresse à cette heure, et Dieu sait quelles horreurs peuvent, dans ces climats, se permettre les vainqueurs. On dit qu’un grand nombre de Français établis à Montevideo, au lieu de rester spectateurs d’une lutte qui ne les concerne pas, ont épousé la cause des unitaires, et qu’ils se sont enrôlés sous la bannière de Paz, malgré les représentations de notre consul. Si le fait est vrai, il est on ne peut pas plus déplorable ; il nuit à l’influence et paralyse l’intervention protectrice des représentans de la France. De simples particuliers n’ont pas le droit de jeter ainsi leur pays dans de graves difficultés diplomatiques, et de lui préparer des embarras pour satisfaire leurs fantaisies et leurs passions politiques. Tant qu’on conserve la qualité de Français, on ne doit pas s’immiscer dans des querelles étrangères à la France. Ce n’est qu’en respectant les principes d’une neutralité que rien ne doit altérer, et en se conformant aux instructions des représentans de son pays, qu’on a droit à leur protection. Nos agens sont chargés de protéger les intérêts français et non les caprices et les témérités du premier venu. Ces faits sont d’autant plus coupables, qu’ils peuvent devenir le prétexte des calomnies que l’étranger se plaît si souvent à répandre contre la France et son gouvernement. C’est ainsi que cette espèce de club ou de comité de salut public, comme on voudra l’appeler, qui vient de se former à Madrid, et qui est composé, dit-on, de la députation provinciale, de la municipalité et des chefs esparteristes de la garde nationale, a publié et distribué un manifeste qui contient contre la France et le gouvernement français les imputations les plus fausses. Certes, nul n’a plus respecté que notre gouvernement l’indépendance et la dignité de l’Espagne ; les actes et les paroles du gouvernement à ce sujet sont également irréprochables. Et il est plus que surprenant que des hommes d’Espartero, qu’un parti qui n’est connu que par sa déférence pour l’étranger, ose accuser la France d’influence illégitime et d’intrigues ; ces sottes diatribes ne méritent pas l’honneur d’une réfutation. Nous voulons bien qu’il y ait encore des Pyrénées, et en vérité il serait difficile de dire, l’histoire à la main, de quel avantage ont jamais été, pour la France, le voisinage et l’amitié politique de l’Espagne ; mais de notre respect pour l’indépendance de l’Espagne le parti d’Espartero aurait tort de conclure que la France devrait supporter l’établissement au-delà des Pyrénées d’un système avoué et permanent d’hostilités contre elle. Le premier besoin d’une nation, c’est de se protéger elle-même et de se défendre. Que le gouvernement espagnol n’ait pour nous ni amitié ni sympathie, soit : c’est son droit ; mais si de la froideur et de l’indifférence il passait à des vues hostiles et à des pensées nuisibles à son voisin, commencerait alors le droit de la France.


— Il y a vingt ans déjà que le gouvernement prussien et l’Académie de Berlin poursuivent, avec persévérance, l’exécution d’un recueil général des inscriptions grecques. Ce concours prêté aux lettres par la politique, ce vaste et curieux monument élevé, sous les auspices de l’administration, à l’archéologie et à la science historique, étaient faits pour éveiller ailleurs de nobles jalousies, pour piquer d’honneur l’érudition française. M. le ministre de l’instruction publique, mu par une pensée à la fois scientifique et nationale, a conçu l’idée d’une collection plus utile encore et bien autrement vaste. Il ne s’agit de rien moins que d’un ample et complet répertoire des inscriptions latines où viendront, dans un ordre meilleur, se fondre tous les recueils antérieurs, toutes les publications partielles, tous les documens dispersés, sans compter les résultats des investigations nouvelles et les innombrables textes épigraphiques que nos conquêtes d’Alger apportent chaque jour à la science. Un pareil monument, on le conçoit, ne peut être exécuté qu’avec le concours, et, si l’on peut dire, avec la collaboration de tout le monde ; heureusement l’appel fait par M. Villemain ne peut manquer d’être entendu dans tout le territoire de l’ancienne société romaine. L’exécution d’une semblable tâche revenait de droit à la France : la France est restée romaine plus qu’aucune autre nation, et c’est elle aussi qui a donné la première à l’Europe l’exemple de ces grandes entreprises d’érudition, qui, quoi qu’on en dise, n’ont été dépassées nulle part. En confiant à des hommes aussi entendus en ces matières que le sont MM. Leclerc, Letronne et Patin, les soins et la surveillance d’une collection que l’état seul pouvait entreprendre, le ministre de l’instruction publique a donné à son projet des garanties d’exécution sérieuse. C’est là un acte fait pour attirer à l’administration de M. Villemain les sympathies du monde savant.


— La littérature contemporaine a quelque peu abusé de la Bretagne, et nous avons eu tour à tour des contes, des poésies, des drames armoricains, toute une série de livres ennuyeux et prétentieux, où je ne sais quel faux air de couleur locale tenait trop souvent lieu de pensée, de plan et de style. La manie dure encore, et chaque jour cette pauvre contrée défraie, bien malgré elle, les inspirations des peintres qui la dépoétisent. Ce n’est pas toutefois la faute de la Bretagne, qui restera, malgré tout, pour l’observateur, une des plus curieuses et des plus originales provinces de la France. Entre les peintures plus fidèles et vraiment frappantes de cette civilisation à part, tout le monde a depuis long-temps distingué les Derniers Bretons[1] de M. Émile Souvestre. Ce livre, dont les meilleures parties ont été insérées autrefois dans la Revue et ne sont pas oubliées de nos lecteurs, reparaît aujourd’hui avec des additions curieuses sur une poésie populaire trop peu étudiée et sur des mœurs si inconnues, quoique si souvent décrites. M. Émile Souvestre a beaucoup corrigé et corrigé avec bonheur : ce zèle, trop rare et appliqué ici à une œuvre vraiment littéraire, mérite d’être noté et ne peut qu’ajouter au légitime succès d’un livre déjà accueilli avec faveur.


— On sait qu’il paraît à Naples, depuis long-temps déjà, un recueil qui a pour titre : le Progrès des Sciences, des Lettres et des Arts, et dont la publication atteste chez les Napolitains un goût prononcé pour les études sérieuses. Les plus hautes questions d’économie politique, de législation, de philosophie, d’histoire, y sont traitées avec soin et quelquefois avec bonheur. Un ancien officier, M. Luigi Blanch, est un des premiers collaborateurs de ce recueil, et y publie principalement de nombreux articles sur une matière toute spéciale, l’histoire de la science militaire. Tous les journaux militaires de l’Europe ont rendu compte avec éloge, il y a quelques années, d’un volume publié par M. Luigi Blanch sur ce sujet, et qui n’était autre chose que la réunion d’une série d’articles extraits du Progrès. La seconde édition de ce volume vient de paraître à Naples. La pensée première de cet ouvrage est parfaitement exprimée par ces mots de M. Cousin dans une de ses éloquentes leçons de 1828 : « Donnez-moi l’état militaire d’un peuple, sa manière de faire la guerre, et je me charge de retrouver tous les autres élémens de son histoire. Vous avez tous lu Thucydide : voyez la manière de combattre des Athéniens et des Lacédémoniens ; Athènes et Sparte sont là tout entières. » Partant de ce principe, l’écrivain napolitain s’attache à raconter les différentes variations de l’art de la guerre, depuis les anciens jusqu’à nos jours, en les rattachant aux changemens opérés dans l’état social des peuples et dans l’ensemble des connaissances de l’esprit humain. C’est la philosophie de l’histoire appliquée à l’histoire de la guerre. La philosophie de l’histoire est à Naples chez elle. C’est là qu’elle est née, dans les méditations solitaires de Vico, cet esprit si bizarre et si inventif. M. Blanch est un disciple de Vico, et des plus éclairés. Comme l’illustre auteur de la Science nouvelle, il aime à dégager les lois générales de l’enchaînement des faits particuliers. Il examine successivement la tactique de tous les célèbres capitaines, tant anciens que modernes, et il montre que les principes de ces grands stratégistes leur ont toujours été donnés par l’état de société du temps où ils vivaient. Son livre est divisé en neuf chapitres ou discours ; l’un traite de la guerre dans l’antiquité, l’autre de la guerre au moyen-âge, celui-ci de Gustave-Adolphe, celui-là de Frédéric II, cet autre enfin de la guerre sous la révolution française et de Napoléon, et chacun de ces chapitres peut être lu avec fruit, non seulement par le tacticien, mais par le philosophe, l’historien, le législateur, par tous ceux enfin qui veulent se rendre compte des règles qui président au développement de l’activité humaine et qui se reproduisent invariablement dans tous les ordres de faits.


— Sous le titre de Notice sur les Collections musicales de la bibliothèque de Cambrai et des villes du département du Nord[2], il a paru un ouvrage plein de consciencieuses recherches sur l’histoire de la musique au XVe et au XVIe siècles. Versé à la fois dans la pratique et dans la théorie de cet art, l’auteur, M. Edmond de Coussemaker, avait plus d’une difficulté à vaincre pour mener à bien la tâche qu’il s’était assignée. Rien de plus rare que les ouvrages des compositeurs de cette époque, ouvrages écrits en général pour l’église, n’ayant reçu qu’une publicité orale, et dont les manuscrits, enfouis dans les maîtrises des vieilles cathédrales, des bibliothèques d’abbayes, ont été, pour la plupart, détruits lors de notre première révolution. Quelques-unes de ces compositions ont été gravées, il est vrai, à partir du commencement du XVIe siècle ; mais en général on n’en rencontre çà et là que des débris. C’est dans la belle bibliothèque de Cambrai que M. de Coussemaker a principalement puisé les matériaux composant l’ouvrage qu’il vient de publier. Ces matériaux, moins nombreux que bien choisis, se divisent en imprimés et en manuscrits. Les documens manuscrits sont d’autant plus précieux, que presque tous contiennent des compositions inédites de musiciens inconnus jusqu’à nos jours, et appartenant à la fin du XVe siècle. L’auteur fait de ces compositions une analyse très exacte, en l’enrichissant de détails biographiques sur des compositeurs dont les noms nous sont révélés pour la première fois, tels que Cabilliau, Pierre des Cornets, Ducrocq. Afin de donner une idée de leur talent, M. de Coussemaker a placé à la fin du volume plusieurs petites pièces religieuses et profanes qui ne laissent pas de doute, pour l’époque où elles ont été écrites, sur le perfectionnement des formes matérielles et artificielles de l’harmonie, sur une nouvelle direction de la musique d’église, et sur la naissance du drame musical. Certes cette époque est bien digne d’attention, car elle fut l’aurore d’une révolution immense dans l’art de composer la musique d’église, révolution complétée par le divin Palestrina.

L’ouvrage de M. de Coussemaker n’est pas seulement recommandable aux yeux de ceux qui s’occupent de la science musicale et de son histoire ; il renferme une foule de particularités intéressantes pour les gens du monde. Ainsi, parmi les directeurs du pupitre de la cathédrale de Cambrai, l’auteur cite Laurent Devos, frère du fameux peintre, né à Anvers en 1533, et reproduit sur les derniers momens de ce digne et infortuné maître de chapelle un passage inédit du chroniqueur Jean Doudelet, aussi curieux que touchant. Devos devait sa place à l’archevêque de Berlaymont, qui l’honorait de son amitié, et auquel il avait voué la plus tendre reconnaissance. Le baron d’Inchy, gouverneur de Cambrai, ayant usurpé par des moyens odieux le pouvoir de ce prélat, qu’il chassa de la ville, et traité les bourgeois de la manière la plus tyrannique, Devos composa un motet à grands chœurs tiré de différens psaumes, et peignant les malheurs et les troubles de la cité cambraisienne. Il eut le courage de faire exécuter ce morceau après les vêpres, un jour de fête solennelle, en présence du gouverneur, qui ordonna qu’on le saisît aussitôt et qu’on le conduisît en prison. « Finalement, dit le chroniqueur, maître Laurent Devos fut pendu et étranglé sur le marché dudit Cambrai, comme autre séculier, n’ayant nul égard à son état de prêtrise, et cependant qu’il faisait ses préparations à la mort et qu’il parlait au peuple, remontrant que c’était à tort que l’on le faisait mourir, plusieurs tambours sonnaient autour de lui, afin qu’il ne fût ouï du peuple faisant ses justifications. Ses enfans de chœur y étaient présens, faisant de grands regrets sur la mort de leur maître et lui donnant l’adieu. Ainsi finit ses jours ce bon maître de chant. »

Après avoir analysé toutes les richesses que contient le dépôt de Cambrai, M. de Coussemaker s’occupe des ouvrages appartenant aux bibliothèques de Dunkerque, Lille, Douai et Valenciennes. Il prouve par des documens authentiques que, dès 1575, la musique religieuse était cultivée, dans cette dernière ville, avec solennité. Enfin, il termine sa notice en citant le texte de vingt-six chansons des XIIIe et XIVe siècles. Les quatre premières ont été mises en musique à trois parties par Adam de La Hale, surnommé le bossu d’Arras, auteur du Jeu de Robin et Marion, espèce d’intermède dramatique annonçant déjà la naissance de l’opéra-comique. Ces chansons ont toute la naïveté de l’époque, et ne manquent ni de grace ni d’harmonie. L’ouvrage de M. de Coussemaker, qui n’a été tiré qu’à cent dix exemplaires, forme un beau volume orné de planches de musique et d’un dessin colorié, aussi curieux qu’original, qui sert de frontispice au manuscrit 124 de la bibliothèque de Cambrai.


  1. Édition compacte en un vol. in-18, chez Coquebert, rue Jacob.
  2. Un vol. in-8o, chez Techener, place du Louvre.