Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1877

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Chronique n° 1086
14 juillet 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1877.

La crise singulière, malheureusement fort dangereuse, qui a éclaté il y a deux mois et qui doit se dénouer dans les élections prochaines, n’est point sans doute arrivée à la période la plus aiguë. L’heure où le scrutin s’ouvrira dans la France entière n’est même pas encore fixée. Déjà cependant on peut bien dire que la lutte est engagée de toutes parts et sous toutes les formes.

L’acte du 16 mai a été le brusque et retentissant préliminaire, les hostilités ont été officiellement déclarées par le décret de dissolution de la chambre, la guerre ne s’interrompra plus maintenant jusqu’au jour où le pays, invoqué comme arbitre, aura prononcé souverainement sur un des plus graves conflits de notre histoire parlementaire. Pour tout le monde, pour le gouvernement comme pour les partis, c’est désormais la grande et unique question. Le ministère, cela va sans dire, n’en est point à se préparer au combat ; il n’a pas d’autre préoccupation depuis sa naissance. Chacun de ses actes a une signification électorale, et M. le président de la république lui-même, en passant l’autre jour en revue au bois de Boulogne les troupes stationnées à Paris, a jugé nécessaire d’entretenir l’armée de sa politique. Le ministre de l’intérieur, M. de Fourtou, a fait sa circulaire d’apparat et probablement ses circulaires confidentielles ; il a donné ses instructions de guerre, et M. le ministre des travaux publics, lui aussi, a découvert dans l’arsenal de l’empire un vieux décret de 1852 attribuant au gouvernement le droit de réclamer la révocation des agens des chemins de fer qui seraient tentés d’être les complices des propagandes hostiles. Quant aux préfets et aux sous-préfets, à peine débarqués ils sont déjà en campagne ; ils passent la revue des colporteurs, ils interdisent la vente des journaux ou ils ferment les cercles. De toute façon, le ministère est visiblement décidé à tout épuiser, même à faire refleurir la candidature officielle. L’ancienne majorité parlementaire, devenue opposition, ne reste point évidemment inactive de son côté ; elle multiplie ses propagandes, elle forme des comités de jurisconsultes pour diriger la résistance légale à l’arbitraire des préfets, elle s’efforce de déjouer les tentatives d’intimidation et de maintenir son armée. L’ancienne majorité parlementaire a un plan de campagne tout simple : elle propose sans distinction d’aucune sorte la réélection des 363 députés qui ont voté l’ordre du jour contre le ministère du 17 mai. En un mot, sur tous les points la bataille se dessine et se prépare, les troupes se forment, toutes les armes vont sortir du fourreau, sans parler des invectives, des violences accusatrices et des menaces qui sont le prélude bruyant et confus du choc définitif. Il ne faut pas s’y tromper, c’est une lutte bien autrement grave que celle du 20 février 1876, parce que cette fois elle remet tout en question, parce qu’elle rallume les animosités implacables et les ambitions impatientes des partis autour d’une fragile stabilité péniblement conquise, parce que le gouvernement lui-même s’est engagé presqu’au hasard dans une redoutable partie dont il n’est plus maître, ignorant complètement ce qui peut sortir de sa défaite ou de sa victoire. Allons au fond des choses.

Toutes les situations, tous les régimes ont une politique qui découle naturellement des institutions, de l’état du pays, des nécessités ou des possibilités du moment. Ce qu’il y a d’étrange, et on pourrait presque dire de poignant dans cette situation créée le 16 mai, c’est qu’elle n’a pas et ne peut pas avoir une politique saisissable, c’est qu’avec des intentions que nous ne suspectons pas, pour des intérêts dignes d’être sauvegardés s’ils étaient réellement en péril, on s’est jeté tête baissée dans une aventure dont les suites échappent à toute direction comme à toute prévision. Assurément dans d’autres circonstances ou dans d’autres conditions ce qui se passe depuis deux mois n’aurait rien d’extraordinaire. Un conflit éclate entre les pouvoirs publics. Le gouvernement, armé d’un droit de dissolution qu’il ne peut exercer que d’accord avec le sénat, obtient l’assentiment qui lui est nécessaire, et il dissout la chambre des députés. Le conflit est porté devant le pays, qui seul, par son vote, peut trancher le différend. Jusque-là il n’y a rien que de simple, tout est régulier, il ne reste plus qu’à attendre le vote qui sera le dénoûment légal d’une crise momentanée. Oui, c’est assez simple, à la condition toutefois que la vérité reste dans la situation comme elle est dans les intentions, flous n’en doutons pas, à la condition que tout ne soit pas confondu, dénaturé, poussé à bout, et que dans une épreuve de ce genre il n’y ait que le jeu naturel et libre des institutions qui sont après tout la loi du pays. Qu’arrive-t-il au contraire lorsque du premier coup tout est obscurci et faussé, lorsqu’une crise née d’une impatience de pouvoir se déroule à travers les réticences et les perfides subterfuges des partis, lorsque le gouvernement lui-même a l’air d’être la représentation vivante de toutes les opinions qui méditent la ruine des institutions ? C’est fatalement l’équivoque en permanence. Le malheur de la politique du 16 mai est d’être le règne de l’équivoque, de laisser tout redouter ou tout espérer, et, sous prétexte de sauvegarder les intérêts conservateurs, d’avoir compromis peut-être ces intérêts avec l’autorité morale du gouvernement dans cette carrière d’agitation ouverte depuis deux mois à toutes les passions, aux compétitions les plus opposées. C’est là précisément ce qui fait que tous ces événemens récens, cette crise trop peu motivée, cette dissolution conquise sur les perplexités du sénat, ces élections préparées dans des termes mal définis, laissent partout une sorte de malaise et d’inquiétude. La confiance ne va qu’à ce qui est clair, elle ne va pas à l’équivoque. Si la confiance manque aujourd’hui, c’est qu’on ne voit pas où l’on va, c’est qu’on ne sait pas même au juste ce que poursuit le gouvernement, et peut-être quelques-uns des ministres sont-ils les premiers à sentir ce qu’il y a de redoutable dans une situation dont l’issue, quelle qu’elle soit, peut créer de nouveaux périls.

Il faut parler avec franchise. La faute du gouvernement n’est point d’avoir eu la pensée de fortifier des garanties conservatrices dont la France a certes toujours besoin ; elle n’eût même pas été, après une expérience plus complète et plus décisive toutefois, de faire appel à la raison du pays pour avoir une chambre plus modérée. La faute ou le malheur du gouvernement est d’avoir conduit toute cette affaire comme une sorte de coup d’état, de s’être lancé aventureusement, au risque de tout ébranler, et de se trouver aujourd’hui dans des conditions telles qu’il est perdu s’il échoue aux élections, et qu’il n’est pas beaucoup plus en sûreté s’il réussit avec les alliés qu’il a choisis ou qu’il a subis. Le gouvernement croit être conservateur ; il a même la prétention de résumer toute sa politique dans ce seul mot, par lequel il pense répondre à tout et tout pallier. Ce qu’il y a de certain, ce qui est précisément le grief de bien des esprits modérés contre lui, c’est qu’au lieu de servir avec prévoyance les intérêts conservateurs, il les a plutôt gravement exposés, il les a mis en péril depuis le premier jour, et par la manière dont il a ouvert cette crise, et par les procédés plus compromettans qu’efficaces auxquels il se sent obligé d’avoir recours, et par les connivences sur lesquelles il s’appuie, et par les confusions qu’il a créées.

Certes, s’il y avait une garantie conservatrice dans l’organisation constitutionnelle donnée à la France, c’était cette présidence inviolable, cette quasi-royauté qui a été créée en 1873, confirmée en 1875, et qui, d’un commun accord, est restée jusqu’ici en dehors, au-dessus des luttes de partis. M. le maréchal de Mac-Mahon était, comme tous les souverains constitutionnels, un chef d’état couvert par la responsabilité ministérielle. Quelle a été la conséquence de la politique du 16 mai ? Le résultat instantané et irrésistible de cette crise inattendue a été d’engager directement M. le président de la république dans les luttes de tous les jours, de réveiller le vieux fantôme du gouvernement personnel, et, pour la première fois, un pouvoir que personne ne contestait s’est trouvé mis en question. Il semblait lui-même laisser prévoir que l’échéance de 1880 pouvait être devancée, c’est-à-dire qu’une crise de gouvernement des plus graves pouvait éclater tout à coup, si sa volonté déclarée avec éclat ne trouvait pas satisfaction. On a beau s’en défendre, les actes ont leur logique. Le jour où M. le maréchal de Mac-Mahon s’est jeté si impétueusement dans la mêlée, il a pris son parti d’être discuté dans ses actions comme dans ses paroles, il s’est exposé à toutes les chances de la lutte qu’il engageait à découvert, et si, par la menace d’une retraite anticipée, il exerçait de l’influence sur les uns, il pouvait aussi être pris au mot par d’autres ; c’était une arme à deux tranchans.

Le gouvernement ne l’entendait pas ainsi sans doute, ou du moins lorsqu’il a vu ce qu’il y avait d’inconvéniens à laisser les esprits s’accoutumer à ces perspectives, il s’est ravisé. Il ne veut plus qu’on parle de la possibilité d’une abdication de M. le maréchal de Mac-Mahon. M. le président de la république lui-même, dans son dernier ordre du jour après la revue du bois de Boulogne, a pris soin de rappeler qu’il remplirait sa mission « jusqu’au bout. » — Jusqu’au bout, soit ; ceux qui ont l’habitude et qui aujourd’hui plus que jamais se font un devoir de respecter les lois, toutes les lois, ne peuvent se plaindre que la première de ces lois, la constitution, soit maintenue dans son intégrité. C’est entendu ; mais si ces questions délicates ont pu être agitées, qui a pris l’initiative ou qui a donné un prétexte ? Qui s’est plu à répéter que le pays aurait à choisir entre le maréchal et M. Gambetta ? Qui s’est servi du nom du chef de l’état, de l’éventualité d’une abdication pour assurer à la dissolution le vote d’un certain nombre de sénateurs très perplexes ? Aujourd’hui encore que fait-on ? Que se prépare-t-on à faire avec ces candidatures officielles mystérieusement élaborées par M. le ministre de l’intérieur ? C’est le nom du maréchal qu’on semble vouloir mettre en avant. Il y aura les candidats du maréchal, et comme dans notre bon pays de France la comédie se mêle à tout, on a émis l’idée que tous les prétendans à la députation devraient mettre leur signature, en guise d’adhésion, au bas du manifeste que publiera M. le président de la république ! Dans tous les cas ceux qui auront la recommandation officielle, — et il paraît qu’elle est très recherchée, même très disputée aujourd’hui, — ceux-là jouiront seuls du privilège d’invoquer le nom du duc de Magenta. Aux autres il sera probablement interdit de parler du chef de l’état, fût-ce pour témoigner de leur déférence ou pour décliner tout sentiment d’hostilité.

Tout ceci se discute sérieusement, couramment, et en vérité, on nous permettra de le dire, il est assez humiliant de songer que, dix ans après l’empire, des hommes qui ont eux-mêmes protesté plus d’une fois contre la candidature officielle se disposent à reprendre les pratiques de l’empire, — en les exagérant, en faisant mieux ! On ne voit pas que, si ce système de prépotence personnelle, d’intervention directe du chef de l’état, est tout ce qu’il y a de moins constitutionnel, de moins parlementaire, c’est en même temps aussi peu prévoyant, aussi peu conservateur que possible, car enfin, si les 363 de la chambre des députés étaient malgré tout réélus, si, sans être réélus jusqu’au dernier, ils revenaient en assez grand nombre pour rester une majorité, à quoi serait-on arrivée Qu’en serait-il ? Nous ne le recherchons pas. La situation serait probablement délicate, difficile entre M. le président de la république sortant de la lutte avec une autorité à demi ébranlée et une chambre élue en majorité comme une protestation populaire contre la dissolution. Plus l’effort du gouvernement pour conjurer un tel résultat aurait été violent, plus la défaite serait sensible et plus la tension entre les pouvoirs deviendrait périlleuse ; mais qui l’aurait voulu ? Qui aurait préparé cette épreuve, rouvert cette ère inévitable de nouveaux conflits ?

C’est là ce que nous appelons user sans prévoyance une force précieuse, jouer sans nécessité le crédit de M. le président de la république dans des mêlées de partis et compromettre par des abus crians l’influence légitime qu’aucun gouvernement sérieux ne peut abdiquer dans les élections. Il y a une autre institution qui n’est pas moins utile, qui n’est pas moins conservatrice que la présidence et qu’on a peut-être également exposée, c’est le sénat. Le sénat n’a pas été créé pour être une assemblée de combat. Son rôle n’est pas de soutenir des conflits, bien qu’il soit appelé quelquefois à résister. C’est un modérateur, et cette mission de modération, il la remplira avec d’autant plus d’efficacité qu’il restera dans une sphère plus calme, plus impartiale. Il a été, il est vrai, investi de ce droit nouveau et dangereux de concourir par un « avis conforme » à la dissolution de la chambre des députés, et lorsque récemment on lui a demandé cet avis, il ne l’a pas refusé. Au fond, malgré le chiffre relativement assez important de la majorité, le sénat semble avoir voté la dissolution sans enthousiasme. S’il eût été libre, s’il s’était trouvé en présence d’une situation intacte, peut-être aurait-il imité volontiers ces anciens magistrats espagnols qui, en recevant un ordre du roi, répondaient parfois avec un mélange de soumission et d’indépendance : « Reçu avec respect et non exécuté pour le service de votre majesté ! » C’était du moins la disposition intime d’un certain nombre de sénateurs qui ont grossi la majorité sans aucune espèce d’entraînement, qui même encore aujourd’hui ne sont nullement rassurés sur les conséquences de leur vote et qui en réalité n’ont accordé la dissolution que pour ne pas infliger un échec à M. le président de la république, pour ne point prendre l’initiative ou la responsabilité d’une crise d’un autre genre. Le sénat a cédé à cette pression de la force des choses sous laquelle il s’est trouvé placé, c’était tout ce qu’on lui demandait. On l’a engagé dans la politique du 16 mai, oui sans doute ; croit-on cependant avoir fortifié son autorité dans l’ordre de ses vraies fonctions parlementaires ? Quelle serait sa position, si la majorité de la chambre qu’il a aidé à dissoudre revenait triomphante, retrempée dans un nouveau scrutin ? La lutte et la confusion seraient partout. Le sénat resterait toujours sans doute une institution nécessaire ; il n’aurait pas moins essuyé un échec moral qui l’aurait affaibli. Le sénat et M. le président de la république seraient des vaincus. Pour avoir voulu forcer deux des ressorts principaux de l’organisation constitutionnelle, on aurait risqué de les faire éclater. Qu’est-ce donc que cette politique conservatrice qui compromet tout ce qu’elle touche, l’assemblée modératrice aussi bien que l’autorité du chef de l’état, qui ne se sert des forces les plus précieuses que pour les ruiner, et qui est réduite à se débattre dans une situation où le pays déconcerté fiait par ne plus savoir si le gouvernement est le gardien ou l’ennemi des institutions au nom desquelles il est censé exister ?

Le gouvernement veut rester dans la légalité, il le dit, nous le croyons sur parole. Il n’a aucun mauvais dessein contre les institutions, contre la république, bien qu’il ose à peine les appeler par leur nom ; il ne médite aucun coup d’état. Il ne combat que le radicalisme ; mais, si tout le monde ne le croit pas autant que nous voulons le croire, si l’équivoque est partout et ne fait que s’aggraver, c’est sa faute, il recueille ce qu’il a semé ! C’est la faute de ses actes, de son attitude générale, de ses interprétations’ arbitraires de ce qu’il appelle les intérêts conservateurs, de ses réticences obligées, de ses amis et partisans. C’est surtout la conséquence fatale de cette coalition prétendue conservatrice sur laquelle il s’appuie, qui est son unique moyen de vivre, et qui est en même temps sa faiblesse. Là est le nœud de la situation. Que les légitimistes, les bonapartistes, les cléricaux, les orléanistes, qui sont entrés dans l’alliance se brouillent un instant et se séparent, le ministère disparaît, il n’a plus ni raison d’être, ni appuis visibles, ni auxiliaires. Comment cependant faire vivre ensemble des partis si violemment, si profondément divisés par leurs souvenirs et par leurs espérances, par leurs traditions et par leurs opinions ? Il paraît que ce n’est pas facile. M. le présidant du conseil doit le savoir, il doit avoir besoin de toutes les ressources de sa diplomatie pour rajuster les fils de négociations embrouillées. M. le ministre de l’intérieur, qui a dans les mains la feuille des bénéfices électoraux, en sait aussi quelque chose.

Tant qu’il ne s’est agi que d’aller au combat contre ce qu’on appelait le radicalisme, contre le dernier ministère républicain, contre la chambre qu’on voulait dissoudre, tout a marché assez bien ; la coalition, victorieuse moins par elle-même que par l’intervention du chef de l’état, n’a pas eu l’occasion de se diviser. On a pu s’entendre encore dans la distribution des préfectures, des sous-préfectures, des justices de paix, bien que les prétentions contraires, les chocs d’influences aient commencé à se dessiner dans ce premier partage du butin. Aujourd’hui il s’agit d’une chose bien autrement grave, de la répartition des candidatures officielles que M. le ministre de l’intérieur est occupé à manipuler, et visiblement l’œuvre ne marche pas toute seule. Les récriminations éclatent, les notes amères sont échangées chaque jour entre les alliés. Bien entendu, ce ne sont point les scrupules constitutionnels qui sont une difficulté : là-dessus il y a une édifiante unanimité, il n’y a qu’une voix pour faire bon marché de la république constitutionnelle ou non constitutionnelle, conservatrice ou non conservatrice. Combien chacun des partis coalisés aura-t-il de candidatures, voilà la question ! Les légitimistes, toujours persuadés qu’ils sont prédestinés au salut de la France en 1880 ou avant, et que le 16 mai n’a été fait que pour faciliter la restauration de M. le comte de Chambord, les légitimistes trouvent que les bonapartistes sont de grands accapareurs avides et gênans, qu’ils veulent tout avoir ; ils portent aigrement et bruyamment la guerre dans le camp de l’empire. Les bonapartistes à leur tour rabrouent vertement les légitimistes, qu’ils renvoient à la sainte ampoule, en leur rappelant qu’ils sont profondément impopulaires, qu’ils n’ont aucune chance, qu’ils ne font que gâter les affaires du parti conservateur par leurs prétentions surannées. Au milieu de ces querelles intestines surviennent les orléanistes ralliés qui disent leur fait aux uns et aux autres, demandant la paix au moins jusqu’aux élections et se croyant assez habiles pour passer à travers les combattans. Il est vrai qu’ils sont parfois exposés à voir bonapartistes et légitimistes suspendre un moment leurs querelles pour se tourner contre l’orléanisme, accusé de faire son chemin à la sourdine. Le gouvernement ne dit mot encore, et il est probablement assez embarrassé, car dès qu’il aura fait la distribution de candidatures officielles, dès qu’il aura déclaré ses préférences, les mécontentemens sont inévitables. Légitimistes, cléricaux, bonapartistes, se tiendront infailliblement pour lésés ; on aura méconnu leurs titres, on n’aura pas assez fait pour eux, et, à entendre certaines menaces publiquement échangées, les scissions ne sont point impossibles. Si c’est ainsi avant la lutte, que serait-ce au lendemain d’une victoire ? Il n’y a en vérité qu’une défaite commune pour remettre d’accord ces étranges coalisés dont l’unique lien est la haine des institutions que chacun d’eux aspire à supprimer à son profit sous l’œil paternel et même sans la garantie du gouvernement.

Ce qu’il y a d’étrange et de comique ou de triste, si l’on veut, c’est la naïveté avec laquelle les légitimistes et la fraction de ceux qui s’appellent constitutionnels, après avoir concouru à tout ce qui s’est fait depuis deux mois, s’étonnent des résultats et se plaignent de leurs alliés du bonapartisme. Est-ce qu’ils se sont figuré que les bonapartistes, en multipliant les efforts pour déconsidérer la dernière chambre et la république, en se prêtant ardemment à la dissolution, travaillaient pour eux, pour la réalisation de leurs espérances, pour la monarchie traditionnelle ou constitutionnelle ? Les bonapartistes profitent de tout depuis quelques années pour reconquérir un ascendant perdu dans des désastres que la France doit à l’empire et que les habiles s’efforcent de rejeter sur d’autres. Ils ont profité une première fois du 24 mai 1873, ils viennent de profiter du 16 mai 1877, et ils comptent bien, eux aussi, aller jusqu’au bout. On leur livre la république, les institutions, ils ne sont occupés qu’à discréditer le régime légal sous lequel ils vivent, qu’on a la faiblesse de ne pas défendre contre eux. On parle d’union conservatrice, ils se présentent comme les grands restaurateurs de l’ordre, ils ont toutes les armes répressives de l’empire à offrir au ministère. On fait briller la dissolution de la chambre des députés, c’est leur affaire, ils ne demandent pas mieux que d’agiter, de montrer que la république est impossible. Ne voit-on pas que, dans la situation qui nous a été faite par une série de circonstances étranges et souvent par la connivence aveugle des gouvernemens, les bonapartistes, à demi relevés de leur déchéance de 1871, sont encore ceux qui ont le plus de chances de capter le suffrage universel ? Est-ce qu’on ne sait pas que l’empire, malgré les effroyables ruines dont il a légué l’héritage à la France, a trouvé le moyen d’avoir plus de nominations que les autres partis monarchistes dans les dernières élections ? Les bonapartistes sont après tout logiques dans leur âpreté ; ils savent ce qu’ils veulent, et ils ne craignent pas de se prêter à toutes les coalitions parce qu’ils se croient en mesure d’en recueillir le bénéfice. Les ingénus et les imprévoyans sont ceux qui, après avoir fait les affaires de l’empire, s’étonnent de ne pas rester les maîtres, d’avoir à compter avec les demeurans de 1852 et de 1870 ; ce sont ceux qui, au risque d’être des dupes, par une antipathie presque puérile pour le nom de république, préfèrent l’alliance césarienne à une alliance avec cette foule d’hommes modérés qui ne demanderaient pas mieux que de faire la république sensée, régulière, conservatrice. lis s’exposent à expier cruellement leur méprise et le plaisir passager qu’ils ont eu de contribuer à favoriser une politique dont il est douteux qu’ils recueillent quelque avantage pour leur propre cause. Que parmi les constitutionnels, ceux qui ont des illusions et l’héroïsme des oublis opportuns ou qui se croient assez habiles pour dominer les dangers qu’ils auront créés courent les chances de ces coalitions plus qu’imprévues, soit, ils le peuvent, ils ont probablement tout pesé ! Il restera certainement toujours des esprits libéraux, aussi libéraux que conservateurs, disposés à ne point s’engager en compagnie si mêlée dans une aventure qui, réussît-elle pour le moment, ne laisserait pas de rester périlleuse. Sans doute, entre des partis relevant des divers régimes qui ont gouverné la France il peut y avoir, à une heure donnée, un accord sur certains points d’ordre public, de sécurité sociale ; mais ici où est l’accord possible sur les conditions mêmes de cette sécurité et de cet ordre ? Les moyens familiers à l’empire, les coups d’état, les décrets dictatoriaux, les répressions arbitraires, les mesures d’autocratie, tout cela, les libéraux ne l’admettent pas évidemment. En ce moment même, les bonapartistes, après avoir aidé à la dissolution de la dernière chambre, ne parlent que de renvoyer la chambre nouvelle si elle ressemble à l’ancienne, et « ainsi jusqu’à la fini » On peut compter qu’avec eux la liberté des assemblées aurait bientôt disparu ; les constitutionnels ne font point apparemment aussi bon marché du régime parlementaire. Les libéraux peuvent accepter des lois sévères sur la presse, ils n’admettent pas le régime administratif de l’empire, et, à vrai dire, ils ont bien pu trouver étrange la faveur nouvelle que vient de retrouver le décret dictatorial de 1852. Tout est incompatibilité entre les deux partis. Fût-on d’accord pour considérer le radicalisme comme un danger, on ne s’entendrait pas pour le combattre ou le réprimer. Et voilà pourquoi cette coalition, sur laquelle s’appuie la politique du 16 mai, n’est qu’une combinaison qui ne peut être ni sincère ni efficace, une équivoque vainement déguisée sous le nom d’union conservatrice. Voilà pourquoi ce qu’il y a de mieux, de plus politique, c’est de s’en tenir à ce qu’on a, à la république, puisque la république existe, aux institutions qui peuvent lui assurer un caractère conservateur, au lieu d’aller plus loin dans une aventure qui remet tout en question sous prétexte de tout sauver, qui commence par une trêve menteuse entre des partis inconciliables, pour finir par un violent et inévitable déchirement, par une vraie guerre civile au camp des coalisés.

Cela dit, il faut évidemment garder quelque sang-froid en présence de cette lutte qui est déjà engagée, qui va devenir chaque jour plus vive, plus passionnée entre la majorité des 363 de l’ancienne chambre et la coalition qui, sous la bannière du gouvernement, va tenter de devenir la majorité dans la chambre nouvelle. Certes cette lutte semble bien tranchée, bien implacable, surtout décisive, et les partis eux-mêmes ne négligent rien pour émouvoir le pays, pour l’effrayer des conséquences du vote qu’il va émettre. — A entendre les coalisés du 16 mai, si les 363 reviennent, tout est perdu ; le radicalisme triomphe, et va commencer son œuvre de destruction. La France est menacée dans son repos, dans ses intérêts, dans son crédit extérieur. C’est, comme on le dit, la désorganisation sociale, religieuse, administrative, judiciaire, militaire ! A entendre les représentans de l’ancienne majorité des 363, si la coalition patronnée par le ministère l’emporte, c’est la réaction à outrance, le règne des influences cléricales, le gouvernement personnel, le despotisme administratif, la guerre ! Nous n’avons en définitive que le choix des fléaux dont on nous menace, qui vont se déchaîner sur nous, sortant du terrible scrutin comme de l’outre aux tempêtes. Nous ne contestons pas les dangers ou les difficultés qui peuvent naître d’une victoire trop complète de l’un ou de l’autre parti. Il est certain que dans les deux cas la situation serait critique. Heureusement entre les partis il y a le pays, ce bon pays laborieux, calme, sensé, qui est tout à son œuvre de chaque jour pendant qu’on s’agite à la surface, qui a vu passer ces derniers événemens, non avec indifférence, mais sans se laisser troubler, avec une certaine surprise inquiète et circonspecte, avec une émotion contenue, silencieuse. C’est de ce peuple paisible, laborieux que tout dépend, et, autant qu’on puisse saisir l’instinct profond qui anime la masse de la population française, il est évident que le pays, tel qu’il est aujourd’hui, n’entend se livrer à aucun parti extrême. Ce qu’il désire visiblement, ce qui est son intérêt aussi bien que son sentiment intime, c’est qu’on maintienne les institutions qui existent, qui, pratiquées avec loyauté, avec une prudente intelligence, peuvent le défendre de ces révolutions ou de ces réactions outrées dont on le menace. Que le ministère se hâte donc d’en finir avec la crise qu’il a ouverte ; qu’il se hâte de consulter ce pays sage et adonné au travail, qui pourra bien ne pas répondre par une sanction éclatante du 16 mai, mais qui certainement ne donnera pour mission à ceux qu’il va élire que de lui épargner des convulsions nouvelles. Au point où nous en sommes, serait-ce vraiment sensé de subtiliser avec des textes législatifs, de chercher à gagner du temps avec des distinctions dignes de Beaumarchais ? C’est là en effet ce qui se passe aujourd’hui. La constitution dit qu’en cas de dissolution les collèges électoraux doivent être convoqués dans un délai de trois mois. N’est-ce pas suffisamment clair ? Ne faut-il pas vraiment avoir la passion des subtilités pour chercher si la constitution a voulu dire que les élections auraient lieu dans les trois mois, ou que le décret de convocation seulement devait paraître dans ce délai, avec faculté de fixer un jour ultérieur pour les élections elles-mêmes ? tout cela, on en conviendra, est assez puéril, et si le résultat du scrutin devait tenir à ce grave débat, à quelques jours de plus ou de moins, il vaudrait autant charger le hasard de tirer les bulletins des urnes. Que les journaux discutent compendieusement tant qu’ils voudront en invoquant au besoin les textes, les autorités, c’est l’affaire des jurisconsultes, ce n’est pas l’affaire des vrais politiques. Le ministère, quant à lui, ne s’arrêtera pas, nous le supposons, à ces détails mesquins. S’il y a deux interprétations possibles, il choisira celle qui est le plus évidemment dans l’esprit de la constitution, et, s’il n’a pas la victoire dans les élections qui se préparent, il aura du moins le mérite de n’avoir pas paru ruser avec les obligations, d’avoir replacé sans de nouveaux retards la France dans une situation telle qu’elle puisse faire face régulièrement à tous les devoirs, à toutes les nécessités de sa situation intérieure aussi bien que de sa politique extérieure.

C’est surtout l’état de l’Europe qui, doit déterminer le gouvernement à hâter les élections. A un moment comme celui-ci, la direction de notre politique extérieure a plus que jamais besoin de l’appui de tous les pouvoirs. Ce n’est point que les affaires de l’Europe se soient aggravées depuis quelques jours ; la diplomatie de toutes les puissances n’a pour le moment d’autre préoccupation sérieuse que cette guerre d’Orient qui se poursuit avec des chances diverses. Évidemment la Russie n’est pas complètement heureuse sur tous les points où elle est engagée. Il devient très clair qu’en Asie ses généraux n’ont pas réussi pour avoir trop étendu leurs opérations ; ils ont même éprouvé des échecs, et le résultat désormais avéré est l’abandon du siège de Kars par les troupes du tsar. C’est une campagne à reprendre. Dans la vallée du Danube, les Russes ont eu plus de succès ; ils ont franchi complètement le fleuve, ils se sont établis fortement sur la rive droite, et ils ont commencé à s’étendre dans la Bulgarie, dont ils ont enlevé l’ancienne capitale, Tirnova ; mais jusqu’ici il n’y a rien de décisif, il n’y a que les difficultés qui se révèlent chaque jour, et qui ralentissent nécessairement les opérations. L’armée ottomane semble devoir attendre les Russes dans le quadrilatère et dans les défilés des Balkans. C’est là que la question pourra se décider ou entrer dans une phase nouvelle. Jusque-là l’Europe attend, les yeux fixés sur le Danube, sur ces contrées de l’Orient, où la diplomatie trouvera sûrement des occasions nouvelles de déployer une utile influence.


CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.
Histoire générale du Languedoc, par dom Cl. Devic et dom J. Vaissate, nouvelle édition. Toulouse, Privat.


Les honorables érudits qui ont entrepris de nous donner une édition nouvelle de l’Histoire générale du Languedoc des bénédictins dom Devic et dom Vaissete poursuivent sans fléchir leur longue et laborieuse entreprise. Par l’abondance des documens et des pièces justificatives, surtout par l’étendue et la nouveauté des annotations où tous les résultats acquis de l’érudition et de la critique historique depuis les bons religieux ont été condensés, c’est mieux qu’une édition nouvelle qui est offerte au public, c’est en quelque sorte une seconde histoire du Languedoc qui s’ajoute à la première non-seulement pour en rectifier les erreurs, mais pour en combler les lacunes et pour en compléter la trame générale. On ne saurait donner trop d’éloges à cette partie de l’œuvre où les nouveaux éditeurs, avec une abnégation véritable, ont consenti à déposer les trésors du savoir le plus sérieux au bas de pages où leurs confrères en érudition seront trop souvent seuls à aller les chercher. Quelques-unes de ces notes, et très particulièrement celles de M. Edward Barry, professeur à la Faculté des lettres de Toulouse, sur l’époque gallo-romaine et les révolutions insensibles du paganisme pendant les siècles de l’empire, et celles de M. Edouard Dulaurier, membre de l’Institut, sur les dates et la succession des premières prédications chrétiennes dans le midi de la France, sont de vrais chefs-d’œuvre qui valent des chapitres d’histoire et pourraient se présenter à ce titre devant le public sans excès d’ambition. Le treizième volume, qui vient de paraître, est consacré tout entier à la continuation de l’œuvre restée inachevée des deux savans bénédictins ; c’est donc un travail entièrement nouveau d’une étendue considérable, où l’auteur, M. Ernest Roschach, correspondant du ministère de l’instruction publique pour les travaux historiques, a poussé les annales du Languedoc depuis la mort de Louis XIII, époque où les bénédictins les avaient abandonnées, jusqu’à la convocation des états-généraux, date suprême où toute histoire provinciale a pris fin pour toujours. Dans ces quinze cents pages bien remplies, écrites d’une plume à la fois simple et ferme, l’auteur semble avoir fait effort pour se tenir aussi près que possible du genre de composition dont les bons religieux lui offraient le modèle, c’est-à-dire pour rester modestement dans l’histoire locale, et pour ne se servir de l’histoire générale que comme de lien ; mais les habitudes et les méthodes modernes ont malgré lui trompé sa modestie, et c’est dans le vaste tableau de la vie politique, religieuse et littéraire de la France, pendant les deux derniers siècles que se présentent encadrés les épisodes successifs et les événemens plus anecdotiques de l’existence particulière du Languedoc pendant cette période. Nous nous contenterons pour aujourd’hui d’annoncer ce travail remarquable, qui continue et complète dignement une des publications qui ont fait dans ces dernières années le plus d’honneur à l’érudition provinciale.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.