Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1899

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Chronique n° 1614
14 juillet 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet.


Le gouvernement parlementaire, partout où il existe sur le continent européen, traverse une crise plus ou moins grave suivant les endroits, mais généralement inquiétante. Après l’Autriche-Hongrie et l’Italie, le mal atteignait hier la Belgique, et il s’y manifestait par un des accès les plus violens que l’on ait encore constatés. Nous n’y avons pas tout à fait échappé, et il s’en faut de beaucoup que la situation ait chez nous un caractère normal et sain ; mais peut-être pouvons-nous dire de nous ce qu’un psychologue disait de lui-même en faisant son examen de conscience : « Je suis très sévère quand je me juge, et plus indulgent quand je me compare. » Cette indulgence toute relative est d’ailleurs la seule à laquelle nous ayons droit. Notre parlement vient, en effet, de se séparer, après une année de session qui, au point de vue du rendement législatif et politique, doit être tout juste estimée à zéro. Jamais encore on n’avait vu aussi radicale impuissance. La Chambre de 189S n’a même pas inventé un budget, et c’est pourtant en matière budgétaire qu’elle avait fait espérer et même promis les plus merveilleuses innovations. Nous l’aurions excusée si, nouvelle venue, elle avait expédié à la hâte le budget de 1899, afin de prendre tout le temps d’étudier celui de 1900 ; mais, loin de là ! elle est restée onze mois appesantie sur le budget de 1899 ; elle ne l’a voté qu’avec cinq douzièmes provisoires : elle y a longuement travaillé ; elle s’y est péniblement épuisée ; le tout en pure perte, car ce budget ressemble absolument à ceux qui l’ont précédé, — et il n’en sera pas autrement de celui de 1900. Nous connaissons déjà celui-ci. La Chambre, en votant les quatre contributions à la vieille mode, s’est interdit la possibilité d’y introduire la plus petite réforme. Les réformes sont toujours pour l’année prochaine. La Chambre ne change donc rien, si ce n’est les ministères ; mais elle en fait une si abondante consommation qu’en une seule année elle en a déjà vu quatre. D’abord celui de M. Méline, qui était là au moment des élections, et que le parti progressiste a laissé si maladroitement s’en aller. Puis celui de M. Brisson, qui a été le triomphe des radicaux. En troisième lieu celui de M. Charles Dupuy, qui a occupé la place vaille que vaille, sans programme et sans politique, et dont on n’a su que dire jusqu’au jour où il est tombé : alors, tout le monde en a dit du mal. Enfin celui de M. Waldeck-Rousseau. Que de changemens en douze mois ! Mais tant de changemens dans les personnes n’en ont produit aucun dans les choses. Sur les questions fondamentales qui sont posées depuis plusieurs années, tous les gouvernemens qui se sont succédé ont imité de Conrart le silence prudent. La Chambre n’a pas été moins silencieuse en ce qui touche ces questions : en revanche, elle est devenue, en toute autre matière, si bruyante et si tumultueuse, qu’on ne s’y entend plus et qu’il est presque impossible d’y parler. La machine grince, crie, crache, et d’ailleurs ne produit rien. Tous les partis en souffrent, mais, de tous, celui qui a perdu davantage est certainement le parti modéré ou progressiste, qui, n’ayant pas su reconnaître ses chefs ou s’en étant dégoûté, est devenu pour les radicaux et pour les socialistes une proie facile. Il y a là un très grand danger. M. Méline, dans un banquet qui lui a été offert par le haut commerce parisien, l’a dénoncé avec prévoyance et tristesse, en disant que nous nous acheminions vers le point où est aujourd’hui la Belgique. Et quel mal sévit actuellement sur un pays aussi bien doué du côté de l’intelligence et du caractère ? Il n’est autre que la disparition du parti libéral et modéré. Depuis lors, la Belgique n’a plus que deux partis, le parti catholique qui s’est installé au pouvoir il y a une quinzaine d’années, et le parti socialiste dont les forces augmentent tous les jours. Il n’y a plus en face l’un de l’autre que deux groupes extrêmes, sans tampon intermédiaire pour modérer les chocs trop violens, sans refuge où le pays pourrait trouver un jour quelque sécurité ou quelque repos. La disparition du parti libéral a été un immense malheur pour nos voisins, comme il le serait pour nous. Voyons un peu ce qui se passe chez eux.


Les scandales de la Chambre belge, scandales sans précédons, ont fait tant de bruit que, pendant quelques jours, ils ont accaparé toute l’attention. Ceux qui n’étaient pas au fait de ce qui se préparait depuis longtemps déjà ont pu croire à une explosion spontanée. En réalité, rien n’a été moins spontané que le tumulte belge, et nous n’en voulons d’autre preuve que la rapidité et la facilité avec lesquelles il a pris fin, ou du moins a été suspendu, aussitôt que le mot d’ordre en a été donné. En France, une tempête aussi violente, si on avait l’imprudence de la soulever, ne se calmerait certainement pas aussi vite. L’émeute a sillonné les rues de Bruxelles, le sang a même coulé assez abondamment, et le lendemain il n’y paraissait plus, sauf à la devanture de quelques magasins qui était brisée. Il n’a fallu, pour déchaîner tant de colères, qu’un projet de loi électorale malvenu ; mais il a suffi de retirer ou de laisser tomber le projet pour apaiser les colères, raviver l’espérance, et rétablir un calme auquel il ne faudrait pourtant pas trop se fier.

La dernière réforme électorale en Belgique date de 1893 : on est passé alors d’un régime censitaire fort restreint à un autre où l’on a essayé de tempérer le suffrage universel au moyen du vote plural accordé à certains électeurs. Dès cette époque, et même avant, le système de la représentation proportionnelle avait des partisans convaincus, quelques-uns très distingués, à la tête desquels il faut mettre M. Beernaert, ancien président du Conseil, aujourd’hui président de la Chambre, homme de grand bon sens et de haute expérience, qui malheureusement se montre fatigué de la lutte, ne l’ayant d’ailleurs jamais aimée, et tourne de plus en plus au philosophe politique. Non pas qu’il s’abstienne de tout effort pour faire prévaloir ses idées : l’année dernière, il a fondé avec des hommes venus de tous les points de l’horizon, catholiques, libéraux et même socialistes, une Ligue de propagande en faveur de la représentation proportionnelle, ou, comme on dit par abréviation en Belgique, de la R. P. D’autres, comme M. Wœste, sont partisans du vote uninominal, c’est-à-dire de ce que nous appelons le scrutin d’arrondissement. La Belgique pratique le scrutin de liste. M. Wœste, on le sait, est un des hommes les plus écoutés, mais aussi les plus ardens et les plus passionnés du parti catholique, et, bien qu’elle soit très combattue, son autorité reste grande parmi ses amis. Il n’est pourtant parvenu à faire accepter le scrutin uninominal qu’à un assez petit nombre d’entre eux. Quant aux libéraux et aux socialistes, ils ont été jusqu’à ces derniers temps partagés : toutefois, la plupart inclinent vers la représentation proportionnelle ; mais ils voudraient l’appliquer au suffrage universel pur et simple. La vie politique est très intense chez nos voisins. Il s’y est formé une grande quantité d’Associations et de Ligues combattant chacune pour tel ou tel système électoral. Sur un seul point tout le monde est d’accord, à savoir sur le régime actuel qui, de l’aveu général, n’est plus viable et doit être modifié.

Les catholiques eux-mêmes sont de cet avis, et ce n’est pas, on peut le croire, par défaut de reconnaissance envers un mode électoral qui leur a donné jusqu’à ce moment de si grandes victoires, mais par une crainte de plus en plus éveillée de voir ces victoires prendre fin. La durée excessive, la quasi-perpétuité des catholiques au pouvoir a exaspéré les autres partis, surtout les libéraux et les radicaux. Ils n’acceptent pas leur défaite, en quoi on ne peut que les approuver : le parti catholique lui-même, s’il était sage et prévoyant, comprendrait combien est utile, et même nécessaire, la reconstitution d’un parti libéral, modéré ou progressiste. Il n’a malheureusement rien fait jusqu’à ces derniers temps pour la faciliter, et, dans sa conduite quotidienne, il a paru s’appliquer plutôt à poursuivre l’écrasement des vaincus. Qu’en est-il résulté ? Les libéraux, réduits à servir d’appoint dans une coalition politique, ont hésité d’abord entre les catholiques et les socialistes ; ils se sont divisés en deux groupes, dont le premier inclinait dans un sens et le second dans l’autre ; mais peu à peu ils se sont presque tous rapprochés des socialistes, par une de ces alliances qu’assurément nous n’approuvons pas, et qui consistent à dire qu’on garde ses principes, ses idées, son programme, tout en travaillant provisoirement avec l’ennemi d’hier et de demain contre l’ennemi du jour. Un d’eux est allé jusqu’à déclarer qu’il s’allierait avec le diable contre le gouvernement actuel. Le renverser ne paraissait pas chose impossible. Sur le terrain parlementaire, sans doute il est très fort, car il dispose d’une majorité de 112 voix contre 40 ; — ces 40 voix se décomposent en 28 socialistes et 12 radicaux ;— mais, sur le terrain électoral, la situation est tout autre. Ce qui condamne le système électoral de la Belgique, et ce qui en rend la réforme absolument indispensable, c’est que cette énorme supériorité parlementaire des catholiques sur leurs adversaires ne correspond en rien à la force réelle et proportionnelle des partis. Aux dernières élections, les catholiques ont eu 993 857 voix, et les non-catholiques 936 237. La différence n’est guère que de 57 500 : elle n’est pas assez considérable pour qu’on ne puisse pas la déplacer. Quoi qu’il en soit, étant donné ces chiffres, quelle devrait être aujourd’hui la statistique parlementaire, si les partis étaient représentés à la Chambre dans la proportion où ils existent dans le pays ? Il y aurait environ 78 catholiques et 74 non-catholiques. On est tellement loin de compte, et il y a une si évidente iniquité dans la répartition actuelle, que la réforme s’impose. Les catholiques intelligens la désirent eux-mêmes, craignant de voir un jour ou l’autre, et sans doute un jour prochain, la roue de la fortune électorale les faire tomber dans le quasi-néant parlementaire où sont aujourd’hui leurs ennemis. Il ne faudrait pas grand-chose pour cela, surtout avec le scrutin de liste. À Bruxelles, par exemple, il peut faire entrer d’mi seul coup 18 socialistes ou radicaux à la Chambre, et à cet exemple il serait facile d’en Joindre d’autres pour faire sentir combien est instable et fragile la situation d’un parti en apparence si puissant.

C’est pourquoi la réforme électorale est depuis quelque temps déjà à l’ordre du jour. On a vu se produire, tout au début de l’année courante, une crise ministérielle, premier incident d’une campagne qui commençait, et qui devait être fertile en surprises : de toutes ces surprises, celle de janvier, si elle n’a pas été la plus grave, a été du moins une des plus singulières. Deux ministres très importans, M. de Smet de Naeyer, ministre des Finances et président du Conseil, et M. Nyssens, ministre de l’Industrie et du Travail, ont donné leur démission. Pourquoi ? Le ciel paraissait serein ; rien n’annonçait l’orage. La brusque décision de MM. de Smet de Naeyer et Nyssens a été pour tout le monde un choc imprévu. Que se passait-il donc ? Il s’agissait d’un dissentiment relatif à la réforme électorale. Le Roi, — on peut le dire sans manquer à aucune convenance, car le fait a été aussitôt de notoriété universelle, — le roi Léopold s’était déclaré partisan du scrutin uninominal, et voulait en faire le principe de la réforme future. Il a fait appeler au Palais MM. Helleputte et de Broqueville, partisans connus du scrutin uninominal, et tout le monde a été convaincu qu’ils en sortiraient avec un portefeuille. Mais il n’en a rien été, et l’étonnement a commencé lorsqu’on a appris que le successeur de M. de Smet de Naeyer aux Finances était M. Liebaert, et celui de M. Nyssens au Travail et à l’Industrie, M. Cooreman. L’un et l’autre sont partisans du scrutin de liste aussi bien que leurs prédécesseurs. Le nouveau président du Conseil, M. Vandenpeereboom, choisi dans l’ancien cabinet dont il faisait déjà partie, est également favorable au scrutin de liste. Alors, que signifiait cette petite révolution de Palais ? En somme, le Roi avait eu une velléité, puis il avait hésité au moment de l’exécution, et reculé devant le pas à franchir. C’est qu’aussitôt une vive opposition contre le scrutin uninominal s’était manifestée dans presque tous les partis. L’Association libérale (radicale), la Ligue libérale (modérée), le Parti ouvrier (socialiste), enfin les hommes les plus marquans de la majorité catholique, à l’exception de M. Wœste, étaient ouvertement hostiles et se montraient prêts à ouvrir le feu. Il était évident qu’à tort ou à raison le scrutin uninominal ne serait pas accepté, et qu’il provoquerait contre lui, dans les partis les plus divers, une coalition de tous les intérêts lésés, fait peut-être regrettable, mais trop général pour qu’on n’en tînt pas compte. Nous sommes habitués en France au scrutin uninominal, et, sans donner notre système électoral pour modèle, il est permis de dire qu’au point de vue de la représentation de toutes les opinions, il est préférable au système belge d’aujourd’hui. Sans doute, dans chaque arrondissement, la majorité seule est représentée, mais l’opinion qui est en minorité dans l’un conserve la chance d’être en majorité dans l’autre, et cette chance se multiplie par le très grand nombre des circonscriptions indépendantes les unes des autres : en Belgique, au contraire, du moins dans les circonscriptions où le scrutin de liste est appliqué, car il ne l’est pas dans toutes, on opère en bloc sur de plus grands espaces et de plus grandes masses, et une même majorité écrase les minorités sur tous les points à la fois. Au surplus, l’empirisme politique tient une très grande place dans notre système, et nous comprenons que les Belges en cherchent un meilleur.

Seulement, ils ne l’ont pas encore trouvé, et le ministère parait s’y être ingénié en pure perte. Depuis longtemps on n’avait pas vu un aussi impétueux mouvement d’opinion que celui qui s’est déchaîné contre son projet, et il n’y a pas exagération à dire qu’à un moment la crainte d’une révolution a pu se présenter aux esprits. Peut-être cette crainte a-t-elle été le commencement de la sagesse. De même que le Roi avait reculé, mais adroitement et sans bruit, au mois de janvier dernier, le ministère a reculé à son tour, mais avec moins d’adresse, et au milieu d’un toi tapage qu’on n’avait pas encore entendu le pareil. Les fautes les plus courtes étant les meilleures, il faut féliciter le gouvernement d’avoir cédé : probablement il ne s’est pas sauvé lui-même, au moins pour bien longtemps, mais il a sauvé la monarchie. Nous ne raconterons pas les scènes qui se sont déroulées, soit au parlement, soit dans la rue ; les journaux en ont été remplis. Radicaux et socialistes ont jugé que tous les moyens étaient bons pour étouffer un projet dont ils ne voulaient même pas permettre la discussion. Le Roi a été l’objet en pleine Chambre des plus indignes outrages, sans que son irresponsabilité constitutionnelle ni même sa dignité d’homme et de souverain aient été défendues et protégées. Quant au tapage, l’insuffisance des gosiers l’a fait renforcer par l’intervention du cor de chasse. On a fini par en venir aux mains. Ce sont là les aménités actuelles du parlementarisme. Plût au ciel que le mal se fût cantonné dans l’enceinte de la Chambre ! Malheureusement, il s’est répandu au dehors ; il y a eu quelques morts et beaucoup de blessés. Et ce n’était qu’un commencement : on annonçait la grève générale afin de mettre les ouvriers, bientôt affamés, au service de l’émeute. C’était la révolte déclarée de la minorité contre la majorité et la pression de la rue sur le parlement, c’est-à-dire le recours aux procédés les plus révolutionnaires. Quelque peu d’estime que nous fassions de la Chambre qui siège au Palais-Bourbon, elle nous a du moins épargné ce spectacle, et nous aimons à croire que, chez nous, l’esprit public ne le tolérerait pas ; il a eu jusqu’ici d’autres moyens de s’exprimer.

Mais quel était le projet ministériel, et quel but poursuivait le ministère en le présentant ? Le projet était simple : il introduisait la représentation proportionnelle dans les circonscriptions électorales qui nomment plus de six députés et de trois sénateurs. Le but était, ou du moins il semble avoir été de donner quelques satisfactions aux libéraux, dans l’espoir de dénouer leur coalition avec les socialistes et de les ramener dans d’autres voies. Le projet s’est trouvé insuffisant, et le but a été complètement manqué.

Le projet ne reposait sur aucun principe, et n’était autre chose qu’un expédient. Il y a des expédiens heureux ; celui-ci n’a pas été du nombre. Sur 41 circonscriptions dont se compose l’échiquier électoral de la Belgique, le projet du gouvernement n’introduisait la représentation proportionnelle que dans 7, à savoir Bruxelles, Anvers, Gand, Liège, Louvain, Mons et Charleroi. Pourquoi seulement dans ceux-là et non pas dans les autres ? Il semble que, si la représentation proportionnelle est bonne quelque part, elle doive l’être partout, partout au moins où les élections se font au scrutin de liste, car rien n’est plus varié que la géographie politique de la Belgique, et il y a des circonscriptions qui ne nomment qu’un député, tandis que d’autres en nomment jusqu’à 18. C’est un mélange singulier du scrutin uninominal et du scrutin de liste. Dans les petits arrondissemens ruraux, où l’influence du clergé est prépondérante, la majorité est catholique. Aussi le projet ministériel n’y touchait pas ; et, à vrai dire, il n’introduisait l’innovation de la représentation proportionnelle que dans celles qu’il craignait de perdre. Il espérait y conserver par ce moyen un certain nombre de représentans de ses idées, et, pour ce qui est des autres, en assurer la plus large part aux libéraux. Rien n’est plus décevant que les calculs et les pointages électoraux : nous avons vu dans notre propre histoire, notamment sous la Restauration, des lois, faites pour produire un certain effet, en produire un tout opposé. L’expérience seule aurait pu montrer en Belgique dans quelle mesure les prévisions gouvernementales étaient destinées à se réaliser, et l’expérience ne sera pas faite. Mais enfin, en prenant les chiffres des dernières élections, voici à quels résultats on arriverait par l’application opposée du projet de loi : les libéraux gagneraient 11 voix ; les socialistes perdraient sur un point, se rattraperaient sur un autre, et finalement conserveraient leur contingent d’aujourd’hui. Il semble donc que les catholiques se dépouillaient eux-mêmes de 11 sièges pour les abandonner aux libéraux, ce qui doublait presque leur lot actuel.

N’était-ce pas tout profit pour eux ? C’est là-dessus que comptaient les catholiques pour les détacher des socialistes et les reconstituer à l’état de parti autonome, intention qui peut-être était bonne, mais qui n’a pas été comprise. Les libéraux étaient déjà engagés trop à fond avec les socialistes pour rompre une alliance dont ils comptaient, au surplus, retirer des avantages supérieurs à ceux qu’on leur offrait. Le mécontentement avait été trop vif chez eux, et les vexations endurées avaient été trop ardemment ressenties, pour qu’un simple rameau d’olivier, un peu mesquin et équivoque, suffit à apaiser leurs esprits courroucés. Au reste, et toujours en raisonnant sur les dernières statistiques électorales, l’application du projet du gouvernement consolidait, tout en la diminuant un peu, la majorité catholique ; or, libéraux et socialistes nourrissent l’espoir de la renverser. Ils se trompent peut-être ; mais, au moment où le projet ministériel est venu les surprendre, ils étaient décidés à jouer sur cette carte leur fortune politique, et ils avaient mis déjà trop d’emportement dans leur campagne pour en modifier tout d’un coup ou même en modérer la direction. Ils veulent sans doute une réforme électorale, mais une autre que celle de M. Vandenpeereboom. Ils demandent l’application de la représentation proportionnelle, non pas à sept circonscriptions, mais à toutes, et les radicaux la réclament avec eux. Quant aux catholiques, ils sont divisés. On a reproché à M. Vandenpeereboom de n’avoir consulté sérieusement personne avant d’arrêter son projet. Il a fait venir chez lui ses amis par groupes, ou, comme on a dit, par petits paquets ; mais il leur a fait part de ses résolutions beaucoup plus qu’il ne leur a demandé ce qu’ils en pensaient. Aujourd’hui, même dans le parti catholique, les partisans du projet ne sont pas en majorité. Quant à ses adversaires, les uns, comme M. Wœste, réclament le scrutin uninominal, et les autres, comme M. Théodor, député de Bruxelles, se rapprochant des radicaux et des socialistes, proposent d’étendre la représentation proportionnelle à l’ensemble du pays. Il faut joindre à ces derniers les catholiques démocrates de l’abbé Daens. C’est M. Théodor, on s’en souvient, qui a détendu la situation en disant que le projet gouvernemental n’était pas intangible, et qu’il avait pour son compte l’intention d’y proposer un amendement qui ne déplairait pas aux gauches. M. Vandenpeereboom n’a fait aucune opposition, aucune objection ; bien au contraire, il a accepté avec empressement le moyen de salut, ou de sauvetage, qui s’offrait à lui. Il a été convenu qu’on nommerait une commission de 15 membres, composée de 10 députés de la droite et de 5 de la gauche, et que cette commission étudierait sans exception tous les projets de réforme qui avaient déjà été présentés, ou qui pourraient l’être. Celui du gouvernement ne semble devoir figurer dans cette nomenclature que pour mémoire. M. Vandervelde, chef parlementaire des socialistes, parlant cette fois, et avec une certaine solennité, au nom de toutes les gauches, ou, comme il a dit, de la gauche, s’est rallié à cette manière de procéder. Il a annoncé en même temps qu’il proposerait à la commission une espèce d’appel au peuple ou de referendum. — Soit, a répondu M. Vandenpeereboom ; je me contente de faire mes réserves sur le fond. — Tous les projets possibles et imaginables pourront donc se produire devant la commission des Quinze, et elle s’est trouvée saisie de plusieurs avant d’exister. Aboutira-t-elle ? C’est la question qui se pose, et que nous ne nous chargeons pas de trancher.

Toutefois, à cette bonne nouvelle, l’ordre s’est rétabli comme par miracle dans les rues de Bruxelles ; la satisfaction a reparu sur les visages ; la Maison du Peuple, qui est quelque chose comme notre Bourse du Travail infiniment développée et agrandie, a pris un aspect de fête ; dans tous les meetings, radicaux et socialistes ont célébré leur victoire avec des sentimens où la bonne humeur et la confiance semblaient dominer. Le ministère avait cédé, tout était à la joie. Cela ressemblait un peu au baiser Lamourette qui a mis un si beau jour dans notre histoire : espérons que la ressemblance ne s’étendra pas au lendemain.


En Italie, où s’est produite également une manœuvre d’obstruction, les choses ne se sont pas passées de même. Le ministère n’a pas cédé ; il a prorogé la Chambre, et l’a envoyée en congé. Cette mesure qui, dans d’autres circonstances, aurait pu causer une très vive émotion, ne paraît pas en avoir produit beaucoup. Non pas que le procédé du gouvernement italien soit recommandable ; s’il est légal, c’est bien tout juste, et, à parler franchement, il ressemble à un tour de passe-passe ; mais il faut avouer que l’attitude de l’opposition était devenue intolérable, et qu’elle avait mis le gouvernement et la majorité dans le cas de légitime défense. Car enfin la question est celle-ci : — Dans un gouvernement parlementaire, c’est-à-dire dans un gouvernement où la majorité fait la loi, la minorité a-t-elle le droit de se substituer à la majorité par l’obstruction, c’est-à-dire, par la violence, et de faire la loi à sa place, ou de l’empêcher de la faire ? — L’obstruction systématique, surtout lorsqu’elle emploie certains procédés brutaux et dépasse certaines limites, est la négation même du gouvernement parlementaire. Elle le rend impraticable. En Angleterre, on a résolu la difficulté par une réforme du règlement ; mais encore faut-il que le nouveau règlement soit respecté. Le jour où il ne l’est pas, et où l’obstruction ne s’arrête plus devant rien, que faire ? Nous sommes partisans du régime parlementaire, à la condition pourtant qu’on lui permette de fonctionner ; sinon, il aboutit à l’absence même de gouvernement, c’est-à-dire à l’anarchie. Il a été inventé autrefois dans une société aristocratique, où des hommes qui aimaient assez la discussion pour se soumettre à ses lois, et d’ailleurs bien élevés, pouvaient discuter entre eux les intérêts de l’État sans se prendre de querelle, s’interdire mutuellement la parole et en venir aux voies de fait. Mais, si, dans une Chambre, on ne peut plus parler, soit parce qu’on vous y coupe systématiquement la parole, soit parce qu’il y a quelqu’un qui veut la garder toujours ; si, à la moindre contradiction, on se livre à des grossièretés ; si, après les grossièretés de langage, on passe aux coups ; si plusieurs malheureux se retirent de la bagarre pantelans et sanglans ; enfin, si l’on rend les votes, c’est-à-dire les résolutions finales, impossibles ; c’en est fait du régime parlementaire. Il faut chercher autre chose. Tout pays, en effet, a le droit de vivre, et si, tel qu’on le pratique, le gouvernement parlementaire menace de devenir pour lui une cause de mort, on comprend qu’il aime mieux supprimer le gouvernement parlementaire. Le général Pelloux s’est borné à tricher avec lui un peu. Au point de vue moral, cela ne vaut pas mieux : mais il y a eu des circonstances atténuantes.

Nous n’avons pas à discuter la politique du général Pelloux ; autrement, nous aurions le regret de ne pas la trouver très habile. Les projets de loi qu’il a présentés, et qui ont pour but de garantir la sûreté générale au détriment de quelques libertés, sont-ils vraiment nécessaires ? Cela est douteux. On aurait compris qu’ils fussent votés au lendemain des graves événemens qui se sont produits l’année dernière dans plusieurs villes d’Italie, et surtout à Milan. Aujourd’hui, il est bien tard ; l’ordre est rétabli ; et, si l’on a pu se passer de ces lois de salut public jusqu’au moment présent, on ne voit pas très bien pourquoi on ne pourrait pas s’en passer plus longtemps. L’Italie est redevenue calme. S’il y a encore de l’agitation dans certains esprits, peut-être le gouvernement aurait-il pu l’apaiser par une amnistie sérieuse et sincère, et ce n’est pas une heureuse mesure que celle qui a refusé à cinq ou six personnes la restitution de leurs droits politiques. Une politique plus généreuse aurait été aussi plus prudente ; elle aurait empêché les scènes déplorables qui se sont passées à Montecitorio. La prorogation des Chambres ne peut d’ailleurs pas être indéfiniment maintenue ; il faudra bien qu’un jour ou l’autre, ministère et parlement se retrouvent en présence, et le tête-à-tête qu’on leur aura ménagé ne semble pas devoir être plus cordial que celui à propos duquel la séparation a eu lieu. Ceci dit, nous répétons que l’entêtement obstructionniste de l’opposition atténue la responsabilité du ministère. Que ses lois fussent bonnes ou non, il avait le droit de les présenter, de les faire discuter, de les faire voter. La majorité n’était pas douteuse : dans le cas contraire, la minorité ne se serait pas opposée au scrutin. Au surplus, au mois de mars dernier, le général Pelloux avait demandé à la Chambre d’approuver le principe de ces lois, et la Chambre l’avait fait par un vote qui n’a pas perdu sa portée morale. L’obstruction de la minorité est donc incorrecte au premier chef, inconstitutionnelle et révolutionnaire. Mais que dire du moyen employé par le général Pelloux pour s’en débarrasser ? L’usage s’est établi pour le gouvernement, en l’absence des Chambres et en cas de nécessité urgente, de procéder par décrets sur des matières qui, légalement, devraient être soumises au pouvoir parlementaire : aussitôt que le parlement est réuni, ces décrets lui sont présentés afin qu’il les adopte, ou qu’il les rejette. Il va sans dire qu’ils continuent d’être appliqués en attendant. Qu’a fait le général Pelloux ? Il a mis la Chambre en congé pour huit jours, et a fait signer par le Roi un décret décidant que les lois de sûreté publique seraient appliquées à partir du 20 juillet. La Chambre a ensuite repris sa session et le général Pelloux n’a pas manqué de lui soumettre son décret afin qu’elle l’approuvât. Si la Chambre pouvait se prononcer, elle ratifierait certainement le décret ; ce serait pour elle une manière de voter les lois ; mais l’opposition, qui l’a d’abord empêchée de les voter directement, a pris le parti de l’en empêcher aussi par le vote indirect du décret, et c’est alors qu’elle s’est livrée à des scènes de violence matérielle qu’on ne connaissait pas encore à Montecitorio : plusieurs députés en sont sortis dans un triste état. Le gouvernement a prorogé la Chambre une seconde fois, et sans doute pour longtemps. Le décret reste ce qu’il est : mieux aurait valu ne pas le soumettre à la ratification parlementaire, puisque, par un cas de force majeure, si l’on veut, cette ratification ne devait pas se produire. En décidant que les lois n’entreraient en vigueur que le 20 juillet, le gouvernement entendait à coup sûr que la ratification du décret aurait lieu avant cette époque ; dès lors, on ne serait sorti de la voie légale, à supposer qu’on en fût sorti, que pour y rentrer immédiatement. Mais cet espoir a été déçu. Il serait difficile de dire quel est le vainqueur et quel est le vaincu dans cette affaire : la vérité est que tout le monde se trouve dans une situation fausse, et le seul désir qu’on puisse exprimer est que le général Pelloux n’ait pas besoin d’appliquer les lois qu’il a décrétées. C’est sans doute le parti qu’il prendra, à la réflexion.


Mais le mal que, par ces procédés, on fait au gouvernement parlementaire, ou qu’il se fait à lui-même, est incommensurable. Nous ne sommes pas bien sûrs que ce gouvernement existe à Berlin : aussi n’y va-t-il pas trop mal. Partout ailleurs, sauf peut-être de l’autre côté de la Manche, il est malade. On avait à peine constaté le terrible accès de fièvre qu’il a subi à Vienne, — où il a fallu lui appliquer l’article 14, c’est-à-dire le régime des décrets, — que la contagion s’est communiquée à Pesth. Il y a eu rémittence, mais, là encore, grâce à l’autorité personnelle de l’Empereur. Un peu plus tard, les oreilles ont été assourdies du bruit qui se faisait à Rome, et les yeux se sont tournés de ce côté ; mais, presque aussitôt, un vacarme encore plus grand s’est élevé à Bruxelles, et l’attention s’est partagée. Tout cela est peu encourageant : et il n’est pas non plus très flatteur de penser que notre parlement est un des plus favorisés de l’Europe continentale, parce qu’il n’est frappé que de stérilité.


FRANCIS CHARMES.
VICTOR CHERBULIEZ[1]


Messieurs,

Quoique cela ne se fasse guère, et qu’une espèce de pudeur, ou de discrétion, nous empêche ordinairement de mêler, à l’expression d’un deuil public, celle de nos sentimens personnels, je ne saurais aujourd’hui me retenir de dire, tout haut, et avant tout, de quel coup m’a frappé la mort inattendue de Victor Cherbuliez. C’est qu’en effet, à l’âge où l’on cherche sa voie, nul ne m’avait jadis donné, plus simplement, de plus sages, de plus sûrs, ni de plus affectueux conseils. C’est que depuis vingt-cinq ans son ingénieuse amitié, non seulement ne s’était pas une fois démentie, mais elle m’avait, en plus d’une circonstance difficile, soutenu, encouragé, guidé. C’est enfin que, si je n’avais pu lui en témoigner ma reconnaissance qu’en prenant ma part de tous ses succès et de tous ses chagrins, il n’avait rien épargné, lui, pour me faire croire que je m’étais acquitté de ma dette. Mais je ne m’étais point laissé persuader. Je m’étais seulement fait de ma gratitude un plaisir autant qu’un devoir, et s’en était-il aperçu ? je l’espère ; mais, si j’avais pu douter de la nature de mes sentimens, je l’aurais reconnue. Messieurs, moins encore à la tristesse qu’à l’étonnement et à la stupeur où m’a jeté la nouvelle de sa brusque disparition.

Je voulais le dire, je tenais à le dire, avant de parler de l’écrivain et du collaborateur de la Revue des Deux Mondes.

Car pourquoi, dans les discours que nous prononçons sur une tombe, pourquoi nous ferions-nous scrupule de mettre quelque chose de nous ? pourquoi, de laisser voir naïvement notre émotion ? pourquoi surtout de dire et d’assurer tous ceux qui l’ont aimé que, nous aussi, d’un Victor Cherbuliez, — romancier brillant et fécond, philosophe aimable et profond, publiciste dont les opinions et le nom faisaient autorité dans les chancelleries et dans les ambassades, — ce que nous regrettons le plus, c’est lui, c’est lui-même, c’est l’homme qu’il fut, et c’est, Messieurs, la « valeur morale » qui disparaît avec lui ?


Ses débuts furent éclatans. « Je sors de la leçon d’ouverture de Victor Cherbuliez, — écrivait Amiel, dans son Journal, à la date du 9 janvier 1861, — abasourdi d’admiration. Si c’est une lecture, c’est exquis ; si c’est une récitation, c’est admirable ; si c’est une improvisation, c’est étourdissant. » Et déjà Genève entière partageait l’admiration d’Amiel ; et les Causeries athéniennes répandaient à travers l’Europe le nom de Victor Cherbuliez ; et le Comte Kostia, Paule Méré, l’Aventure de Ladislas Bolski l’égalaient à ceux des Feuillet et des Flaubert ; et pendant trente-six ans, vous le savez. Messieurs, le romancier soutenait l’éclat de ces débuts. Ai-je besoin de vous rappeler Meta Holdenis, Miss Rovel, Samuel Brohl ? tant de romans, où la poésie de la nature, et la vérité de l’observation des mœurs cosmopolites se mêlent si curieusement aux fantaisies de l’imagination tour à tour la plus gracieuse ou la plus hardie, et à la satire des vices ou des ridicules éternels de l’humanité ?

Victor Cherbuliez, à cette époque, habitait encore Genève, et, de là, comme d’un observatoire unique alors en son genre, tous ces Polonais et tous ces Russes, tous ces Allemands et tous ces Anglais, tous ces aventuriers et toutes ces grandes dames, toutes ces institutrices et tous ces conspirateurs, il les avait vus défiler devant lui ; il en avait rencontré, connu, fréquenté quelques-uns ; et la critique ne lui adressait qu’un reproche, qui était de leur avoir quelquefois trop généreusement prêté la séduction de son esprit et les grâces de sa conversation.

Et, en effet, c’était sa marque ; et il lui était aussi impossible de manquer d’agrément et de charme qu’il le lui fut jusqu’à son dernier jour de prendre ses pinceaux pour faire le portrait des gens qui ressemblent à tout le monde. On le vit bien, vous vous le rappelez, quand après 1871, fils de Français exilés par la révocation de l’Édit de Nantes, il réclama le bénéfice d’une loi réparatrice, et qu’il se fut installé parmi nous pour ne nous plus quitter. L’Idée de Jean Téterol ; Noirs et Rouges ; la Ferme du Choquard ; Ollivier Maugant, combien d’autres encore ! si ce n’étaient plus là des romans cosmopolites, mais français ou même parisiens, ils témoignaient tous du même souci de l’observation, mais de cette observation qui choisit, et qui ne déguise pas les raisons de son choix. Si la fable en est parfois moins romanesque, c’est qu’aux bords du Léman les romans qui passaient en poste ne se souciaient pas de se cacher, mais, au contraire, ils aimaient à se faire voir : à Paris, ou dans nos provinces, ils cherchent plutôt à se dissimuler. Et puis, si peut-être l’imagination du romancier avait un peu perdu de sa première fraîcheur, combien en revanche, Messieurs, son ironie n’a-t-elle pas gagné en souplesse ; sa satire n’a-t-elle pas gagné en pénétration ! son information en étendue ! sa manière en ampleur ! Je n’en voudrais pour preuve au besoin que ses plus récens romans : Après fortune faite, et Jacquine Vanesse, le dernier, mais non pas le moins original, ni le moins attrayant qui sera sorti de cette plume infatigable.

Infatigable, c’est bien le mot, puisqu’il n’y a pas huit jours il signait encore de son pseudonyme de Valbert son dernier article ; et l’œuvre de Valbert, à elle seule, n’est pas moins considérable en volume que celle de Cherbuliez. Elle ne l’est pas non plus en intérêt ou en valeur ; et la malignité publique n’a pas manqué d’en prendre quelquefois occasion d’opposer Cherbuliez à Valbert... Mais il n’est interdit qu’à nous de comparer leurs mérites ; et, si nous osions préférer Cherbuliez à Valbert ou Valbert à Cherbuliez, on nous accuserait, et à bon droit, de vouloir partager notre reconnaissance ! Nous nous faisons honneur de la garder entière, une et indivisible.

Certes, l’épreuve était redoutable ; et tant de lecteurs, qui ne connaissaient que le romancier, pouvaient craindre pour lui que le souvenir même de l’auteur du Comte Kostia ne nuisît à l’autorité du publiciste. Mais ceux qui le connaissaient mieux ; ceux qui connaissaient l’homme ; ceux qui savaient quelle diversité d’instruction, quelle solidité de méthode, quelle aptitude universelle il avait comme hérité d’une famille où l’on se délassait des recherches de l’économie politique en relisant Thucydide et Platon ; ceux qui avaient lu les travaux de Victor Cherbuliez sur l’Espagne politique et sur la Prusse et l’Allemagne ; ceux enfin qui l’avaient approché, ceux qui l’avaient entendu parler de politique, ou même de finances, avec autant de compétence que de la Jérusalem du Tasse ou de la Dramaturgie de Lessing, ceux-là n’avaient pas d’inquiétude, et ce qu’ils attendaient de lui, Victor Cherbuliez, pendant un quart de siècle, ne l’a pas seulement réalisé, il l’a passé. Nous serions bien ingrats si nous ne lui rendions ici ce témoignage. Peu d’hommes, en notre temps, ont mieux connu les intérêts les plus généraux de la politique européenne, en ont traité avec plus de clarté, de précision, et d’esprit.

Aucune question ne lui était étrangère ; et qu’il fallût parler des Progrès de la Russie dans l’Asie centrale ou de la Réconciliation de M. de Bismarck et du Saint-Siège, il s’y trouvait toujours également préparé. Le romancier, je veux dire ici le moraliste et le psychologue, reparaissaient dans la connaissance qu’il avait des caractères, dans les analyses qu’il faisait des vrais mobiles des actions des hommes, — des Gladstone et des Disraeli, des Bismarck et des Cavour, des Alexandre et des Guillaume, des Gordon et des Garibaldi.

Il aimait encore à suivre, dans leurs explorations à travers l’Afrique inconnue, les pionniers hardis ou persévérans qui ouvraient alors le continent noir à la pénétration européenne ; et je dirais. Messieurs, que c’était en lui le goût persistant des aventures héroïques, si ce n’avait été plutôt encore pressentiment de l’avenir, et constante préoccupation de l’influence, de la grandeur, de la prospérité de la France. Car cette patrie, qu’on lui avait rendue, ou qu’il avait reconquise, il l’aimait profondément, et c’était bien à elle que se rapportaient tous ses travaux. Il l’avait « préférée, » à l’heure de la défaite ; et il aimait à développer les raisons de sa préférence, toujours prêt à nous rassurer quand, avec cette manie de dénigrement, qui est chez nous la contre-partie d’une vanité nationale quelquefois excessive, nous prenions plaisir à nous effrayer de la « supériorité des Anglo-Saxons » ou de l’accroissement de l’influence allemande dans le monde. « Ah ! qu’on en veut par momens à M. Cherbuliez, — s’est écrié quelque part un de ses plus anciens et de ses plus fidèles amis, Edmond Scherer, — et que n’eût-il été, si la volonté ou la destinée, fata aspera, lui eussent permis de devenir tout ce qu’il était ! » Il songeait surtout à Valbert ! et nous, Messieurs, quel plus bel éloge en pourrions-nous faire que de rappeler, qu’en étant tout ce qu’il était et tout ce que je viens d’essayer de dire, quelques-uns ont cependant pu croire qu’il avait manqué sa destinée ?

Mais non ! et jetés eux-mêmes par les circonstances dans la politique active, ils ignoraient, quand ils parlaient ainsi, ce qu’il y avait de désintéressement dans l’âme de Victor Cherbuliez. On ne lui a jamais entendu, que je sache, exprimer d’autre ambition que celle d’être et de demeurer jusqu’à son dernier jour ce qu’on appelle un « homme de lettres ; » et il n’a jamais pensé qu’il y eût un rôle plus enviable au monde que celui d’éclairer, d’avertir, et de guider l’opinion. A chacun son métier ! Victor Cherbuliez n’a pas cru que le sien fût de se mêler aux agitations de la place publique. Non pas du tout qu’il affectât de les mépriser, ou qu’il fit peu d’estime de ceux qui les affrontent ! Il était trop intelligent ! Il aimait trop son pays ! Il savait trop que la politique finit toujours, comme on l’a dit, par s’occuper de ceux qui ne s’occupent pas d’elle ! Mais il pensait que, dans l’ardente confusion des partis opposés, il appartient à l’homme de lettres, à l’observateur philosophe, de jouer un rôle de modérateur ; il croyait que la première condition de ce rôle est d’avoir renoncé pour soi-même à toute ambition ; il avait appris, aux clartés de l’histoire, que l’autorité de l’écrivain, la confiance qu’on lui accorde, le crédit qu’on lui prête, ne sont faits de rien tant que de son absolu désintéressement. Et, parce qu’il le savait, il a de bonne heure conformé sa vie à ce haut idéal ; et, j’oserai le dire, ceux qui l’ont regretté pour lui n’ont en vérité compris ni l’élévation de sa pensée, ni la grandeur de son renoncement.

Ils ont également ignoré ce qu’il y avait en lui de sensibilité profonde, comme aussi bien, Messieurs, en tant d’ironistes, qui ne se servent guère de leur ironie que comme d’une défense ou d’une sauvegarde contre la curiosité banale et l’indiscrétion hostile. C’est ce que l’on voit bien, même dans ses romans, où, sous l’ironie de la forme, on sent circuler et courir, pour ainsi parler, tant de pitié, tant d’indulgence, et tant de réelle bonté. C’est ce que l’on vit mieux encore quand le malheur l’atteignit ! Il se sentit comme désemparé, quand, après avoir fait tout ce qu’il était possible humainement de faire pour la disputer à la mort, il perdit la femme de cœur, l’épouse attentive et vigilante qui lui avait pendant tant d’années assuré la tranquillité de son prodigieux labeur. Et à cette perte irréparable quand vint s’ajouter, il y a quelques mois, quelques jours à peine, la perte d’un fils qui était son orgueil et sa joie, son cœur acheva de se briser ; et c’est alors qu’on put bien dire qu’il crut sa « destinée manquée. » Pardonnez-moi, Messieurs, d’insister sur ces tristes détails. Ils achèvent de peindre l’homme et de vous le montrer tel qu’il fut, sensible et bon, généreux et tendre. Ils me ramènent au début de ce discours. Ils feront entendre à ceux qui n’ont pas connu Victor Cherbuliez ce que nous regrettons de lui : l’alliance en lui du plus rare talent et de la plus complète humanité. Ils expliqueront et ils excuseront ce que j’ai cru pouvoir mettre de personnel et d’intime dans ces quelques paroles d’amical adieu.

Car le nom de Victor Cherbuliez est sans doute assuré de survivre, et sa place est déjà marquée dans l’histoire de la littérature française. Aucun écrivain n’écrira l’histoire de notre temps sans en demander la chronique à Valbert, et ce ne sont pas seulement des idées qu’il lui empruntera, ce sera souvent aussi la forme qu’il leur a donnée. Ses romans, contemporains de ceux de Feuillet, marqueront, avec eux, mais autrement qu’eux, par d’autres qualités et d’autres nouveautés, une époque de l’art. Quelques-uns d’entre eux s’inscriront au nombre des chefs-d’œuvre de notre prose. On dira, en les relisant, que personne avant Cherbuliez n’a fait entrer dans le cadre des fictions romanesques plus d’esprit, ni autant d’idées. Mais tout ce que l’on a dit, et tout ce que l’on pourrait dire, et tout ce que diront le critique ou l’historien de l’avenir, j’ai pensé qu’on me pardonnerait de l’avoir indiqué seulement, ou même de ne l’avoir pas dit, si j’avais réussi, dans ces quelques mots, à faire passer avant l’hommage de mon admiration celui de ma reconnaissance et de mon affection pour Victor Cherbuliez. C’est ce que nous devons d’abord à ceux que nous avons connus. La postérité donne des rangs et juge les œuvres : les contemporains seuls sont capables de dire quel homme, — de quelle valeur, morale ou sociale, et digne de quels regrets ou de quels souvenirs, — il y avait dans un auteur.


F. BRUNETIÈRE.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIÈRE.

  1. Discours prononcé aux obsèques de M. Victor Cherbuliez, le 4 juillet 1899.