Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1913

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1950
14 juillet 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nos lecteurs ont été sans doute plus affligés que surpris des nouveaux incidens balkaniques. Ils présentent l’humanité sous un triste jour, mais ils sont logiques, et, s’ils ne s’étaient pas produits aujourd’hui, ils l’auraient fait demain, ou après-demain. L’imagination populaire, qui a chez nous la puissante, mais décevante faculté de voir les choses comme elle les désire, avait inventé des alliés de fantaisie qu’une aspiration commune, généreuse et libératrice, avait tournés et précipités contre la Turquie dans une nouvelle croisade en vue de l’affranchissement de la Macédoine. Croisade si l’on veut ; celles d’autrefois n’ont pas été non plus toujours édifiantes ; mais les croisés du xie siècle ignoraient, en partant pour la Terre Sainte, quels sentimens encore obscurs l’intervention de la politique développerait en eux, tandis que les croisés du xxe savaient fort bien d’avance ce que deviendrait leur alliance, dès qu’ils seraient en présence d’un butin à se partager. Ils avaient les uns pour les autres une haine historique, atavique, des mieux conditionnées, qui devait se traduire, à la première occasion, en un conflit sanglant. La seule question était de savoir si l’événement fatal ferait explosion tout de suite ou un peu plus tard. Il y avait des présomptions dans un sens et dans l’autre ; en fin de compte, l’impatience bulgare l’a emporté ; le choc s’est produit, et la belle, mais complaisante idylle, dans laquelle les esprits s’étaient naïvement complu, s’est dissipée du jour au lendemain. Les libérateurs de la Macédoine s’en disputent les morceaux, et Salomon lui même aurait de la peine à prononcer entre eux sa sentence, car, aussi bien les uns que les autres, ils aimeraient mieux que la proie fût anéantie qu’attribuée à l’ennemi. Le mot d’ennemi est, en effet, celui qu’ils emploient pour se désigner mutuellement.

Dire que l’événement était inévitable dans un temps donné n’est pas l’excuser, ni encore moins justifier la manière dont il a fait explosion. Nous avons vu bien des violations plus ou moins odieuses du droit des gens : aucune ne l’est plus que la perfide agression des Bulgares contre les Serbes et les Grecs, et malheureusement, il n’y a pas de doute que le coup n’a eu rien de spontané ; il a été préparé de longue main, calculé avec soin, exécuté avec audace. Cependant les négociations continuaient et les divers gouvernemens se tournaient tous du côté de Saint-Pétersbourg où ils semblaient voir, dans l’empereur Nicolas, l’arbitre de leurs différends. Après avoir longtemps discuté et disputé, ils en étaient venus au point d’accepter, ou peu s’en fallait, l’arbitrage sans conditions : les engagemens antérieurs seraient, disait-on, interprétés largement. On en était là, les apparences étaient favorables, le calme était presque revenu dans les esprits, lorsque, subitement, l’armée bulgare a attaqué les armées serbe et grecque au point précis où avait eu beu leur jonction et avec l’intention évidente de les séparer. Les fusils ne sont pas partis tout seuls ; ceux qui les ont tirés savaient fort bien ce qu’ils faisaient ; ils avaient choisi l’endroit et l’heure de leur agression. On a besoin de se rappeler le mot de Bismarck, que l’indignation n’est pas un sentiment diplomatique, pour ne pas s’y livrer tout entier. Nul ne peut prédire quelle sera la suite des événemens, comment ils se dérouleront, à quoi ils aboutiront ; mais, quel qu’en soit le dénouement, l’acte initial du gouvernement et de l’armée bulgares restera sur eux une tache qui ne s’effacera pas aisément. Hier encore, les Bulgares étaient les héros des Balkans ; on admirait ce petit peuple, si courageux, si énergique ; on applaudissait son roi, si habile, si perspicace, si opportun dans ses déterminations. Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? On aurait tort sans doute, après avoir exagéré dans un sens, d’exagérer dans l’autre. La Bulgarie demeurera toujours un des facteurs essentiels de la politique des Balkans ; mais la légende chevaleresque qu’on lui avait faite est dissipée. À travers le soldat tenace et intrépide qui conserve ses qualités, on a aperçu le politique sournois et cauteleux qui ne connaît aucun scrupule et dont il faut se défier. En tout cas, — et sur ce point, dans la morale qu’il s’est faite, le gouvernement bulgare sera sans doute d’accord avec nous, — quand on tente un coup de main comme le sien, il faut le réussir et, jusqu’ici, le gouverment bulgare ne l’a pas réussi du tout. En quelque quarante-huit heures, il a, sinon perdu, au moins compromis la situation admirable qu’n avait dans les Balkans et en Europe. On s’est aperçu qu’il était moins fort qu’on ne le croyait, résultat fâcheux pour un gouvernement qui n’apprécie que la force et la met au-dessus de tout. Le prestige de la Bulgarie était grand ; il a baissé de plusieurs degrés dans l’estime du monde.

Nous ne raconterons pas les événemens militaires. Ils sont d’ailleurs encore trop confus pour qu’on puisse dire de quel côté la fortune inclinera définitivement sa balance. Mais les Serbes et les Grecs ont repris les positions qu’ils avaient perdues et ils soutiennent la lutte sans infériorité. Dans la colère, parfaitement légitime, du premier moment, les Grecs ont sommé de déposer les armes les Bulgares qui figuraient à côté d’eux dans l’occupation de Salonique. Les Bulgares s’y sont naturellement refusés, mais ils n’étaient pas en nombre et, après quelques heures de résistance, ils ont dû s’incliner devant l’emploi du canon. Les Grecs sont donc, pour le moment, les seuls maîtres de Salonique. Ce n’est d’ailleurs là qu’un incident dans une bataille qui se poursuit sur toute la ligne de front des trois armées. Le sang coule à flots. Les morts, les blessés, les prisonniers atteignent des chiffres très élevés. Lorsqu’on se bat entre frères ennemis, la fureur atteint tout de suite son maximum d’intensité. Les correspondances des journaux ne parlent que des atrocités qui ont été commises : elles sont épouvantables. On commence même à remonter plus haut et à avouer que, pendant la guerre contre les Turcs, ces atrocités ont atteint, notamment du côté bulgare, un niveau impressionnant. Malheureux pays que celui où le précepte de l’Évangile : Aimez-vous les uns les autres ! est remplacé par celui-ci : Massacrez-vous les uns les autres ! Il ne semble pas que la disparition du Turc modifie sensiblement des habitudes invétérées. Les principes d’humanité relative qui ont été introduits peu à peu dans la pratique de la guerre ne sont pas mieux respectés sur les bords du Vardar que les traités signés hier et dont l’encre n’est pas encore sèche. Aucune bonne foi, aucune loyauté. La première impression qu’on a éprouvée en Europe, à la nouvelle des événemens balkaniques, a été, — et nous souhaitons qu’on y persiste, — que, puisqu’il avait été impossible d’empêcher Bulgares, Serbes et Grecs de se jeter les uns sur les autres et de s’aborder à la baïonnette, il n’y avait qu’à les laisser s’entr’égorger en attendant le moment d’intervenir, soit entre un vainqueur et un vaincu, soit entre des adversaires également fatigués et épuisés. Avant tout, il fallait éviter que la guerre ne se généralisât, c’est-à-dire que les grandes Puissances ne fussent entraînées à y prendre part. Pendant la guerre des alliés balkaniques contre les Turcs, l’Europe est parvenue à localiser le conflit, à en limiter le champ clos, et à conserver elle-même, dans la paix, la liberté de ses mouvemens. Nous espérons qu’il continuera d’en être de même. Si les Balkaniques veulent à tout prix se battre, qu’ils le fassent, mais que l’Europe conserve son sang-froid et ne se croie pas obligée, pour des intérêts contestables et qui d’ailleurs se font équilibre, d’entrer dans un jeu aussi dangereux. Toutes les grandes Puissances sont pacifiques. Ni la France, ni l’Allemagne, ni l’Angleterre, ni l’Italie, n’ont d’intérêts assez grands ou assez urgens dans les Balkans pour être tentées de se départir de l’abstention. Quant à l’Autriche et à la Russie, leurs intérêts sont plus directs sans doute et plus pressans, parce qu’ils sont plus proches, mais elles ont plus de chances de les faire prévaloir par la diplomatie que par la guerre, avec les terribles hasards que celle-ci comporte. Que n’a pas obtenu l’Autriche, par la seule force de sa position et de sa détermination ? De larges satisfactions, de solides garanties lui ont été données. Aurait-elle obtenu davantage par d’autres moyens ? Rien n’est plus douteux. Toutes les guerres qui ont eu lieu dans le monde, depuis un demi-siècle et plus, ont été fertiles en surprises déconcertantes. Grande leçon de prudence pour les gouvernemens et pour les peuples ! Quant à la Russie, en plein développement économique, en pleine et prodigieuse croissance, elle a tout à attendre du temps. La paix aujourd’hui, à quelque point de vue qu’on se place, est donc conforme à l’intérêt bien entendu de toutes les grandes Puissances, et c’est pour cela qu’elle sera maintenue. Nous ne nous faisons d’ailleurs aucune illusion : si une seule Puissance croyait avoir plus à gagner à la guerre, la paix serait bien compromise. À coup sûr, le pacifisme n’est pas en progrès et l’accumulation croissante des forces militaires dans toute l’Europe montre bien ce qu’il faut en penser. Ce qui empêche la guerre d’éclater, c’est que chacun a le sentiment qu’elle serait incertaine dans ses résultats, mais effroyable dans son exécution et dans ses conséquences. Ce sentiment est excellent, puisqu’il retient : il faut l’entretenir avec soin en maintenant l’équilibre des forces qui est aujourd’hui la meilleure et probablement la seule garantie du maintien de la paix. Nous vivons dans un monde ultra-réaliste où la force règne en maîtresse, avec une telle clarté d’évidence que les aveugles seuls peuvent en douter.

À la politique d’abstention et de non-intervention, il faut pourtant faire une exception pour la Roumanie : si la guerre se poursuit dans les Balkans, — et comment ne s’y poursuivrait-elle pas ? — la Roumanie se prépare à y prendre part. Elle mobilise son armée. Mais il est juste de dire que, contrairement à certains exemples qui lui ont été donnés, elle n’a pris personne en traître : elle a très correctement avisé les grandes Puissances de l’Europe et les petits États des Balkans de ce qu’elle ferait dans l’hypothèse où la guerre éclaterait entre ces derniers. On dit qu’un homme averti en vaut deux. Si le fait est vrai de la plupart d’entre eux, il ne l’est pas des Bulgares : ils étaient avertis de ce que feraient les Roumains en cas de guerre, et cela ne les a pas empêchés de la déclancher avec une si extraordinaire imprudence qu’on ne trouve pas d’autre mot que celui de démence pour caractériser leur résolution. On verra dans un moment à quel péril ils se sont exposés. Quant à la Roumanie, sa résolution est si naturelle, si logique, si légitime, qu’il était facile de la prévoir, quand bien même elle ne l’aurait pas notifiée à l’Europe avec une parfaite loyauté. Au moment de la guerre des alliés balkaniques contre l’Empire ottoman, la Roumanie s’est abstenue. Peut-être s’en est-elle quelque peu repentie depuis. Elle n’avait pas prévu, et elle n’était pas la seule dans ce cas, ce que la victoire des alliés aurait de rapide et de foudroyant, ce que l’effondrement de la Turquie aurait de complet et de décisif. N’avait-elle pas le temps de voir venir les choses, de s’en accommoder, ou plutôt de les accommoder à ses intérêts essentiels ? Elle l’a cru ; elle s’est trompée. Les événemens ont déjoué ses prévisions. En tout cas, si la Roumanie avait jugé à propos d’intervenir, elle aurait dû le faire avant l’ouverture des opérations militaires ; elle aurait pu alors imposer ses conditions, sans que personne trouvât à y reprendre. La guerre une fois engagée, il n’en était plus de même. Quel que fût le sentiment secret, discret, des gouvernemens, à mesure que les hostilités se poursuivaient, les peuples s’étaient pris d’une telle admiration pour les alliés balkaniques, et cette admiration était doublée d’une telle sympathie que, si la Roumanie était intervenue à ce moment, ou si même elle avait mobilisé, elle aurait été un objet d’horreur ; on l’aurait accusée de frapper d’un coup de poignard par derrière les vaillans alliés, les chevaleresques chrétiens qui portaient le drapeau de la civilisation contre la barbarie ottomane. Dans cette lutte qu’on avait peut-être eu tort de laisser s’engager entre la Croix et le Croissant, la Roumanie aurait provoqué contre elle la réprobation universelle, si elle avait paru se prononcer pour celui-ci contre celle-là. Et c’est pourquoi, s’étant abstenue au début, elle devait le faire jusqu’au bout. Mais, lorsque la victoire des alliés a été un fait accompli, la situation a changé pour la Roumanie : elle a pu, sans faire scandale, songer à ses intérêts, ou plutôt parler en leur nom, car elle n’avait pas cessé d’y songer, et ces intérêts, elle les a définis en termes parfaitement clairs : elle les a fait consister dans l’équilibre balkanique.

La guerre avait eu un objet avoué qui était réalisé : elle avait assuré l’affranchissement des populations chrétiennes de la Macédoine, leur libération du joug ottoman. Ce grand résultat était acquis pour toujours ; la conscience du monde civilisé avait satisfaction. Restait seulement à savoir ce qu’on ferait des territoires arrachés aux Turcs et des races qui les habitaient. Une première solution, la meilleure sans doute, aurait été de faire de la Macédoine un nouvel État indépendant : elle avait été envisagée pro forma avant la guerre dans les traités passés entre les alliés ; mais, après, il n’en a plus été question ; la Macédoine est devenue tout de suite une proie à se partager. La Roumanie était dès lors en droit de dire qu’il y avait là une question nouvelle et que, sur cette question, elle avait quelque chose à dire et même, dans la solution qui y serait donnée, quelque chose à faire. Elle ne pouvait pas laisser se constituer à côté d’elle une puissance qui changerait, profondément, et à son détriment, l’équilibre sur lequel devait vivre le monde balkanique. Elle a donc demandé pour elle une compensation territoriale et, après des négociations qui ont paru longues parce qu’elles ont été par momens dangereuses, elle en a obtenu une Silistrie. L’Autriche, également amie de la Roumanie et de la Bulgarie, a certainement pesé sur les deux gouvernemens pour leur faire accepter cette transaction, mais c’est à Saint-Pétersbourg qu’elle a été conclue, par les bons offices du gouvernement russe. Nous avons à peine besoin de dire que la Roumanie a trouvé la compensation mince ; toutefois, elle s’en est contentée, s’en remettant à l’avenir de lui procurer l’occasion probable, ou même certaine, de grossir son lot.

L’occasion, par l’étrange et coupable aberration de la Bulgarie, n’a pas tardé à se présenter en effet. La guerre a éclaté de nouveau dans les conditions que l’on sait : avant qu’elle éclatât, la Roumanie a annoncé qu’elle ne s’en désintéresserait pas et qu’elle réservait sa liberté d’action. Quoi de plus naturel ? La Bulgarie venait de montrer avec éclat, par son agression contre les Serbes et les Grecs, qu’elle avait encore de grandes ambitions et qu’elle était résolue à les satisfaire par tous les moyens, per fas et nefas. Elle voulait, comme nous le disions il y a quinze jours, jouer dans les Balkans le rôle du Piémont en Italie et de la Prusse en Allemagne, en d’autres termes, devenir la puissance dominante et régnante sur toute la péninsule. Mais alors, que deviendrait l’équilibre balkanique ? Si les projets de la Bulgarie devaient se réaliser, la Roumanie verrait se former sur sa frontière méridionale une puissance redoutable par son étendue et son esprit de conquête : assisterait-elle impassible à l’événement ? Elle n’a pas cru le pouvoir, elle a mobilisé. Que fera-t-elle ultérieurement ? nous n’en savons rien ; entre ce qu’on dit un jour et ce qu’on fait le lendemain, il y a parfois quelque différence ; pour le moment, son langage est des plus corrects. La Roumanie continue d’invoquer, comme principe de sa politique, le maintien de l’équilibre, ce qui veut dire que si la Bulgarie échoue dans la réalisation de ses projets, elle n’aura peut-être rien à réclamer pour son propre compte ; mais que si la Bulgarie réussit, si elle est ictorieuse, si elle absorbe la Macédoine, une nouvelle et importante compensation lui sera due à elle-même : et pour être plus sûre de l’avoir, elle se dispose à la prendre.

Qui ne voit maintenant le danger, dont nous avons parlé plus haut, auquel la Bulgarie s’est exposée ? Vaincue, elle perdra une notable partie de la Macédoine. Victorieuse, elle perdra peut-être le quadrilatère : en tout cas, elle sera obligée de céder à la Roumanie autant de territoire qu’elle en aura conquis, sinon plus. Obligée, disons-nous, et en effet la Bulgarie, aujourd’hui, n’est pas de force à résister à la Roumanie qui a une armée toute fraîche, nombreuse, bien outillée, parfaitement organisée et qui, dans peu de jours, sera complètement sur pied. Encore si elle n’avait affaire qu’à la Roumanie ! Mais que d’ennemis, — mettons, si l’on veut, d’adversaires, — elle a ameutés contre elle ? La Serbie, la Grèce, la Roumanie, peut-être la Porte ! On commence à s’agiter à Constantinople ; on s’y demande si le dernier mot a été dit sur la guerre, puisque, aussitôt finie, elle recommence. La poUtique ottomane a toujours été amie des lenteurs parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver et que, dans les momens les plus difficiles, les plus désespérés même, une chance heureuse peut tout à coup surgir ? Pendant toute la durée de la guerre, la Porte s’est demandé anxieusement si cette chance ne surgirait pas ; elle n’ignorait pas à quel point les alliés se détestaient entre eux, beaucoup plus assurément qu’ils ne la détestaient elle-même ; quelque brusque rupture ne se ferait-elle donc pas entre Serbes et Bulgares, entre Bulgares et Grecs ? Elle ne s’est pas faite ; les alliés sont restés jusqu’au bout fidèles les uns aux autres, et la Porte a succombé. Mais ce qui ne s’est pas produit pendant la guerre a eu lieu immédiatement après ; les alliés sont devenus des ennemis et, quelque bas qu’elle soit tombée, la Porte se demande si elle n’a pas encore un rôle à jouer. Tout arrive, disait Talleyrand, le tout est de vivre : la Porte n’est pas encore tout à fait morte en Europe. Telle est la coalition qui, par la faute de la Bulgarie, s’est formée ou est en voie de se former contre elle. Une ictoire immédiate et écrasante aurait pu seule, peut-être, parer au péril qui en résulte pour elle, et sans doute la Bulgarie y comptait bien, car elle méprisait ses adversaires. La victoire attendue ne s’est pas encore produite. Alors la Bulgarie a proposé de s’arrêter, a demandé des interventions, un arbitrage, une médiation. Trop tard ! La Serbie et la Grèce ont rompu avec elle les relations diplomatiques, ce qui équivaut à une déclaration de guerre, et la Roumanie entre en scène. L’enthousiasme à Belgrade, à Athènes, à Bucarest est immense. À supposer qu’ils voulussent y résister, les gouvernemens seraient débordés, entraînés. Et pourtant, aujourd’hui que les prétentions de la Bulgarie seraient sans doute moins grandes et en tout cas que ses moyens, pour les soutenir, seraient sensiblement diminués, la sagesse serait de s’arrêter et de conclure. Mais la parole n’est pas aux sages, elle est aux violens.

Il faut d’ailleurs se rendre compte de la situation intérieure de la Roumanie : les derniers événemens l’ont assez sensiblement modifiée. La Roumanie est gouvernée depuis quarante-sept ans par un prince, et depuis vingt-sept, par un roi intelligent, habile, heureux, qui a largement contribué au développement économique, industriel, politique et moral du pays. Celui-ci, quel que soit l’avenir, ne saurait lui témoigner trop de reconnaissance pour le passé. Dans la politique étrangère en particulier, le roi Charles a montré une réelle supériorité, et le peuple roumain lui abandonnait volontiers la direction des affaires, persuadé qu’elles seraient toujours bien faites. Mais tout change avec le temps, et le peuple roumain se demande à présent si la politique qui a été suivie jusqu’ici est encore la meilleure à suivre désormais. Le roi Charles, qui appartient à la famille Hohenzollern, n’a pas oublié ses origines : aussi a-t-il été toujours considéré comme le représentant du germanisme en Orient et ses affinités politiques ont-elles incliné ses tendances du côté de la Triple-Alliance. L’Autriche étant devenue elle-même, depuis le traité de Berlin, un représentant de la même politique, l’entente entre Vienne et Bucarest a été bientôt un fait constant et patent. On s’était habitué à voir la Roumanie manœuvrer avec l’Autriche et avec l’Allemagne. Cette politique, qui a pu avoir sa justification, autrefois, dans des circonstances périmées depuis, soulève maintenant des critiques. La situation de l’Autriche n’est plus la même en Orient et on se souvient à Bucarest que, dans la monarchie dite dualiste, mais qui est composée de beaucoup plus que de deux morceaux et de deux races, il y a, en Transylvanie, trois millions de Roumains qui y constituent une sorte de Roumanie irredenta. C’est pourquoi l’opinion s’est peu à peu détachée de l’Autriche et la politique du Roi, telle du moins qu’elle s’est comportée jusqu’à ce jour, ne rencontre plus dans l’opinion la même faveur unanime. Les déceptions causées par la guerre turco-balkanique, déceptions dont nous avons parlé plus haut, ont fait sentir la nécessité d’un contrôle sur la politique extérieure du pays, qui était, trop exclusivement peut-être, celle du Roi. Ce sont là des élémens nouveaux avec lesquels il faut compter.

On ne semble pas s’en être tout de suite rendu compte à Vienne. L’habitude y était si bien prise de considérer la Roumanie comme faisant partie du système autrichien, que l’idée d’un désaccord, ou même d’une politique personnelle et distincte qui prévaudrait à Bucarest, n’entrait pas dans les esprits comme une possibilité prochaine. La quiétude était complète. Aussi la surprise a-t-elle été grande lorsqu’on a vu la Roumanie annoncer l’intention de mobiliser et la réaliser incontinent. Nous avons dit déjà qu’un des inconvéniens de la discorde entre les pays balkaniques était une diminution de leur indépendance vis-à-vis des grandes Puissances : ils cherchent des appuis au dehors, dont ils n’auraient pas eu besoin, s’ils étaient restés unis. La Bulgarie en a cherché un du côté de l’Autriche, dans la pensée que cette politique lui assurerait par contre-coup, sinon le concours, au moins la neutralité bienveillante de la Roumanie. La désillusion n’a pas été longue à venir : la Roumanie est sortie de l’orbite autrichien, et elle arme. L’opinion autrichienne en a éprouvé une surprise, une émotion dont les journaux se sont faits naïvement les interprètes. Le fait, étant inattendu, n’en a frappé que davantage. On y a vu, pour la Roumanie, une sorte d’affranchissement. Il y a, dans la politique en général, et dans celle de l’Orient en particulier, un si grand nombre d’oscillations en sens divers qu’il convient d’attendre quelque temps encore pour voir si la politique roumaine se déterminera définitivement dans le sens où elle s’engage. Naturellement, on travaille à Vienne à rapprocher la Roumanie et la Bulgarie et on y conseille à celle-ci de faire à celle-là des concessions immédiates qui la satisfassent et l’apaisent ; mais les exigences de la Roumanie sont grandes ; sans doute même elles grandiront encore ; il n’est pas probable que la Bulgarie les accepte amiablement. La mobilisation roumaine, par son ampleur même, annonce une ambition que la cession de quelques lambeaux de territoire ne rassasiera pas.

On accuse l’Autriche d’avoir poussé les pays balkaniques les uns contre les autres et, comme on dit, d’avoir troublé l’eau pour y mieux pêcher. On accuse aussi la Roumanie d’avoir des desseins secrets. Nous ignorons les dessous de la politique autrichienne, mais ce dont nous sommes bien convaincus, c’est qu’elle n’avait nul besoin d’exciter les peuples balkaniques pour qu’ils entrassent effectivement en conflit. La difficulté était de les retenir et non pas de les pousser à la violence : si l’Autriche les y a poussés, elle s’est donné une peine assez inutile. Pour ce qui est de la Roumanie, nous avons expliqué sa politique ; elle est d’une limpidité parfaite. Rien ne prouve que l’Autriche ni surtout que la Roumanie aient jeté de propos délibéré des germes de discorde dans les Balkans : il y en avait en abondance, ils ne demandaient qu’à se développer. Mais si l’Autriche et la Roumanie profitent, ou cherchent à profiter des occasions qu’on leur donne avec une inconsciente légèreté, nous dirons franchement que rien n’est plus naturel. La faute n’en est pas à elles : elle est aux pays balkaniques eux-mêmes et plus particulièrement à la Bulgarie.

Tout le monde n’a pas ici, et pour cause, le même désintéressement que la France et, d’une manière plus générale, que les pays de la Triple Entente. L’Angleterre pratique la même politique que nous et y a le même mérite ; la Russie y en a un encore plus grand, car elle a de vieux et de grands intérêts dans les Balkans ; mais si elle ne peut pas renoncer à ces intérêts, elle les a du moins toujours mis d’accord avec les intérêts généraux, c’est-à-dire avec ceux de la paix. Rien de plus généreux que la spontanéité avec laquelle elle a proposé son arbitrage : que ne l’a-t-on accepté ? Nous espérons qu’on y reviendra un jour, sous une forme ou sous une autre, et que ce jour est prochain ; mais il y aura eu du temps perdu et du sang versé. Il y aura eu enfin, ce qui est plus grave, un immense scandale donné au monde et une atteinte criminelle portée à la conscience de l’humanité.


L’intérêt, l’importance des événemens d’Orient ne doivent pas nous détourner de notre politique intérieure dont les incidens ne manquent non plus ni d’importance ni d’intérêt. La place nous fait malheureusement défaut pour en parler aujourd’hui comme nous le voudrions. Contentons-nous de dire que, malgré quelques défaillances de détail, la discussion de la loi militaire se poursuit à la Chambre dans de bonnes conditions : le Gouvernement et la Commission continuent de défendre le projet de loi de trois ans avec énergie, avec éloquence, avec succès. La discussion semblait épuisée, il y a quinze jours : elle a cependant recommencé, avec une grande puissance dans l’attaque et dans la défense, à propos de l’amendement ou plutôt du contre-projet de MM. Messimy et Paul-Boncour. C’est, on le savait, autour de ce projet que l’opposition devait donner son plus grand effort. Elle avait renoncé, en effet, à faire repousser purement et simplement le projet du gouvernement, parce qu’elle avait désespéré d’y réussir ; elle reconnaissait elle-même, soit par tactique, soit par conviction, qu’il y avait quelque chose à faire ; mais, demandait-elle, ne pouvait-on pas faire moins que ce que proposait le gouvernement ? Était-on vraiment obligé d’imposer au pays le service de trois ans ? Deux ans et demi, un peu plus, un peu moins, ne suffisaient-ils pas ? Et on donnait des chiffres ! Et on s’y perdait !

C’est le système de la rallonge, baptisé de ce nom par M. Caillaux. Il a été soutenu, avec habileté et avec talent, par ses deux auteurs, mais il a été combattu par la Commission et par le Gouvernement avec un plein succès. M. Adrien de Montebello, vice-président de la Commission, a parlé avec une puissance d’argumentation qui a frappé la Chambre et avec une émotion qu’elle a partagée. Son argument principal, qui a été très simple, n’en a été que plus probant. En maintenant la classe de 1910 sous les drapeaux pendant six mois, ou pendant cinq, ou pendant quatre, sans doute on conjure, au cours de l’hiver, le danger auquel nous exposerait notre infériorité numérique à l’égard de l’Allemagne, mais cette infériorité se retrouverait tout entière au printemps. — Nous voulons, nous, a dit M. de Montebello, conjurer le danger pendant toute l’année. — Et, en effet, ce danger n’est pas moins grand au printemps qu’en automne ou en hiver : probablement même il l’est davantage. M. de Montebello a rappelé les illusions éprouvées et les erreurs commises par l’opposition à la fin de l’Empire, lorsqu’on discutait comme aujourd’hui une loi militaire, et il a dit que la génération de cette époque les avait pleurées plus tard en larmes de sang. Que la génération actuelle n’y retombe pas : elle n’aurait pas les mêmes excuses et elle aurait les mêmes remords ! Le projet Messimy-Paul Boncour a été repoussé par 46 voix : quelques jours après, l’article essentiel de celui du Gouvernement et de la Commission a été adopté par 116. La loi réunira donc une grande majorité. Il est fâcheux seulement que, par un vote inconsidéré qui impose à tous les Français valides le service de trois ans égal et effectif, la Chambre ait ébranlé le système du Gouvernement et de la Commission. C’est là une de ces défaillances dont nous avons parlé plus haut : espérons qu’elle est réparable.

M. le président du Conseil, qui a pris une part personnelle, active, et brillante, à la discussion du projet de loi, a été amené à parler de l’odieuse propagande antimilitariste qui a été faite dans les casernes et n’y a malheureusement pas été sans quelque efficacité. À deux reprises différentes, M, Barthou a mis en demeure M. Jaurès de désavouer cette propagande et M. Jaurès s’est tu : ce silence le juge. Quant à M. Barthou, il a qualifié cette propagande de criminelle et ceux qui s’y livrent de malfaiteurs ; enfin, il a directement découvert la Confédération générale du Travail à laquelle il en a attribué l’initiative et la responsabilité. Si la Confédération générale, a-t-il dit, est légale dans son organisation, elle est coupable dans ses actes, et ces actes seront punis avec toute la rigueur des lois, de toutes les lois. Ce ne sont pas là des paroles en l’air : le matin même, une douzaine d’anarchistes avaient été arrêtés pour aller en rejoindre d’autres sous les verrous. Cela veut dire, évidemment, que les perquisitions opérées ont produit des résultats et que les poursuites sont aujourd’hui sur un terrain ferme. L’énergie de l’orateur, sa résolution, son éloquence ont fait sur la Chambre une impression profonde : elle a éclaté en applaudissemens frénétiques et voté l’affichage du discours. Qu’est-ce que cela prouve, sinon que les paroles de M. Barthou étaient attendues et qu’elles ont soulagé les cœurs du poids qui, depuis trop longtemps, les opprime ? M. Barthou a parlé en chef de gouvernement et en patriote : les actes annoncés suivront certainement. Qu’on nous passe le mot : la partie est engagée. L’accueil fait à M. le président du Conseil par la Chambre, analogue à celui qui lui avait été fait quelques jours auparavant par le Sénat, a montré qu’il avait le Parlement avec lui : et, derrière le Parlement, il a le pays.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

---