Chronique de la quinzaine - 14 juin 1853

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Chronique n° 508
14 juin 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juin 1853.

Reprenons cette longue et éternelle histoire des affaires d’Orient où s’absorbent désormais tous les événemens, toutes les préoccupations secondaires de la politique. Rien n’est vraiment plus curieux que de voir comment les complications s’enchaînent au point de mettre en présence les plus puissans intérêts, comment les questions se nouent, se développent et se révèlent tout à coup dans une redoutable gravité, suspendant l’épée, la fatale épée des combats, sur la paix, la sécurité, les relations des peuples. En quelques jours, les péripéties se succèdent, les perspectives les plus extrêmes et les plus sombres se dévoilent. L’incident de la veille n’est point connu, qu’on attend avec une fébrile impatience L’incident du lendemain, l’opinion publique passe par toutes les alternatives de la confiance et d’une crainte souvent démesurée ; les valeurs du crédit subissant les plus brusques et les plus étranges variations, comme s’il ne restait plus d’autre issue qu’un conflit gigantesque, uni, sans doute, la situation où les derniers actes de la diplomatie russe ont placé le continent est loin d’être facile et d’une favorable apparence. On pourrait même dire à ce propos que l’Europe n’est pas heureuse. Quand elle n’est point secouée jusque dans les fondemens de sa constitution intérieure, il faut qu’elle tienne tête à des épreuves d’un autre genre ; lorsqu’elle est remise à peine de ses commotions récentes, les diversions extérieures s’élèvent. Il y a cependant une réflexion qu’il faudrait faire, c’est que ce n’est point avec des paniques d’opinion et de crédit qu’il est possible de faire face à des complications comme celles qui viennent de naître. Les paniques ne résolvent rien et n’aident à rien résoudre ; elles ne sont que les coups de tête de la faiblesse. Il est des questions devant lesquelles les peuples ont besoin de se conduire avec un peu plus de sang-froid, lorsque les occasions souveraines viennent pour eux de s’interroger sur ce qu’ils peuvent et ce qu’ils doivent, comme, en ce moment. Les affaires d’Orient en effet, on ne l’ignore pas, se sont rapidement compliquées dans ces derniers jours, et sont entiers dans une phase nouvelle. Il ne s’agit plus maintenant de négociations régulières. Entre la Russie et la Turquie ; il y a une rupture à peu près complète, qui n’est momentanément suspendue que par l’envoi d’un courrier de Saint-Pétersbourg à Constantinople pour porter l’ultimatum définitif du tsar. Ce n’est que dans quelques jours que le résultat de cette dernière démarche peut être connu. Il faut bien le dire d’ailleurs, à moins d’un revirement peu probable dans la politique de l’une des deux parties, ce résultat n’est point douteux ; il ne peut être qu’un nouveau refus du divan de souscrire aux conditions du cabinet de Saint-Pétersbourg. En même temps, tandis qu’on est à scruter les secrets des mouvemens militaires de la Russie à Sébastopol ou sur les frontières des principautés du Danube, la Turquie organise sa défense ; elle lève des années, réunit ses contingens de terre et de mer. D’un autre côté, la France et l’Angleterre, agissant en commun, viennent d’expédier à leurs flottes l’ordre de se rapprocher des Dardanelles, c’est-à-dire du théâtre même des événemens, de telle sorte que dans les circonstances actuelles le dénouement de cette situation extrême ne saurait tarder. Mais si dans cet intervalle de quelques jours à peine il y a place pour toutes les résolutions violentes, il y a aussi place, nous osons le croire, pour les conseils de la sagesse, pour les interventions modératrices, pour les solutions pacifiques : et puisque cette courte trêve nous est laissée, c’est le moment de jeter encore une fois un coup d’œil sur l’ensemble de ces complications, d’en ressaisir rapidement le point de départ, la généalogie, le caractère et la signification dans la situation actuelle de l’Europe.

La portée, réelle de la dernière intervention de la Russie à Constantinople a été jusqu’ici plutôt présumée que connue au juste. Aujourd’hui les notes diplomatiques, les communications du prince Menchikof, les propositions dont il était porteur, les réponses du divan, tous ces documens divers ont été divulgués, et il n’est plus permis de se méprendre sur le caractère de cet incident, qui, de quelque manière qu’on l’envisage, constitue une des entreprises les plus considérables et les plus étranges tentées dans ce siècle au point de vue international. C’est le 28 février, on ne l’a point oublié, que le prince Menchikof arrivait à Constantinople. L’objet de sa mission était-il connu des cabinets de l’Europe ? Il était connu sans doute d’une manière générale ; il faut bien pourtant que le dernier mot, le véritable mot de cette mission n’eut point été dit, puisque les gouvernemens eux-mêmes ont fini par partager l’incertitude de l’opinion publique et par seconder la résistance de la Porte ottomane ; lorsque le cabinet anglais, par exemple, s’était montré à l’origine assez indifférent sur cette question. C’est par une première note du 16 mars que le prime Menchikof exposait les griefs du gouvernement russe en laissant pressentir par quelques paroles générales les demandes qu’il avait à faire prévaloir ; peu après, ces indications générales prenaient la forme plus précise d’une convention diplomatique dont l’envoyé russe soumettait le projet au divan. Le cabinet turc usait dans cette circonstance d’un moyen dont il a souvent usé, il temporisait ; peut-être aussi cette temporisation n’avait-elle pour but que d’attendre l’arrivée des ambassadeurs d’Angleterre et de France, afin de savoir au juste la mesure des résolutions qu’il pourrait prendre. Il en était ainsi lorsque, le 19 avril, le prince Menchikof renouvelait plus impérieusement ses instances, en précisant encore ses réclamations, qui portaient sur l’ensemble des difficultés nées à l’occasion des lieux saints et sur la signature de la convention déjà proposée, par lui, convention destinée à garantir par un engagement diplomatique l’existence des privilèges et immunités dont jouissent les églises grecques. Cette garantie forme l’article 1er du projet de traité russe, et, à vrai dire, quelque importance que puisse avoir le reste ; tout le traité est là, comme toute la mission du prince Menchikof est dans cette convention elle-même, qui aurait pour effet de constituer le protectorat de la Russie sur onze millions de sujets du sultan. Quant à l’affaire des lieux saints, la Porte ottomane rendait immédiatement des firmans qui faisaient droit à toutes les réclamations de l’envoyé russe. Pour le projet de traité, le cabinet turc s’est tenu dans la plus grande réserve, ne voulant point consentir à faire entrer dans une convention diplomatique, ce qu’il considérait comme un objet d’administration intérieure, dépendant uniquement de la prérogative souveraine du sultan. C’est alors que s’est produit, à la date du 5 mai, ce qu’on a nommé l’ultimatum du prince Menchikof, qui ne laissait plus à la Porte ottomane que quelques jours de délai. On sait le reste. Le cabinet ottoman a refusé de se soumettre aux conditions, de la Russie, appuyé dans cette résolution par la France et par l’Angleterre. Le prince Menchikof a quitté Constantinople sans avoir atteint le but de sa mission et en laissant le gouvernement turc sous la menace d’hostilités imminentes. La question est de savoir si, dans les propositions que le tsar vient, en ce moment même, de faire parvenir à Constantinople, il y a des modulations de nature à faciliter une transaction qui mette à couvert l’honneur et l’indépendance de l’empire ottoman.

Qune faut-il maintenant conclure de ce résumé des faits les plus récens ? Il est bien évident en premier lieu, comme nous l’avons dit déjà, que l’affaire des lieux saints était le moindre objet de la mission du prince Menchikof. Chose, étrange, même, c’est justement au moment où la Russie recevait pleine satisfaction sur ce point que la querelle s’est envenimée et a pris les proportions les plus extrêmes. Si, d’un autre côté, l’empereur Nicolas avait principalement en vue de protéger les populations de religion grecque dans leur culte, dans leurs immunités religieuses, le gouvernement turc s’offre de lui-même à reconnaître, de nouveau, à sanctionner ces immunités : il s’engage solennellement à les maintenir comme il les a maintenues jusqu’ici. Dans les derniers momens encore de la mission du prince Menchikof, le ministre des affaires étrangères du sultan, Rechid-Pacha, consignait dans une note diplomatique l’assurance qu’il ne serait point touché aux privilèges religieux des chrétiens grecs. Il ajoutait que les populations grecques bénéficieraient nécessairement de toute immunité nouvelle qui pourrait être accordée à une autre communion, qu’elles auraient toujours en un mot le traitement le plus favorisé, puisqu’on transporte dans ces matières le langage des conventions commerciales ! Ce qu’il y a de plus extraordinaire, cest que le prince Menchikof a protesté contre cette déclaration même, en tant, il est vrai, qu’elle ne s’appliquerait point au maintien de tous les privilèges autres que les privilèges religieux dont jouissent les églises grecques. Or c’est là peut-être le côté réellement délicat de cet étrange différend. Les communautés grecques, en effet, ne jouissent pas seulement d’immunités religieuses ; ces immunités entraînent avec elles, d’après les anciennes concessions des sultans, la juridiction administrative et civile des patriarches sur tous les membres de leur communion. Cela seul ne suffit-il pas à démontrer ce qu’aurait d’exorbitant le protectorat réclamé par le représentant du tsar ? Ce n’est plus seulement dans les affaires de la religion que la Russie se trouverait la protectrice des populations grecques en vertu d’un droit diplomatiquement reconnu, c’est dans tout ce qui constitue la vie civile et administrative de ces populations, et alors que resterait-il de l’autorité du sultan ? La souveraineté se trouverait déplacée et passerait tout entière aux mains du tsar ; le démembrement de l’empire ottoman ne s’opérerait point à coups de canon, par la force des armes : il serait consommé sans bruit, par la simple signature d’un traité qui appellerait la Russie au partage de la suzeraineté sur onze millions de sujets turcs. C’est ce qui fait que le divan ne pouvait, sous peine d’accepter sa déchéance, souscrire aux conditions du prince Menchikof. Si la Russie ne tient qu’à la conservation de ce qui existe, à quoi bon un nouveau traité ? Afin, dit-on, de rendre cet état plus stable et de le soustraire aux caprices de la politique ottomane ? Soit ; tout cela est possible, tout cela a pu entrer dans les vues de la politique russe, mais cela n’explique point comment l’empereur Nicolas tirerait un motif de guerre uniquement de ce qu’un traité de ce genre n’entrerait point au même degré dans les convenances de la Porte ottomane. Il y a des esprits, nous ne l’ignorons pas, aux yeux desquels tous ces conflits ne sont qu’une phase nouvelle de la lutte entre le christianisme et l’islamisme, et alors leur choix est fait naturellement. S’il en était ainsi, quel homme en Europe n’aurait aussi bientôt fait son choix ? Quel est celui qui ne préférerait voir le christianisme dominer sur le Bosphore, civiliser et rajeunir les provinces de la Turquie européenne ? Au fond, ce n’est là qu’une thèse sans application pratique bien actuelle. Quel sera le jour de la chute de la puissance ottomane en Europe ? Par quoi sera-t-elle remplacée ? C’est un mystère pour tout le monde. Quant à nous, nous inclinerions à croire que le meilleur moyen de résoudre ce formidable problème, ce serait de laisser les populations chrétiennes elles-mêmes de ces contrées grandir, s’élever et fermer des agrégations nouvelles arrivant graduellement à une certaine indépendance sous la suzeraineté du sultan jusqu’au jour de leur plein affranchissement. Peut-être devrait-il en être ainsi par des raisons de justice pour ces populations d’abord, et en outre parce que les démembremens où toutes les ambitions viennent se satisfaire ne profitent guère à ceux qui les accomplissent. Un grand empire, même quand il est tombé dans la prostration, n’est point aussi facile à tuer et à dépouiller qu’on le pense. On croit agir dans un intérêt de civilisation, et on se crée des embarras par des distributions capricieuses, par des dominations arbitraires, par le morcellement des nationalités et des territoires. Il y a dans ces exécutions un abus de la force qui laisse toujours des traces profondes et durables. La question n’est point là d’ailleurs pour le moment ; elle est tout entière dans ce fait étrange d’une tentative isolée et violente d’usurpation poursuivie par un état puissant contre un état faible.

Rien donc ne saurait légitimer l’intervention agressive et menaçante de la Russie à Constantinople ; elle n’a point à invoquer un droit violé ou méconnu : ce droit n’existe pas ; elle n’a point à poursuivre dans un but d’humanité la réparation de violences commises contre les populations grecques : ces violences n’ont point été exercées. Le protectorat qu’elle prétend s’attribuer, les populations ne le réclament même pas. En dehors de ces considérations que reste-t-il cependant ? Il reste un fait malheureusement très réel et très puissant, c’est l’ambition juste ou non d’un grand empire, c’est la tendance obstinée, incessante de la politique russe à étendre son influence en Orient, à se rapprocher à travers tous les obstacles, par tous les moyens, de Constantinople, pour s’y asseoir et y dominer. C’est le but constant poursuivi depuis un siècle souvent d’une manière souterraine, d’autres fois avec éclat comme aujourd’hui ; mais ici ce n’est plus seulement une question turque, c’est une question européenne. À vrai dire, c’est peut-être la situation du continent qui a inspiré au tsar la pensée du coup de fortune récemment tenté à Constantinople. Il a pu supposer qu’à l’issue de trois ou quatre années de révolutions qui ont laissé le sol encore mal affermi, les élémens de résistance ne pouvaient être bien efficaces ; il a dû croire qu’il y avait entre les gouvernemens de l’Occident bien des causes de méfiance et de froideur qui les empêcheraient de s’entendre. Ces causes peuvent exister sans doute. Au-dessus de ces disséminions cependant il y a l’intérêt européen ; c’est cet intérêt qui a rallié la France et l’Angleterre dans une action commune, et c’est cette union qui est pour le moment la garantie la plus réelle de la paix, parce qu’après tout deux puissances de cet ordre qui marchent ensemble, ayant le droit avec elles, sont toujours sûres d’être entendues quand elles sont décidées à pousser la modération jusqu’où elle peut aller, jusqu’à la limite où elle ne serait plus que l’abandon d’un intérêt universel. L’empereur Nicolas a pu espérer emporter facilement un succès diplomatique. Le but une fois manqué, comment essaierait-il encore de le poursuivre par les armes, lorsque son premier embarras, comme on l’a dit en Angleterre, serait de motiver sérieusement une déclaration de guerre ? Comment avec son intelligence politique et sa sagesse ne saisirait-il pas les occasions de transaction qui ne peuvent manquer de s’offrir ? Seulement le difficile est de savoir sur quel terrain et sous quelle forme une transaction se produira. Après l’attitude qu’il a prise, après l’éclat d’une rupture solennelle, il n’est point impossible que le gouvernement russe ne croie de sa dignité de faire quelque démonstration contre la Turquie, déjà même on parle de l’occupation des principautés danubiennes. Nous restons néanmoins persuadés encore que les hostilités, s’il y en avait, ne dépasseraient point cette limite, et qu’il ne peut sortir de là qu’une négociation nouvelle de nature à aplanir ces complications épineuses. Qui donc aujourd’hui oserait assumer la responsabilité d’une conflagration universelle ? Chose singulière cependant, ne voit-on pas comment, lorsque les passions, les ambitions, les entraînemens font invasion dans la politique, la sagesse devient difficile, comment la paix peut ne plus tenir qu’au moindre incident, à la moindre irréflexion ? Et dans quelles circonstances ces menaces viennent-elles peser sur l’Europe ? C’est lorsque la paix est dans l’instinct de tous les pays, lorsqu’elle est un besoin pour tous les intérêts. Il ne manquerait point assurément de causes politiques et morales de nature à exercer leur pression sur les gouvernemens dans la crise si malheureusement créée par la diplomatie russe ; mais il y a aussi cette masse de travaux, d’opérations industrielles, d’entreprises commerciales, dont le mouvement serait aussitôt suspendu au premier bruit d’un conflit européen. Jamais il n’y eut peut-être un contraste plus complet entre les nécessités, les tendances évidentes de la civilisation et les agitations arbitraires de la politique. Si l’on y réfléchit bien, ce contraste même est une des raisons qui doivent faire croire à la paix, non certes à une paix achetée par des sacrifices de dignité, et de prépondérance légitime, mais à une paix conforme aux intérêts de l’Europe comme aux tendances de la civilisation. Ce sont là à coup sûr des considérations auxquelles l’empereur Nicolas lui-même ne saurait rester étranger. Si la crise actuelle est une épreuve pour la politique de tous les pays, elle l’est surtout à notre sens pour la politique russe : il s’agit pour celle-ci, après tout, de savoir si elle est contre l’Europe et contre la civilisation.

On n’aura point de peine à croire que ces graves complications absorbent aujourd’hui l’attention et suppléent aux incidens intérieurs. Elles réagissent sur la politique comme sur les intérêts, qui reçoivent le contre-coup de toutes les péripéties orientales. On les retrouve partout, un peu sous toutes les formes, servant d’aliment aux conversations et à la presse. C’est l’unique préoccupation de ces derniers temps, préoccupation certes suffisamment justifiée, si l’on songe à tous les intérêts qu’un bruit hasardé, une nouvelle avidemment recueillie rassure ou compromet tour à tour. Quant à la politique purement intérieure, elle est aussi peu que possible en ce moment, féconde en incidens. Le corps législatif et le sénat ont seulement l’un et l’autre, terminé leurs travaux annuels. Un rapport du président du corps législatif à l’empereur est venu, par un usage nouveau, résumer les fruits de cette carrière de trois mois, et certes on ne pourrait dire qu’elle ait été stérile en votes de tout genre. Cent soixante-deux lois ont été délibérées et votées dans la session législative. Parmi ces lois, les principales, on le sait, sont celles sur les pensions civiles, sur le jury, sur l’état-major général de la flotte, sur divers chemins de fer, sans parler du budget. Mais n’est-ce point là vraiment une histoire rétrospective ? Complications au dehors, stagnation au dedans, tel est donc le double trait de la situation actuelle, et tandis que la politique passe par ces alternatives, revêt ces formes diverses, se ravive sous le coup d’événemens imprévus où s’allanguit dans l’absence de tout aliment intérieur, notre armée, indifférente à ces mouvemens, ou du moins placée assez loin pour ne ressentir que ce qui touche à la grandeur du pays, notre armée poursuit en Afrique une œuvre d’un autre genre, commencée depuis longtemps déjà ; elle travaille à soumettre les contrées encore rebelles. Une nouvelle expédition vient d’être entreprise dans la grande Kabylie, dans tous ces massifs où l’on a toujours craint de s’aventurer jusqu’ici. Cette expédition est commencée depuis quelques jours, et chaque étape nouvelle est marquée par quelque combat vaillamment livré, vaillamment soutenu contre une population belliqueuse. Toute cette guerre d’Afrique qui dure depuis plus de vingt ans, sauf quelques exceptions, ne compte point sans doute de grandes batailles ; mais ce qui est le plus remarquable, c’est cet héroïsme permanent, cette lutte de chaque instant contre tous les obstacles, contre des ennemis parfois invisibles ; c’est cette rude vie où l’on meurt souvent obscurément et presque sans gloire, et où les courages se trompent d’une manière particulière dans toutes les milles épreuves. Il y a eu des momens où tous les regards se tournaient, vers cette élite de soldats, et où on connaissait presque tous leurs noms ; il en est d’autres où l’attention est ailleurs : l’œuvre de la conquête ne se poursuit pas moins par les mêmes efforts et avec les mêmes succès. Un jour c’est Zaatcha, puis Laghouat, maintenant ce sont les combats de la grande Kabylie. Du reste, les résultats politiques de cette dernière expédition semblent devoir répondre à ce qu’on en attendait, en ce sens du moins que l’ascendant de nos armes amène la soumission de ces populations et leur fait sentir notre influence. La fin de l’expédition pourra mieux dire, ce qu’aura produit réellement à ce point de vue le passage de nos soldats dans la Kabylie.

De tous les genres d’activité qui peuvent rester en honneur dans notre pays, l’activité militaire, est celle peut-être qui est le moins sujette aux éclipses et aux défaillances ; elle s’entretient d’elle-même, elle suivit à tout parce qu’elle fait en quelque sorte partie du caractère national, et depuis plus de vingt ans cette Afrique dont nous parlons est comme le théâtre naturel où elle s’exerce, poursuivant un but unique, invariable au milieu des bouleversemens qui changent les destinées de la France. L’activité politique, par sa nature même, est plus disposée à subir parfois d’étranges désastres : tantôt elle s’exalte jusqu’au paroxysme, tantôt elle s’épuise et s’affaisse ; un jour elle s’étend à tout, le lendemain son domaine est singulièrement circonscrit ; elle fait des révolutions pour s’alimenter, et elle les expie en ne trouvant plus même le plus simple aliment. L’activité intellectuelle participe, sous plus d’un rapport, de l’activité politique : elle passe souvent par les mêmes phases ; elle projette partout sa lumière, ou ne ressemble plus parfois qu’à une flamme diminuée ; elle a les mêmes momens d’invincible puissance et d’affaissement singulier. N’y a-t-il pas d’ailleurs comme une intime et mystérieuse solidarité entre ce qui fait la vie politique et ce qui fait la vie intellectuelle ? L’esprit littéraire a cependant son indépendance et son mouvement propre qui ne tient point essentiellement à un régime politique : il survit ou revit sans cesse et recommence son œuvre. Il y a même des momens, après les périodes agitées et traversées par toutes les révolutions, où il semble que l’intelligence voie s’ouvrir devant elle, une nouvelle carrière, parce qu’il y a dans toutes les âmes un besoin de mettre un peu d’ordre dans les idées, dans les croyances, dans les jugemens. Soixante ans d’histoire sont derrière nous : tous les souffles ont régné dans l’atmosphère ; les tendances les plus opposées se sont succédé, des efforts de tout genre ont été lentes, des influences diverses ont dominé, plusieurs générations d’hommes ont disparu. Trois ou quatre régimes politiques ont eu le temps de se croire immortels. Que faut-il penser des hommes et des choses ? à quoi faut-il s’arrêter dans ses jugemens ? quel est le caractère de chacune de ces périodes où notre pays a vécu ?

La restauration est une de ces périodes, et c’est une de celles qui ont été le plus étudiées depuis quelque temps ; on en a retracé l’histoire à des points de vue divers, on en a fouillé les secrets et dévoilé le mouvement. M. Nettement ajoute aujourd’hui à ces travaux une Histoire littéraire de la restauration. N’est-ce point là en effet une époque où l’esprit se reporta naturellement pour ressaisir dans une de ses phases les plus caractéristiques le développement littéraire contemporain ? Il y a même une sorte d’attrait particulier qui naît de l’abondance de la vie, de l’ardeur avec laquelle on se précipite alors dans toutes les voies de la science, de la philosophie, de la littérature, des études historiques et politiques. Il y a ce caractère qui se retrouve rarement, la nouveauté, l’enthousiasme la passion des écrivains et du public. Après les puissantes émotions de la guerre suscitées par l’empire, on se laissait aller aux émotions intellectuelles, au charme d’une poésie rajeunie à l’intérêt de reproductions historiques pleines de force, à l’admiration des littératures étrangères, qui pour la première fois faisaient sentir leur influence. Les élémens ne manquent pas assurément dans ces années de la restauration. Ce qui est difficile, c’est de savoir sous quelle forme peut être reproduit ce mouvement littéraire. Comme période politique, la réclamation est une époque complète en elle-même, qui a son commencement et sa fin, qui disparaît presque avec ses hommes. Il n’en est point tout à fait ainsi au point de vue littéraire. La littérature a ses personnages qui ont survécu et ont malheureusement changé plus d’une fois d’habit et de rôle. Si on les peint seulement tels qu’ils étaient il y a trente ans, quelle valeur peut avoir une étude de ce genre ? Si on embrasse l’ensemble de leur vie et de leurs œuvres, ce n’est plus alors une histoire de la restauration. Il y a là des difficultés que ne nous semble pas avoir surmontées très heureusement M. Nettement. Ce n’est point qu’il n’y ait de l’impartialité et du talent dans cette nouvelle histoire ; mais elle a un inconvénient assez grave, c’est qu’elle ne saurait toujours satisfaire ceux qui savent, en ne leur apprenant rien d’ailleurs, et qu’elle ne peut faire pénétrer ceux qui ne savent pas dans le mouvement réel de la littérature de la restauration. C’est une série d’amplifications plutôt qu’un tableau vivant et animé. Pour peindre des figures belles que de Courier, de Béranger, même avec une sévérité souvent juste à notre sens, il faut une souplesse qui ne semble guère dans le talent de l’auteur. M. Nettement aime les grandes lignes, les grandes routes : mais avec cela les aperçus risquent de devenir assez monotones. C’est ainsi que dans cette histoire bien des nuances nous semblent méconnues au point de produire souvent une assez singulière confusion. Nous ne parlons pas même d’une certaine phraséologie de parti qui se retrouve jusque dans l’impartialité méritoire de plus d’une page. L’Histoire de M. Nettement n’est pas sans valeur ; littérairement pourtant elle manque la première condition, celle de refléter une époque dans ce qu’elle a de vivant, de varié et de profondément caractéristique.

Au milieu des œuvres de tout genre qui paraissent encore aujourd’hui et forment ce qu’on peut appeler la littérature actuelle, ce qui manque le plus, sans nul doute, c’est l’originalité. Le roman, la poésie, ont tellement parcouru le cercle de toutes les combinaisons que l’imagination peut enfanter, qu’il n’est rien de plus rare que la nouveauté. Dans ce monde idéal, on ne voyage plus que pour retrouver des choses cent fois connues. Expression des sentimens et des passions de l’âme humaine, drames de cœur, peintures des beautés naturelles, tout cela prend une teinte uniforme, si bien qu’il y a comme un intérêt nouveau dans les vrais et réels voyages qui vous conduisent à travers les spectacles variés des mondes lointains. Là du moins il y a l’originalité imprévue des mœurs, des passions, des caractères, le mouvement des intérêts, l’étrangeté des épisodes. Si le voyageur a une certaine verve d’observation et d’imagination, ses impressions peuvent avoir le charme entraînant d’un roman avec l’intérêt d’une relation. C’est de ce genre que pourrait se rapprocher un livre assez étrange de M. Alexandre Holinski sur la Californie et les routes interocéaniques. M. Holinski est un Polonais, citoyen américain qui écrit ses voyages en français ; il raconte ce qu’il a vu à la Havane, à Panama, au Mexique, dans la Californie. La verve certes ne manque point dans ces pages curieuses, il y a parfois de pittoresques peintures et surtout plus d’un trait d’une humeur bizarre et capricieuse ; seulement le paradoxe s’y mêle par momens à doses un peu vigoureuses. M. Holinski a un malheur auquel il faut compatir : c’est un démocrate voyageant à la recherche de l’unité du genre humain, de la fraternité universelle ! Heureusement il oublie assez souvent ses recherches pour ne laisser point d’être un voyageur amusant. Il y a un autre inconvénient dans le livre de M. Holinski, c’est qu’il est fréquemment assez cru, et qu’il vous fait assister à des scènes d’un laisser-aller un peu étrange Il est vrai qu’on est en Californie, pays où ne règne pas pour le moment la plus classique morale. Une des parties les plus curieuses du livre de M. Holinski en effet, c’est la peinture de San-Francisco, ville étrange où tout se mêle, tout se confond. Toutes les nations ont là leurs représentans : ici les français, là les Allemands, plus loin les Espagnols, d’un autre côté les Chinois. Chaque nation a son quartier, et tous ces élémens viennent se joindre sous l’empire d’une passion unique, celle de l’or. M. Holinski raconte plus d’une scène d’un relief étrange, où se peint tout entière cette vie pleine de hasards et de violences, et aussi d’une sorte de farouche originalité. Eh bien ! avec tous ces élémens incohérens, il se formera sans doute une société plus normale. La recherche de l’or fera place à la culture, aux industries régulières, à un ensemble de travaux plus moralisateurs. C’est l’œuvre du temps ; pour le moment, l’unique mobile, comme l’unique lien de toutes ces populations flottantes, c’est la poursuite, d’une fortune rapide, c’est la conquête de l’or. De toute manière Cependant, ce vaste mouvement d’émigration qui pousse les populations de l’Europe vers ces contrées, tous ces hasards de la vie américaine sont assurément un des spectacles contemporains les plus puissans et les plus merveilleux.

La vie européenne, il faut en convenir, si elle a par instans ses péripéties et ses drames, diffère singulièrement néanmoins de ces spectacles du Nouveau-Monde. Elle a cette régularité que la civilisation entraîne avec elle, et qui ne saurait être bannie pour longtemps du sein de nos vieilles sociétés, quand elle s’en trouve momentanément chassée. Si nous avions peu d’incidens à noter aujourd’hui dans la vie intérieure de la France, on pourrait en dire autant de bien d’autres pays. Ce n’est point parmi nous seulement que les complications de l’affaire orientale sont le grand, l’unique événement. Elles touchent aux intérêts de tous les peuples, sinon au même degré, du moins assez pour occuper la place principale dans leurs préoccupations politiques. Quant aux questions d’un autre genre qui s’étaient élevées récemment sur quelques points, notamment en Suisse, ont-elles fait un pas ? La Suisse, on le sait, se trouve placée depuis quelque temps sous l’empire de difficultés assez diverses, les unes extérieures, d’autres intérieures. C’est ainsi que les négociations depuis quelques mois poursuivies entre l’Autriche et le gouvernement fédéral, tant sur la question des réfugiés qu’au sujet des couvens du Tessin, ont fini par aboutir à une sorte de rupture diplomatique. Le chargé d’affaires autrichien, le comte Karnicki a quitté Berne, et l’ordre de quitter Vienne avait été donné au chargé d’affaires suisse par son gouvernement ; mais cet ordre a été suspendu sur des explications nouvelles. Il n’est donc point probable aujourd’hui que cette interruption de rapports diplomatiques aille au-delà d’une simple mesure du moment et entraîne aucune conséquence plus grave. Des négociations nouvelles seront renouées sans doute soit directement, soit par l’intervention médiatrice d’un gouvernement ami. Il s’est un moment accrédité, à ce qu’il semble, que la France appuyait complètement les réclamations de l’Autriche auprès de la Suisse. Ce n’est point là sans doute la portée des communications qui ont pu être faites par le gouvernement français ; mais il a pu et dû engager le gouvernement de la confédération à mettre tous ses efforts et sa modération à l’arrangement d’un différend dont la Suisse, à tout prendre, est la première à souffrir. Une loi nouvelle, récemment votée par le grand conseil du Tessin sur les réfugiés, peut contribuer à amener une conciliation définitive. D’un autre côté, on n’a point oublié les tristes violences commises dans le canton de Fribourg à la suite de la dernière tentative d’insurrection et à l’occasion des élections de Bulle. Des pétitions nombreuses ont été adressées au conseil fédéral ; le gouvernement du canton de Berne s’est plaint lui-même assez vivement des étranges procédés du gouvernement de Fribourg. Il en est résulté que le conseil fédéral a annulé l’emprunt forcé qui avait été décrété par les autorités fribourgeoises et dessaisi les conseils de guerre des affaires qui leur avaient été déférées. Les individus arrêtés pour faits d’insurrection comparaîtront ainsi devant les assises. Comme on voit, c’est un premier acte de protection des autorités fédérales à l’égard des populations fribourgeoises, qui ont eu plus d’une fois à souffrir du despotisme révolutionnaire de leur gouvernement.

Si la Suisse a eu dans ces derniers temps quelques démêlés avec l’Autriche, le Piémont a eu aussi, on ne l’a point oublié, ses difficultés, soulevées par le décret de confiscation dont le gouvernement autrichien a frappé les biens des émigrés lombards. Ce différend n’est point encore terminé ; Les chambres piémontaises ont eu à voter une allocation en faveur des émigrés naturalisés sardes, et elles ont accompli cet acte, il y a quelques jours déjà, comme elles devaient le faire, sans commentaires injurieux pour l’Autriche et de nature à envenimer cette difficulté. Au milieu du cours régulier de sa vie politique, du reste, le Piémont vient de faire une perte considérable par la mort du comte César Balbo, l’un de ses plus éminens hommes d’état, l’un de ceux qui avaient le plus contribué à la fondation du régime constitutionnel à Turin. Le comte Balbo, après avoir été auditeur au conseil d’état sous l’empire, après avoir servi dans l’armée lors de la restauration de la maison de Savoie, avait pris la plume de l’écrivain : il avait écrit une Vie du Dante ; mais l’ouvrage qui avait le plus fixé sur lui l’attention et qui avait popularisé son nom, c’est celui qu’il publia sous le titre des Espérances de l’Italie. Ce n’était point seulement une œuvre de talent, c’était un acte de courage, qui devait exciter la sympathie des peuples, mais qui pouvait aussi mettre l’auteur en suspicion auprès des gouvernemens par les idées qu’il exprimait. Les Espérances de l’Italie ont été un des symboles du libéralisme italien. Aussi, dès les premiers momens où le roi Charles-Albert eut la pensée de fonder le régime constitutionnel en 1848, le comte Balbo était un des premiers hommes désignés au pouvoir. Il s’associait à cette œuvre libérale et à la guerre de l’indépendance contre l’Autriche, Balbo ne restait pointant que quatre mois ministre ; depuis, il ne l’a plus été, il a même refusé le pouvoir qui lui était offert lors de la crise qui a amené M. de Cavour au ministère. Comme il arrive toujours, le comte Balbo avait été singulièrement dépassé, dans les dernières années révolutionnaires. Quant à lui, il était resté ce qu’il était d’abord, essentiellement monarchique et conservateur en même temps que partisan du régime constitutionnel, essentiellement religieux en ne repoussant aucune réforme légitime, pourvu qu’elle s’accomplit sans violence et dans les limites de la justice. Et après tout n’est-ce point là encore la mesure d’opinion dans laquelle le régime constitutionnel peut le mieux s’affermir dans le Piémont comme ailleurs ?


Il était difficile que les événemens dont la Turquie est depuis quelque temps le théâtre n’eussent point de retentissement dans le royaume de Grèce, en raison des intérêts divers et des passions que l’attitude de la Russie a mis en jeu dans tout l’Orient. Les organes de l’opinion en Grèce n’ont pas tous sainement jugé cette situation grave ; mais, si quelques vues fausses et périlleuses se sont produites, il y a eu place aussi pour des appréciations plus justes, et nous en trouvons la preuve dans l’écrit très intéressant d’un Hellène intitulé : Quelques mois sur la question d’Orient.

En examinant de près cet écrit, nous aurions, à la vérité, à y reprendre en quelques points, et, avant de relever ce qui nous en paraît excellent, nous sommes obligés de commencer par la critique. L’auteur, nous le regrettons, n’a pas su éviter le reproche d’intolérance qu’ont encouru d’autres écrivains de son pays. Nous ne ferons point ressortir l’ingratitude, qu’il y aurait de la part des Grecs envers la France à témoigner à l’église catholique un injuste esprit d’exclusivisme. Il nous suffira de dire que le catholicisme ne prête en Grèce à aucune des accusations dont il a été dans ces derniers temps l’objet dans des publications notoirement au service de la propagande étrangère. S’il y avait, à revenir sur la question des lieux saints, heureusement résolue, il ne serait que trop facile de prouver que les revendications de l’église catholique n’étaient point des envahissemens, et que les Latins, loin d’être en cette occasion les agresseurs, n’avaient songé qu’à se défendre. Quant à l’influence des missions catholiques dont les Grecs paraissent s’inquiéter, elle est nulle dans le royaume de Grèce. Ceux qui déclament contre cette influence seraient bien embarrassés de prouver qu’elle ait fait une seule conversion sur ce terrain. Nos lazaristes établis à Santorin et à Naxie ne sortent jamais de leurs îles, et ils se bornent à vaquer au soin de leur troupeau catholique. Quant aux sœurs qui sont fixées à Santorin, les Grecs pourraient-ils méconnaître les services si grands qu’elles leur rendent avec tant de désintéressement ? Qui donc se chargerait de l’éducation des jeunes filles dans l’Archipel, si les sœurs n’étaient là pour suppléer à l’incurie de la Grèce elle-même ? Certes, si l’église catholique cherchait sur ce point à entamer l’orthodoxie grecque, ce serait là un instrument puissant et sûr. Eh bien ! il n’y a pas d’exemple qu’une jeune fille entrée orthodoxe dans ces écoles en soit sortie catholique, N’insistons point, les preuves sont trop évidentes pour tout Hellène de bonne foi.

Il est un autre reproche auquel l’écrivain que nous citons n’échappe point entièrement. Il le sent toutefois, et il se charge de nous rassurer lui-même sur ses véritables intentions. Nous voulons parler du danger des espérâmes trop vives et trop promptes, des combinaisons trop vastes qu’un patriotisme plus ardent que raisonné pourrait inspirer aux Grecs au milieu d’une grande crise en Orient. Si les Hellènes pouvaient nourrir encore quelques illusions sur la nature du concours qui leur est promis du dehors, au moins ne serait-ce point avec la pensée de se plier à la suprématie russe, et de courir au-devant des ambitions qui aspirent à la conquête du Bosphore et des Dardanelles. L’auteur de Quelques mots sur la question d’Orient nous tranquillise pleinement contre ces prétendues tendances de l’église grecque à se fondre dans l’église russe, et c’est par là surtout que sa publication nous intéresse.

Un point essentiel, très bien saisi dans la brochure que nous signalons, domine l’histoire de l’église grecque, c’est l’étroite et intime union de l’intérêt religieux avec l’intérêt national chez tous les chrétiens d’Orient, et en particulier chez les Hellènes. Telle est la véritable cause de la séparation de Byzance et de Rome, de ce grand déchirement du monde chrétien que des querelles théologiques insignifiantes ne peuvent suffire à expliquer. L’église grecque n’aurait-elle rejeté l’autorité du pape latin que pour rechercher la suprématie d’une autre autorité étrangère, d’un pape russe ?

D’abord, répondent immédiatement les Hellènes, il n’y a point, il ne saurait y avoir de pape dans la communion orientale. Il y a bien un primat dans l’église grecque, ajoute l’écrivain dont nous invoquons ici le témoignage, mais ce n’est pas l’empereur de Russie, c’est le patriarche grec de Constantinople. Il est vrai que l’église de Russie est organisée de manière à être un instrument docile dans les mains du gouvernement ; mais sa compétence et son influence ne s’étendent nullement au-delà des limites de l’empire. » « Si les Russes professent le même rite que les Grecs, dit encore le même écrivain, il n’y a pourtant d’autre relation entre eux que celle qui existe entre les coreligionnaires catholiques de races différentes, comme, par exemple, de l’Espagnol à l’Allemand de l’Autriche ou de la Bavière, avec la différence que les derniers ont reçu également le christianisme de Rome, tandis que les Russes l’ont reçu des Grecs. » c’est donc à l’église de Constantinople, non à celle de Saint-Pétersbourg, qu’appartient de droit la suprématie ou du moins la préséance dans la communion orientale. La Russie le reconnaît elle-même, du moins son catéchisme officiel l’atteste, bien loin de se croire, en droit de réclamer le premier rang dans la hiérarchie orientale, l’église russe ne se place, ainsi qu’elle le doit, qu’au cinquième, après le siège de Constantinople et ceux d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem. Le synode de Saint-Pétersbourg ne représente que le cinquième patriarcal de l’église d’Orient, et la préséance est ainsi dévolue de droit, et de l’aveu du catéchisme russe, au patriarcat de Constantinople. Ce patriarcal pourrait-il sans un véritable suicide, accepter la prépondérance du synode de Saint-Pétersbourg ? Le pourrait-il sans renier toutes les traditions de l’église grecque et de la race hellénique, qui, de temps immémorial, est en possession de fournir des patriarches pour les quatre sièges de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem ? Le pourrait-il enfin sans exposer l’église grecque à se voir dépouillée de sa langue liturgique au profit de la langue et de la liturgie de l’église russe, et à admettre sur des questions qui touchent de près au dogme, telle que celle du baptême, des doctrines en opposition avec ses usages les plus vénérés.

Que l’on cesse donc de parler de projets de fusion de l’église grecque dans l’église russe. Si de pareils projets existent, ils ne peuvent venir de l’église grecque, qui, loin d’avoir quelque chance d’y rien gagner, commencerait par y perdre l’indépendance même, pour laquelle elle a rompu autrefois avec Rome, et qui, en abdiquant, entraînerait dans ce sacrifice la ruine, cette fois irrévocable, de la nationalité hellénique.

Non, l’intérêt religieux et l’intérêt national sont en ce point d’accord. Les Grecs n’ont point pour les Russes le penchant dont quelques écrivains, qui ne se rendent pas compte du mouvement des esprits en Orient, les supposent animés. Le mot d’église gréco-russe, que l’on essaie en ce moment de mettre en usage, révolte leur orgueil. Depuis quand voit-on la fille donner son nom à la mère ? Telle est la réponse fière et méritée que les Hellènes opposent à cette prétention de confondre les deux églises sous un même nom. Il y a en définitive deux sentimens qui mettent les Grecs à l’abri des séductions auxquelles ils peuvent être en butte de la part des influences qui cherchent à dominer et à absorber l’Orient : c’est le sentiment de l’indépendance religieuse et celui de la nationalité, c’est la conviction qu’ils ont gardée, jusque dans leurs plus mauvais jours de la supériorité de leur église et de leur race. Ajoutons à ces sentimens celui de la liberté civile et politique, et à ce sujet écoutons une dernière fois l’écrivain que nous avons déjà cité : « Les Grecs si attachés, dit-il, aux dogmes de l’église d’Orient, tout en combattant pour la foi de leurs pères, ont moins compté sur les Russes que sur les autres peuples chrétiens de l’Europe ; c’est que les Grecs, en combattant en même temps pour leur indépendance politique, n’entendaient pas se mettre sous le vasselage d’une nation qui leur doit sa religion et sa civilisation, mais dont les institutions sont l’opposé des idées helléniques. La patrie antique de la liberté ne saurait s’allier au despotisme russe, et c’est vers l’Occident, nouvelle terre de la liberté, que les enfans de l’Hellade ont tourné leurs regards. » Si nous avions eu besoin d’être rassurés sur les dispositions des Grecs au milieu des épreuves auxquelles leur sagesse est mise en ce moment, ces vues si fermement exprimées ne nous laisseraient point de doutes, car elles sont trop conformes aux véritables intérêts de la Grèce pour ne point être partagées par le gouvernement et le pays.

CH DE MAZADE.