Chronique de la quinzaine - 14 juin 1866

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Chronique n° 820
14 juin 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 juin 1866.

La tentative et l’illusion d’une conférence ont abouti à l’avortement que l’on sait. Nous ne nous repentons point de nous être attachés, tant que les apparences l’ont permis, à cette dernière espérance pacifique. Une telle déception n’a pu réjouir que ces belliqueux platoniques, gens de plume pourtant et point d’épée, qui remettent aujourd’hui à la guerre, avec une légèreté de cœur merveilleuse, la décision de questions que d’autres eussent voulu maintenir dans la compétence de la raison et des sentimens humains. L’expédient de la conférence avait été bien tardivement proposé. Il n’y a eu que deux momens où la guerre eût pu être efficacement prévenue par une politique vigilante et prudente : c’est le moment où la Prusse et l’Autriche firent mine de renier le traité de 1852 et de vouloir enlever les duchés de l’Elbe au Danemark, et c’est le moment plus récent où des accords ont été négociés entre la Prusse et l’Italie. C’est sur la conduite tenue à ces deux époques décisives de la crise que l’histoire devra juger la sincérité, l’habileté ou la puissance de la politique qui aura laissé éclater ou n’aura point su prévenir la guerre. En liant ses mesures avec l’Angleterre au commencement de 1844, on eût certainement empêché l’Autriche et la Prusse de saisir les duchés, qui sont devenus entre elles la cause d’une lutte menaçante ; on eût pu concilier les droits du Danemark avec ceux de la confédération germanique. Cette grande occasion fut, comme on sait, systématiquement négligée. Une autre circonstance s’est pourtant offerte encore cette année de détourner la guerre. La cause de la guerre, personne ne le contestera, est l’alliance de la Prusse et de l’Italie. La Prusse n’eût certes point osé provoquer l’Autriche, comme elle l’a fait, dans la question des duchés, si elle n’eût point cru pouvoir compter sur le concours de l’Italie et, par l’Italie indirectement, sur une certaine indulgence de la France ; l’Italie n’eût point songé à réclamer la Vénétie par les armes, si l’hostilité du cabinet prussien contre l’Autriche ne lui en eût fourni l’occasion.

Personne n’ignore que, dans les deux premiers mois de cette année, le ministère italien se préoccupait exclusivement de l’amélioration de ses finances, ne songeait qu’à faire des économies, et avait même préparé un plan de réduction de l’armée qui devait procurer d’importantes diminutions de dépenses. Les projets de M. de Bismark, ouvrant à l’Italie d’autres perspectives, changèrent tout cela. Or c’est au moment où l’Italie allait se lier à la Prusse que l’on était véritablement maître de la question de la paix ou de la guerre. Il est impossible qu’à l’heure où l’Italie allait mettre ainsi en jeu son existence, elle ait laissé ignorer sa perplexité au gouvernement français, ou ait décliné les avis d’une nation qui lui a donné autant de gages d’amitié que la France. Si nous rappelons ces deux grandes occasions où la politique de la paix a pu l’emporter sur la politique de la guerre, ces deux circonstances décisives qui fixeront l’attention de l’histoire bien plus qu’elles n’ont attiré celle des contemporains, ce n’est plus pour nous livrer à des récriminations inutiles : c’est simplement pour constater que l’importance ne nous en est point échappée à nous-mêmes, que nous les avons signalées à l’époque où elles se produisaient, et que nous n’avons cessé de protester contre la politique d’indifférence qui, en laissant tout faire, nous a conduits aux extrémités terribles et aux formidables incertitudes de la situation présente.

Après cela, la proposition d’une conférence à la veille de l’ouverture des hostilités était sans doute un expédient bien tardif et bien débile ; mais nous ne devions point décourager cette tentative de la dernière heure. Elle semblait inspirée par un désir très sincère de sauver la paix ou du moins d’en assurer le bienfait à la France. Chose curieuse, les personnes les mieux autorisées croyaient chez nous à la conférence. À en juger par le langage que tinrent le 1er et le 2 juin les journaux officiels, notre gouvernement ne mettait nullement en doute l’adhésion de l’Autriche. Notre ministre des affaires étrangères n’était point encore détrompé quand il allait honorer de sa présence, à Montereau, une de ces fêtes locales auxquelles il aime tant à présider. Malheureusement il s’était tenu à Vienne le 1er juin un conseil de cabinet. Ce conseil avait duré cinq heures. On y résolut d’accompagner l’acceptation de la conférence des réserves qui en rendaient l’action impossible. Le gouvernement autrichien fit connaître à la suite de ce conseil, par le télégraphe, sa décision à son ambassadeur à Paris. Il paraît qu’un peu embarrassé de ce dénoûment inattendu, le prince de Metternich voulut, avant d’en donner avis à notre gouvernement, attendre l’arrivée même de la dépêche écrite que lui annonçait son cabinet. Cette dépêche lui parvint le dimanche : M. Drouyn de Lhuys étant à Montereau, M. de Metternich alla la porter à l’empereur ; mais déjà les résolutions de l’Autriche étaient connues par Londres, où le télégraphe les avait apportées dès le samedi. Quand les gouvernemens sont soumis à ces méprises ou à ces retards d’informations, ceux qui ne sont que du public ne sauraient être à l’abri des erreurs. Parmi ces erreurs, il en est une où, pour notre part, nous tomberons toujours volontairement. Malgré les démentis que les événemens nous ont souvent donnés, nous supposerons toujours, quand une conférence est annoncée et quand les invitations sont parties, que les gouvernemens intéressés sont d’accord sur les principes généraux qui doivent guider la délibération. Ici, par exemple, on devait croire que l’Autriche, si elle adhérait à la conférence, acceptait en principe la cession de la Vénétie moyennant compensation. La conférence aurait dû être précédée de négociations particulières où eussent été fixés les points généraux du débat. On ne comprend point que de grands gouvernemens se réunissent avec fracas, sous le regard du public excité à des espérances illusoires, dans une délibération commune, laquelle, faute d’explications préalables, pourrait être rompue dès la première séance. Cela serait arrivé infailliblement dans la conjoncture présente, si l’Autriche eût envoyé une acceptation vague, au lieu de prendre ses précautions d’avance. Tous les premiers ministres qui nous étaient annoncés eussent fait le voyage de Paris pour avoir un entretien unique et stérile. L’Autriche, en posant ses réserves, a du moins épargné à l’Europe la déception ridicule d’une pompeuse démarche. Elle a évité pour son compte le péril de compromettre les puissances neutres dans une union plus étroite avec ses adversaires naturels par les froissemens qu’auraient pu causer ses refus arrivant après des propositions catégoriquement articulées.

Après l’avortement de la conférence, aucune illusion pacifique n’est plus possible, et nous sommes en face de la guerre. On a bien cru à la vérité, il y a quelques jours, que tout n’était point décidé à Berlin. Le vieux roi, disait-on, dans ce moment suprême, a été encore en proie à de pénibles perplexités ; on supposait qu’il eût pu être sensible aux vives instances de quelques princes allemands ; M. de Bismark, disait-on, n’était point entièrement maître de son souverain. L’énergie soldatesque du général Manteuffel est venue en aide à la politique de l’audacieux ministre. Celui-ci aurait, dit-on, transmis à dessein au général sur l’occupation du Holstein des instructions insuffisantes. Le général Manteuffel, laissé à lui-même, a rendu impossible par ses actes de brutale compression toute temporisation plus longue. L’autorité que le général prussien s’est arrogée dans le Holstein, la dispersion des états, l’arrestation du commissaire de l’Autriche, mettaient nécessairement à bout la patience de la cour de Vienne. Le rappel des ambassadeurs ne devance évidemment que de peu de jours l’ouverture des hostilités.

En présence de cette grave épreuve d’une grande guerre continentale qui ne peut plus être détournée, l’empereur, a compris que son gouvernement devait éclairer le pays sur les vues et la direction de la politique française. La forme adoptée pour remplir cette tâche n’est point celle que nous eussions préférée. Chose curieuse, la lettre écrite par l’empereur à M. Drouyn de Lhuys et lue par M. Rouher à la chambre des députés a paru, aux yeux de la majorité de cette chambre, rendre inutile la discussion parlementaire des vastes questions aujourd’hui soulevées en Europe. À nos yeux, dans les circonstances actuelles, s’il était bon que le gouvernement fit connaître sa pensée, il n’importait pas moins que les opinions du pays fussent aussi exprimées par ses mandataires naturels. Entre les deux manifestations, celle du chef du gouvernement et celle de la discussion des chambres, tempérée, coordonnée, dirigée par le ministre d’état, c’est la seconde qui nous eût paru préférable. Le plus pressant intérêt du moment n’est-il point de savoir ce que le pays pense des perspectives ouvertes par des événemens dont il souffre déjà si cruellement ? Quel organe plus autorisé et plus sûr les sentimens du pays peuvent-ils avoir que la chambre élective ? En posant ces questions, nous ne songeons certes nullement à susciter des rivalités entre les pouvoirs de l’état, nous sommes au contraire persuadés que le patriotisme demande plus que jamais le concours de ces pouvoirs ; mais ce que nous ne pouvons imaginer, c’est que le concours du pouvoir essentiellement représentatif se puisse exercer par le silence. La discussion parlementaire, outre qu’elle est de droit et qu’elle eût été en cette circonstance dans les grandes convenances nationales, présente un immense avantage pratique. Comme elle rassemble des opinions individuelles diverses, elle laisse à la politique gouvernementale la liberté de ses mouvemens. Une déclaration de chef d’état réunissant sous une forme concise des affirmations positives peut prendre le caractère d’un engagement et préparer gratuitement des embarras pour l’avenir. À un autre point de vue, une telle déclaration, devant concilier des intérêts très délicats et s’entourer de précautions de langage, peut prêter à des interprétations contradictoires et encourager des courans d’opinion opposés. Nous pourrions citer plus d’un exemple du danger de ces proclamations ou de ces lettres retentissantes ; nous nous en abstenons, car nous nous reprocherions dans un moment tel que celui-ci d’embarrasser par des critiques rétrospectives les sentimens d’union patriotique et loyale qui devraient tous nous unir.

Cette réserve posée, à propos de l’entraînement qui a porté le corps législatif au silence, nous croyons pouvoir applaudir aux conclusions de la lettre impériale, et nous dirons bientôt pourquoi. N’est-il pas visible cependant que des opinions contraires pourraient tirer de cette lettre des interprétations dangereuses ? Nous ne signalerons qu’un point, le langage tenu par l’empereur sur la Prusse. Certes l’empereur a dû s’appliquer à parler avec l’impartialité la plus scrupuleuse des diverses puissances dont les intérêts sont en jeu dans la crise actuelle ; mais la conduite du gouvernement prussien dans ces derniers temps a été si peu excusable qu’en s’efforçant d’être impartial envers lui, on court risque de tomber dans des excès d’indulgence. Quel parti les fauteurs de l’alliance prussienne, heureusement rares et impopulaires, ne pourraient-ils pas tirer des passages de la lettre impériale qui placent parmi les causes du conflit la situation géographique de la Prusse, mal délimitée, ou qui expriment le désir de voir s’accroître l’homogénéité et la force de cette puissance dans le nord ? Le publiciste, l’historien, le littérateur politique, même l’orateur parlementaire, eux qui jugent les faits accomplis dans leur pure matérialité, qui ne sont responsables ni des effets ni des causes, qui n’ont point à résoudre dans le vif les questions régies par le droit écrit ou l’équité, peuvent se permettre sans péril et comme en passant ces considérations générales ; mais nous retournerions à l’état de nature, si la mauvaise configuration géographique de son pays pouvait être invoquée par M. de Bismark devant un tribunal européen comme un titre justificatif de ses entreprises contre le Danemark et contre le droit fédéral allemand. Où nous mènerait un semblable argument appliqué au droit civil ? C’est seulement par l’impunité qui protège trop souvent les crimes de la force que la politique se soustrait aux règles du droit. En vérité, les plaintes de la Prusse touchant sa configuration ont quelque chose de comique. Elle se trouve mal faite ; qu’elle s’accuse elle-même, car c’est elle qui s’est faite ainsi. Née d’une sécularisation de possessions ecclésiastiques, formée, accrue d’acquisitions récentes obtenues par la violence et la ruse, elle a pris ce qu’elle a pu et n’a le droit de reprocher à personne la délimitation bizarre et embarrassante que ses spoliations heureuses lui ont donnée. La Prusse tient sa dernière acquisition des traités de 1815 ; la politique prussienne, après nous avoir traités dans l’invasion avec une cruauté que la France n’a point oubliée, se fit sa part dans la curée en s’emparant des provinces rhénanes. Ce serait une ironie amère que de convier la France, pour l’amour de la symétrie, à seconder la Prusse dans les efforts qu’elle peut faire pour joindre par une solide soudure ces provinces excentriques au corps du royaume des Hohenzollern.

Il n’est guère possible d’échapper à ces dangers d’interprétation dans la rédaction de manifestes impériaux. Ce qui nous touche dans la lettre de l’empereur, ce ne sont point les inductions accessoires qu’on en peut tirer, ce sont les conclusions positives qui ont préoccupé surtout l’éminent écrivain. Les deux affirmations considérables de la lettre sont la déclaration qui repousse toute idée d’agrandissement et celle qui annonce la neutralité de la France. Les conditions que l’empereur met à la modération et à la neutralité de notre pays ne nous paraissent point incompatibles avec la série des événemens probables. La France repousse toute idée d’agrandissement territorial tant que l’équilibre européen ne sera point rompu ; elle ne songerait à l’extension de ses frontières que si la carte de l’Europe venait à être modifiée au profit exclusif d’une grande puissance. L’hypothèse restrictive de l’empereur ne saurait se réaliser que dans un seul cas, celui où la Prusse aurait des succès militaires si décisifs, qu’elle pourrait s’annexer suivant sa convenance d’immenses territoires allemands. Si la victoire définitive appartenait à l’Autriche, l’équilibre ne courrait point un semblable danger. L’Autriche victorieuse serait sans doute coulante à l’égard de l’Italie, et ferait volontiers l’échange de la Vénétie contre les territoires qu’elle pourrait enlever à la Prusse. L’Autriche respecterait les droits acquis des états moyens, conserverait les élémens essentiels de la confédération, et il n’y aurait ni rupture d’équilibre ni modification de la carte au profit exclusif d’une seule puissance. Il n’y a donc que des succès prussiens et des conquêtes prussiennes considérables qui pourraient nous imposer l’obligation de nous assurer une extension de frontières. Jusqu’à présent, cette perspective ne parait guère vraisemblable. Quant à la neutralité, l’empereur la subordonne très logiquement à la conservation de l’équilibre et aussi au maintien de l’œuvre que nous avons contribué à édifier en Italie. L’Italie ne pourrait être mise en danger que par des victoires de l’Autriche. Or, d’après la nature des choses et suivant ce que l’on connaît jusqu’à présent des dispositions de la cour de Vienne, on est fondé à croire que l’œuvre de l’Italie ne serait point compromise par les succès militaires de l’Autriche. Du côté de l’Italie, la cour de Vienne doit appréhender de se heurter à une autre puissance. L’intérêt évident de l’Autriche, si la fortune lui sourit, est de terminer la question italienne de façon à en faire disparaître toute dissidence permanente et toute cause d’antagonisme avec la France. Nous avons donc le droit d’espérer que la France pourra laisser passer cet orage politique en persévérant dans la neutralité attentive à laquelle l’empereur la convie. À vrai dire, l’empereur nous promet la paix, et il importe à ceux qui souhaitent que la France conserve la paix de prêter une foi entière à la promesse impériale.

Nous prenons aussi au mot la politique de neutralité attentive annoncée par l’empereur. Attentive est bien le mot, car jamais circonstances n’ont commandé une vigilance plus active. Ce qui rend la situation difficile, c’est qu’elle est contradictoire en elle-même, et que toute sorte d’accidens extérieurs peuvent la modifier en l’aggravant. La contradiction fondamentale est l’alliance de l’Italie et de la Prusse. Tout ce qu’il y a de libéraux éclairés et honnêtes en Europe donne raison à la revendication italienne, et tort à la revendication prussienne. C’est une lourde charge que l’alliance de M. de Bismark ; elle est d’un poids moral écrasant pour ceux qui ont consenti à la subir. L’Italie a cru nécessaire de s’y résigner, mais il faudrait plaindre les Français qui oseraient en assumer indirectement la responsabilité. Toutes les idées et tous les sentimens qui font souhaiter aux libéraux l’achèvement de l’indépendance italienne se retournent contre la politique représentée par M. de Bismark. Quand on veut voir l’affranchissement de Venise, peut-on contempler sans indignation les violences tyranniques commises par la Prusse dans les duchés ? Quand on applaudit à l’unanimité généreuse avec laquelle la nation italienne travaille à l’œuvre de son indépendance et de son unité, peut-on assister de sang-froid aux brutalités par lesquelles M. de Bismark répond à l’explosion de l’esprit public en Allemagne et même en Prusse ? L’empereur trouve qu’il est juste de demander à l’Autriche, puisqu’elle a fait au Danemark une guerre au nom de la nationalité allemande, de reconnaître le même principe en Italie ; mais ne serait-il pas juste que M. de Bismark, qui a fait la même chose et qui a embauché l’Italie, reconnût le même principe envers le Slesvig-Holstein et envers ses propres confédérés allemands ? Du côté de l’Italie, il y a encore le prestige moral d’un peuple qui marche à l’indépendance nationale par la liberté ; chez la Prusse de M. de Bismark, il n’y a qu’une ambition conquérante qui a besoin de fouler aux pieds la liberté pour accomplir ses desseins sinistres. L’Italie va à la guerre pour faire triompher la cause des Italiens de Venise et non par fureur contre l’Autriche ; M. de Bismark affiche contre son ennemi des sentimens haineux qui n’ont point l’excuse d’une passion nationale, et dont l’expression descend, dans une de ses dernières dépêches, au ton le plus grossier de l’insulte. L’empereur a exprimé le désir que l’Autriche conserve sa grande position en Allemagne, et M. de Bismark affiche la prétention de l’exclure de la confédération. L’empereur voudrait pour les états secondaires de la confédération une union plus intime, une organisation plus puissante, un rôle plus important, et M. de Bismark, par son projet de réforme fédérale, soulève contre lui la plupart des états secondaires et jusqu’au Hanovre, que fascinait cependant d’habitude le voisinage redouté de la Prusse. Comment la France pourrait-elle demeurer inattentive devant ces contradictions qui forment un chaos dans la région des idées, et qui vont maintenant s’imprimer en taches de sang sur le terrain des champs de bataille ?

L’imminence de la lutte doit nous rendre sobres de conjectures. Une seule et dernière formalité semble devoir précéder en Allemagne le commencement des hostilités. La diète, à cette heure même, est appelée à prononcer la mobilisation de l’armée fédérale, qui ne peut être motivée que par l’entrée des troupes prussiennes dans le Holstein. Il s’agit de voter l’exécution fédérale contre le gouvernement prussien sur la proposition de l’Autriche, que la Prusse veut exclure de la confédération. Si, ce qui est probable, la majorité de la diète sanctionnait la proposition autrichienne, la cour de Vienne aurait réussi de la sorte à mettre de son côté toutes les formes de la légalité germanique actuelle. La Prusse, malgré les menaces qu’elle adresse aux états qui voteraient la mobilisation de l’armée fédérale, ne peut donc guère compter sur la neutralité de la Bavière et des états voisins. Dans un excellent discours qu’il a prononcé devant la chambre bavaroise, M. von der Pfordten a déclaré que la Bavière et les états moyens se prononceraient contre celle des deux puissances qui méconnaîtrait le droit fédéral, et commencerait la lutte en se mettant en rébellion contre l’autorité de la diète. Cette puissance sera évidemment la Prusse. Que feront les états moyens de l’armée fédérale ? En la plaçant sous l’action de l’Autriche, ils rendraient probablement leur contingent plus efficaces Nous souhaiterions cependant que les convenances de la guerre se pussent concilier à cette occasion avec les intérêts de la politique. Ceux qui souhaitent que la moyenne Allemagne sorte fortifiée de cette crise doivent désirer que les états secondaires conservent pour eux-mêmes la disposition et la direction de l’armée fédérale.

L’empereur a signalé avec raison un gage de sécurité pour l’Europe dans l’accord des puissances neutres qui s’étaient concertées pour proposer la conférence. Il importe que cet accord se maintienne pendant la durée des hostilités. Le bruit s’était récemment répandu qu’un rapprochement se serait opéré entre la Russie et l’Autriche. Nous ne croyons point que cette rumeur ait quelque fondement. La Russie ne saurait voir avec satisfaction la politique actuelle de la Prusse ; l’empereur Alexandre a fait les efforts les plus sincères pour détourner le roi Guillaume des combinaisons où l’a entraîné son ministre ; il n’a pas été plus heureux que la reine Victoria dans les pressans appels qu’elle a adressés aux sentimens du roi de Prusse. Cependant les liens qui unissent les cours de Pétersbourg et de Berlin sont si anciens et si étroits, qu’il ne semble point possible que la Russie prenne jamais parti contre la Prusse et pour l’Autriche. Un accident pressant de la question d’Orient pourrait seul expliquer un tel prodige. La longue et importante conversation sur l’état de l’Europe qui a eu lieu à la chambre des communes il y a peu de jours, a laissé voir en partie les dispositions de l’opinion publique anglaise. M. Kinglake, dans son interpellation incisive et développée, était évidemment l’organe d’un groupe important du parti whig. M. Kinglake, à notre avis trop partial en faveur de l’Autriche, a manqué d’équité envers l’Italie. Comme l’a si bien dit M. Gladstone, ce qui rend la revendication italienne intéressante, c’est qu’elle est soutenue et justifiée par les aspirations incontestables des populations vénitiennes, dont l’affranchissement est en cause ; c’est encore dans sa réponse que M. Gladstone a établi la distinction que les libéraux font dans cette question entre les prétentions des Italiens et celles du gouvernement prussien, les unes justifiées par le sentiment de la confraternité nationale, les autres inspirées par une ambition cynique. Cependant M. Gladstone, voué aux travaux et aux gloires de la paix, semble mal à l’aise quand il faut parler le langage des affaires étrangères, qui aujourd’hui réveille si vite l’écho des canons. Les pacifiques de son école apportent dans les discussions diplomatiques des naïvetés de dévots qui n’ont point le don de charmer les assemblées parlementaires. On l’a vu dans la suite des discours. Des hommes d’un tempérament plus jeune, sir Robert Peel, lord Cranbourne par exemple, ont lancé quelques traits vifs et applaudis sur la politique indolente et imprévoyante du cabinet. Les troubles du continent ne manqueront point de réveiller chez les hommes jeunes de la politique anglaise la sollicitude et le goût des amures étrangères. Il est fâcheux que le ministre des relations extérieures n’appartienne point à la chambre des communes. Ce département est représenté dans cette chambre avec une autorité insuffisante par M. Layard. Si le cabinet actuel venait à se retirer, ce qui n’est point improbable, on croit que lord Stanley pourrait bien prendre les affaires étrangères dans la nouvelle combinaison. On se figure, non peut-être sans raison, que lord Stanley, avec son esprit droit, avisé, froid, ouvert aux idées modernes et noblement fermé aux supercheries où se complaît depuis trop longtemps la diplomatie continentale, ferait reprendre à l’Angleterre une contenance digne d’elle dans les conseils de l’Europe. Cela regarde les Anglais ; ce qui nous importe à nous, c’est de tenir compté des variations de l’opinion publique chez nos voisins. L’Angleterre n’est plus montée à l’endroit des affaires italiennes au ton de 1859 et de 1860. Elle ne nous rendrait plus aujourd’hui le service de nous aider à sortir des liens du traité de Zurich. Elle applaudirait sans doute à l’affranchissement de la Vénétie ; mais elle ne voit point sans chagrin et sans défiance l’association que l’Italie a contractée avec la Prusse.

Une seule chose aussi pourrait détourner l’Angleterre de la neutralité que nous sommes si intéressés à lui voir garder avec nous : ce serait, comme pour la Russie, une crise en Orient. À ce point de vue, l’Italie agira sagement, si elle s’abstient de provoquer par des tentatives sur l’Adriatique l’ébranlement des populations orientales. Quand on songe au prix que doit avoir pour nous et pour l’Italie la continuation de la neutralité de la Russie et de l’Angleterre, on ne comprend point que l’équipée du prince de Hohenzollern dans les principautés ait été tolérée. On ne saurait admettre que le nouvel hospodar, officier de l’armée prussienne, ait quitté comme un déserteur son pays et ses frères d’armes à la veille d’une grande guerre et d’un grand péril. Nous croyons, pour l’honneur du prince, qu’il a informé son gouvernement de ses résolutions, et qu’il est parti muni des autorisations nécessaires. Comment la cour de Berlin a-t-elle pu donner une autorisation semblable sans en faire prévenir la France, ne fût-ce que par l’intermédiaire de l’Italie ? Et si la France a été avertie, comment aurait-elle consenti à cette aventure ? On se perd dans ces contradictions : elles aboutissent en effet à une étourderie contraire aux intérêts de la Prusse, de l’Italie et même de la France, puisqu’elles peuvent susciter en Orient des inquiétudes à la Russie et à l’Angleterre, et préparer ainsi à l’Autriche dans un moment donné de précieux alliés. Si aujourd’hui un conflit éclate entre les Roumains et l’armée turque dirigée sur les principautés, qui viendra en aide à ces malheureuses populations chrétiennes ? Les abandonnera-t-on aux Ottomans ? les rejettera-t-on vers l’ancien protectorat russe ? Comment fera la France pour leur porter secours à travers les guerres d’Allemagne et d’Italie ?

Au milieu des anxiétés qu’inspirent les complications extérieures, les derniers actes de notre session parlementaire ont nécessairement perdu une grande partie de l’intérêt qu’ils auraient dû exciter. Le milieu politique actuel notamment n’est rien moins que favorable à la discussion des mesures financières, qui n’arrive malheureusement qu’à la fin des sessions. C’était une importante mesure de ce genre que la loi qui établit l’organisation nouvelle de l’amortissement ; mais la grande importance de la restauration de l’amortissement était d’ouvrir une ère où l’on allait travailler efficacement à la réduction de la dette. Un gouvernement qui annonce l’intention d’amortir la dette a besoin, ce semble, pour que son effort ait plus d’éclat et inspire une plus grande espérance, d’avoir en face de lui de profonds horizons pacifiques. La nouvelle inauguration de l’amortissement a été mal venue à une époque où la paix, même loyalement voulue et courageusement espérée, demeure si précaire. Les circonstances procurent au budget la même mésaventure. On avait accompli de modestes et utiles réductions de dépenses ; on obtenait l’équilibre budgétaire, cet objet devenu presque chimérique des rêves de nos ministres financiers. Se trouvait-on en présence d’une réalité ou d’un mirage ? Cela va dépendre de la question de la paix ou de la guerre. Nous comprenons donc que l’attention publique s’attache médiocrement à un budget de paix qui peut, avant la fin de l’année, être transformé en budget de guerre. Cette préoccupation des dépenses que les accidens politiques pourraient ajouter aux prévisions ordinaires existait dans le corps législatif, et s’est fait jour dans une interpellation de M. Garnier-Pagès. L’honorable député, organe de plusieurs de ses collègues, a cru devoir demander également si le gouvernement convoquerait extraordinairement la chambre dans le cas où les événemens de la politique extérieure rendraient nécessaires des supplémens de crédit. M. Rouher a répondu aux questions de M. Garnier-Pagès avec une entière netteté et une parfaite convenance. M. Rouher, qui comprend mieux que personne la haute moralité et la bienfaisante influence de la paix, affermit ses espérances sur l’énergie de son honnête conviction ; il est persuadé que les conclusions de la lettre impériale ne seront point démenties, que la France observera la neutralité, et ne sera point engagée dans les conflits qui menacent l’Europe. Si cependant cet espoir devait être trompé, si la tournure des événemens imposait au gouvernement un changement de politique, M. Rouher a très loyalement et très catégoriquement rappelé les obligations imposées au gouvernement dans une conjoncture semblable par l’organisation financière nouvelle. Cette organisation a retiré au pouvoir le droit d’ouvrir par décret des crédits supplémentaires. On voit quelle garantie constitutionnelle est assurée ainsi à l’intervention de la chambre dans le contrôle des mesures politiques qui rendraient nécessaires des crédits supplémentaires. La chambre devrait être convoquée ; les propositions de crédits lui seraient soumises, et elle aurait la libre appréciation de la politique pour laquelle la dépense serait réclamée. Il était superflu sans doute pour le gouvernement d’affirmer qu’il exécuterait une loi émanée de son initiative. Cependant il faut savoir gré à M. Rouher de la condescendance politique avec laquelle il a fait cette déclaration. Le ministre s’est montré sensible aux anxiétés de l’opinion ; il a compris qu’il ne fallait point, dans les circonstances actuelles, être avare de paroles rassurantes. Et en effet rien ne démontre mieux au public la solidité de la confiance du gouvernement dans le maintien de la paix pour la France que sa persistance à maintenir le budget dans ses limites ordinaires et la nécessité où il se place de convoquer la chambre, si les événemens devaient modifier sa politique.

La discussion générale du budget amenait naturellement une question qui en un autre temps aurait pu donner lieu à un débat approfondi, mais qui est rejetée dans l’ombre par la crise européenne. Nous voulons parler de l’affaire du Mexique. La question mexicaine est maintenant une chose du passé ; elle ne peut plus, grâce à Dieu, nous faire de mal, puisque le gouvernement a fixé la date du retour de nos troupes. L’inquiétude qu’inspirent les périls futurs font aisément oublier les maux passés. Cet épisode de la politique contemporaine se représentera sans doute en temps plus opportun aux discussions des chambres : on n’en a point fini encore avec la liquidation financière de l’entreprise mexicaine, et il faudra que la majorité de la chambre, qui s’est montrée si intolérante envers M. Jules Favre, prête un jour une attention plus résignée aux orateurs qui auront à discuter cet onéreux bilan. La conséquence de cette entreprise qui nous inspire le plus vif regret est la correspondance diplomatique à laquelle elle a donné lieu entre notre gouvernement et celui des États-Unis. Cette conséquence pouvait être prévue et prévenue à temps. Nous-mêmes, plusieurs mois avant la fin de la guerre civile américaine, nous signalions le moment critique où il importait à la France d’avoir terminé son expédition par un acte de volonté spontanée. La victoire du nord était certaine plusieurs mois avant d’être accomplie, et il eût été prudent de nous épargner le fardeau des doléances et des remontrances américaines. Il est douloureux d’avoir à supporter une dépêche aussi désagréable dans sa diffusion que celle de M. Seward, datée du 12 février 1866. Quoi qu’on fasse, l’erreur de l’entreprise du Mexique est désormais inscrite dans l’histoire ; il n’y a plus qu’à en tirer avec une intelligence virile des enseignemens aussi profitables aux gouvernemens qu’aux peuples sur les périls de l’esprit d’initiative exercé avec trop de confiance et de liberté en matière de politique étrangère.

Si le gouvernement des États-Unis est un rude et opiniâtre argumentateur quand il plaide contre les entreprises des états européens qui portent ombrage à ses principes ou à ses intérêts, on aurait le droit d’attendre de lui qu’il saura faire respecter les intérêts légitimes des peuples de notre vieux monde par les aventuriers qui abusent de l’hospitalité américaine. Une épreuve de ce genre se présente dans le bel exploit qu’une troupe de fenians vient d’accomplir dans le Haut-Canada. Ces fenians ont tué des Canadiens. Ils se sont emparés d’un fort. Cet acte de brigandage ne saurait demeurer impuni. Ceux qui l’ont accompli ont violé les lois américaines, Le souvenir des souffrances que les corsaires confédérés ont infligées au commerce des États-Unis ne saurait entrer en balance avec un acte de flibustiérisme aussi caractérisé. M. Seward ne se laissera point égarer par des préjugés nationaux ; il prendra, nous n’en doutons point, les mesures nécessaires pour punir et prévenir des violations aussi odieuses du droit des gens. e. forcade.



REVUE MUSICALE.




De vieilles histoires qu’on raconte à nouveau, de vieux sujets qu’on rhabille, — d’anciens mannequins rempaillés, peinturlurés, dont pour la millième fois on monte le ressort et qu’on lance devant un public indifférent qui lorgne du côté de la salle, tout yeux pour les coups d’éventail de la petite princesse Araminthe, pour les minauderies d’Arsinoé et le maquillage de ces demoiselles Benoîton, tout oreilles pour l’anecdote, le mot, la calembredaine du matin, et donnant le reste de son attention à ce qui se débite sur la scène ou dans l’orchestre, — voilà donc le théâtre aujourd’hui. Toujours les mêmes spectateurs devant la même pièce, dont le même feuilleton du lundi rendra compte ! Variété, décidément tu n’es pas de ce monde ! L’Opéra-Comique veut changer son affiche, se faire un spectacle d’été ; qu’invente-t-on ? Zilda, une manière de Calife de Bagdad, et pour accompagner dignement cette turquerie, la Colombe, un fabliau-pendule dans le goût de Jean de Paris. Il est vrai qu’en cette débâcle des librettistes, on avait beaucoup compté sur les musiciens, M. de Flotow, M. Gounod, deux noms faits pour se rencontrer sur une affiche, deux maîtres également célèbres par une seule partition, hommes unius libri ! L’un écrivit Martha, l’autre Faust, et tous les deux partagent cette destinée de ne pouvoir, quoi qu’ils fassent, sortir de là. On dirait deux oiseaux de Jupiter empêtrés dans une toison, proie superbe en vérité, mais qui les a conquis à tout jamais : rien en-deçà, rien au-delà. Grâce à un caprice de Mario, à l’initiative de deux ou trois cantatrices italiennes pointant dans leur gosier cette musique sans nationalité, partant inoffensive, Martha a fait son tour du monde ; mais autrement, du bagage de M. de Flotow, qui se soucie ? Connaît-on seulement Stradella, les Matelots, Indra ? Au Théâtre-Lyrique, chaque fois qu’il s’agit d’un nouvel ouvrage de M. Gounod, l’administration a bien soin de se ménager d’avance quelque bonne reprise de Faust qui vienne au besoin réparer le désastre. Que fera désormais l’Opéra-Comique, lui qui n’a pas à sa disposition la précieuse ressource de son cousin de la place du Châtelet ? Tiendrait-il par hasard en réserve ce fameux Amphitryon dont les amis du musicien orphique nous ont déjà presque autant parlé que du Romeo et Juliette ? Il est vrai que le dommage est cette fois plus réparable, car nous n’avons affaire qu’à deux petits actes. Deux actes, soit, mais qui ont de l’ennui comme quatre. Impossible de rien imaginer de plus insipide que cette fricassée de perroquet et de tourterelle. Comment les librettistes s’y sont pris pour travestir en une comédie si ridicule un conte de Boccace et de La Fontaine, libre à ceux-là de s’en informer qui tiennent à connaître de pareils secrets :

Hélas ! reprit l’amant infortuné,
L’oiseau n’est plus ; vous en avez dîné.
L’oiseau n’est plus, dit la veuve confuse.
Non, reprit-il : plût au ciel vous avoir
Servi mon cœur !…


Or ce n’est ni l’oiseau ni son cœur que cet éternel roucouleur de madrigaux pleurards se trouve avoir servi à sa maîtresse, c’est le perroquet d’une de ses rivales venu là tout exprès pour se faire mettre dans la casserole, car on ne parle que ragoûts, épicerie en ce galant rébus. Et quel style ! des pages entières arrachées telles quelles de la Cuisinière bourgeoise, l’art de fabriquer une liaison, de dresser un rôt : « le lapin aime à être écorché vif, le lièvre préfère attendre ! » Et le plus triste, hélas ! c’est qu’on se croit fort gai, fort jovial et très comique en marmitonnant ainsi Boccace et La Fontaine ! M. Gounod a le tort de prendre au sérieux des sujets qui, par le temps qui court, ne sauraient être traités qu’en cascade. Son Horace, avec sa capeline à dents de loup, sa tourterelle et son arbalète, appartient à la race falote des princes de féerie. Livrée à l’analyse bouffonne des auteurs du Voyage en Chine ou de la Fiancée du Mardi gras, une telle physionomie eût évidemment fourni des trésors de fou rire. Et cette Sylvie en quête d’un oiseau savant pour faire pièce au perroquet d’Aminthe n’offre-t-elle pas un de ces types dont le grotesque n’avait plus reparu depuis l’herboriste de Prosper et Vincent, qui passait sa vie à chercher son paquet de chiendent égaré ? Mieux eût valu laisser dormir en paix cette Colombe ; mais dès qu’on y touchait, un pareil motif ne pouvait, à la scène, prêter qu’au travestissement, à la parodie, à la charge. Au lieu de cela, c’est par le sentimental que M. Gounod va l’aborder. Il a foi dans cette action carnavalesque, se garde bien de plaisanter avec ses personnages. Dès la première note, on voit qu’il se figure que c’est arrivé, qu’il prend Callot et Daumier pour Véronèse ! « Que de bruit pour une omelette au lard ! » quel déchaînement harmonique et enharmonique pour un salmis de perroquet ! Des cavatines à l’italienne, des couplets, des duos de facture, l’air du sénéchal de Jean de Paris à propos de fèves ! Un placage incessant, jamais la note vraie de la situation, de la musique pour de la musique ! Ce berger et cette bergère de paravent, pour nous entretenir de leurs enfantillages, évoquent toutes les ressources de l’harmonie, toutes les puissances de l’orchestre. Raoul et Valentine, Léonore et Florestan, Lucie et Rawenswood, chantant leur passion, leurs ivresses, ne le prennent point de plus haut. Oh ! la proportion, la mesure, grand art du musicien dramatique, et dont jamais ne s’est douté M. Gounod ! Son insuffisance au théâtre, nul mieux que lui ne la connaît. A quoi donc servirait l’esprit qu’on a, s’il ne vous éclairait sur vos défauts ? Et de l’esprit, M. Gounod en possède au moins autant que de talent. Il y en a même qui prétendent que, pour un musicien, il en a trop, car ce n’est pas seulement avec de l’esprit, du talent et de la virtuosité que les chefs-d’œuvre se font. Il y faut encore la passion, le sentiment, les idées.

Plus d’intelligence que d’imagination, combien furent logés à cette enseigne qui n’en restent pas moins très bien placés dans l’estime des connaisseurs ! De toute cette phraséologie académique trop souvent monotone et froide comme un discours de Thomas, M. Gounod n’est point la dupe, il fait de si grands airs parce qu’il ne peut, comme Auber, en faire de petits ; mais qu’une occasion, dans la soirée, s’offre au symphoniste de se démasquer, au musicien exquis de prendre sa revanche sur le compositeur d’opéras médiocres, et vous verrez s’il la néglige. Écoutez dans l’entr’acte du premier au second tableau cette rêverie à la Mendelssohn. Les personnages ont enfin vidé la scène, plus de parasites attristans, de fantoches ridicules, la parole cette fois est aux violons, et tout de suite l’aspect de la salle change, les visages abêtis d’ennui se raniment, un frémissement de plaisir court dans les loges. On se sent charmé, ravi d’aise. Mille choses dont les personnages de la pièce, importuns, maladroits, n’ont su nous convaincre, exposées maintenant par la symphonie seule, nous vont au cœur, à l’esprit. Ces amans si niais, si déplorables dans leur réalité dramatique, entrevus à travers ce voile d’idéal, nous persuadent presque ; nous les voyons ensemble cueillir des fleurs, s’asseoir sur un banc du jardin, causer, sourire, s’embrasser à l’ombre d’un de ces vieux murs crevassés que les pampres festonnent. Pourquoi faut-il qu’à cette merveilleuse calligraphie musicale, à cette enluminure sur vélin, tant de pages banales succèdent ? Il semble que le livre devrait s’arrêter là ; mais non, la pièce recommence. Adieu l’illusion de cette jolie scène, de cette rare esquisse à la Cabanel où notre imagination se complaisait : Ecce iterum Crispinus ! Encore M. Capoul avec son arbalète et sa romance, encore le gros sénéchal, le page-troubadour et la princesse de Navarre ! passe pour la princesse, car elle est si jolie, Mlle Cico, qu’on oublie en la regardant de l’écouter chanter ! — Le soir de la première représentation de la Colombe, l’Opéra-Comique donnait en commençant Rose et Colas, une bergerie du bon vieux temps, naïve, honnête, convaincue. Paroles et musique, tout s’y tient, marche d’ensemble ; rien chez le compositeur qui trahisse le besoin de tirer à soi, cette virtuosité à outrance que les imbéciles prennent pour du génie : une sentimentalité pleine de bonhomie. Cela fait sourire, tant c’est peu de chose ; cela fait pleurer, tant c’est sincère. Ce brave Monsigny n’en sait point si long ; il a son cœur et vous le donne. « J’aime mieux ma mie, ô gué ! » s’écrie Alceste, et le grand misanthrope a raison, car tout ce marivaudage musical, ces bouts-rimés, ces madrigaux, ces éternels élancemens vers le sublime à propos de tout et de rien,

Ne sont que jeux d’esprit, qu’affectation pure,
Et ce n’est pas ainsi que parle la nature !

L’auteur des Joyeuses Commères de Windsor méritait mieux, ce semble, que l’accueil froid et dédaigneux qu’on vient de lui faire au Théâtre-Lyrique. Sans être de la race des héros, ce Nicolaï a de la clarté, de l’abondance dans la mélodie, beaucoup de verve humoristique, de la gaîté même et non cherchée. Du reste, point de système, nulle prétention à l’école, au progrès, au rôle de réformateur. Pendant le trop court espace de temps qu’il vécut, amuser, réjouir son monde fut sa grande affaire, et il y réussit, du moins en Allemagne, où ses Joyeuses Commères sont, avec le Tsar et le Charpentier d’Albert Lortzing, également mort jeune, l’ouvrage le plus populaire du théâtre de demi-caractère. A eux deux, Lortzing et Nicolaï, ils eussent créé le bouffe allemand ; la mort ne l’a point permis, trouvant peut-être que l’opéra-comique, comme nous l’entendons en France, suffisait. Les grands critiques incapables d’admettre d’autres droits que ceux du génie ont pour principe de se récrier contre ces petits talens qui, sans trop prêter à la théorie, se font applaudir sur la scène. Tout le monde pourtant ne saurait s’appeler Schumann ou Wagner ; les Adolphe Adam, même en Allemagne, peuvent avoir leur public. Poetœ minores, musiciens de second ordre, que m’importe, si ma curiosité d’artiste trouve où se prendre ? Non que le style de Nicolaï soit très individuel, mais il a sa marque jusque dans son éclectisme, qui n’est ni celui du premier Meyerbeer, tout rossinien, ni, celui de M. de Flotow, un pur Français à la suite d’Auber. J’y saisis plutôt un mélange de Cimarosa et de Weber : le naturel, la bonhomie, la note émue, attendrie du maître napolitain, et sous ce dessin mélodique, ces rhythmes vifs, une harmonie, une instrumentation piquantes, le développement thématique d’un Weber dans Abou-Hassan. Je conseille aux gens épris de dilettantisme, à ceux que tout raffinement intellectuel trouve amusables, d’aller, à ce point de vue, entendre les Joyeuses Commères ; ils n’auront pas perdu leur soirée.

Est-ce bien un rôle pour Mme Gueymard que ce personnage de Fidès, sculpté par Meyerbeer dans le granit des vieux maîtres florentins ? Sa nature de femme, son tempérament de cantatrice comportent-ils cet effort prolongé dans l’accentuation, le haut tragique ? Les voix ont leurs périodes ; celle de Mme Gueymard, tout en conservant dans le medium ses plus belles cordes, semble depuis quelque temps s’affermir, s’arrondir dans le bas aux dépens des notes aiguës, dont l’émission devient laborieuse. C’en était assez pour motiver une excursion vers l’emploi de contralto. L’épreuve n’a pas été sans succès, toutefois je persiste à penser que la voix de Mme Gueymard reste aujourd’hui ce qu’elle était hier : un mezzo soprano très caractérisé. Quelques notes qu’on perd dans le haut et qu’on rattrape dans le bas ne sauraient changer les conditions de l’organe, tout au plus suffisent-elles à rendre possibles ces mutations d’emploi qui n’ont d’intérêt que parce qu’elles ne doivent pas se renouveler et ne comptent en quelque sorte qu’à l’état d’école buissonnière. On conçoit Mme Gueymard traversant pour un moment le répertoire du contralto ; mais il ne faudrait pas que l’administration songeât à l’y vouloir établir définitivement. A quoi servent donc certains engagemens ? Où vont aboutir certains débuts si fièrement préconisés à la première heure ? Il se peut qu’entre Mlle Bloch et Mlle Mauduit les appointemens soient égaux ; ce qu’il y a de constant, c’est que l’une s’en tient à son Azucéna du Trouvère, n’aborde aucun des rôles majeurs de l’emploi de contralto, tandis que l’autre, née à peine au théâtre, y rend déjà d’incessans services, active, intrépide, toujours sur la brèche, hier Alice et Rachel, aujourd’hui Bertha. — Deux cantatrices à l’Opéra ont chanté Fidès avec distinction : l’Alboni, la Borghi-Mamo. C’est de la Borghi que Mme Gueymard se rapproche le plus, laissant dans un effacement presque complet la partie grave, tandis qu’elle s’attarde complaisamment dans la plénitude du médium, et en définitive chante le rôle moins en contralto qu’en mezzo soprano qui se transpose. Je n’ai point nommé Mme Viardot parce que, dans ce personnage qu’elle a créé, Mme Viardot n’a jamais rencontré de rivale digne de lui être comparée. Elle seule fut la Fidès de Meyerbeer ; elle seule sut comprendre, exprimer cette immense douleur, rendre à la scène cette figure austère, anguleuse, dantesque, âpre et farouche en sa grandeur tragique, d’une raideur magistrale. Ne se vieillit pas qui veut au théâtre. Cet appareil de cheveux gris, ces rides qui peuvent par moment donner à certains profils une dignité surnaturelle, vont par contre faire quelquefois d’un aimable et gracieux visage de Parisienne grassouillette le masque d’une de ces bonnes femmes qui louent des chaises dans les églises. — Sans être belle, Mme Viardot avait une physionomie très déterminée, beaucoup d’ampleur, de geste, de dehors. Le puissant effet qu’elle produisait dans le Prophète était un effet très complexe, non point seulement de cantatrice comme L’Alboni, la Borghi, mais d’artiste. Elle chantait, jouait, mimait, marchait le rôle, vivait le personnage. M. Roger, lui aussi, a laissé là des souvenirs qui ne s’effaceront pas. Le rôle de Jean de Leyde fut, avec le Raoul des Huguenots, son meilleur cheval de bataille. Il disait toute la partie naïve, surtout la romance du second acte, avec une simplicité parfaite, et comme mime il excellait. La manière dont il composait la grande scène de la cathédrale fut vraiment remarquable. Je l’aimais moins dans la phrase de l’autre finale : Dieu du ciel et des anges, qu’il récitait d’un air d’emphase et en tragédien français de l’école de Larive. Parmi tant de ténors que j’ai, en France, à l’étranger, entendus dans le Prophète, je n’en ai rencontré qu’un seul, le Viennois Ander, qui se soit vraiment rendu compte de la situation : scène et phrase, il prenait, lui, tout autrement, donnait moins à la pompe extérieure et plus au délire contenu, à la furie concentrée du mystagogue. Lorsque vers la fin de cette sublime période musicale il arrivait à ces mots : Comme David ton serviteur, au lieu de triompher magnifiquement, d’ouvrir les bras à grand tapage et de se hausser sur ses talons, alla militare, il inclinait son front dans la poussière, s’humiliait dans l’attitude du recueillement le plus profond. Quant à l’exécution instrumentale, il faut avoir entendu à Kärthner-Thor les bandes autrichiennes attaquer la fameuse marche pour savoir quelle différence existe entre l’art qui s’apprend dans les conservatoires et ce don inné de la sonorité, cette faculté merveilleusement instinctive que ces gens-là possèdent ! L’embouchure, l’instinct jouent ici un tel rôle, que proclamer la supériorité de ces exécutans n’est point porter atteinte à la valeur des autres. A l’Opéra, je me hâte de le dire, ce côté de la mise en scène ne laisse d’ailleurs rien à désirer. C’est parfait, tandis qu’à Vienne c’est foudroyant ! Quelle sûreté d’intonation, quelle justesse imperturbable, quel don inoui d’attaquer la note, de tempérer le son ! Ces musiciens, pris séparément, n’exécuteraient peut-être pas des variations comme M. Vivier ; mais, groupés en masse dans leur orchestre, ils font ce que tous les coryphées les plus célèbres ne sauraient jamais faire, et dans certains passages des chefs-d’œuvre de Weber et de Meyerbeer ils sont incomparables.

Avouons-le, cette reprise du Prophète à l’Opéra n’a pas été des plus heureuses. Nombre de gens en ont voulu à l’administration d’avoir mis en avant M. Gueymard dans un rôle que trop de raisons semblaient désormais lui interdire. A quoi l’administration pouvait répondre qu’elle mettait en avant M. Gueymard par ce motif fort plausible et fort naturel, qu’en fait de ténor elle n’en avait pas d’autre : argument plein de justesse, qui à son tour peut être rétorqué, car s’il n’y a rien de plus facile que de ne pas écrire une tragédie en cinq actes, rien au monde n’était plus simple que de ne pas monter le Prophète en cette circonstance. Quoi qu’il en soit, de regrettables incidens ont eu lieu. Après le finale du troisième acte, comme le rideau se baissait sur cette solennelle péroraison dont je viens de parler et que traverse je ne sais quel grand souffle de la Bible, des applaudissemens, des rappels ayant éclaté sous le lustre, la salle entière a protesté de l’air le plus revêche, le plus cassant. Dure, implacable leçon, que de toutes parts les commentaires malveillans accompagnaient, et qui, passant par-dessus la tête de M. Gueymard, affectait d’en vouloir atteindre d’autres. Ce qui le ferait croire, c’est qu’après tout M. Gueymard n’avait chanté ce soir-là qu’à son ordinaire, ni meilleur, ni plus mauvais : la fortune du pot ! Il paraîtrait que de cette fortune-là les convives de l’Opéra ne s’accommodent point tous les jours, et de l’humeur où je les vois, ils sont capables d’exiger bruyamment avant peu qu’on leur serve autre chose. L’administration a donc besoin d’être avertie, éclairée. C’est de derrière le rideau qu’elle assiste à ces débats dont ceux-là seuls connaissent la gravité qui se mêlent au public des loges, de l’orchestre, voient le monde.

On a parlé de sourdes manœuvres, de cabales appelant à leur aide des moyens ignobles. Depuis une semaine, les journaux ne nous entretiennent que de fausses lettres adressées aux acteurs, aux chefs de service pour faire manquer la représentation. S’il est vrai que certaines gens aient trouvé plaisant de se livrer à des drôleries de cette espèce, ces mystificateurs appartiennent à la police correctionnelle ni plus ni moins que cet autre impudent fabricateur de mensonges qui naguère ne rougissait pas d’écrire, on sait trop dans quelle intention, cette lettre faussement signée du nom de Félicien David, alors candidat à l’Institut. Mais de tout ce triste monde nous n’avons point à nous occuper ici, nous ne parlons que du public de l’Opéra, du vrai public, lequel ne conspire point en cachette et ne s’inquiète nullement de mettre des sourdines à son irritation de plus en plus flagrante. Personne, je suppose, n’oserait soutenir que l’administration de l’Opéra soit sur un lit de roses. Cependant de ce que les ténors manquent, de ce qu’un échec vient d’être subi, il ne s’ensuit pas qu’on doive nécessairement emboucher la trompette du jugement. Telle qu’elle est, la troupe de la rue Le Peletier reste encore, malgré ses brèches, la meilleure qu’il y ait, la seule capable de grandes entreprises. L’important serait de ne jamais l’employer qu’à son avantage, d’éviter les partis-pris, les incartades. Autrefois la saison d’été, si difficile à traverser, se passait en débuts ; on profitait de l’absence des premiers sujets en congé pour essayer des talens nouveaux, ouvrir la carrière aux étoiles de passage. N’y a-t-il donc plus de voix qui se forment, et dans ces continuelles migrations de virtuoses étrangers qui traversent Paris ne se trouve-t-il plus un ténor, un contralto, un soprano digne d’occuper un mois nos loisirs ? Dans le gouvernement d’un théâtre comme l’Opéra, rompre avec la tradition est souvent nécessaire ; il ne faut pas néanmoins toujours vouloir brusquer les événemens, attendu que les coups d’état ne réussissent pas à tout le monde.

Les difficultés avec lesquelles a maintenant à compter l’administration, très graves sans aucun doute, ne seraient pourtant pas de nature à ne pouvoir être levées, si l’on savait s’y prendre. Concilier serait d’abord la grande affaire, et comment concilier, ramener ce public mécontent, nerveux, agacé, si ce n’est en lui montrant dès aujourd’hui un programme qui le satisfasse ? Il est fatigué, harassé du répertoire dont vous avez depuis un an outrageusement abusé, et vous lui offrez, après cent vingt représentations consécutives de l’Africaine, une reprise telle quelle du Prophète ! Point de ballets ; ça et là, par occasion, un petit acte, la Source, qu’on promet pour faire pendant à Néméa ; après le pas des Hongrois, le pas des nymphes ! Puis, en fait de musique, par-delà le Don Carlos de Verdi, rien en perspective, nul ouvrage de maître ; l’imprévu, l’histoire de Roland à Roncevaux recommençant sur nouveaux frais, une excursion in extremis dans la fameuse mine aux chefs-d’œuvre inconnus quand on a sous la main Félicien David, l’auteur d’Herculanum qu’on laisse inoccupé. Il se peut que le public ait des préventions, que la mauvaise humeur qui depuis quelque temps le travaille soit injuste : toujours est-il qu’on ne le ramènera point par des menaces. Du moment donc que les mesures de rigueur et l’interdit perdent leurs droits, mieux vaudrait franchement y mettre de la bonne grâce, tâcher de se rendre sympathique. Le fera-t-on ?


F. DE L.



ESSAIS ET NOTICES
L’EXPOSITION RÉTROSPECTIVE
DES CHAMPS-ÉLYSÉES.


L’exposition de tableaux anciens, ouverte depuis quelque temps déjà au palais des Champs-Elysées, ne se recommande pas seulement par le mérite intrinsèque de plusieurs des morceaux dont elle se compose et par la bonne intention que l’on a eue en les réunissant. A côté des œuvres de la peinture contemporaine et des étranges succès faits à quelques-unes de celles-ci, elle permet de constater deux mouvemens d’idées bien dissemblables qui s’accomplissent simultanément chez nous, deux courans que l’opinion suit aujourd’hui avec une docilité presque égale. Elle achève en un mot de révéler cette double faculté, que nous avons acquise à peu près tous, — d’être, dans le présent, résignés, sinon favorables, aux entreprises. d’un art tantôt grossier, tantôt chétif, et de rechercher avec une ardente curiosité, d’étudier avec plus de zèle que jamais les monumens qui, dans le passé, condamnent et démentent le mieux notre tolérance ou nos méprises actuelles. Par quel singulier progrès, par quel développement excessif de l’esprit éclectique en sommes-nous venus, en matière de goût, à pouvoir ainsi concilier les contraires ? Comment chacun de nous consent-il à promener une sympathie imperturbable de tel petit système contemporain aux grandes doctrines que résument les tableaux des vieux maîtres, et subit-il d’aussi bon cœur, en raison simplement de l’heure où elle se produit, ici l’influence violente ou cauteleuse des faux talens, là l’autorité saine des talens véritables ? Grave question dont nous n’avons pas maintenant à essayer de trouver la solution, mais qu’il convenait peut-être de poser pour indiquer en passant les dangers de notre impartialité même et pour rappeler aux admirateurs de ces œuvres anciennes, momentanément remises en lumière, quelles conséquences ils doivent tirer d’un pareil spectacle et quels devoirs il leur prescrit.

Pour que les enseignemens toutefois fussent plus profitables encore et les devoirs plus nettement définis, il nous eût paru désirable qu’on apportât dans le choix des exemples un peu moins de désintéressement ou de facilité. Sans doute on ne peut que rendre hommage au zèle des organisateurs de cette exposition rétrospective et à la libéralité de ceux qui en ont fourni les élémens. Déjà, vers la fin de l’année dernière, quelques hommes dévoués à la cause des arts avaient, pour d’autres séries de monumens, tenté une entreprise à peu près semblable, et l’on se rappelle le succès qui accueillit cette révélation publique des richesses conservées dans les collections particulières. Ce que l’on avait fait alors en vue de populariser les plus précieux spécimens de l’art industriel, on l’a recommencé aujourd’hui pour les œuvres de la peinture. Même bon vouloir de part et d’autre, même empressement à demander et à consentir chez les emprunteurs et chez ceux qui possèdent. Qu’il nous soit permis seulement d’ajouter que l’on a contracté parfois des obligations assez inutiles : en acceptant un peu trop volontiers de toutes mains, on n’a pas toujours pris le temps d’examiner la qualité réelle du prêt et d’en vérifier la valeur. De là plus d’une disparate, plus d’une inégalité de mérite, tout au moins dans les toiles réunies au palais des Champs-Elysées. L’exposition rétrospective de 1866, particulièrement riche en tableaux de Greuze, l’est en général beaucoup trop en peintures de genre du dernier siècle, et même du siècle où nous sommes. Passe encore si, pour cet ordre de travaux, on avait fait appel aux maîtres, à Watteau, à Chardin par exemple ; mais dans le sanctuaire où l’on se proposait de recueillir les reliques les plus vénérables de l’art, convenait-il d’installer aussi des souvenirs et des talens équivoques ou bien récemment consacrés ? Pouvait-on enfin, sans anomalie et sans dissonance, associer aux hymnes d’un fra Angelico, d’un Memling, d’un Botticelli, les petits madrigaux pittoresques de Pater et de Nattier ou les chansonnettes de Fragonard ? Rien de plus délicat, je le sais, rien de plus difficile que de s’imposer en pareil cas certaines limites fixes et d’observer rigoureusement certaines règles. Comment exiger d’un jury purement officieux qu’il résiste à toutes les tentations et qu’il craigne aussi peu d’importuner les gens par ses sollicitations que de les désobliger par ses refus ? Rien de plus nécessaire pourtant, sans quoi, là où il s’agissait de la gloire des maîtres et, jusqu’à un certain point, de notre honneur national, on n’aura réussi qu’à satisfaire quelques amours-propres ou à favoriser sans le vouloir l’esprit de spéculation.

Nous ne prétendons pas, tant s’en faut, désapprouver la tentative faite aujourd’hui ni en contester les mérites : elle aura eu du moins cette utilité de servir d’occasion ou de point de départ aux perfectionnemens qui pourront suivre. Ce que nous voulons dire seulement, c’est que ce premier essai, forcément incomplet, a plutôt le caractère d’une promesse que l’importance d’un résultat une fois acquis. On serait mal venu à chercher dans l’exposition actuelle un ensemble équivalent, pour les richesses privées de notre pays, à ce qu’était, il y a quelques années, l’exposition de Manchester pour les trésors d’art conservés en Angleterre. Sans parler de ce qu’on pourrait obtenir des départemens, les collections particulières formées à Paris auraient un bien autre contingent à fournir, et si, comme il y a lieu de l’espérer, l’épreuve se renouvelle prochainement dans des conditions à la fois plus précises et plus larges, si, à l’époque de l’exposition universelle, on entreprend de rapprocher tous les morceaux d’élite disséminés dans les cabinets et les galeries des amateurs, nul doute que cet inventaire public d’objets familiers jusqu’ici à quelques regards privilégiés ne devienne un véritable bienfait pour les uns, un titre d’honneur pour les autres, un encouragement et un bon conseil pour tout le monde. Que de nobles ouvrages emprunteraient ainsi du succès populaire une consécration nouvelle et un surcroît d’autorité ! Depuis la Vierge dite de la maison d’Orléans, ce chef-d’œuvre de Raphaël dont la gravure permet à peine de soupçonner la mélancolie exquise et la délicatesse, jusqu’à cet admirable Paysage aux deux Nymphes de Poussin, qui enrichissait récemment une collection où le goût et le savoir du possesseur avaient déjà réussi à introduire plus d’un tableau de premier ordre, — jusqu’à cette autre toile inestimable du maître, les Ruses de l’Amour, que la mort de Poussin a laissée inachevée et que des mains pieuses ont recueillie de notre temps, — quelle riche série d’enseignemens et d’exemples n’arriverait-on pas à composer ! N’eût-elle d’autre résultat que d’informer les étrangers du nombre de belles œuvres que la France possède en dehors de ses musées, une pareille entreprise ne serait encore ni sans avantage, ni sans portée. Notre orgueil patriotique y trouverait son compte, et la bonne renommée du goût français s’en justifierait, s’en confirmerait d’autant mieux.

Quoiqu’il en soit, et sous les réserves que nous avons indiquées, cette exposition rétrospective ne laisse pas de présenter un intérêt sérieux. Dans la partie qui résume les progrès de l’art flamand au XVe siècle, elle a même une importance tout à fait considérable, puisque aux spécimens qu’elle nous offre en ce genre on ne trouverait pas toujours à opposer, dans nos galeries publiques, des témoignages de la même valeur. Le Louvre par exemple, si merveilleusement riche qu’il soit en chefs-d’œuvre de toutes les écoles, pourrait-il, en ce qui concerne Memling et son talent, nous instruire aussi sûrement que le font ici les deux tableaux du maître appartenant, l’un à M. le comte Duchâtel, l’autre à M. Gatteaux ? Par le nombre et la dimension des figures, par la qualité et la conservation parfaite du coloris, et surtout par la précision des physionomies et des formes, le premier de ces tableaux n’a pas une signification moins complète que les célèbres diptyques de l’hôpital de Bruges ou que les autres peintures de Memling placées aujourd’hui dans les musées de la Belgique. Suivant un procédé de composition à peu près consacré en pareil cas, il représente la Vierge et l’Enfant Jésus assis entre deux figures de saints, — saint Jacques et saint Dominique, les patrons probablement des chefs de la race, agenouillés aux pieds du divin groupe, — tandis que dix-neuf autres membres de la famille, occupant les deux côtés de la scène, forment une succession de lignes étagées jusqu’à un fond d’architecture dont les ouvertures symétriques laissent apercevoir, sous leur aspect familier, les choses et la vie du dehors. Ces sortes de portraits idéalisés par une pieuse fiction, par la présence surnaturelle des personnages sacrés, ces peintures mi-parties mystiques, mi-parties strictement vraisemblables, où la reproduction du fait s’ennoblit au contact de l’image symbolique, abondent, on le sait, dans toutes les écoles primitives. En peignant le tableau dont nous parlons, Memling ne faisait donc que se conformer à une tradition popularisée par les travaux des vieux maîtres italiens aussi bien que par les anciennes œuvres flamandes ; mais là où il se montrait véritablement novateur, là où il réussissait à résoudre un problème que le grand Van Eyck lui-même avait paru craindre d’aborder, c’est dans la délicatesse des intentions partielles, dans le choix des expressions propres à diversifier les détails, sans rompre pour cela l’unité de l’ensemble, sans en compromettre la majesté.

La Vierge de la galerie de M. Duchâtel nous semble, sous ce rapport, un des plus éloquens témoignages qui se puissent rencontrer de l’originalité du maître et de sa rare sagacité. Avec quelle finesse d’observation en effet, avec quel art consommé, les attitudes nécessairement calmes de tous ces personnages et leurs physionomies uniformément pensives ont-elles été rendues ou modifiées suivant le sexe, l’âge, le caractère moral ou le tempérament de chacun ! A la gauche du spectateur, le chef de la race, sérieux, recueilli en lui-même, tout entier à son oraison ; derrière lui, ses fils aînés, sérieux aussi et comme absorbés dans la contemplation d’un objet intérieur ; aux derniers rangs, les jeunes garçons, dont les traits, en faisant effort pour paraître calmes, se souviennent involontairement du sourire et laissent la vie ingénue déborder et s’épanouir sous l’extérieur de la circonspection. A droite, du côté des femmes, même décroissance dans l’austérité des dehors, même progression dans la grâce des lignes et l’animation des physionomies. A la contenance presque solennelle de la religieuse et de la mère de famille agenouillées au premier plan succèdent, dans les figures voisines, les apparences d’une méditation moins profonde, d’une immobilité plus souple pour ainsi dire, puis quelques légers mouvemens hasardés par les têtes enfantines, des airs de curiosité candide et de naïf enjouement sur les visages des petites filles, un moment soustraites à la surveillance maternelle par l’éloignement même de la place qu’elles occupent. Il y a là, dans ce groupe ou plutôt dans ce bouquet de mines fraîches et souriantes, un charme indicible, un parfum d’innocence pénétrant, et nous ajouterons une pureté de dessin et de coloris dont, Van Eyck une fois excepté, nul parmi les maîtres flamands primitifs n’a mieux que Memling, deviné et pratiqué les secrets.

Memling ne possède, il est vrai, ni cette intraitable fermeté dans le sentiment, ni cette mâle fierté dans le style qui caractérisent la manière du chef de l’école. Sans parler même du Triomphe de l’Agneau, — merveilleux chef-d’œuvre qui se refuse à aucune comparaison, — on ne trouverait pas dans tout ce qu’il a peint un morceau aussi vigoureusement traité, aussi foncièrement savant que le portrait dit la Femme de Jean Van Eyck conservé au musée de l’académie de Bruges. En revanche, l’inspiration chez Memling est plus facile, le goût a plus d’élégance, la pratique plus de souplesse que chez les autres élèves ou imitateurs des deux Van Eyck et de Rogier Van der Weyden. Si le tableau que nous venons de mentionner ne suffisait pour démontrer cette vérité, l’autre tableau du maître exposé au palais des Champs-Elysées achèverait de la rendre manifeste. Ici encore Memling a représenté la Vierge, mais dans un cadre beaucoup plus restreint et entourée seulement de six jeunes saintes, au lieu des nombreux personnages, hommes ou femmes, qui l’environnent ailleurs. On n’a donc plus devant les yeux un portrait de famille varié seulement en raison de la diversité des types qu’il s’agissait de reproduire, mais une image tout idéale, une sorte de vision mystique analogue aux rêves formulés par le pinceau de Jean de Fiesole. Et cependant ce qui domine dans cette scène abstraite, c’est l’expression vraisemblable des choses, c’est l’imitation fidèle de la réalité. Rien de plus simple et de plus naturel, rien de plus gracieusement familier que ce groupe de jeunes filles assises sur le gazon d’une prairie aux côtés de la Vierge et de l’enfant Jésus. La sérénité, on dirait presque la bonne humeur dont chaque physionomie porte l’empreinte, les couleurs gaies et claires des vêtemens, l’aspect riant du paysage, tout contribue à donner à cette idylle chrétienne une signification non pas vulgaire assurément, mais appropriée aux plus douces coutumes de notre esprit et de nos yeux. Quant à l’exécution de ce charmant petit tableau, on n’en pressentirait la délicatesse qu’en se rappelant certaines œuvres du même genre et à peu près des mêmes dimensions que le maître a laissées a Bruges. Si l’un des deux Memling que l’on nous montre aujourd’hui a assez d’importance et de beauté pour soutenir la comparaison avec les grands dyptiques de l’hôpital de Saint-Jean, par la grâce des intentions, par l’exquise précision du faire, l’autre pourrait, sans plus de désavantage, — et même avec une supériorité certaine sous le rapport de la conservation, — être rapproché des célèbres miniatures qui décorent la Châsse de sainte Ursule.

Une Vierge appartenant aussi à l’école de Bruges, et, comme la Vierge entourée de saintes, faisant partie de la collection de M. Gatteaux, nous semble, après les deux tableaux de Memling, le spécimen le plus intéressant du vieil art flamand à l’exposition rétrospective. Ce n’est pas que l’ordonnance pittoresque ait ici rien de particulier ni d’imprévu. Comme d’ordinaire, le centre de la scène est occupé par la Vierge assise et tenant l’enfant sur ses genoux, tandis que deux figures de saints et celle d’un donataire apparaissent à la droite et à la gauche du groupe ; mais la banalité de cette composition est bien rachetée par la finesse de dessin avec laquelle chaque partie est traitée, par la solidité surtout et l’harmonie des tons associés les uns aux autres, depuis le rouge sombre du manteau de Marie jusqu’aux teintes énergiques qui modèlent l’architecture et en déterminent l’effet. On ne saurait, à notre avis, reconnaître dans cette remarquable peinture ni le coloris limpide de Memling ni la rigoureuse véracité du pinceau de Van Eyck et ses insistances sans merci. Peut-être, s’il fallait proposer un nom, se croirait-on autorisé à prononcer celui d’un des plus habiles élèves de Van Eyck, Petrus Christus ou Christophsen, de qui Cologne et Francfort possèdent plusieurs ouvrages, et l’on attribuerait à cette petite Vierge au donataire la même origine qu’au tableau moins séduisant, mais non moins recommandable au fond par les caractères de la pratique, que M. le comte de La Ferronnays a envoyé au palais des Champs-Elysées.

Parmi les œuvres des quattro centisti florentins exposées en regard des tableaux flamands appartenant à la même époque, il faut au moins citer un petit sujet de sainteté en forme de frise ou de predella, peint par fra Angelico avec sa tendresse d’âme accoutumée et toute la chaste suavité de son style, — une Vierge avec l’Enfant et saint Jean-Baptiste, digne à tous égards du talent si original de Botticelli, — et deux Vierges à mi-corps, l’une, accompagnée de deux anges, due, selon toute apparence, au pinceau de Filippo Lippi, l’autre rappelant, par l’austère fermeté du sentiment et du faire la manière de Pollaiuolo, plus encore, à ce qu’il semble, que celle de Ghirlandaio. Un portrait d’homme en buste dans lequel plusieurs bons juges hésitent à reconnaître une œuvre d’Antonello de Messine, mais dont personne assurément ne contestera le rare mérite, — deux jolies figures, saint Michel et sainte Apolline, au bas desquelles on lit le nom de Mantegna et qu’il serait plus exact peut-être de supposer peintes par l’élève du maître, Niccolo Pizzolo, — un Christ mort, d’Ambrogio Borgognone bien plus probablement que de Mantegna, à qui il est également attribué, — enfin une tête de saint Jean, très authentique, d’Andréa Solario : tels sont, en dehors de l’école florentine, quelques-uns des tableaux italiens les plus dignes, selon nous, d’attirer l’attention.

Est-ce assez toutefois, et, quelque reconnaissance que l’on doive aux amateurs qui ont consenti à nous fournir sur ce point des élémens d’étude, faut-il se tenir pour satisfait d’une représentation de l’art italien aussi insuffisante à tant d’égards, aussi incomplète ? Même dans des travaux d’un ordre moins élevé et d’une date moins ancienne, trouvera-t-on des informations plus nombreuses ou plus sûres ? A l’exception d’un portrait à mi-corps de Jean de Carondelet que l’on croit de la main d’Holbein, qui, en tout cas, est un admirable ouvrage, à l’exception encore d’un portrait de femme attribué au même peintre et de quelques tableaux diversement remarquables des petits maîtres hollandais ou flamands, ce que la salle du palais des Champs-Elysées nous apprend des écoles du nord au XVIe et au XVIIe siècle ne semble pas de nature à ajouter beaucoup à la gloire de celles-ci. Comment, à plus forte raison, nous contenter de la maigre part faite à notre vieille école nationale et aux talens qui en soutiendraient le mieux l’honneur ? Quoi ! deux ou trois petits portraits, charmans à la vérité, mais moins caractéristiques au point de vue de la manière que tels autres portraits contemporains, — voilà tout ce qu’on a pu réunir pour nous rappeler ou nous révéler l’habileté si sensée, la bonne foi si finement intelligente des Clouet et de leurs disciples ! Voilà tout ce qui nous parle de cet art français du XVIe siècle, aux aptitudes et à la physionomie si particulières qu’on en chercherait vainement l’équivalent dans les écoles étrangères les mieux famées ! Quoi ! pas un tableau de Poussin, pas un tableau de Claude, pour consacrer au moins le souvenir du plus grand peintre d’histoire et du plus grand paysagiste que notre pays ait vus naître ! Ce sont là des lacunes d’autant plus fâcheuses qu’une bien large place, nous l’avons dit, a été accordée à des peintures à peine secondaires, et que, dans cette exposition rétrospective où tant de maîtres anciens ne figurent pas, on ne compte pas moins de cinquante ou soixante toiles appartenant à l’époque qui s’est écoulée depuis la seconde moitié du dernier siècle jusqu’à la veille des jours où nous vivons[1].

Il serait assez inutile au surplus d’insister, puisque les regrets que nous exprimons et que d’autres éprouveront sans doute avec nous semblent avoir été partagés d’avance par les organisateurs de l’exposition eux-mêmes. N’a-t-on pas cherché en effet à excuser autant que possible l’absence de certaines œuvres par un hommage épigraphique à la mémoire de ceux qui les ont faites ? A défaut de ces monumens pittoresques qu’on n’était pas apparemment en mesure de nous montrer, on nous a donné sur la frise qui règne le long des murs de la salle une nomenclature à peu près complète des maîtres de tous les temps et de tous les pays. D’accord, à la condition pourtant de ne pas se contenter une seconde fois de ce procédé historique, de ce moyen un peu sommaire de décoration. L’exposition rétrospective de 1866, il faut le répéter, ne peut et ne doit être considérée que comme une première tentative, comme une épreuve qui, en raison de sa nouveauté même, ne pouvait s’accomplir sans quelque déconvenue, sans quelque incertitude tout au moins. À ce titre, elle ne saurait être jugée bien sévèrement par la critique, et d’ailleurs, si restreint qu’en soit le nombre, les beaux morceaux qu’elle renferme suffiraient pour la recommander aux regards des artistes et des connaisseurs. S’il est donc permis pour l’avenir d’espérer davantage, il n’y a que justice après tout à tenir compte dans le présent des difficultés de la tâche entreprise et du commencement de succès obtenu.


HENRI DELABORDE.



LA TURQUIE INDUSTRIELLE ET FINANCIERE[2].


L’Orient en général, la Turquie en particulier, ont depuis quelques années attiré de nombreux voyageurs, et bon nombre de ceux-ci se sont crus appelés à décrire ce qu’ils avaient vu. On pourrait dresser une liste formidable de ces zélés narrateurs au nombre desquels on compte mainte et mainte femme d’esprit, quelques poètes, pas mal de pèlerins aristocratiques et religieux, voire un certain nombre d’humoristes. Le dernier venu, — celui dont nous allons nous occuper, — n’appartient à aucune de ces catégories. C’est un homme d’argent en même temps qu’un homme d’imagination et d’un esprit fort alerte, — un phénomène, direz-vous là-dessus ; mais non, l’épigramme porte à faux, car de notre temps l’aventure financière ne tente pas seulement les intelligences médiocres, et dans cette vaste mêlée que produit la course aux millions on entrevoit çà et là des types qui ne rappellent en aucune façon celui de Turcaret ou des stupides traitans d’après lesquels Lesage avait composé ce personnage comique.

M. Farley, qui est, nous le croyons, un des directeurs de la banque ottomane (Ottoman bank, celle qui siège à Londres), envisage la Turquie à un seul point de vue, comme un vaste champ de réformes industrielles et de travaux publics. Appelé à étudier les immenses ressources agricoles et maritimes de ce pays privilégié par la nature, il a été péniblement affecté de voir dépérir tant de richesses et rester inactifs tant d’élémens civilisateurs. Avec des territoires d’une fertilité exceptionnelle et qui se prêtent aux cultures les plus variées, des rivages plus étendus que ceux d’aucune autre terre d’Europe, des gisemens minéraux d’une importance trop méconnue, un état financier dont les formes primitives, les procédés presque barbares se prêtent aux modifications les plus immédiates et les plus profitables, la Turquie lui semble susceptible de se transformer rapidement sous la main d’un véritable homme d’état. Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, et sans vouloir le moins du monde nous porter garans d’une opinion qui, si elle est étrangère à tout calcul, ne nous semble pas affranchie de toute prévention, nous ne pouvons refuser à M. Farley le mérite de plaider éloquemment une cause évidemment bonne à gagner. L’éloquence dont nous parlons est celle des faits. Nulle part ou ne rencontrera autant de renseignemens précis, autant d’indications pratiques sur le régime des voies de communication, l’état des ports, le mouvement général du commerce, les institutions de crédit, que M. Farley en a groupé dans ce curieux volume. L’idée dominante qui s’y trouvé développée peut se résumer ainsi : la Turquie, pays neuf, ne saurait aspirer, de prime abord, aux institutions des états les plus avancés dans l’expérience de la vie sociale. Ceux qui veulent la doter dès aujourd’hui de l’outillage coûteux et compliqué qui incombe à une civilisation plus développée commettent une grave erreur, et peuvent compromettre, en le dénaturant, le développement progressif de ce pays privilégié. Ce pays doit marcher plus lentement et plus sûrement à la conquête de ses destinées nouvelles, destinées dont il voit à peine poindre l’aurore. Avant de le pousser au premier rang des états civilisés, donnez-lui les moyens de rejoindre l’arrière-garde. Il manque de voies convenables, il vaudrait mieux l’en pourvoir à peu de frais que de rêver pour lui un coûteux réseau de rails ways. Ses nombreux cours d’eau, canalisés sans trop de dépenses, lui fourniraient la plupart des voies de communication que réclament ses besoins actuels. « Il y a, dit quelque part M. Farley, des esprits ainsi faits que les routes ordinaires, les canaux, les tram-roads n’existent pas pour eux. Tout cela est trop simple, trop économique à leur gré. Ils ne se contentent pas à moins d’un chemin de fer que recommandent à leur imagination séduite les dépenses ruineuses dont il est l’occasion. Du moment où un oka de tabac doit être transporté de Drama sur Avlona par exemple[3], les gens en question évoquent à l’instant le ballast, les traverses, les coussinets, les rails, le matériel roulant nécessaire à cette vaste opération. Et ce sont justement eux qu’on rencontre sans cesse dans les bureaux de la Porte, assiégeant les ministres, sollicitant des concessions, réclamant des privilèges qui, pour avoir une valeur quelconque, devraient être exploités au plus tôt dans une cinquantaine d’années. Il ne devrait pourtant pas suffire que la Porte fût édifiée sur la solidité financière, des spéculateurs avec qui sont passés de tels contrats. Les ministres devraient s’assurer d’abord que les projets soumis à leur approbation présentent au moins quelques chances de rémunération immédiate, avant de permettre que les gens dont émanent tous ces plans appellent la souscription publique à commanditer des travaux dont la plupart du temps on ne peut espérer qu’à très long terme les premiers bénéfices. »

L’unification de la dette extérieure turque est une des mesures qui ont mérité à Fuad-Pacha les éloges de l’écrivain anglais. Il fait toucher au doigt les avantages qui doivent en résulter et raconte avec un certain luxe d’allusions transparentes à quelles difficultés le bon vouloir ministériel a dû se heurter, quelles menaçantes intrigues il a dû braver pour fermer ainsi d’un seul coup aux usuriers de Galata l’arène de leurs spéculations favorites.

Nous ne saurions donner ici une analyse complète d’un ouvrage où sont abordés successivement tous les problèmes économiques soulevés par la réforme des institutions et des traditions ottomanes. Il nous aura suffi d’indiquer sommairement en quoi ce nouvel ouvrage sur la Turquie diffère de ceux qui l’ont précédé. Dans plusieurs de ces derniers, on trouverait aisément plus d’aperçus historiques, une peinture plus achevée de l’état moral des populations, une description plus complète et plus animée du pays ; mais les esprits sérieux et pratiques dont la principale préoccupation est de connaître exactement la situation actuelle et l’avenir probable des différens états, considérés à la fois sous le rapport de leurs finances, de leur industrie, de leur commerce, en un mot de tout ce qui les rend aptes à jouer un rôle plus ou moins essentiel dans la grande communauté européenne, ces esprits-là trouveront une ample pâture dans l’ouvrage de M. Farley. Nous savons, à n’en pouvoir douter, qu’on en prépare la traduction française, et nous la signalons d’avance à qui de droit, autant vaut dire à tous ceux qui voudront se faire une idée juste des conditions matérielles où se meut aujourd’hui le « malade » condamné jadis par l’empereur Nicolas. On verra que sa guérison, si elle n’est pas tout à fait certaine, n’est pas non plus absolument désespérée.


V. DE MARS.

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  1. Depuis quelques jours, l’exposition rétrospective s’est enrichie d’un certain nombre de tableaux faisant partie de la collection particulière de l’impératrice et de quelques autres collections importantes. Plusieurs de ces tableaux, à n’en considérer que les mérites purement pittoresques, auraient sans doute exigé une mention. Toutefois, comme ils appartiennent pour la plupart à l’école des petits maîtres hollandais ou flamands, ou à l’école française du XVIIIe siècle, ils ne sauraient, quant au fond, démentir ce que nous avons dit du caractère général des œuvres primitivement réunies et de la part trop large faite, dans cette exposition, à la peinture de genre et aux talens secondaires.
  2. Turkey, by J. Lewis Farley ; London 1866.
  3. Avlona est le principal port de l’Albanie moyenne.