Chronique de la quinzaine - 14 juin 1875

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Chronique n° 1036
14 juin 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 juin 1875.

Il en est des parlemens comme des hommes. Après la difficulté de bien vivre, il y a pour eux la difficulté de bien mourir, dont les uns et les autres s’accorderaient volontiers à ne parler jamais, s’ils pouvaient ainsi échapper à l’inévitable fin ; mais non, rien ne peut détourner la destinée qui doit s’accomplir, qu’on peut tout au plus retarder de quelques jours ou de quelques mois. L’assemblée qui siège à Versailles, qui compte déjà plus de quatre années d’existence, a plus ou moins bien vécu ; elle a certainement aujourd’hui le pressentiment d’une fin prochaine. Sera-ce pour le mois d’octobre ? sera-ce pour le printemps de 1876 ? Comment fixer l’heure à la fois redoutée et inévitable ? C’est l’unique question qui reste incertaine, autour de laquelle s’agitent dans une sorte de demi-obscurité deux courans d’opinions ou d’impressions.

Pourquoi donc se hâter, disent ceux qui voudraient gagner du temps, ceux qui ne sont pas pressés de mourir, peut-être parce qu’ils craignent de ne pas revivre par les élections, pourquoi se lier par des résolutions prématurées et mesurer à l’assemblée les jours qui lui restent à vivre ? Il y a encore tant à faire ! Il y a la constitution du 25 février à compléter par les lois organiques, il y a le budget à étudier et des impôts à voter. La loi sur la liberté de l’enseignement supérieur soulève des discussions sérieuses, intéressantes, qui se prolongent, et elle n’en est encore qu’à la seconde lecture. M. le garde des sceaux montré à l’horizon une loi sur la presse, et M. le ministre des travaux publics frappe à la porte avec ses lois sur les chemins de fer. C’est trop pour une session d’été. L’assemblée ne peut pas tout faire à la fois ; quoiqu’elle ne soit revenue des vacances du printemps que depuis quelques semaines, elle est déjà fatiguée, elle se ressent des influences de la saison. Pourquoi ne se réserverait-elle pas une dernière session au mois de novembre ? alors elle terminerait décidément son œuvre, et, comme la crise de transition troublerait le commerce à la fin de l’année, elle serait ajournée au printemps suivant. Tout s’arrangerait ainsi, et pour le moment, après avoir fait ce qu’on pourrait, on commencerait par prendre des vacances nouvelles au mois de juillet. On irait comme l’an passé réfléchir sous les « frais ombrages, » faire les récoltes, se retremper aux eaux de la mer ou des Pyrénées, mêler un peu de propagande aux travaux des conseils-généraux. — Ces insinuations aimables ne laissaient peut-être pas de toucher ceux qui avaient à faire le chemin de Versailles sous les chaleurs orageuses de ces jours derniers ; ils devaient arriver à la galerie des tombeaux en s’essuyant le front et tout disposés à écouter de si flatteuses propositions.

D’un autre côté cependant, il est bien clair qu’il y a une nécessité des choses qui pèse sur tout le monde, qui déjoue ces tactiques de l’atermoiement. Il y a partout une sorte de besoin intime d’en finir, d’entrer dans l’ordre constitutionnel qui a été adopté, de ne pas laisser le pays plus longtemps dans l’incertitude, en présence d’une organisation politique incomplète ou inappliquée. Les partis eux-mêmes se sentent au bout de leur diplomatie et se résignent visiblement à une épreuve qu’ils ne peuvent plus détourner. Les divers groupes parlementaires cherchent à s’entendre sur les candidatures sénatoriales qu’ils essaieront de faire triompher ; ils se préparent à cette élection de 75 sénateurs qui doit être le dernier acte de souveraineté de l’assemblée, le prélude immédiat de l’application définitive du nouveau régime constitutionnel. La commission des trente, plus expéditive que celle de l’an passé, hâte ses travaux. Elle a déjà terminé l’examen de deux des principales lois qui lui ont été soumises, et elle a d’actifs rapporteurs qui mènent rondement la besogne. M. Laboulaye a déposé son rapport sur la loi qui règle les attributions, les relations des pouvoirs publics, et M. Christophle va déposer le sien sur la loi du sénat. La commission du budget à son tour ne perd pas de temps. Son rapporteur, M. Wolowski, se tient prêt. Tout marche donc à la fois et assez rapidement sous cette pression des circonstances que l’assemblée tout entière subit évidemment. Malgré tout ce qu’on peut lui dire, cette chambre, épuisée par quatre années d’une existence laborieuse, par tous les conflits de partis, sent bien qu’elle est au bout de son rôle et de sa mission, qu’elle ne pourrait plus que se débattre en luttes inutiles, et en réalité la question se résout chaque jour d’elle-même par la force des choses, par la lassitude de l’assemblée, par l’empressement des commissions à préparer les lois qui doivent être votées avant l’inévitable dissolution. M. Calmon vient de retirer une proposition qu’il avait faite, il y a un mois, pour régler l’ordre du jour des derniers travaux parlementaires. L’ordre du jour en effet se règle et s’épuise tout seul à chaque instant. Tout se réduit à savoir si ces derniers travaux pourront être conduits avec assez de promptitude pour que l’assemblée, au moment où elle se séparera dans quelques semaines, n’ait plus qu’à prendre la grande résolution, à trancher d’un vote décisif le différend entre ceux qui voudraient ajourner encore et ceux qui croient le moment venu d’entrer tout simplement dans la pratique des institutions nouvelles.

Les partis n’abdiquent pas facilement, nous le savons bien, ils résistent à la puissance des choses aussi longtemps qu’ils peuvent et ce qui se passe encore à Versailles est assurément une preuve de plus de cette ténacité désespérée. L’œuvre constitutionnelle du 25 février a été sanctionnée, soit. Ceux qui ont épuisé toutes les ressources de la passion et de la tactique pour arrêter au passage cette malheureuse constitution ne se tiennent pas pour vaincus. Après avoir échoué, ils n’ont d’autre souci que de chercher des combinaisons pour annuler ou dénaturer ce qu’ils n’ont pas pu empêcher. Même aujourd’hui, sous le coup de tout ce qui s’est accompli, d’habiles stratégistes de la droite se font l’étrange illusion qu’ils pourront réunir les tronçons épars de la majorité du 24 mai, et il y a cela de curieux que, s’ils réussissaient à reconstituer un instant cette majorité, ils ne sauraient qu’en faire. L’inconvénient le plus grave de ces tentatives, c’est qu’en étant impuissantes par elles-mêmes, elles sont toujours un embarras ; elles n’ont aucune chance de succès définitif, elles peuvent fausser les conditions parlementaires, créer au gouvernement des difficultés, compliquer les discussions, contribuer à prolonger une situation incertaine, pénible, dont on ne peut avoir raison que par la sûreté de l’esprit politique, par la netteté des résolutions, comme aussi par l’accord persévérant des fractions modérées qui ont créé l’ordre nouveau. Au demeurant, que reste-t-il à faire pour l’assemblée à l’heure qu’il est ? Les questions essentielles qui s’imposent en quelque sorte à elle, dont elle s’occupe déjà ou dont elle va prochainement avoir à s’occuper, se réduisent à trois : les lois complémentaires de la constitution que le gouvernement a proposées, que la commission modifie bien légèrement, la loi sur la liberté de l’enseignement supérieur, qui est en ce moment même l’objet du plus grave, du plus éloquent débat, qui touche aux problèmes les plus élevés, — et le budget. Tout ce que l’assemblée a sérieusement à faire est là ; le reste, on peut le dire, est épisodique et n’a qu’une importance relative. La loi sur la presse elle-même, si elle finit par arriver, peut être approuvée, subie ou repoussée sans qu’il en résulte des conséquences politiques bien sensibles. A la rigueur, la loi sur la presse serait écartée, ce ne serait pas un événement, — si ce n’est cependant pour les bonapartistes, qui, en ayant le décret paternel de 1852 dans leur bagage, ont bien raison d’invoquer les traditions libérales de l’empire et de se révolter contre la tyrannie du moment présent !

Parlons sérieusement. Ce n’est pas encore aujourd’hui que les lois constitutionnelles entrent en discussion : elles auront prochainement leur jour. Sont-elles de nature à soulever des difficultés invincibles ? Assurément elles impliquent des questions délicates qui pourront être vivement, passionnément débattues. La commission des trente, habilement présidée par M. de Lavergne, a eu du moins l’heureuse et prudente inspiration de ne pas s’épuiser en subtilités et en controverses inutiles, de s’en tenir au programme tout pratique présenté par le gouvernement, et elle a trouvé en M. Laboulaye le modèle des rapporteurs pour la première de ces lois, celle qui touche le plus directement à l’ordre constitutionnel, la loi sur les pouvoirs publics. Le rapport de M. Laboulaye a cette originalité qui naît d’un bon sens ingénieux, d’une simplicité persuasive. Il dit tout avec autant de sûreté que de finesse, il résume adroitement l’esprit de ces lois, qui n’ont pas la prétention d’innover, de proclamer des principes abstraits, d’imaginer des combinaisons merveilleuses. C’est au contraire le mérite des lois nouvelles de ne rien inventer, de se borner à coordonner des règles qui sont passées dans la pratique universelle comme des conditions invariables d’un régime constitutionnel sincère. Il n’y a plus évidemment à discuter désormais sur toutes ces choses devenues presque banales, tant elles sont incontestées : la publicité des séances du parlement, le rôle des ministères, l’inviolabilité des sénateurs et des députés, la participation des chambres à une déclaration de guerre et à la ratification des traités. Tout cela ne pouvait être l’objet de longs débats et de dissentimens sérieux. Le gouvernement et la commission ne se sont trouvés divisés que sur un point, sur le droit qu’aurait une fraction des assemblées, dans certaines circonstances graves, de provoquer une convocation du parlement. Quel doit être le chiffre de cette fraction ? Le gouvernement dit la moitié plus un, la commission dit le tiers. Qu’en sera-t-il ? Assurément la question ramenée à ces termes n’est pas d’une importance démesurée, puisque gouvernement et commission, en laissant au président le droit de convocation et de prorogation, sont également d’accord pour maintenir à une partie des assemblées le droit de provoquer une réunion extraordinaire. On diffère, non sur le principe, mais sur le chiffre : voilà tout. Le gouvernement tient-il absolument à la moitié ? La commission tient-elle essentiellement au tiers ? Il sera probablement assez facile de s’entendre. Les divergences ne sont pas d’un ordre plus grave pour la loi qui règle les élections du sénat.

Ce ne sont là en définitive que des détails, moins importans qu’on ne le croit, dans une œuvre conçue avec modération, avec prévoyance, combinée de façon à créer un pouvoir exécutif sérieux, suffisamment armé, en laissant à la liberté publique ses garanties, au parlement ses prérogatives essentielles. M. Laboulaye ne le cache pas, il y a beaucoup des usages de la monarchie constitutionnelle dans cette organisation républicaine, et ce n’est pas vraiment ce qu’il y a de plus mauvais. On attribue « à la république les garanties de la monarchie constitutionnelle telle que nous l’avons pratiquée pendant plus de trente ans. Cette forme de gouvernement a donné assez de sécurité et de prospérité à la France pour que le pays n’en ait pas gardé un mauvais souvenir… » Sait-on en quoi ces lois sont rassurantes, pourquoi elles peuvent durer, et par conséquent servir sérieusement la république ? C’est précisément parce qu’elles ont ce caractère ; elles ressemblent aussi peu que possible aux anciennes constitutions républicaines qui avaient des prétentions à la logique absolue, qui proclamaient pompeusement des principes primordiaux, antérieurs et supérieurs, sans parler du « droit d’aller et de venir. » Les lois d’aujourd’hui ne proclament rien, elles essaient de donner à la France les moyens de vivre. Elles peuvent être modestes, peut-être un peu décousues, quelquefois assez contradictoires. Au fond, elles sont faites pour un pays placé dans certaines conditions, sous l’empire de certaines circonstances ; elles répondent aux nécessités diverses d’une situation, et, en s’inspirant de toutes les expériences du passé, elles prennent, selon le mot vulgaire, leur bien où elles le trouvent. Elles sont une œuvre de modération et de transaction, et M. Laboulaye a certes raison d’ajouter : « Si parmi les républicains il en est qui trouvent qu’on aurait dû aller plus loin, ils feront bien de considérer que la France, après avoir traversé l’empire, a besoin de reprendre l’habitude d’un gouvernement constitutionnel. Acclimater chez nous la liberté politique est une œuvre délicate, et qui demande beaucoup de ménagemens… » C’est le langage du bon sens, de la politique et du libéralisme prévoyant. C’est l’esprit qui a inspiré la commission dans son travail et qui doit défendre ces lois dans l’assemblée elle-même.

Le jour où la discussion s’ouvrira sur cette loi des pouvoirs publics, sur la loi du sénat, sur la loi électorale elle-même, en un mot sur tous ces complémens de la constitution du 25 février, qu’on se souvienne bien qu’il s’agit moins de disputer sur des nuances, de livrer des batailles sur des détails, que d’imprimer la consistance à une situation politique. On peut différer d’opinion sur telle ou telle attribution du pouvoir, sur la mesure des incompatibilités législatives, sur l’indemnité attribuée aux délégués municipaux chargés de concourir à l’élection du sénat, sur le scrutin de liste ou le scrutin d’arrondissement, il y a un fait certain : tout ce qui fortifiera l’organisation nouvelle, tout ce qui lui donnera le caractère de la régularité et de la fixité, est pour le moment ce qu’il y a de meilleur, et cette considération doit dominer toutes les dissidences secondaires. La vraie question est de créer des institutions pratiques où l’intérêt national ait ses garanties, où les partis trouvent un frein, et qui, en durant, en s’acclimatant, deviennent une manière de vivre naturelle, rassurante pour le pays, en même temps qu’une défense efficace contre les fauteurs de coups de théâtre, d’appels au peuple ou de révolutions. La question est là tout entière pour les esprits prévoyans, pour ceux qui se piquent d’être républicains sincères aussi bien que pour les monarchistes constitutionnels ou conservateurs qui veulent servir patriotiquement la France, non rester obstinément asservis à une passion, à un intérêt ou à une préférence de parti.

Ceci est l’affaire de demain. C’est ce qu’on pourrait appeler la question essentiellement politique qui viendra bientôt, qui trouvera sans doute le gouvernement et la commission d’accord, ou du moins tout disposés à s’entendre sur le fond aussi bien que sur l’ordre de ces débats. Pour le moment, l’assemblée n’en est pas encore là ; elle est tout entière à un problème qui n’est point assurément moins grave, qui domine même, si l’on veut, la politique. Il s’agit de cette loi sur la liberté de l’enseignement supérieur née d’une proposition faite par M. le comte Jaubert à Bordeaux, dès la réunion de l’assemblée. Une commission nommée pour étudier ce grand problème s’est livrée à de longs et sérieux travaux. La loi a été déjà soumise à une première délibération publique, elle revient aujourd’hui, et l’ardeur de conviction et d’éloquence avec laquelle elle est discutée, soutenue, indique le prix que la droite attache à la faire triompher. La droite tient à la loi par des préoccupations religieuses au moins autant que par des raisons politiques : elle a insisté pour que l’assemblée ne se séparât pas sans la voter, comme si elle tenait à prendre une revanche de ses défaites constitutionnelles ou à laisser un dernier témoignage de ses idées préférées, de son influence dans une œuvre considérable.

Qu’en résultera-t-il au bout de tout ? L’avenir le dira. La droite tient à certaines libertés, au risque de s’exposer quelquefois à d’assez graves mécomptes. Elle a voulu faire, il y a quelques années, une loi de décentralisation qui ne lui a sûrement pas procuré toutes les satisfactions qu’elle attendait, et dans le fond de sa pensée peut-être a-t-elle aujourd’hui moins d’enthousiasme qu’elle n’en avait en 1871, à cette époque où elle eût désarmé l’état de ses prérogatives les plus essentielles, si on l’eût écoutée, dans ce premier moment où M. Thiers était obligé de lui faire violence pour réserver au gouvernement la nomination de quelques maires des grandes villes. Il ne serait point impossible que la loi sur l’instruction supérieure ne réservât à la droite d’autres déceptions, et que le résultat définitif ne répondît pas entièrement à ses vœux. N’importe, la liberté, de l’enseignement supérieur est une de ces conquêtes devant lesquelles on ne peut reculer ; elle n’est d’ailleurs que le couronnement naturel, logique de la liberté de l’enseignement secondaire instituée par la loi de 1850, il y a vingt-cinq ans déjà, et la preuve que ce n’est plus seulement une affaire de parti ou de secte, une revendication de circonstance ou de fantaisie, c’est qu’ici encore M. Laboulaye se trouve le rapporteur de la commission ; défenseur de la liberté de l’enseignement, il est comme un médiateur entre ceux qui, par une sorte de tradition révolutionnaire, par crainte des usurpations cléricales, s’accommoderaient de ne rien accorder, et ceux qui, croyant servir les intérêts de l’église, voudraient tout avoir. Les uns et les autres se trompent, M. Laboulaye a beaucoup de peine à les mettre d’accord en défendant contre tous les conditions d’une vraie et juste liberté.

Ainsi donc il y aura des universités libres, vivant de leurs propres ressources, ne relevant que d’elles-mêmes dans leur enseignement, dans leurs méthodes et dans leur discipline. Les associations religieuses ou laïques, les départemens, les communes, pourront avoir leurs établissemens, leurs facultés, leurs chaires, leurs cours de littérature ou de sciences, de médecine ou de droit, — tout cela bien entendu sous certaines conditions déterminées propres à garantir le caractère sérieux de cet enseignement indépendant. Rien de mieux. L’église y trouvera des avantages, des moyens d’action, elle le croit, et dans tous les cas il est bien clair que par son organisation, par ses ressources, elle est mieux préparée que personne à profiter de cette situation nouvelle. C’est après tout la condition inévitable et laborieuse de la liberté, qui n’a son vrai prix et n’est la liberté que lorsqu’elle est pour tout le monde. Dès qu’on a la généreuse hardiesse de tenter cette grande réforme, il faut en accepter les conséquences en se fiant à la vivace énergie de la société moderne pour corriger ce que certaines tendances pourraient avoir de trop exclusif, en comptant aussi sur cette émulation qui a produit des institutions comme cette École libre des sciences politiques dont la fondation a devancé la loi, et dont les premiers efforts ont été couronnés de succès. Soit, c’est la concurrence régulièrement introduite dans toutes les directions morales et intellectuelles, dans la formation des générations nouvelles ; mais enfin il est bien évident aussi que la liberté de l’enseignement supérieur à ses limites comme toutes les autres libertés, et en aucun cas, de quelque voile qu’elle se couvre, elle ne peut servir de prétexte à des déviations périlleuses des principes du droit civil de la France, pas plus qu’elle ne peut signifier l’exclusion ou l’effacement de l’état dans la formation de la jeunesse française, dans l’administration des grades qui accréditent les hommes aux yeux de la société.

C’est là toute la question. Elle s’est présentée sous un double aspect, sous une double forme, l’une pour ainsi dire incidente et imprévue, l’autre générale et parfaitement nette. À propos des droits accordés aux départemens et aux communes, M. Chesnelong, qui est un « évêque du dehors, » qui est l’orateur des « comités catholiques » dans l’assemblée, a proposé de conférer la même liberté aux « diocèses, » qui se trouveraient ainsi classés implicitement parmi les corps moraux investis de la personnalité civile, pouvant fonder des institutions d’enseignement supérieur. C’est un simple mot en apparence ; seulement ce mot est peut-être plus grave qu’il n’en a l’air. À quel titre le « diocèse » se trouve-t-il là ? L’évêché a la personnalité civile, certains établissemens ecclésiastiques ont le même caractère ; ils peuvent acquérir, aliéner, ils ont en un mot tous ces droits qu’une fiction de la loi peut attacher à cet être collectif et anonyme qui s’appelle une personne civile. Le « diocèse » n’a été jusqu’ici qu’une circonscription, comme l’arrondissement administratif. De deux choses l’une : ou bien ce que proposait M. Chesnelong était une surérogation, puisque l’évêque a incontestablement le droit de créer des établissemens d’instruction supérieure, — ou bien c’était une manière de trancher à l’improviste et incidemment une question controversée. — Elle n’est plus controversée, dit-on ; le conseil d’état a reconnu récemment la personnalité civile du diocèse. Le conseil d’état a pu en juger ainsi dans ces derniers temps, il en a jugé différemment dans d’autres circonstances. Il y a donc un doute, un conflit d’interprétations, une difficulté de jurisprudence. Il y a cela pour le moins, et ce qui est grave, ce qui est malheureusement fréquent et redoutable, c’est cette facilité avec laquelle on se laisse aller, sous des préoccupations particulières, à introduire brusquement, par un mot, dans une loi spéciale, une disposition qui tranche une question au moins douteuse, qui peut être une dérogation de droit civil. L’assemblée a imprudemment voté ce que lui demandait M. Chesnelong. Ce n’est qu’après le vote qu’on a vu la gravité de cette résolution improvisée, et il y a eu comme un accord tacite pour ajourner une solution définitive jusqu’à la troisième lecture. La décision a été réservée, d’autant plus que M. le ministre de l’instruction publique aurait à sa disposition, paraît-il, un moyen assez expéditif de sortir d’embarras en supprimant les départemens et les communes, aussi bien que les diocèses, dans l’article contesté.

Une autre question bien autrement grave, qui touche au plus profond des choses, c’est celle qui s’agite encore aujourd’hui même, c’est la question de la collation des grades. Elle n’avait été qu’effleurée il y a quelques mois à la première lecture, elle avait été renvoyée à la commission, qui propose une transaction, et c’est sur ce terrain que s’est engagée une discussion des plus sérieuses, des plus animées, dont le dénoûment décidera de ce que doit être cette réforme si longtemps poursuivie. Au fond, de quoi s’agit-il ? il s’agit de savoir si dans ce mouvement d’instruction libre où vont s’agiter les destinées de la jeunesse, et on peut le dire de la société française, l’état se désintéressera absolument, s’il se laissera dépouiller du droit de vérifier, de constater les titres sous lesquels les avocats, les médecins, se présentent à la confiance publique, si ce droit sera exercé ou partagé par tout le monde. C’est là ce qu’on demande, c’est là ce qu’on propose d’inscrire dans la loi nouvelle comme la sanction et le couronnement de l’indépendance de l’enseignement supérieur. Ceci, nous ne craignons pas de le dire, serait une nouveauté redoutable devant laquelle l’assemblée reculera vraisemblablement. Elle résistera à la séduisante éloquence de M. l’évêque d’Orléans, elle rendra à l’église elle-même le service de lui refuser les périlleuses responsabilités qu’on revendique pour elle, qui ne lui seraient pas plus profitables qu’à la société elle-même. Y a-t-on bien réfléchi ? Ainsi, à l’heure où nous sommes, dans les conditions où nous vivons, l’état ne serait plus rien en matière d’enseignement supérieur, ou du moins il ne serait qu’un rival, un simple concurrent pour les institutions indépendantes. Les écoles libres feraient ce qu’elles voudraient, elles distribueraient des grades, elles fixeraient elles-mêmes l’étalon de l’instruction supérieure, elles n’auraient pas seulement la liberté des méthodes scientifiques ou littéraires, elles resteraient les juges de la mesure de capacité publique ! Qu’en résulterait-il ? Ou bien la conséquence serait ce qu’elle a été partout où ce système a été expérimenté, le niveau des connaissances s’abaisserait par degrés, les études s’aviliraient, — ou bien, si l’on veut, on arriverait à un résultat tout opposé et tout aussi périlleux d’une autre façon : ce régime créerait des puissances enseignantes concentrées qui envahiraient tout, qui tiendraient l’état en échec et finiraient par mettre en présence deux sociétés animées d’esprits différens, ayant pour ainsi dire des âmes différentes. C’est un double péril que la prévoyance de tous les esprits réfléchis doit écarter en laissant à l’état un droit dont il ne doit pas se laisser dépouiller, qu’il ne peut pas même consentir à partager sans abdiquer.

On en prend vraiment trop à l’aise avec cet être moral, souvent insaisissable, très réel cependant, qui s’appelle l’état, et qu’on s’efforce de dépouiller ou de doter de prérogatives démesurées, selon qu’on est dans l’opposition ou au pouvoir. Tantôt ce sont les républicains, les libéraux exclusifs qui, par défiance, par indiscipline, désarmeraient l’état de ses droits les plus essentiels, tantôt ce sont les conservateurs religieux ou politiques qui l’annuleraient par antipathie pour la société civile, pour les intérêts modernes, qu’il personnifie. Ni les uns ni les autres ne voient que, sous la république comme sous la monarchie, l’état existe avec le même caractère, avec les mêmes prérogatives, les mêmes droits inaliénables. C’est toujours la France, c’est ce qu’il y a de permanent et de supérieur. L’état représente les traditions nationales, les grands intérêts civils, et ce qu’on pourrait appeler la haute police de la société. C’est à ce titre qu’il ne peut se dessaisir du droit de vérifier les résultats de l’enseignement supérieur ; tout ce qu’on peut lui demander, c’est de remplir son rôle avec une impartialité complète, sans imposer des entraves gênantes, sans humilier ou diminuer la liberté qu’il reconnaît, qu’il doit respecter. Ce droit même qu’il exerce, qu’il doit exercer, lui impose un autre devoir, c’est d’élever sans cesse l’enseignement qu’il distribue en son nom ; mais ici c’est l’affaire de M. le ministre de l’instruction publique, qui n’a pas paru jusqu’ici d’une manière des plus brillantes, dont l’intervention ne serait pas cependant de trop dans une discussion où tous les intérêts de l’état et de la société sont en jeu.

La France et l’assemblée nationale, la politique et les lettres viennent de perdre un homme qui a été jusqu’au bout l’honneur de son temps et de son pays. M. Charles de Rémusat a été enlevé au monde qu’il aimait et dont, il était aimé par une courte maladie. Il est mort presque debout, n’ayant pas connu le déclin, sentant à peine le poids de l’âge, passant de ses occupations oui de ses distractions habituelles dans l’inconnu, dans cet inconnu que sa pensée pénétrante interrogea plus d’une fois. La veille encore, il allait à Versailles, remplissant fidèlement son devoir de député, il allait à l’Académie, où il discutait avec sa vivacité ingénieuse sur la langue, et il prenait même son plaisir à l’Opéra ; il y a quelques jours tout au plus, il publiait un livre sur la philosophie anglaise : un courant d’air a suffi pour avoir raison de cette verte vieillesse, et ce qu’on peut dire de mieux de cet homme si éminent et si séduisant, c’est que jamais la place qu’il occupait dans la société française n’a paru plus grande, que le jour où il l’a laissée vide. Il est mort entouré de considération et de sympathies ; ne laissant après lui que des regrets et pas une inimitié ; C’est qu’en effet cette existence qui vient de s’éteindre a été une des plus droites, une des plus loyales dans un siècle de versatilités et de contradictions. Politique, philosophe ou écrivain, M. de Rémusat a été un de ces hommes privilégiés ; qui peuvent ne point atteindre aux rôles exceptionnels, qui ne les ambitionnent même pas, mais qui savent conduire une vie, fût-ce une longue vie de près de quatre-vingts ans, sans fatigue, sans défaillance, avec une dignité simple et invariable devant laquelle expirent les haines.

M. de Rémusat datait de l’autre siècle, de 1797. Né d’un père qui fut un des fonctionnaires supérieurs du premier empire, et d’une mère qui tenait à la famille de M. de Vergennes, qui était aussi distinguée par le mérite que par la naissance ; formé dans l’atmosphère vivifiante de la restauration, doué d’un esprit à la fois mesuré et hardi qu’il devait à sa nature autant qu’à son éducation, il n’a cessé depuis sa jeunesse d’être mêlé à tous les mouvemens politiques et littéraires qui ont passionné la France. Il a été un des personnages de cette période heureuse qui a été suivie de tant de déceptions. M. de Rémusat commençait dès 1820 cette carrière publique, où il se rencontrait bientôt avec M. Guizot son aîné, puis avec M. Thiers et avec bien d’autres, — où à travers les vicissitudes l’homme n’a fait que grandir en s’affermissant dans ce qui a été sa première inspiration politique. Polémiste sous la restauration, député après 1830, sous-secrétaire d’état dans un cabinet conservateur, ministre en 1840, membre de l’opposition aux derniers temps du règne de Louis-Philippe, représentant dans les assemblées de 1848, victime du coup d’état de décembre 1851, et condamné à la retraite par le second empire, M. de Rémusat est au fond toujours le même. C’est un vrai libéral pour qui la monarchie constitutionnelle est certainement restée l’idéal, et qui, à défaut de cette monarchie, ne repousse point une république parlementaire, libérale, conservatrice, celle à laquelle il n’avait point hésité à se rallier.

La fortune lui avait réservé au lendemain des dernières catastrophes une suprême et douloureuse faveur en allant le chercher dans la retraite que l’empire lui avait faite pour lui offrir de travailler à la libération du territoire, à la réparation des malheurs que sa prévoyance avait plus d’une fois redoutés. Après avoir refusé toute candidature aux premières élections de l’assemblée nationale et l’ambassade de Vienne que lui offrait M. Thiers, il s’était prêté à être ministre des affaires étrangères dans l’épreuve commune. Il avait accepté cette mission délicate sans empressement d’ambition à coup sûr, par patriotisme, comme aussi pour rester fidèle à la vieille amitié d’un demi-siècle qui l’appelait, — et une fois là il avait dirigé nos relations avec autant de tact que d’expérience, en homme qui savait relever une situation difficile par la dignité personnelle. Il s’était laissé nommer ministre des affaires étrangères par dévoûment en 1871 ; au 24 mai 1873, il quittait le pouvoir sans amertume, satisfait d’avoir pu conduire jusqu’au bout avec M. Thiers la délivrance du pays. C’était l’honneur de son nom et comme le couronnement d’une carrière que les événemens ont pu interrompre quelquefois sans l’altérer.

M. de Rémusat a eu d’ailleurs une ressource invariable contre tous les accidens de la vie publique. Chez lui, à côté du politique il y avait le penseur, l’écrivain revenant sans peine au travail, se remettant à l’étude des problèmes philosophiques ou des phénomènes de l’histoire, à la recherche du vrai sous toutes les formes. Il avait commencé par les lettres, il était toujours resté un lettré supérieur se retrouvant et survivant à travers tout. À la veille d’entrer au pouvoir, en 1840, il traçait ici-même son beau portrait de Washington ; au bruit des coups d’état (1er-15 décembre 1851), entre l’incarcération et la proscription il publiait son essai sur Junius, et on pourrait presque dire que la plus brillante époque pour son talent a été cette période où l’empire, en condamnant l’homme public à un repos forcé, a été un stimulant de plus pour l’écrivain. M. de Rémusat nous appartenait, il a été notre exemple, nous mettons notre orgueil à le revendiquer, et cette Revue, dont il a été pendant trente ans le collaborateur fidèle, garde à toutes les pages la marque de cette infatigable activité. C’est pour la Revue et pendant les années de l’empire qu’il écrivait ces vives et fortes études sur Horace Walpole, sur Bolingbroke, sur Charles Fox, sur Burke, et tous ces brillans ou solides essais sur le mouvement religieux et philosophique en Angleterre, sur la politique, sur la littérature : œuvres d’une intelligence cultivée, pénétrante et curieuse, qui s’intéressait à tout !

Politique ou écrivain, du reste, M. de Rémusat ne faisait que se peindre lui-même, et ce qu’il y avait encore de meilleur en lui, c’était l’homme. L’homme était supérieur par l’indépendance, par une droiture innée, par le caractère. Il savait allier la bonne grâce mondaine et les préoccupations les plus sérieuses de la pensée, l’intégrité des convictions et les ménagemens pour toutes les opinions, même quelquefois l’indulgence pour les faiblesses. Il était de ceux qui, sans admettre tout, essaient de tout comprendre sans affectation, par une sorte de passion de sincérité et de vérité. Nature essentiellement libre et ouverte, il se défendait des exclusions moroses, d’un pessimisme découragé ; volontiers il aurait eu plutôt un certain optimisme aimable et rassurant qui tenait peut-être à une singulière fermeté d’âme voilée de politesse. Tolérant pour les autres, il savait bien, quant à lui, ce qu’il devait faire, où il devait s’arrêter, et c’est lui qui écrivait un jour dans l’intimité : « Personne, dans le plus profond de sa pensée, n’a plus que moi tout rattaché, tout subordonné à la même cause, n’a plus ramené à l’unité ses idées, ses intérêts et ses passions. Cela m’a nui souvent. » Non, cela ne lui a pas nui. Cette unité des idées, c’est au contraire ce qui a fait l’unité de sa vie, c’est ce qui a uni par lui assurer cette considération qu’il a conquise sans rien sacrifier pour l’avoir, et il est mort comme il a vécu, simplement, sans faste, se faisant lire quelques heures avant sa fin un livre latin pour échapper au sentiment de la souffrance physique, s’endormant dans la sérénité d’une vieillesse honorée.

Et maintenant qu’on couvre cette tombe d’hommages intéressés en essayant d’enrôler M. de Rémusat sous le drapeau d’un parti, c’est possible. Ceux qui déploient un zèle si nouveau devraient se souvenir qu’il y a deux ans à peine ils ont attiré sur Paris l’humiliation, le ridicule de préférer un concurrent, dont il serait même déplacé de rappeler le nom, à ce galant homme qui venait d’aider à la délivrance du pays, qui n’a jamais servi que la France et la liberté. Non, M. de Rémusat n’était ni d’un parti, ni d’une secte, c’était un patriote et un libéral, c’est par là qu’il a mérité l’universel et affectueux respect qui l’accompagne jusque dans la mort.


CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES.
Du Relèvement de la France, par M. C. Sédillot, membre de l’Institut, Paris 1874. — Démographie figurée de la France, par M. le Dr Bertillon, Paris 1874.

À en croire certaines théories venues de l’Allemagne, les peuples, comme les individus, ont une existence limitée ; il y a des peuples jeunes qui écrasent les peuples vieux. Deux races sont en présence, l’une vigoureuse et naissant à l’existence, l’autre décrépite et vivant sur sa gloire passée ; il en est une qui doit forcément succomber. Les fatalistes d’outre-Rhin ne se sont pas fait faute d’appliquer à la France et à l’Allemagne cette nouvelle théorie du progrès. Leur cruelle hypothèse méritait d’être discutée sans faiblesse et sans effroi. C’est ce que M. Sédillot, ancien professeur à la faculté de médecine de Strasbourg et membre de l’Institut, vient de faire dans un livre récent sur le Relèvement de la France, ouvrage plein de hautes vérités morales et riche de précieux enseignemens. M. Sédillot examine quelles sont les conditions vitales d’une nation et quelles sont spécialement les ressources de la France ; appliquant au mal les remèdes indiqués par les données positives de la science, il a voulu exposer les moyens de perfectionnement qu’il nous est permis d’employer, et dans lesquels nous devons mettre tout notre espoir. Nous ne pouvons essayer de faire l’analyse d’une œuvre aussi logique et aussi fortement conçue, mais nous étudierons quelques-uns des points les plus importans traités par l’auteur.

Depuis longtemps, les penseurs de toutes les époques ont établi la dualité de l’homme. L’homme est un animal, un être matériel, soumis aux lois physiologiques qui régissent les êtres vivans ; mais c’est aussi une intelligence capable de comprendre et de créer dans une certaine mesure le vrai, le beau et le bien : néanmoins cette union du corps et de l’âme est si intime qu’il est presque impossible de les séparer autrement que par un artifice d’analyse. Fortifier le corps, c’est permettre à l’âme d’être libre et de se développer sans effort. Le génie antique avait depuis longtemps admis ce concours des forces matérielles et des forces intellectuelles. Peut-être la société française tient-elle trop peu de compte du développement corporel de ses enfans. Voyez ce qui se passe en Angleterre, dans les gymnases et les collèges par exemple ; tous les exercices du corps sont mis en pratique avec une ardeur et surtout une persévérance sans égales. Ces exercices délassent l’intelligence et donnent au corps la santé et la vigueur. L’Académie de médecine a tout récemment été consultée par le ministre de l’instruction publique au sujet d’un programme détaillé de gymnastique à mettre en pratique dans les lycées et dans les collèges.

Un point sur lequel M. Sédillot a insisté avec raison, c’est l’influence de l’hérédité : il est certain que le père transmet à ses enfans une partie des avantages qu’il a acquis, je dirais même conquis dans la lutte pour l’existence, et de tous les progrès faits par les individus résultent le progrès collectif et le perfectionnement d’une race. Si quelque chose est aujourd’hui prouvé jusqu’à l’évidence, c’est l’hérédité morbide. La nature semble prendre à tâche de détruire les familles affligées d’un vice originel. Déjà autrefois les Grecs en avaient comme un vague instinct, lorsqu’ils anéantissaient les enfans chétifs et malingres pour ne laisser vivre que les plus robustes. Les éleveurs appliquent ce principe dans toute sa rigueur. Darwin condamne avec raison l’insouciance et le dédain avec lesquels on traite souvent certaines alliances. Quoi donc ? dit-il, un éleveur, pour avoir un troupeau de bonne race, ne négligera aucun l’enseignement sur les origines, les animaux qu’il achète et qu’il fait reproduire, et, quand il s’agira de son fils ou de sa fille, il se contentera de données superficielles, et ne s’enquerra pas si parmi les ascendans ou les collatéraux de la nouvelle famille il se trouve des fous, des phthisiques ou des rachitiques. Certes voilà un progrès qu’on n’aura pas le droit de dire chimérique. L’intérêt individuel est ici en parfait accord avec l’intérêt général, et ce serait rendre à la société un immense service que de lui inculquer cette simple vérité.

L’hérédité est aussi vraie pour la transmission intellectuelle que pour la transmission physique : aussi devons-nous faire de constans efforts pour développer nos facultés, ; en songeant que rien n’est perdu, et que tous les progrès faits sur nous-mêmes se retrouveront dans nos descendais. De tous les problèmes que M. Sédillot agite dans son remarquable ouvrage, il n’en est pas de plus important que celui de la mortalité et de la natalité, en France. Pour ne pas se perdre en vaines discussions, il a voulu, établir sa démonstration sur des chiffres, et c’est aux belles recherches de M. Bertillon qu’il les a empruntés. Malheureusement le livre de M. Bertillon sur la natalité n’est pas encore complètement, achevé, et, comme rien ni en France, ni à l’étranger, ne peut même de loin compenser la valeur de ces laborieuses et patientes investigations, nous attendons le résultat de ses travaux sur la natalité en France. Cependant on peut, avec les statistiques qu’il a publiées déjà et surtout avec son bel atlas de démographie figurée au point de vue de la mortalité, avoir une idée suffisante et instructive sur le mouvement de population et de dépopulation de la France. Ainsi nous allons, avec M. Sédillot et M. Bertillon, constater le fait, étudier la cause et chercher le remède.

La population d’un pays dépend de deux élémens distincts. Elle augmente quand la proportion des naissances s’accroît et quand la durée moyenne de la vie devient plus élevée. De là deux conditions indépendantes l’une de l’autre, et qu’il faut chercher à réaliser toutes deux : pour accroître la population d’un pays, retarder la mort des individus vivans et augmenter le nombre des naissances.

Le premier fait que nous enseignent les tableaux statistiques de M. Bertillon, c’est la mortalité qui sévit sur les premiers-nés. Parmi les enfans âgés de moins d’un an, il en meurt jusqu’à 36 pour 100 dans certains départemens, et la moyenne pour toute la France est de 20 pour 100, c’est-à-dire d’un cinquième. Cette mortalité s’est accrue d’une manière notable depuis vingt ans, en sorte qu’elle constitue un péril social soupçonné depuis longtemps, mais que les recherches de M. Bertillon ont mis en pleine lumière. Par d’autres cartes, on voit que c’est surtout dans les départemens qui avoisinent la capitale que la première enfance paie à la mort cet effroyable tribut. Ailleurs on voit aussi que la mortalité des enfans naturels est le double ou même quelquefois le triple de celle qui frappe les enfans légitimes : l’assemblée nationale a compris qu’il y avait là un danger pour le pays, et qu’il fallait y porter un prompt remède. M. Théophile Roussel a signalé dans un rapport fort remarquable les abus terribles de l’industrie, dite nourricière, qui s’exerce aux environs de Paris. Cette enquête a révélé des faits navrans, dignes des plus mauvais jours du moyen âge et. qui ont dévoilé l’audace poussée jusqu’au crime de quelques misérables éleveuses. A côté de ce moyen palliatif, il y en aurait un autre plus efficace sans doute, mais qui ne relève pas des dispositions législatives. Il faudrait que le nombre des enfans naturels fût moins considérable, et on sait qu’à Paris il naît autant d’enfans naturels que d’enfans légitimes.

Les autres tableaux représentant la mortalité en France aux divers âges ne sont pas moins intéressans ; ils montrent que les célibataires et les veufs vivent moins longtemps que les gens mariés ; ils établissent aussi, une fois de plus, les dangers de l’alcoolisme ; en un mot ils méritent d’être médités avec soin par toute personne qui s’occupe d’économie politique. A la suite de ces tableaux, on en trouve un dernier dans lequel M. Bertillon compare la mortalité en France et la mortalité dans les autres pays. En somme, la situation est fort satisfaisante ; notre pays est dans une situation très favorable, et après la Suisse, la Norvège et la Suède c’est celui où la durée moyenne de la vie est le plus élevée. Malheureusement il n’en est pas ainsi.au point de vue de la natalité. En Angleterre, il y a beaucoup plus de mariages que chez nous ; on se marie plus jeune, et il y a une moyenne de 4 enfans par mariage, tandis qu’en France cette moyenne est de 3. Voilà le véritable danger, et de toutes les causes qui ont été assignées à la décadence de notre infortuné pays, celle-là est la seule qui puisse être alléguée sérieusement. Il ne faut pas nous faire illusion, comme ces malades qui détournent la tête quand on découvre leur plaie ; non, il faut envisager le mal froidement et sans crainte pour engager une lutte acharnée, et, si Dieu le permet, pour en triompher.

La diminution du nombre des mariages est une cause certaine, mais elle ne doit avoir que peu d’efficacité ; en effet, la moyenne des mariages en France par 1,000 habitans est à peu près la même qu’en Angleterre et en Allemagne. Ce qui produit une diminution énorme dans le chiffre des naissances, c’est le peu de fécondité de ces mariages, et on reconnaît à ce déplorable résultat des causes multiples. D’abord on se marie beaucoup plus tard. Dans les classes supérieures, les hommes ne se marient guère que vers trente ans, et d’après les données de la statistique c’est pendant les années de jeunesse, de vingt-cinq à trente-cinq ans, que les époux ont le plus d’enfans ; mais ce qui, depuis le commencement de ce siècle, parait avoir surtout exercé une désastreuse influence, c’est la loi militaire. Tous les ans 100,000 jeunes gens valides de vingt et un ans, appartenant aux classes laborieuses et pauvres, et par cela même destinés à se marier jeunes et à avoir des familles nombreuses, étaient incorporés dans l’armée, et ne pouvaient se marier qu’après sept ans. La plupart, au bout de ce temps, avaient perdu l’amour et le respect de la famille, ils avaient contracté des habitudes vicieuses qui les éloignaient du mariage. Espérons que l’application de la loi militaire nouvelle évitera ces inconvéniens. Par malheur, il faut attendre bien des années pour juger des résultats, et l’expérience ne peut se faire qu’à de longues échéances.

On a beaucoup critiqué la loi dite de Malthus, cependant Malthus n’avait fait que constater un fait trop bien établi. Plus on est riche, avait-il dit, moins on a de postérité. Peut-être n’avait-il pas tort. Quand le père dispose d’un petit capital, il veut en faire profiter ses enfans. L’héritage qui serait suffisant pour un devient dérisoire lorsqu’il y a six, ou huit, ou dix héritiers. En Angleterre, le droit d’aînesse empêche un si coupable abus. Le frère aîné hérite de toute la fortune, et tout en ayant le devoir de protéger et de secourir ses frères, dispose seul de l’héritage paternel. Enfin le système des dots, grosses ou petites, n’existe pas dans ce pays. Chacun est l’artisan de sa propre fortune, et, ceux qui ne trouvent pas sûr le sol natal le moyen de réussir vont aux Indes, au Canada ou en Australie, chercher un état et se créer une famille.

Encore une fois, c’est cette dépopulation qui menace la prospérité de la France ; il est temps que tous nos efforts se consacrent à cette question : il faut que les économistes, les médecins, les administrateurs, étudient des livres comme ceux de M. Sédillot et de M. Bertillon, qu’ils réunis sent leurs travaux et leurs recherches pour pénétrer la cause de ce mal. Peut-être pourront-ils trouver la solution d’un problème qui importe tant à la gloire et au salut de la patrie.


CHARLES RICHET.


La Lumière, six leçons faites en Amérique, par M. John Tyndall. Ouvrage traduit de l’anglais, par M. l’abbé Moigno ; Paris 1875.


Il y a trois ans, M. John Tyndall, le digne successeur de Faraday à l’Institution royale de la Grande-Bretagne, cédant enfin aux invitations de plus en plus pressantes qui lui venaient de tous les points des États-Unis, résolut de passer l’Atlantique avec un lourd bagage d’appareils ingénieusement préparés, et de faire dans les principales villes de l’Union une série de lectures ou de conférences sur l’une des branches les plus intéressantes des sciences physiques. Le sujet sur lequel s’arrêta le choix du célèbre professeur fut la lumière. Ces leçons publiques eurent un très grand et très légitime succès, où la franchise avec laquelle M. Tyndall disait en passant certaines vérités à ses auditeurs américains était peut-être pour quelque chose.

Aujourd’hui que ce cours rapidement improvisé a paru sous une forme plus littéraire et qu’une excellente traduction l’a mis à la portée du public français, on comprend l’impression profonde qu’il a laissée au-delà de l’Atlantique. C’est vraiment là un enseignement sui generis, analytique et synthétique à la fois, admirable par sa netteté, par une transparence en quelque sorte infinie, qui donne la vision intuitive des faits, et plus encore de la raison des faits et du mécanisme des phénomènes. Ces qualités frappent particulièrement dans la troisième et la quatrième leçon, où M. Tyndall aborde l’une des parties les plus abstraites de la théorie de la lumière, le chapitre de la polarisation rectiligne, de la polarisation chromatique et des interférences.

Représentant autorisé des traditions scientifiques de l’ancien monde, M. Tyndall a profité de ces leçons, qui le mettaient face à face avec un auditoire yankee, pour exposer sans détour ses vues sur le rôle de l’homme pratique et celui du savant. Dans un langage pittoresque, il insiste sur la nécessité vitale qu’il y a pour un peuple de cultiver la science pour elle-même plutôt que pour les profits qu’elle peut rapporter. « Mettez à nu, dit-il, un bras vigoureux, et voyez se raidir ces muscles noueux quand la main est fermée et le bras recourbé. Cette manifestation de l’énergie est-elle le travail du muscle seul ? En aucune façon. Le muscle est le canal de l’influence sans laquelle il serait aussi impuissant qu’une masse de pâte molle. C’est le nerf si délié et invisible qui développe l’énergie du muscle, — et, sans les filamens du génie qui ont été lancés comme des nerfs à travers le corps de la société par les inventeurs originaux, l’Amérique et l’Angleterre industrielles seraient probablement dans la condition de la pâte molle. »

Le vrai savant ne se propose pas l’argent comme fin ni les applaudissemens comme but ; il poursuit sa route vers la vérité, sans se retourner, à travers l’abnégation et la souffrance. À ce propos, M. Tyndall va chercher ses exemples avec une certaine prédilection chez les savans français. Il cite les paroles que Fresnel écrivait un jour à Thomas Young. « Depuis longtemps cette sensibilité et cette vanité que le peuple appelle l’amour de la gloire sont émoussées en moi. Je travaille beaucoup moins pour conquérir les suffrages du public que pour obtenir cette approbation intérieure qui a toujours été la plus douce récompense de mes efforts… Tous les complimens que j’ai reçus d’Arago, de Laplace et de Biot ne m’ont jamais donné autant de plaisir que la découverte d’une vérité théorique ou la confirmation d’un calcul par l’expérience. »

Nous voyons maintenant les résultats des efforts de ces hommes désintéressés sous mille formes pratiques qui nous semblent après coup justifier l’ardeur qu’ils ont mise dans leurs recherches ; mais il est certain que presque toujours ils n’avaient point eu ces résultats en vue. A les voir à l’œuvre, un homme pratique les aurait pris pour de grands enfans jouant avec des bulles de savon. Leur eût-on demandé à quoi pourrait servir leur travail, à coup sûr on les eût embarrassés. « Une découverte scientifique peut non-seulement mettre des dollars dans la poche des individus, mais des milliards dans les trésors des nations : l’histoire de la science en fournit plus d’une preuve ; pourtant l’espérance d’en arriver là ne fut jamais et ne pourra jamais être la force motrice du chercheur. »

On appelle aujourd’hui à grands cris l’éducation technique ou professionnelle, on oublie de s’occuper en même temps des moyens de faciliter et d’encourager les recherches originales des savans. Sans ces dernières cependant, aussi sûrement que le ruisseau se tarit quand la source meurt, l’éducation technique perdrait sa fécondité et sa vigueur de production. Le progrès industriel ne peut ; se passer du savant-inventeur : vous multipliez, mais lui, il crée. L’enseignement lui-même a besoin de se retremper à la source limpide des découvertes originales : c’est là seulement que la science puise son pouvoir vivifiant.

Faisant l’application directe de ces vérités incontestables à la nation américaine, M. Tyndall se demande d’où peut venir sa stérilité relative en matière de découvertes scientifiques. Ce milieu démocratique serait-il, comme le croyait Tocqueville, décidément défavorable à l’éclosion des travaux de l’esprit ? M. Tyndall ne le pense pas, mais il reproche aux Américains d’étouffer chez eux le génie des chercheurs par d’écrasans devoirs pratiques ; il les exhorte à écarter de la voie de ces hommes rares tout ce qui trouble les efforts spéculatifs. Ce ne sont point les facultés qui font défaut dans ce pays ; on le voit bien à l’occasion. On l’a vu tout récemment encore, à propos des expéditions qui sont allées observer le passage de Vénus. Un astronome anglais, M. Proctor, compare l’activité déployée en cette circonstance par les deux grandes nations de même langue, et il ne peut s’empêcher de reconnaître aux Américains une manière tranquille de poser et de résoudre les questions, une sorte de tactique expérimentale, qui leur donne parfois le pas sur leurs cousins d’Europe. Laissons-les se recueillir ; il reste encore beaucoup à faire, et leur tour viendra.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.