Chronique de la quinzaine - 14 juin 1904

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Chronique n° 1732
14 juin 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin.


La Chambre des députés a commencé la discussion de la loi sur le service de deux ans. Les séances se poursuivent avec quelque monotonie, malgré l’importance de la réforme qu’il s’agit d’introduire dans notre organisation militaire. Le dénouement est d’ailleurs connu d’avance ; le parti pris de la majorité est inébranlable. C’est encore une loi qu’il faut accepter en bloc. Les socialistes sont même allés très audacieusement jusqu’au dernier terme de cette méthode : ils auraient voulu qu’on votât la loi telle qu’elle était venue du Sénat sans prendre la peine de la discuter. Cette loi, disent-ils, traîne depuis assez longtemps. — Il faut en finir, ne fût-ce que pour passer à un autre exercice. Les lois sociales attendent. M. Millerand a déjà manifesté une grande impatience de les aborder, et ce sentiment est partagé par bien d’autres. Puisque l’accord est fait, à peu de chose près, sur la loi militaire, qu’on la vote au galop : elle n’en vaudra ni plus ni moins, et qu’importe au surplus ? Elle n’est pas faite pour durer ; elle n’est qu’une étape dans la voie qui nous conduira aux milices et nous donnera enfin la véritable armée démocratique. — Le rapporteur, M. Berteaux, s’est ému en entendant ce langage sortir de la bouche de M. Jaurès, et il a essayé de convaincre la Chambre qu’elle construisait un « monument » définitif et intangible. C’est le dernier mot du progrès. Nous voudrions le croire, car, même dans la désorganisation et dans l’affaiblissement qui en résulte, on est heureux de rencontrer un point d’arrêt : mais, de M. Jaurès et de M. Berteaux, il est à craindre que ce ne soit le premier qui ait raison. En attendant, nous nous payons de mots, nous nous complaisons dans des affirmations purement oratoires, nous faisons des phrases patriotiques après lesquelles nous nous croyons quittes envers la patrie.

Car la Chambre vibre toujours lorsqu’on invoque devant elle de nobles sentimens. Elle est loin d’être satisfaite de tout ce qui se passe, et, si elle le supporte ou le subit par faiblesse, elle a des momens de révolte où se manifeste sa secrète inquiétude. Alors, qu’un incident survienne, qu’une parole un peu chaude s’élève, et la Chambre retrouve en elle ces vieux instincts français qui paraissaient endormis, et qui se réveillent tout d’un coup. Malheureusement ces réveils sont rares et courts. Le phénomène s’est produit l’autre jour à propos d’un manuel d’histoire qui a été déjà la cause de beaucoup de polémiques, et dont l’auteur, M. Gustave Hervé, est un professeur, publiciste à ses heures, qui s’est rendu célèbre par des articles de journaux où il proposait de planter le drapeau tricolore sur du fumier. Le trait a paru fort : aussi M. Hervé a-t-il été l’objet de mesures disciplinaires qui lui ont fait des loisirs, qu’il consacre à écrire des livres. S’il les écrivait pour le grand public, nous n’aurions rien à dire. Mais ce sont des livres de classe, des manuels scolaires, et on peut juger de l’esprit qui les anime. Nous avons tort de parler au pluriel ; nous ne connaissons encore de M. Hervé qu’un volume. C’est une histoire universelle, rédigée à grands traits, avec des abréviations et des suppressions significatives, et, tout à côté, des développemens qui ne le sont pas moins. Des images impressionnistes illustrent le texte : on n’y voit guère que des scènes de massacres, de meurtres, et d’incendies. Le livre n’est pas fait sans adresse. M. Hervé vise à se montrer impartial, et on pourrait citer de lui des pages où il n’y a rien à reprendre ; mais ce procédé de composition sert à faire passer, tantôt d’autres pages, tantôt quelques lignes ou même quelques mots où il met sa véritable pensée. M. Hervé est un socialiste militant. Tel est son livre. Fait pour les classes, peut-il y pénétrer ? C’est la question qui s’est posée devant la Chambre, à propos d’une interpellation de M. Grosjean. D’après M. Grosjean, un instituteur aurait distribué le livre de M. Hervé à ses élèves. Il paraît bien que l’instituteur en avait eu effectivement la pensée, car il avait adressé une commande de plusieurs exemplaires à un libraire ; mais il s’est arrêté à temps, et la commande a été retirée. M. le ministre de l’Instruction publique a affirmé que le livre en cause n’avait pénétré jusqu’ici dans aucune école, et aussitôt l’extrême gauche a voulu clore le débat, sous prétexte qu’on ne pouvait pas interpeller à propos d’un fait reconnu inexact. Mais beaucoup d’orateurs s’étaient succédé à la tribune, M. Grosjean, M. Buisson, M. Gauthier (de Clagny). La Chambre éprouvait un malaise manifeste. M. Chaumié ne s’est pas dérobé au débat. Il a donc parlé à son tour, et l’a fait avec un accent de sincérité qui a ému son auditoire. Jamais il n’avait été plus applaudi, ni plus justement.

Il a commencé par dire à quelles conditions un livre pouvait être mis par un instituteur entre les mains de ses élèves. S’il s’agit d’un instituteur libre, il choisit les livres qu’il veut, à l’exception de ceux que le Conseil supérieur de l’Instruction publique a interdits. Pour les instituteurs universitaires, voici la règle. Ces instituteurs se réunissent tous les ans, au mois de juillet, au chef-lieu de canton, et, après en avoir conféré entre eux, ils dressent la liste des ouvrages qui leur paraissent le mieux appropriés aux besoins de l’enseignement. C’est une liste de propositions. Elle est envoyée au chef-lieu du département où une commission, présidée par l’inspecteur d’académie et composée de membres de l’enseignement, notamment des directeurs et des directrices des écoles normales, la révise et la soumet en fin de compte à l’approbation du recteur. Il faut avouer que ce sont là des garanties sérieuses, et elles sont généralement efficaces. Les instituteurs peuvent se tromper dans le choix d’un livre, et on verra bientôt que cela leur arrive quelquefois ; mais au-dessus d’eux, il y a la commission départementale présidée par l’inspecteur d’académie, et au-dessus de celle-ci le recteur. Cependant, toutes ces précautions ne sont pas toujours suffisantes : des livres dangereux ont franchi ces trois digues successives pour arriver jusqu’à l’écolier. Alors intervient le ministre. Il n’a pas le droit d’interdire le livre à lui seul, ne fût-ce qu’à titre préventif, et cette dernière restriction est peut-être excessive : il le soumet à la section permanente du Conseil supérieur de l’Instruction publique, qui prononce en dernier ressort.

Nous donnons tous ces détails parce qu’ils sont intéressans en eux-mêmes, et peu connus du public. M. Chaumié n’a pas hésité à dire que, si le livre de M. Gustave Hervé avait été trouvé dans une école, il l’aurait déféré immédiatement au Conseil supérieur de l’Instruction publique. Il en a parlé comme nous venons de le faire nous-même. — C’est, a-t-il dit, un livre de polémique, et cela suffirait pour qu’il ne fût pas mis entre les mains des enfans ; mais c’est de plus un mauvais livre. — M. Chaumié a reproduit à la tribune le passage qui a été si souvent cité et où, parlant de l’assassinat du président Carnot, M. Hervé le qualifie d’acte « d’impatience de justice sociale. » Il a fait allusion à une des images qui illustrent le texte : on y voit des soldats français, en Afrique, enfumant des Arabes dans une grotte. Le fait auquel elle se rapporte est malheureusement exact, et M. Chaumié l’a condamné avec énergie ; mais on conviendra qu’il ne devait pas trouver place dans une histoire universelle en un petit volume, et que c’était encore en exagérer singulièrement l’importance que de la consacrer par une gravure. On lit au bas la mention : « La civilisation européenne en Afrique. » Il est permis de haïr la guerre, surtout dans ses pires excès, mais résumer la civilisation européenne en Afrique dans ce triste incident et dans cette image, est-ce bien faire œuvre d’historien ? Ni M. Chaumié, ni la Chambre ne l’ont cru : celle-ci l’a montré par les manifestations les plus expressives. La réprobation, l’indignation étaient à peu près générales, et M. Lasies a pu constater que les applaudissemens recueillis par le ministre s’étaient continués de l’extrême droite à l’extrême gauche, pour « aller mourir devant le visage attristé de M. Jaurès. » En effet, M. Jaurès a éprouvé une immense tristesse. Toutefois, trop bon ministériel pour blâmer formellement un ministre, il a plaidé pour lui les circonstances atténuantes. À l’entendre, M. Chaumié s’était laissé entraîner ; il avait, sans le vouloir à coup sûr, donné une satisfaction imprévue aux adversaires de la République et contristé ses meilleurs amis ; enfin il avait groupé une majorité nouvelle, dont « l’ampleur admirable » n’était pas sans causer quelque étonnement. La majorité, en effet, a été de 468 voix contre 47, et, certes, nous ne la donnons pas comme durable ; elle ne pourrait pas servir à toute occasion ; mais il est bon qu’elle se forme quelquefois, ne fût-ce que pour une heure, autour des idées générales de morale sociale et de patrie, en dehors des passions de parti qui nous divisent. Si 468 députés se sont unis dans un même jugement et dans un même sentiment contre le manuel de M. Hervé et la propagande dont il est l’instrument, M. Jaurès, en revanche, n’a conservé autour de lui que 47 fidèles. On a vu alors à quel chiffre infime se réduit le groupe socialiste à la Chambre, lorsqu’il ne peut compter que sur sa force numérique. Il est vrai qu’en temps ordinaire il compte surtout sur la faiblesse morale des autres, et ce calcul le trompe rarement.

L’incident a eu un épilogue dans le journal l’Humanité. M. Jaurès y écrivait le lendemain un article où il assurait que « le dernier mot n’était pas dit. » Il a bien raison, d’abord parce que le dernier mot n’est jamais dit en quoi que ce soit, ensuite parce que le parti socialiste se sent des ressources qu’il n’a pas encore épuisées. M. le ministre de l’Instruction publique a parlé avec éloge de l’esprit qui règne dans l’enseignement primaire parmi les instituteurs, et nous sommes convaincus qu’il en a parlé avec exactitude. La plupart de nos instituteurs ne font pas de politique, ou du moins ils s’efforcent de ne pas en faire et de se tenir en dehors des querelles locales ; mais souvent la politique vient les chercher sans qu’ils le veuillent. Quelquefois aussi c’est bien eux qui la cherchent et qui s’y mêlent, sachant qu’ils s’assureront par-là des appuis puissans et qu’ils feront une carrière plus rapide et plus fructueuse. Il ne sert de rien de fermer les yeux à l’évidence : le mal existe, et ceux mêmes qui le nient le connaissent fort bien. Dans le discours de M. Chaumié, nous avons remarqué et apprécié le passage suivant : « M. Grosjean a apporté à la tribune une série de citations empruntées à des revues dont M. Gautier (de Clagny) s’étonnait qu’elles pussent aller jusqu’à la porte de l’instituteur. Je voudrais bien savoir qui de nous oserait élever contre la presse, contre les journaux ou les revues, une censure préventive et dire : Vous ne serez pas introduits dans cette maison, vous ne pourrez pas parvenir jusqu’ici ? Qui de vous oserait interdire à un instituteur ou à un professeur maître de sa conscience et de ses idées de lire tel journal ou telle revue ? » Personne, certes, n’oserait le faire ouvertement et directement, et M. Chaumié, en établissant cette règle, était bien sûr de ne soulever aucune protestation ; mais la liberté des instituteurs est-elle aussi grande qu’il l’a dit ? Les moyens d’y porter atteinte sont très variés. Peut-être n’y en a-t-il qu’un seul qui ne soit pas employé : c’est celui qui consisterait tout simplement à leur interdire la lecture de tel journal ou de telle revue. Ce serait l’enfance de l’art dans sa naïveté première, et nos mœurs administratives sont plus raffinées. Sans doute, nos instituteurs lisent les journaux qu’ils veulent ; seulement on sait à l’inspection d’académie et à la préfecture quels sont les journaux qu’ils lisent. Ce renseignement figure dans leurs dossiers personnels, et il exerce sur leur carrière une influence que M. Chaumié ne niera certainement pas : il a trop de bonne foi pour cela. Quelles que soient leurs opinions véritables, nos instituteurs n’ignorent pas à quoi ils s’exposeraient en s’abonnant à tel ou à tel journal. Leur pensée intime ne leur appartient plus. S’ils tiennent à avancer, s’ils ne veulent pas tomber en disgrâce, il faut qu’ils la manifestent sous une forme qui sera agréable au gouvernement, c’est-à-dire conforme à la mode du jour. Que peut faire un homme qui le plus souvent est marié et père de famille ? Il suit le courant et il finit par s’y laisser entraîner. Or, le courant, ce n’est pas aujourd’hui M. Chaumié qui en détermine la direction, et tout au plus s’efforce-t-il quelquefois de le ralentir : nous pourrions citer des exemples où il y a eu peu de succès. L’esprit socialiste souffle aujourd’hui sur l’Université comme ailleurs : y céder est le moyen d’enfler ses voiles et arriver à tout. Lorsque M. le ministre de l’Instruction publique a dit à la Chambre que le livre de M. Gustave Hervé n’avait pénétré dans aucune école, il a été sincère à coup sûr, mais a-t-il dit toute la vérité ? Oui, à prendre les choses strictement et matériellement ; non, a les prendre moralement.

Le lendemain de la séance de la Chambre, M. Hervé a écrit à M. Jaurès une lettre ironique où il lui disait : « Sans le moindre écœurement, car j’ai l’estomac solide, je vais redoubler de propagande auprès des instituteurs qui, dans une foule de conférences pédagogiques, même à Paris, ont demandé l’inscription de mon livre. » Cette révélation jette un jour fâcheux sur l’état d’esprit des instituteurs, non pas de tous assurément, ni du plus grand nombre sans doute, mais de beaucoup, et nous nous demandons si M. Chaumié n’a pas trop rassuré la Chambre. Quand il a décrit la filière qu’un livre doit traverser pour entrer dans les écoles, l’appareil a paru assez compliqué pour remplir son but. Comment un mauvais livre y pourrait-il passer ? Soit, il n’y passe pas, il est arrêté dès le premier pas. Mais il faut qu’on l’arrête, car, si M. Hervé a dit vrai, « une foule de conférences pédagogiques » l’ont demandé, et cela est inquiétant. Que penser des instituteurs qui demandent le livre de M. Hervé ? Ils le connaissent, ils l’ont lu, ils l’ont jugé bon : dès lors, est-il téméraire de croire qu’ils s’en inspirent et que leur enseignement en porte la marque ? Allons plus loin, est-il exact, strictement exact que le livre ne pénètre pas dans les écoles ? Sans doute, il n’est pas mis au rang des ouvrages scolaires et les élèves ne peuvent pas en user directement à ce titre. Mais l’instituteur ? Le Journal des Débats a publié une lettre d’un honorable correspondant qui donnait son nom comme garantie de son assertion, et qui disait deux choses : d’abord que, dans l’école de sa commune, le livre de M. Hervé avait été fort bien mis entre les mains des élèves au mois de décembre dernier : on l’en avait retiré au bout de quelques jours de crainte d’un scandale. Mais, ajoutait-il, il a reparu sournoisement par la suite sous forme de dictées, et maintenant l’instituteur rassuré n’hésite plus à le prêter aux élèves. Nous espérons que l’interpellation de l’autre jour aura fait réfléchir l’instituteur et que le livre disparaîtra de nouveau. Sera-ce pour longtemps ? Et enfin, ce qui se passe pour le livre de M. Hervé ne se passe-t-il pas pour d’autres, car il y en a d’autres qui sont dangereux, surtout pour des enfans et de tout jeunes gens, et quelle que soit la barrière que l’on dresse à l’entrée des écoles, elle n’est pas assez haute, ni assez épaisse, pour empêcher le mauvais esprit d’entrer quand l’instituteur en est complice ? La lettre de M. Hervé à M. Jaurès nous a effrayés.

Cette lettre, qui a été suivie de plusieurs autres, a eu aussi un côté moins grave. M. Hervé ne paraît pas avoir l’humeur commode. Il a été mécontent et piqué de la défense insuffisante que les socialistes parlementaires ont faite de son manuel d’histoire. À vrai dire, ils ne l’ont pas défendu du tout. M. Hervé en a été d’autant plus indigné que M. Jaurès, dans son article, après avoir fait quelques phrases polies où il disait, par exemple, que ce livre était nécessaire, laissait clairement entendre qu’il était surtout embarrassant. Il déclarait ne pas aimer personnellement « la manière » de l’auteur, en quoi il se montrait bien dégoûté. On comprend que ses allures de plus en plus opportunistes s’accommodent mal de ce qu’il y a d’excessif, de maladroit et de brutal dans celles de M. Hervé. Depuis qu’il appartient au Bloc, ou pour parler plus exactement que le Bloc lui appartient, il comprend la nécessité de mettre une sourdine à sa voix pour qu’elle ne détonne pas trop dans le concert commun ; et alors les coups de trompette de M. Hervé, aigus et stridens, lui font l’effet d’une fausse note. Il faut plus de prudence aujourd’hui. Mais lorsque M. Jaurès, à Carmaux, montait sur une table pour chanter la Carmagnole, ou encore lorsqu’il applaudissait à tour de bras le souvenir de la Commune, ou enfin lorsqu’il écrivait à des camarades italiens que la Triple Alliance était nécessaire, tout comme le livre de M. Hervé, il se rapprochait singulièrement de la « manière » de celui-ci. A présent, il s’efforce d’être plus sage dans la forme, afin de moins effrayer le bourgeois. Mais, dans le fond, l’est-il plus que M. Hervé, ou encore que M. Sembat qui, l’autre jour, dans la discussion de la loi militaire, menaçait de mobiliser les femmes et les enfans et de les jeter sous les roues des trains militaires, si on voulait jamais envoyer nos soldats guerroyer en Extrême-Orient ? Quoi qu’il en soit, M. Hervé s’est plaint avec acrimonie d’avoir été, sinon désavoué, au moins abandonné, et, à son tour, il a déclaré à M. Jaurès que le dernier mot n’était pas dit. Pour mieux le lui prouver, après sa première lettre, il lui en a envoyé une seconde et, après la seconde, une troisième, en lui enjoignant de les publier au nom de la loi. Il est toujours piquant d’entendre les socialistes invoquer la loi, et faire appel aux huissiers, voire aux gendarmes, les uns contre les autres. « La belle âme ! » s’écrie M. Jaurès agacé. Il nous serait facile de dénoncer la discorde au camp d’Agramant. Mais elle n’est qu’apparente, et nous savons bien que les socialistes, même lorsqu’ils se détestent entre eux, ce qui est fréquent, sont toujours prêts à se réunir contre nous. Ils continuent leur propagande dans les journaux, dans les revues, dans les livres, dans les écoles, dans les casernes. Tous les moyens et tous les endroits leur sont bons. Une séance comme celle de l’autre jour, un discours comme celui de M. Chaumié nous font sans doute passer un bon moment ; mais qu’en reste-t-il ? L’impression en est éphémère, et ce qui reste vraiment, c’est un ministère qui, ne pouvant et ne voulant pas se passer des socialistes, quoiqu’ils ne soient que 47, retombe inévitablement sous leur joug.

Parfois un ministre, comme M. Chaumié, se laisse aller à une indignation très honorable pour lui ; il pousse un cri, il fait un geste, il se débat dans son inquiétude patriotique. Nous lui savons gré de l’intention comme il convient, mais ne faut-il pas constater aussi son impuissance ? Les causes n’en cesseront pas de sitôt. En attendant, la propagande de M. Hervé et de ses pareils continue ses ravages, et nous voyons poindre une génération où les idées qui nous sont chères s’obscurcissent de jour en jour davantage. Quel chemin parcouru depuis cinq ans ! Nous le mesurons avec anxiété ; les socialistes le mesurent avec joie. Et nous avons bien raison les uns et les autres !

Est-il bien nécessaire de parler dès aujourd’hui d’un incident violent qui s’est produit, le 10 juin, au Palais-Bourbon, et à la suite duquel la Chambre a décidé la nomination d’une commission d’enquête sur ce qu’on est convenu d’appeler « le million des chartreux ? » Personne n’y pensait plus, sauf, paraît-il, M. Combes qui, dans un moment d’impatience rageuse, a remis lui-même la question sur le tapis. La suite montrera s’il a bien ou mal fait. L’affaire avait été étouffée, et mal étouffée comme il arrive presque toujours en pareil cas. Il y a eu tentative de corruption : M. Combes l’a dit à la Chambre. L’auteur de la tentative était connu de lui et de quelques autres personnes : pourquoi donc la justice n’a-t-elle pas suivi son cours ? On a parlé d’un « intérêt supérieur » qui conseillait, ou même enjoignait le silence. Qu’est-ce que cela signifie ? La Chambre a compris seulement qu’on lui cachait quelque chose ; elle a voulu savoir quoi, et le sentiment qu’elle a éprouvé a été si général et si fort que nul n’a pu songer à y faire obstacle. La nomination d’une commission d’enquête a été votée à l’unanimité. Nous ne sommes pas en principe partisans de ces commissions. Les tribunaux ordinaires offrent beaucoup plus de garanties : mais, quand on s’est soustrait arbitrairement à la juridiction des tribunaux ordinaires, on tombe un jour ou l’autre sous celle des commissions d’enquête. Saura-t-on enfin la vérité ? Tout le monde doit le souhaiter, et le souhaite sans doute. Attendons.


Il faut avouer que, sans qu’il y ait de notre faute, nous jouons de malheur au Maroc. L’incident Perdicaris ne pouvait pas se produire plus mal à propos que le lendemain de notre arrangement avec l’Angleterre, c’est-à-dire à un moment où nous avons annoncé l’intention d’assumer certaines responsabilités, sans être encore en mesure d’y faire face. Mais personne ne sera surpris, — précisément parce que notre arrangement est d’hier et que le temps matériel nous a manqué pour le rendre effectif du côté du Maroc, — que nous n’ayons pu rien faire de bien efficace pour donner à l’affaire le dénouement qu’elle comportait. De tout cela il résulte pour nous une leçon dont nous devrons profiter.

MM. Perdicaris et Varney, sujets américains, habitaient tantôt Tanger, tantôt une maison de campagne des environs. Ils étaient très connus ici et là, et rien ne semblait devoir menacer leur sécurité, lorsque, il y a quelques jours, ils ont été arrêtés à la campagne par Erraissouli, qu’on nous a d’abord présenté comme un pur bandit, et qui s’est trouvé depuis être un personnage assez important, fort connu lui aussi, et qui aspirait à améliorer sa situation par des moyens hardis. C’est un de ces hommes qui vivent en marge de la civilisation et de la barbarie, plus près de la seconde que de la première, cupides, ambitieux, énergiques, sans scrupules. Il y en avait beaucoup comme lui dans l’Europe du moyen âge : heureusement l’espèce en a disparu sur notre continent, mais en Afrique il ne faut même pas aller bien loin pour en retrouver d’étranges spécimens. Erraissouli, qui connaissait MM. Perdicaris et Varney et les savait riches, s’est emparé d’eux pour en faire des otages, en déclarant qu’il ne les remettrait en liberté que sous certaines conditions, les unes pécuniaires, les autres politiques : en un mot, il entendait qu’on négociât avec lui et qu’on subît ses exigences. Il a commencé par traiter ses prisonniers avec douceur, mais on assure que la santé de M. Perdicaris, qui est âgé, est sensiblement altérée, et qu’il y aurait urgence à mettre fin à sa captivité. Que faire pour cela ? Erraissouli demande une rançon, cela va de soi, et de plus une indemnité pour le couvrir des vexations qu’il a eu à subir de la part du gouvernement chérifien ou de ses affidés. Il exige en outre la révocation du gouverneur de Tanger, et enfin sa nomination à des fonctions publiques. On voit qu’Erraissouli est un bandit de grande allure : on aurait tort de le confondre avec un simple coureur de grands chemins. Le gouvernement des États-Unis devait se préoccuper, s’émouvoir même de la situation de ses deux nationaux ; mais a-t-il pris le meilleur moyen de la dénouer ? Il a envoyé successivement plusieurs navires, presque une escadre devant Tanger, soit qu’il se crût encore au temps où les démonstrations de ce genre produisaient un effet considérable et immédiat sur les gouvernemens barbaresques, soit qu’il ait voulu profiter de l’occasion pour déployer sa force navale devant l’Europe, genre de préoccupation auquel il ne semble pas être tout à fait étranger. Si c’est à l’Europe que les États-Unis ont voulu donner l’impression de leur puissance, cela n’était peut-être pas très utile, car leur puissance est parfaitement connue et appréciée à sa haute valeur. Si c’est sur le gouvernement marocain qu’ils se sont proposé d’exercer une sorte d’intimidation, cela était plus mutile encore. Il n’y a pas à douter des bonnes dispositions du Makhzen. Son intérêt est de clore l’incident le plus vite possible à la satisfaction de l’Amérique ; mais il ne peut pas grand’chose contre Erraissouli dans l’état de désorganisation où est l’empire. Les forces militaires dont dispose l’amiral américain peuvent encore moins. Comme il ne saurait être question de bombarder un point de la côte, car les villes sont remplies d’Européens et le reste du pays serait insensible à quelques coups de canon, on ne voit pas à quoi peut servir la démonstration des États-Unis.

L’amiral américain s’est adressé à nous d’une manière amicale et correcte, et nous a demandé nos bons offices auprès du gouvernement marocain : c’était reconnaître la situation privilégiée que nous avons entendu prendre. Malheureusement nous ne l’avons pas encore, et nous ne pourrons l’avoir que dans quelque temps. Nos moyens d’action n’étaient pourtant pas tout à fait nuls. Nous avons envoyé à Erraissouli le schérif d’Ouezzan, notre protégé, qui paraissait en mesure d’exercer sur lui quelque influence, et nous avons agi d’autre part sur le gouvernement marocain pour qu’il mît toute la bonne volonté et toute l’activité possibles à dénouer une situation qui ne pourrait que s’aggraver en se prolongeant. Il fallait en sortir un peu à tout prix, et sacrifier, si on ne pouvait pas faire autrement, le présent à l’avenir.

On a vu assez vite qu’Erraissouli, en opérant son coup de main, en avait assez bien mesuré les suites. Le gouvernement chérifien n’avait pas sur place les moyens nécessaires pour lui arracher ses prisonniers de vive force, et d’ailleurs il était à craindre que les malheureux ne fussent mis à mal dès la première menace dirigée contre le bandit. Le gouvernement a donc pris le parti d’entrer en composition avec lui, ce qui est peu glorieux sans doute, ce qui est même très humiliant, mais ce qu’il ne faut pourtant pas juger avec nos idées et nos mœurs européennes. Ces choses-là sont arrivées souvent au Maroc ; seulement on les voyait moins, ou même on ne les voyait pas du tout, tandis que l’éclat de l’incident Perdicaris, augmenté par celui de la manifestation américaine, a frappé l’attention du monde entier. Tous les yeux sont aujourd’hui fixés sur Tanger comme s’il allait s’y passer quelque chose, alors que très vraisemblablement il ne s’y passera rien que d’assez habituel dans un pays où le gouvernement, sur tous les points où il n’est pas immédiatement le plus fort, vit de concessions, de transactions, de capitulations. D’après les dépêches, il a déjà accordé à Erraissouli une partie de ce qu’il demandait, par exemple la révocation du pacha de Tanger. Il est à craindre que cela n’augmente les exigences du brigand : nous ne savons encore, ni où elles s’arrêteront, ni où s’arrêtera le gouvernement marocain lui-même. D’après les dernières nouvelles, il semble que le gouvernement américain demande que M. Perdicaris soit remis en liberté, ou vengé. Il accepterait la seconde hypothèse ; mais le gouvernement du Makhzen est-il en mesure de la réaliser ? On connaît l’histoire de César qui, ayant été dans sa jeunesse fait prisonnier par des pirates, se conduisit spirituellement et gaîment avec eux, et leur promit qu’après avoir payé la rançon à laquelle ils l’avaient estimé, et dès lors reconquis sa liberté, il les ferait pendre. Il ne manqua pas de le faire, C’est une solution qui ne parait être pour le moment à la portée, ni de M. Perdicaris, ni du gouvernement marocain lui-même. Les choses pourront changer par la suite ; mais il y faudra du temps, et nous n’en sommes pas encore là.

L’affaire n’est brillante pour personne, excepté jusqu’à présent pour Erraissouli. Le meilleur parti que nous ayons à en tirer est de nous mettre mieux en mesure pour l’avenir. Nous avons fait au sujet du Maroc un premier arrangement avec l’Italie, un second avec l’Angleterre, et nous en préparons un troisième avec l’Espagne. Quand nous serons d’accord avec ces trois puissances, il faut espérer que nous le serons aussi avec les autres, et qu’elles reconnaîtront ou accepteront le nouveau statut du Maroc. Mais il restera à le faire reconnaître et accepter par le Maroc lui-même. Ce sera d’autant plus difficile qu’il ne suffit pas pour cela de nous présenter au sultan en amis et en caissiers, et de nous faire agréer comme tels. Après nous être arrangés avec lui, nous devrons imposer son autorité à tous les Erraissoulis petits et grands qui pullulent sur le sol marocain. La besogne sera lourde. Le sultan n’a jamais été à même de la remplir à lui seul, et celui d’aujourd’hui a tout l’air d’en être un peu plus incapable encore que ses prédécesseurs. Nous voilà donc obligés de suppléer à son insuffisance. Admettons qu’un incident analogue à celui de M. Perdicaris vienne à se produire, hypothèse qui n’est pas invraisemblable, il arrivera de deux choses l’une. Ou le gouvernement dont un des nationaux aura été lésé sera un de nos amis, et il nous dira : Faites-moi rendre justice. C’est à peu près ce que les États-Unis nous disent. Mais quand nous aurons pris la charge morale du gouvernement marocain, nous ne pourrons pas consentir à ce qu’il se tire d’affaire comme aujourd’hui en cédant sur tous les points. Ou le gouvernement intéressé sera un peu moins de nos amis, et il s’adressera directement au gouvernement marocain : alors surtout, nous aurons intérêt à une solution prompte et honorable. Dans un cas comme dans l’autre, si nous ne lui faisons pas rendre justice le gouvernement demandeur se la fera rendre lui-même, et que deviendra notre situation prépondérante ? Évidemment l’état de choses actuel ne peut pas durer. D’autre part, nous ne saurions procéder au Maroc avec trop de prudence, et la prudence ne va pas sans une certaine lenteur. Le problème est délicat. Qui sait si, dans l’avenir, nous ne nous rappellerons pas quelquefois la parole légèrement ironique de lord Lansdowne, qui a mis un si cordial empressement à nous abandonner des responsabilités revendiquées par nous, a-t-il dit, et dont l’Angleterre aimait mieux ne pas se charger ?

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant
F. Brunetière.

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