Chronique de la quinzaine - 14 juin 1917

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Chronique n° 2044
14 juin 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




De la guerre elle-même, des opérations militaires, il n’y a cette fois que peu de chose à dire. Il semble, non pas qu’on se soit reposé, mais qu’on ait repris haleine un peu sur toute la ligne, de la Mer du Nord à l’Adriatique. Les offensives alternées, la triple offensive d’Occident, l’anglaise, la française, l’italienne ont paru être un instant suspendues. Mais déjà la première se renoue, et l’armée britannique, enlevant le système de défense ennemi au Sud d’Ypres, a conquis une crête qui l’arrêtait depuis 1915, et ramené plus de cinq mille prisonniers.

En face d’elle et de nous, Hindenburg, cette espèce de roi casqué des chemins de fer stratégiques, soumet à un trafic intense les grandes voies qui traversent l’Allemagne d’Est en Ouest et grâce auxquelles il peut tisser ses trames sur l’énorme métier dont des millions d’hommes sont les navettes. Sans métaphore, tout ce que l’inaction du front russe lui permet d’enlever de là-bas, artillerie par centaines de pièces et divisions pas vingtaines, il les jette sur nous ; quant à présent, il s’est borné à nous barrer le passage en contre-attaquant avec l’extrême brutalité qui caractérise sa manière. Il tâte le mur qu’il a devant lui, et si, en quelque point, ses coups de bélier répétés parvenaient à y faire une brèche, il lancerait tout de suite, pour l’élargir et pour y passer, les réserves qu’il économise en Russie, ou gratte dans les fonds de tiroir de l’Empire, transporte et accumule ici. Comme la situation est telle sur le front russe que, bien que ce ne soit pas la paix, ce n’est pas non plus la guerre, il y renvoie à tout événement ses régimens fatigués, qui s’y mettent au vert, tranquillement, dans la douceur imperturbée du printemps septentrional, et nous renvoie autant de régimens frais, qu’il met au feu, jusqu’à ce qu’ayant atteint le nombre de pertes réglementaire, ils soient relevés à leur tour et encore remplacés. Pour la même raison, les Autrichiens font de même sur le Carso.

Il est vrai qu’à en croire même des dépêches de source allemande, tel ou tel secteur du front russo-roumain se réveillerait, et qu’on y entendrait de nouveau gronder le canon. Le nom glorieux de Broussiloff recommence à être prononcé ailleurs que dans des clubs d’officiers ou de soldats. Le voilà généralissime des armées de la Révolution. Espérons que bientôt, le plus tôt possible, ce mot qui fit naître tant d’espérances : « le front unique, » aura retrouvé son sens plein, et ne signifiera plus, au détriment des forces de l’Entente, Ain seul front, le front d’Occident, anglo-franco-italien, contraint ainsi à recevoir toute la charge et fournir tout l’effort.

En France, la quinzaine appartient presque tout entière à la politique, mais, naturellement, la politique tourne presque tout entière autour des événemens ou des circonstances de la guerre. La Chambre des députés, rentrée le 22 mai, a, en séance publique ou en comité secret, entamé trois discussions sur des sujets qui, à divers titres, ne pouvaient laisser l’opinion indifférente : le ravitaillement, la guerre sous-marine, le projet de voyage des socialistes à Stockholm. De ces trois débats, le plus gros de beaucoup et le plus passionné, on peut dire le plus émouvant, a été le dernier, relatif à la Conférence, à cause de ce que l’outre recelait dans ses flancs. Mais il faut, pour le suivre en ses gonflemens successifs, et jusqu’à l’ordre du jour qui a crevé le sac, prendre l’affaire à son origine.

On se rappelle comment, au lendemain de la révolution russe, est née l’idée de cette espèce de Diète de la Confédération socialiste. Elle apparut d’abord, — ou c’est par là que nous la connûmes d’abord, — dans le journal hongrois Vilag, que les bulletins officieux, en leur classification, étiquetent « radical et franc-maçon, » et qui la saluait avec un emportement de lyrisme extravagant. « Stockholm, s’écriait-il, va devenir le second Bethléem de l’humanité ! » Sur l’initiative même de la réunion, il y eut, au début, quelque obscurité. Régulièrement, deux personnes avaient qualité pour lancer la convocation : M. Emile Vandervelde, président, et M. Camille Huysmans, secrétaire du bureau socialiste international, dont le siège avait été fixé à Bruxelles, du consentement de la social-démocratie allemande, afin qu’il y fût plus en sûreté. Mais, cette année, en avril, quand on parla de la Conférence, le président et le secrétaire étaient séparés ; M. Vandervelde était au Havre, M. Huysmans était en Hollande. Est-ce justement parce que ce dernier était en Hollande que la lettre d’invitation fut signée du socialiste hollandais Troelstra, ou ne doit-on y voir qu’une rencontre fortuite, un pur hasard ? Toujours est-il qu’au bout de deux ou trois semaines, nous retrouvons ensemble à Stockholm M. Troelstra et M. Huysmans, fort occupé à fournir sur son aventure des explications qui ne sont pas très claires, au moins pour nous.

Mais enfin, par l’un ou par l’autre, la convocation avait été lancée. Le parti socialiste, le nôtre, S. F. I. O, — Section française de l’Internationale ouvrière, — en sa grande majorité, la reçut plus que froidement, il la traita avec dédain. Qu’est-ce que Troelstra venait faire là-dedans, et que lui voulait cet intrus ? Et puis, se rendre à Stockholm, pourquoi ? Pour y rencontrer Scheidemann et ses camarades du Schloss et de la Wilhelmstrasse ? Tant que la social-démocratie allemande n’aurait pas fait les gestes nécessaires ; le socialisme français n’aurait rien ni à lui dire, ni à entendre d’elle. Donc il ne répondrait que par un refus, qu’il n’envelopperait pas de prétextes et n’adoucirait pas d’excuses. Cependant la minorité travaillait, et peu à peu gagnait des voix. Elle en gagnait assez, dans la Fédération de la Seine, — organisation départementale, — pour y devenir majorité et se faire, par suite, attribuer la majorité des mandats au prochain Conseil national, sorte de Convention de tout le socialisme français. Néanmoins l’ancienne majorité, alors, ne désespérait point, ne songeait pas à se rendre, se montrait résolue à lutter.

On apercevait bien l’amorce d’une transaction : dans le cas où la majorité déciderait d’aller à Stockholm, il serait entendu que ce serait pour éclairer le socialisme international, qui peut-être n’en était pas instruit suffisamment, sur les causes et les culpabilités de la guerre, et mettre devant lui en accusation l’Empire allemand et le socialisme allemand, hautement déchirés complices dans le crime et solidaires dans le châtiment. Telles étaient, au matin du dimanche de la Pentecôte où tous ces bons apôtres se réunirent dans leur cénacle, les positions et les dispositions. La majorité d’hier voulait voir surtout une chose : si, après avoir résisté, elle acceptait de faire le voyage, ce serait dans un dessein en quelque manière, et à sa manière, patriotique : afin de confondre le socialisme allemand, et de le faire condamner par le socialisme universel. La minorité d’hier, déjà triomphante, ne voyait qu’une chose dans le fait qu’on allait à Stockholm, c’est qu’on y allait. Par delà se tenaient, dans leur île qui n’était ni escarpée ni sans bords, et où une société de jour en jour plus mêlée débarquait, avec les « zimmerwaldiens, » MM. Bourderon et Merrheim, les trois « kienthahens, » les trois mousquetaires de la petite classe, MM. Alexandre Blanc, Brizon, Raffin-Dugens. La première séance languit parmi les procédures ; mais l’après-midi, il se fit un coup de lumière ; l’esprit descendit sous la forme de deux députés, retour de Russie, M. Marcel Cachin et M. Marius Moutet.

M. Marcel Cachin, le visage violemment contracté, avec une sorte d’ardeur sombre, les yeux brillans et humides, dans l’exaltation qui, au contact du délire slave, s’était emparée de son âme celtique, peignit en traits de flamme ce qu’ils avaient vu. — Dans l’armée russe, il n’y a plus aujourd’hui que des soldats-citoyens et des officiers ayant une conception nouvelle de leur rôle ; des représentans élus veillent au respect des institutions démocratiques introduites au front. Les comités des ouvriers et soldats, les Soviet, en particulier le Soviet de Pétrograd, qui avait délégué dans le gouvernement provisoire M. Kerensky, l’emportent définitivement. Ils veulent que le gouvernement ne soit pas seulement démocratique à l’intérieur, mais qu’il impose à l’extérieur la politique de guerre et de paix pour laquelle, en Russie, toutes les tendances socialistes et révolutionnaires combattent. Ce que demande le Soviet, ce n’est pas une paix séparée, ni une paix à tout prix. C’est pour une guerre de véritable libération qu’il s’est prononcé. — « Obtenez donc de vos gouvernans, dit le Soviet aux socialistes alliés, qu’ils marquent enfin des buts de guerre qui montreront de façon évidente que, si la guerre dure encore, la faute en est uniquement imputable au militarisme allemand. L’infaillible moyen de le montrer, c’est une réunion de l’Internationale. »

Sur quoi, la conscience française de M. Cachin et de M. Moutet a plus qu’un scrupule, une révolte. Ils distinguent obligeamment : « Nous sommes, ont-ils déclaré sur-le-champ au Soviet, opposés à une réunion internationale convoquée dans les conditions que vous savez, mais une convocation émanant de la Révolution russe recevra de nous le meilleur accueil. Quant aux formules de paix du Soviet : « Pas d’annexions, pas de contributions, » elles sont nôtres. Mais la question d’Alsace Lorraine, mais les ravages subis par la Belgique et le Nord de la France, est-ce que cela prend le sens d’une politique d’annexion et d’indemnité ? En poursuivant ces buts, ne sommes-nous pas au centre même de la politique de guerre du socialisme ? — Non, répondent les socialistes russes, ce n’est pas là la politique du socialisme. Celle-ci consiste dans la consultation des populations intéressées et dans le respect absolu de leur verdict. » M. Moutet, non moins brûlant que son compagnon. confirma, appuya, conclut : « Nous sommes pour qu’on réponde à la Révolution russe, et pour que les conditions posées par elle-même soient acceptées. Nous demandons seulement des explications et nous pensons qu’on peut donner une acceptation de principe à la convocation. » Quelqu’un de la minorité interroge, à double fin : « Nos camarades russes nous demandent-ils de nous rendre à une réunion de l’internationale ? Nous demandent-ils d’aller à Stockholm ? » — A Stockholm, pense M. Moutet, pour y préparer une réunion de l’Internationale que désirent les camarades russes. La Conférence de Stockholm se limiterait probablement à des auditions séparées des sections nationales ou de fractions de ces sections, qui se côtoieraient, mais ne s’assembleraient pas. On se frôlerait sans se frotter. Les Russes paraissent être aussi de cet avis. Mais il n’y a encore rien de fait, et l’on ne sait pas bien.

Toutefois, voici qui est plus précis. En revenant de Pétrograd, les missionnaires se sont arrêtés à Stockholm, où M. Branting, président désigné, leur a remis un document qui porte la date du 19 mai et le titre de : Programme pour les discussions aux conférences préliminaires. Ce document est un monument, et, par la substance, sinon par le volume, toute une encyclopédie. Il est divisé en cinq chapitres. — I. Conditions de paix ; — II. Élémens fondamentaux des rapports internationaux ; — III. Réalisation politique de ces buts ; — IV. Action de l’Internationale et de la démocratie ; — V. Conférence socialiste générale. Chacun de ces chapitres, à son tour, se subdivise en plusieurs paragraphes, où il n’est pas un problème politique, juridique, économique qui ne soit soulevé. Là-dessus une controverse s’engage au sein du Conseil national, mais ce n’est pas qu’on juge le programme trop vaste ou qu’on se juge incompétent : on n’a pas de ces faiblesses. Bref, il est résolu, le lundi soir, qu’on ira à Stockholm pour Petrograd, à Pétrograd par Stockholm ; tous les chemins sont ouverts, et toutes les portes, d’entrée, de sortie et de rentrée. A l’unanimité, on a voté une motion dont l’essentiel tient en ces lignes : « Le Conseil national... accueille l’initiative des camarades russes, s’y associe pleinement et se joint à eux pour demander la réunion de l’Internationale ; décide en même temps l’envoi d’une délégation à Stockholm apportant dans les conférences préparatoires les vues de la section française pour une action commune destinée à préparer la paix selon les principes formulés par le gouvernement révolutionnaire et les socialistes de Russie. » Les mots ne sont pas mâchés, et la proposition finale est à retenir.

Au premier bruit d’un voyage possible de nos socialistes à Stockholm, et d’une rencontre possible entre eux et la social-démocratie allemande, tandis que ce n’était encore qu’une fantaisie de la minorité, et avant même que le vote du lundi 28 mai l’eût changée en décision unanime du parti, les inquiétudes les plus vives, les plus légitimes, s’étaient fait jour. Une demande d’interpellation avait été déposée à la Chambre. Si, comme en un temps ordinaire, M. Longuet et M. Renaudel, délégués par la Commission administrative permanente du parti, qui en est le pouvoir exécutif, eussent pu se mettre librement en route, et si, de ce fait, ils n’avaient engagé que M. Longuet et M. Renaudel, ou tout au plus, avec eux, la C. A. P. et si l’on le veut, par surcroît, le Conseil national, et, au total, le parti socialiste, peut-être aurait-ce été déjà tomber dans le piège allemand que de prêter à leur déplacement tant d’importance. Mais, dans le temps malheureux où nous sommes, il leur fallait des passeports, qui ne pouvaient pourtant pas être signés de M. Dubreuilh, et que le gouvernement seul avait qualité pour leur donner. C’était l’obstacle, dès le point de départ. Car, de la part du gouvernement, donner aux mandataires du parti socialiste leurs passeports, c’était marquer, permettre de supposer, admettre implicitement soit qu’on les approuvait, soit, à tout le moins, qu’on ne les désapprouvait pas, qu’on ne les désavouait pas. Le sentiment, à cet égard, de M. Ribot et de son Cabinet ne pouvant guère être douteux, une deuxième question sortait immédiatement de la première, qui s’élargissait : il s’agissait de savoir si le gouvernement serait indépendant, ou si le parti socialiste serait prépondérant ; en d’autres termes, s’il n’y avait qu’un gouvernement, dans le Conseil et sur les bancs du ministère, ou s’il y avait, dans la coulisse et sur les bancs de l’extrême-gauche, un gouvernement du gouvernement.

Nous devons rendre à M. Ribot cette justice que son parti a été pris tout aussitôt, et qu’il s’y est tenu inébranlablement, en dépit de toutes les manœuvres et de toutes les pressions auxquelles il a été en butte, du premier au dernier moment. Mais, s’il savait l’obstination redoutable des socialistes, il connaissait aussi la résolution, nous ne dirons pas seulement de ses amis, quoiqu’ils se soient empressés de lui en porter la ferme expression, mais des trois quarts de la Chambre et de la quasi-unanimité du Sénat ; et, au dehors, autour des murailles, il entendait la clameur répétant la grande parole, non de la Révolution russe, mais de la Révolution française, qu’on ne traite pas, qu’on ne « cause » pas avec l’ennemi qui foule le territoire national. Au surplus, il n’a eu besoin de consulter personne que lui-même, et même, plus exactement, il n’a pas eu besoin de se consulter. Il a refusé les passeports. Même pour Pétrograd ? car la subtilité socialiste épiloguait, et le cas était délicat. Mais, de même que M. Renaudel distinguait entre les lieux, M. Ribot pouvait distinguer entre les temps. « Le gouvernement, a-t-il dit, accordera toujours volontiers des facilités pour aller visiter et entretenir nos amis de Pétrograd, lorsque cette question du congrès de Stockholm aura été écartée et que ceux qui se rendront à Pétrograd ne courront pas le risque de rencontrer, malgré eux, les Allemands. » D’ailleurs, le voyage des deux socialistes, leurs passeports, c’est l’accident ou l’apparence. Le fond, c’est la liberté, l’autorité, la responsabilité du gouvernement, c’est la vérité constitutionnelle. M. le président du Conseil ne s’y est pas trompé, et il y est allé tout droit, après un court exorde : « Le premier inconvénient d’un pareil projet, qui n’est pas né en France, c’est de laisser supposer qu’un parti peut avoir la prétention de se substituer au gouvernement dans la détermination de la politique nationale... Eh bien ! la paix future ne peut pas être l’œuvre d’un parti quel qu’il soit... La paix future ne peut être, en ce qui concerne la France, qu’une paix française, c’est-à-dire une paix résumant les aspirations du pays tout entier. » Ensuite, au milieu des « applaudissemens prolongés, » M. Ribot a continué : « Maintenant, comment pourrait-on, à cette heure, à cette heure de la lutte la plus dure et la plus rude, converser avec ceux qui sont nos ennemis, qui, à aucune heure, depuis le commencement de ce drame terrible, n’ont pas eu un mot qui désavoue le crime qui a été commises contre nous, qui ont approuvé de leur silence toutes les atrocités commises contre nous ? Et c’est quand la France est encore occupée par l’ennemi que nous pourrions entamer ces conversations ? Cela est impossible. La paix ne peut sortir que de la victoire. »

Les acclamations de la Chambre, subitement dressée, duraient encore quand M. Marcel Cachin monta à la tribune, moins pour répondre à M. le président du Conseil que pour tracer devant les députés, comme il l’avait esquissé maintes fois devant le Conseil national du parti socialiste et partout où une curiosité amicale lui avait fait un auditoire, le tableau pathétique de la Russie révolutionnaire telle qu’elle lui était entrée dans les yeux et dans le cœur. Ici, la Chambre s’enferme en Comité secret, et nous ne savons plus rien jusqu’à ce que se rouvre la séance publique. Mais, en rejoignant les deux tronçons, il ne sera pas si malaisé de combler l’intervalle et de deviner ce qu’il importe de ne pas tout à fait ignorer

L’ordre du jour dont il a été donné lecture à la reprise de la séance publique prouve que, dans le Comité secret, le débat s’est encore élargi ; que non seulement la question de gouvernement, la question de savoir s’il y a un gouvernement et où est le gouvernement, s’est superposée à celle, devenue secondaire, des passeports pour le voyage à Stockholm, et par conséquent que le fond même de notre politique intérieure a été évoqué ; mais qu’on a parlé des « buts de guerre, » ou des conditions de la paix, pour le jour, quelque incertain et lointain qu’il puisse être, où la paix sera possible ; de ses conditions, pas de ses moyens ; et par conséquent que l’on s’est occupé des directions mêmes de notre politique extérieure ; à ce point que l’objet primitif de la discussion, l’octroi des passeports, précédemment subordonné, a finalement été abandonné, éliminé.

Cet ordre du jour est ainsi conçu : « La Chambre des députés, expression directe de la souveraineté du peuple français, adresse à la démocratie russe et aux autres démocraties alliées son salut. Contresignant la protestation unanime qu’en 1871 firent entendre à l’Assemblée nationale les représentans de l’Alsace Lorraine malgré elle arrachée à la France, elle déclare attendre de la guerre, qui a été imposée à l’Europe par l’oppression de l’Allemagne impérialiste, avec la libération des territoires envahis, le retour de l’Alsace-Lorraine à la mère patrie et la juste réparation des dommages. Éloignée de toute pensée de conquêtes et d’asservissement des populations étrangères, elle compte que l’effort des armées de la République et des armées alliées permettra, le militarisme prussien abattu, d’obtenir des garanties de paix et d’indépendance pour les peuples, grands et petits, dans une organisation, dès maintenant préparée, de la société des nations. Confiante dans le gouvernement pour assurer ces résultats par l’action coordonnée, militaire et diplomatique, de tous les Alliés, etc. »

Et certes, une déclaration aussi solennelle eût pu être composée et écrite autrement. Quelqu’un aurait préféré dire : « La Chambre, approuvant l’attitude du Gouvernement, confiante en lui pour conduire énergiquement, avec le plein concours des Alliés, la guerre que la France a été forcée de subir, mais qu’elle est décidée à poursuivre jusqu’à une victoire qui lui assure, conformément à ses droits historiques, à ses intérêts politiques et économiques, aux conditions de sa vie dans le présent et de son développement dans l’avenir, les restitutions, les réparations et les garanties nécessaires ; résolue à n’accepter qu’une paix qui récompense le sacrifice héroïque d’une génération par la libération des autres et qui fonde sur la justice la sécurité nationale et les relations internationales, etc. » C’eût été peut-être la même pensée, presque le même langage, ce n’était pas le même accent. C’eût été à la fois plus précis et plus général, plus vaste et moins limitatif, moins parlementaire et plus politique ; surtout, cela sonnait plus haut. Mais ce n’est pas ce que la Chambre cherchait.

On voit très bien pourquoi et comment a été rédigé le texte qu’elle a retenu. Il a été le fruit de concessions réciproques, ou plutôt de concessions balancées aux uns et aux autres, qui se sont mis à cent pour le dicter. Le salut initial à la démocratie russe n’est pas, de la part de son principal auteur, un simple souvenir classique : c’est une politesse aux socialistes. Le rappel de la protestation des Alsaciens-Lorrains est une idée ingénieuse de M. Klotz. La répudiation de l’esprit de « conquête » est encore une attention pour les socialistes, qui se laisseraient engager en échange à « abattre le militarisme prussien. » L’acte de foi ou d’espérance dans la « société des nations » est à l’adresse de M. Renaudel autant que de M. Wilson, et, par son intention, devient un peu un acte de charité. C’est le « comment ; » quant au « pourquoi, » il n’est pas plus difficile à saisir. La complaisance de tous les groupes, la patience de la Chambre, les adjurations de M. Ribot le révèlent : il s’agit d’éviter une coupure, de retenir les socialistes, de les reprendre, de les ramener. Il s’agit de refaire ou d’affirmer l’union des âmes par l’unanimité des voix. La peine n’a pas été absolument perdue. L’ordre du jour fut adopté par 467 députés contre 52, dont 47 socialistes impénitens et 5 socialistes ou radicaux fantaisistes. Le Sénat qui, selon l’habitude, a doublé sans délai le Comité secret du Palais-Bourbon, a corrigé heureusement par un second ordre du jour, voté, celui-là, à l’unanimité (on n’y connaît pas de socialistes), ce que ce style avait de trop mou. Et, pour ce que ce programme pourrait avoir de trop modeste, M. le président du Conseil a tout réservé en jurant : « Il n’y aura de paix que dans la victoire. » Le Destin n’a pas les mains liées. Nous le forcerons par notre constance ; et notre volonté seule, qui donnera la mesure de notre vertu, fixera celle de notre fortune.

Ce n’est pas à dire, — et il faut même dire franchement le contraire, — que nous ne soyons pas, suivant la remarque de M. Ribot, « à l’heure de la lutte la plus rude. » Il n’y a point de place ici pour les fanfaronnades. Oui, l’heure est rude et longue à s’écouler ; et derrière elle viennent peut-être de plus longues et de plus rudes heures. Mais ce n’est pas entre des jours tissés d’or et de soie et des jours emplis de misères et de deuils, ce n’est pas entre la vie douce et la vie âpre ou gênée que nous avons à choisir, c’est entre la vie et la mort.

La France ne vivra que si les Français, qui ont si magnifiquement montré qu’ils savent mourir, montrent maintenant qu’ils savent souffrir : elle ne durera que s’ils endurent. Qu’est-ce, auprès de cette nécessité, que les petites privations qu’on nous impose ? Nous demandons seulement, non pour ne pas les supporter, mais pour pouvoir en supporter d’autres et les supporter plus longtemps, qu’on ne nous en impose pas d’inutiles ou d’inefficaces. Nous demandons que le gouvernement et l’administration comprennent que leur rôle ne consiste pas à tout espérer et tout exiger du public, parce que, s’il en était ainsi, il ne serait besoin ni de gouvernement ni d’administration, et l’on aurait pratiquement établi l’identité de l’ordre et de l’anarchie. Nous demandons que le ministère du ravitaillement ait, plus nettement qu’il ne paraît l’avoir, la conception qu’il peut être et doit être autre chose qu’un ministère du rationnement, qu’un organe d’intervention par interdiction à tort et à travers. Nous demandons que, lorsqu’il n’arrange point, il ne dérange pas, et que, lorsqu’il ne trouve pas en lui-même assez de compétence, il ne craigne pas d’en emprunter. De même pour le blocus et la guerre sous-marine. Sans exagérer les effets de la campagne scélérate entreprise par l’Allemagne « pour mettre l’Entente à genoux, » — du moins ses effets de destruction, ses effets directs, — sans oublier que le résultat est très loin d’avoir atteint ce qu’elle s’était promis, cependant ses effets indirects, ses effets d’intimidation et de paralysie, se font et à la longue se feraient de plus en plus sentir. Nous demandons une action vigoureuse ; il y a deux ans que l’amiral Degouy, dans cette Revue, en démontrait infatigablement l’urgence et la possibilité ; deux ans qu’il ne cessait de rappeler que, pour détruire un nid de guêpes, il ne faut pas attendre qu’elles aient essaimé ; que sans doute il en coûtera et l’on paiera, mais que le seul moyen de limiter la perte, dans les cas extrêmes, est de consentir un sacrifice. On s’est enfin décidé à l’entendre ou à faire comme si on l’avait écouté. Toute une série d’attaques combinées, par air et par mer, contre les bases d’Ostende et de Zeebrugge produiront vraisemblablement plus qu’une chasse de plusieurs mois aux mauvais insectes envolés.

Nous avons longuement regardé chez nous ; regardons à présent chez l’ennemi. Le besoin de paix, d’une paix rapide, brusquée, qu’éprouvent les Empires du Centre, se trahit chaque jour davantage par des signes chaque jour plus nombreux, plus manifestes, plus concordans. Les menées du prince de Bülow et de M. Erzberger auprès des catholiques, en Suisse, viennent corroborer l’intrigue de M. Scheidemann, en Suède, auprès des socialistes. A défaut d’élémens positifs d’information sur la situation de l’Allemagne (encore que nous sachions qu’elle s’use, même militairement, et nous savons de combien de divisions dans les dernières batailles), cette hâte, cette fièvre, cet épuisement, sont des indications qui créent en nous la certitude morale. Pareillement, les incidens qui ont marqué la réunion du Reichsrath autrichien, après trois années de vacances, le discours du Trône prononcé par l’empereur Charles, les embarras politiques de la Hongrie où l’on ne trouve pas de successeur au comte Tisza, ne sont-ce pas là des symptômes ? L’haleine qui commence à manquer aux deux Empires, ce ne sont pas leurs satellites, ce n’est ni la Bulgarie essoufflée, ni la Turquie effondrée, qui la leur rendront. Ils les portaient pour ainsi dire à la force du poignet ; mais il n’est pas de poids plus lourd qu’un poids mort, et l’Allemagne, réduite à traîner l’Autriche-Hongrie, sera tôt ou tard réduite à se traîner.

Tout ce qu’elle peut faire, si elle le peut, c’est de maintenir péniblement, c’est de ne laisser tomber que lentement ses forces, c’est d’épargner sur son déclin. Il ne lui vient de secours, de renfort de nulle part, pas même de la révolution russe, qui n’est pour elle qu’un répit, qu’une halte, que le temps de s’éponger et de se retourner. Mais nous, il nous vient de partout du secours, du renfort, du rafraîchissement. Pendant que la Russie marque le pas, les États-Unis l’allongent, habitués qu’ils sont à marcher vite. Leurs navires de guerre et de transport sont sur nos côtes ; leurs premiers contingens se forment ; ils enrôlent en un jour plus de dix millions de soldats. S’il y avait, dans l’Entente, ce qui n’est pas dit, une défaillance du côté de l’Orient, elle serait compensée du côté de l’Occident, et c’est ce qui n’arrivera pas, mais c’est, au bout du compte, le pis qui puisse nous arriver ; en aucune hypothèse, nous ne courons aucun péril, nous ne courons d’autre risque que celui-là. Partout, au moins, les sympathies se déclarent, s’affirment, s’affermissent, s’enhardissent, grandissent de tout ce dont nous avons grandi dans l’estime et le respect universels, par le prestige de nos chefs, par la vaillance de nos soldats, par la bonne tenue de la nation. La bienveillance du Brésil se change progressivement en un sentiment plus actif, qui ne s’en tiendra pas, il est probable, au sentiment. Nous pouvons, aux cris de l’Allemagne, nous assurer que le coup lui est douloureux pour aujourd’hui et pour demain. Et c’est une preuve de plus de ses angoisses sur aujourd’hui, que ses inquiétudes sur demain. Comme elle sait, par une expérience d’un demi-siècle, que le pavillon fait plus que de couvrir la marchandise, qu’il l’estampille, et que le commerce suit la victoire, elle doute du fer puisqu’elle doute de l’or, et, puisqu’elle doute du marché, elle doute du drapeau.

En Espagne, s’élèvent, pour nous, les voix les plus chaudes, les plus éloquentes. Il serait injuste et maladroit de laisser croire que seuls des adversaires ou des indifférens y ont la parole. Dans cette même Plaza de Toros, qui entendit naguère les réticences et les équivoques de M. Maura, en présence de vingt mille personnes, dont beaucoup peut-être étaient les mêmes, les orateurs des gauches, professeurs illustres ou députés en vue, MM. Albornoz, Ovejero, Castrovido, Menéndez Pallarès, Unamuno, Melquiades Alvarez et Lerroux, nous ont apporté de nobles et touchans témoignages, qui nous induiraient en péché d’orgueil, si la France, en armes pour une cause si juste qu’elle en est sainte, n’avait le droit d’avoir toutes les fiertés.

Qu’elle les ait toutes, pourvu qu’elles lui ouvrent des sources et lui fournissent des raisons de fermeté. En d’autre temps, elle eut l’audace : dans le nôtre, il lui suffira d’avoir de la persévérance. Vouloir et tenir, tenir et vouloir, c’est, « à cette heure de la guerre la plus dure et la plus rude, » le grand secret. Ne pas affaiblir, ne pas énerver notre effort militaire par le fléchissement de notre sens politique ; ne pas couper, de l’arrière, les jarrets à l’avant. Voir clair, mais assez loin, ne pas voir en myope ; ne pas fixer trop près de nous des « buts de guerre » contre lesquels irait se briser notre élan. Non seulement ne pas désespérer, mais espérer plus qu’on ne désire. Prenons exemple sui l’Italie. Ce qu’elle veut par-dessus tout, c’est Trieste et c’est le Trentin. Mais elle profite de ses succès de l’Isonzo et du Carso pour proclamer l’unité et l’indépendance de l’Albanie sous sa protection. Elle se munit d’une monnaie d’échange, se prémunit contre un futur grand Etat yougo-slave sur l’Adriatique. Et elle fait, par l’Épire. coup double contre la Grèce. — Elle a recueilli les leçons de Rome, et il y a toujours, en politique, à apprendre à son école.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC