Chronique de la quinzaine - 14 juin 1919

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Chronique n° 2092
14 juin 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le programme de la quinzaine écoulée entre la fin de mai et le début de juin, a été plus varié, sinon plus chargé, que celui des quinzaines précédentes. L’Autriche est entrée en scène, et la tragi-comédie allemande elle-même s’est corsée par l’apparition subite de la République rhénane. Dans la foule même qui, à l’extérieur, assiège le théâtre avec une curiosité un peu anxieuse, des frémissements, pour ne pas dire des frissons nouveaux, ont couru, une certaine agitation mêlée de quelque inquiétude. Si tout drame est un conflit de passions ou un débat de conscience, celui que représente à Versailles, sous le titre : Signeront-ils? la troupe de M. le comte de Brockdorff-Rantzau en est à sa péripétie, et peut-être en sera-t-il à son dénouement quand cette chronique paraîtra. Tout s’est d’abord développé conformément, au scénario. Comme le délai primitivement fixé, qui devait expirer le jeudi 22 mai, touchait à sa fin, le président de la délégation allemande a demandé un supplément de réflexion, et, en conséquence, huit jours de plus, jusqu’au jeudi 29, lui ont été accordés. C’était, dans l’esprit de M. de Brockdorff, autant de gagné, puisque, témoin de l’embarras des Puissances alliées et associées, acteur ou comparse dans les grandes et petites intrigues qui travaillent à le compliquer, le premier plénipotentiaire allemand en est réduit à faire ou à servir une politique « catastrophique. » Toujours pour gagner du temps, accroître les embarras, élargir les trous de la toile et y passer le poing afin de la déchirer, il a versé sur les Quatre une pluie de papier, par-dessus le déluge de notes dont il avait déjà couvert la table de la Conférence.

Il fallait s’y attendre : tout a été repris point par point, ab ovo, et, bien entendu, contesté. L’Allemagne prétend nous enseigner quelles doivent être, d’après les principes du Président Wilson et selon notre propre aveu, « les bases juridiques de la paix. » Et, naturellement, elle soutient que ce n’est pas sur ces bases que nous avons construit. Elle élève une « protestation générale contre la paix de violence. » Puis elle discute les responsabilités et les réparations, expose comment elle imagine la Société des Nations et conçoit le droit de libre disposition des-peuples, ce qui l’amène à des conclusions auxquelles on ne saurait refuser, en somme, le mérite de la netteté, et dont voici les principales : « Les territoires occupés doivent être évacués, par échelons, dans l’espace de six mois. Au cas où la Ligue des peuples se réaliserait, l’Allemagne doit y être admise comme membre avec des droits égaux. L’Allemagne doit administrer ses colonies en qualité de mandataire de la Ligue des peuples. Les dispositions pénales sont repoussées, et on renouvelle la proposition d’instituer une cour de justice neutre, chargée de juger toutes les violations des lois et coutumes de la guerre. »

Traduisons en deux mots, en deux phrases plus brèves : l’Allemagne ne se reconnaît pas coupable. Elle ne se reconnaît pas battue. Ni restitutions, ni réparations, ni garanties. Tout au plus consent-elle, condescend-elle à traiter avec les alliés d’égal à égal et à leur offrir, — derrière le spectre rouge, — une paix blanche.

La rage d’écrire de M. le comte de Brockdorff-Ranlaau et de ses collaborateurs, de la carrière ou de la chaire, ne s’est d’ailleurs pas épuisée à noircir les 143 feuillets des Observations de la délégation allemande sur les conditions de la paix. La pluie de notes n’a pas depuis lois cessé de tomber. Mais la pièce de beaucoup la plus intéressante, la plus significative, le document psychologique, est la lettre d’envoi dont le président de la délégation allemande a fait accompagner son volume même. Dans la lettre se découvre l’esprit. Pourquoi dire qu’il s’y découvre ? Il ne s’y cache pas, il s’y étale ; et ce qui, chez d’autres, eût été amer et impertinent, est ici, à la prussienne, insolent et cynique.

Ce sont, pour débuter, agneaux bêlants à l’abattoir : « Nous étions venus à Versailles en nous attendant à recevoir des propositions de paix sur les bases convenues. Nous avions la ferme volonté de faire tout ce qui dépendrait de notre force pour satisfaire aux obligations acceptées par nous. Nous espérions la paix du droit qu’on nous avait promise. Nous fûmes consternés en lisant dans le projet de traité quelles conditions la force victorieuse de l’adversaire exige de nous. » Un traité aussi dur, l’Allemagne est dans l’impossibilité de l’exécuter : de telles exigences « dépassent la force du peuple allemand. »

Tout de suite, la voix se raffermit, le ton se hausse. « On veut rétablir la Pologne, dit, en substance, M. de Brockdorff-Rantzau; et, pour qu’on puisse la rétablir, on nous demande de renoncer à la Prusse occidentale, à une partie de la Poméranie, à Dantzig; de nous laisser couper de la Prusse orientale, dépouillée de Memel. Mais la Prusse orientale, la Prusse occidentale, la Poméranie sont des territoires essentiellement allemands; Dantzig et Memel sont des villes foncièrement allemandes, En faveur de la même Pologne restaurée et de la Tchécoslovaquie à créer, on nous demande encore de renoncer à la Haute-Silésie, « malgré la vie allemande dont elle abonde et bien qu’elle constitue la base même de l’industrie dans toute la partie orientale de l’Allemagne. » A la Belgique, il faudrait céder des districts « où l’élément allemand prédomine. » Le pays de la Sarre « doit être détaché de notre Empire et son rattachement à la France doit être préparé; » mais, lui aussi, il est « foncièrement allemand. » par-là, l’Allemagne sera mutilée dans sa chair; et pourtant, « pareille Allemagne, ainsi morcelée et affaiblie, doit se déclarer prête à supporter tous les frais des adversaires, s’élevant à des sommes qui dépasseraient du double sa fortune nationale et privée... La limite sera fournie par la capacité de paiement du peuple allemand, » uniquement mesurée par sa capacité de travail. C’est l’esclavage perpétuel. Mais, en même temps qu’on force l’Allemagne à travailler sans répit pour payer, on l’empêche de vivre. On lui prend sa flotte marchande, on saisit ses propriétés, ses valeurs étrangères, on ruine son commerce, on confisque toute sa fortune, on s’empare de ses colonies, d’où l’on chasse jusqu’à ses missionnaires mêmes qui n’auront pas le droit « d’y exercer leur profession ! » C’est donc pis que l’esclavage : c’est le meurtre, l’assassinat d’une nation! C’est la suppression pure et simple de l’Allemagne, rayée de la carte, puisqu’elle est exclue de la Ligue des nations ! En donnant sa signature, l’Allemagne signerait « sa propre proscription, bien plus : son arrêt de mort. »

Sans doute « elle sait qu’il faut qu’elle consente à des sacrifices pour arriver à la paix. » Elle s’est engagée, elle a promis, elle est prête à tenir dans la limite du possible. Mais elle ne peut que le possible. Elle accepte de ne garder qu’une armée de 100 000 volontaires. Elle abandonne tous ses navires de guerre, même ceux que « ses ennemis veulent lui laisser encore. » A la seule condition qu’elle soit admise immédiatement, sans stage et sans pénitence, dans le concert pacifique des peuples de bonne volonté. Quant aux questions territoriales, elle s’en réfère absolument au « programme Wilson. » L’Allemagne « renonce à ses droits de souveraineté sur l’Alsace-Lorraine, » et se borne à « y désirer un plébiscite libre. » Elle cède à la Pologne « la plus grande partie de la Posnanie, les territoires habités incontestablement par les Polonais et la capitale de Posen. » Elle est prête à lui accorder l’usage, comme ports libres, de Dantzig, Kœnigsberg et Memel, avec l’accès libre à la mer par la Vistule et par les chemins de fer. A la France, elle doit du charbon, et elle est prête à lui en donner, — c’est-à-dire à lui en vendre, — «jusqu’à la réfection des mines françaises. » Mais le charbon seulement, non les mines; ni le sol, ni le sous-sol. « Les parties du Slesvig qui sont en majorité danoises seront cédées au Danemark, à la suite d’un plébiscite. » En échange ou en reconnaissance de quoi, « l’Allemagne demande que le droit de libre disposition soit aussi respecté en faveur des Allemands d’Autriche et de Bohême. » Pour ses colonies, elle est prête « à les soumettre à l’administration en commun de la Ligue des nations, si’ elle est reconnue comme mandataire de celle-ci. »

Mais voici un gros chapitre: les paiements. L’Allemagne est prête’ « à effectuer les paiements lui incombant d’après le programme de paix convenu, jusqu’à la somme maxima de 100 milliards de marks en or, dont 50 milliards en or jusqu’au 1er mai 1926, les 80 milliards en or restants en traites annuelles sans intérêts. » Elle consent à ce-que le « contribuable allemand ne soit pas moins imposé que le contribuable de l’État le plus imposé parmi ceux représentés à la commission des réparations. «Sous la double réserve « qu’elle n’aura pas à faire d’autres sacrifices territoriaux que ceux précités, et qu’elle obtiendra de nouveau toute liberté de mouvement à l’intérieur et à l’extérieur. » En outre, l’Allemagne offre d’apporter « tout son tonnage de commerce à une mise en commun mondiale, de mettre à la disposition des ennemis une partie des cargaisons, qui entrera en ligne de compte pour les dommages à réparer, et de construire pour leur compte, pendant une série d’années, sur les chantiers de construction allemands, un tonnage dont le chiffre dépasse leurs demandes. » Par surcroît, elle est prête à toutes sortes d’obligations secondaires, car le nombre des choses auxquelles elle « est prête » est incroyable, à l’exception de celles qu’on réclame d’elle. Elle est prête surtout à passer l’éponge, à faire comme s’il n’y avait pas eu de guerre, et quelle guerre! comme s’il n’y avait, à cette heure, ni vainqueurs ni vaincus, comme s-i l’Allemagne de demain n’avait qu’à continuer l’Allemagne d’hier. Pour elle, partie perdue, partie nulle. Le coup n’eût compté que si elle l’avait réussi. Au total, l’Allemagne ne se résigne à perdre que ce qu’elle n’a pas gagné. Elle veut bien y être du nôtre, mais non du sien.

Il ne serait guère embarrassant de reprendre tous ses arguments-et de les réfuter un par un ; mais il va, dans la position réciproque des Alliés et de l’Allemagne, une réponse beaucoup plus facile et beaucoup plus topique encore, qui est de ne pas répondre. On n’a déjà que trop répondu ou correspondu. On a, en particulier, répondu à la note allemande sur la Sarre, et cette réplique (dans laquelle on a du reste, paru trop aisément admettre le caractère « foncièrement allemand » de la région, n’ayant pas même pensé à objecter que Sarrelouis ne s’est jamais appelé Sarreguillaume) s’est terminée par une concession fâcheuse. On a répondu à une autre note sur la future organisation internationale du travail, et la conclusion de la réponse a été une autre concession à l’Allemagne, à laquelle on a laissé entrevoir qu’on ne la ferait pas attendre longtemps à la porte. Prenons garde que le goût de la polémique chez celui-ci, l’habitude de la controverse chez celui-là, la richesse d’imagination et le vague de l’esprit chez un troisième, n’entraînent les plénipotentiaires de l’Entente à des conversations qui, pour être écrites, n’en seraient pas moins dangereuses, au contraire. Décliner l’entretien, c’est parfait, pourvu qu’on dérobe tout à fait le for, qu’on refuse à la fois la plume et la langue. Non content d’écrire, le comte de Brockdorff-Rantzau. prolixe même pour un Allemand, désirerait encore parler. Nous induire en cette tentation, t’était, au fond, le véritable objet, le bu immédiat et pratique, de sa lettre d’envoi. « Un débat fructueux et utile, remarque-t-il captieusement, ne pourrait avoir lieu que par des conversations verbales. Cette paix doit être le plus grand traité de l’Histoire. Il n’y a pas d’exemple que des pourparlers aussi vastes n’aient été menés qu’en échangeant des notes écrites. » A quoi aussi la réponse est facile, catégorique et courte : « Non (en français et en anglais) ! Vous avez maintenant quatre jours pour signer. » Souvenons-nous que l’armistice est du 11 novembre 1918 : si l’on voulait « causer, » voilà plus de six mois qu’il fallait commencer. On est parti de l’idée d’une paix « dictée; » ce n’est pas au fait d’une paix marchandée qu’on peut arriver.

Cette paix, telle qu’on nous a permis quant à présent de la connaître, ne nous enchante pas, elle ne nous comble pas : avouons-le franchement, elle nous satisfait à peine. Nous ne nous en cachons pas, et nous n’en cachons pas l’insuffisance et les faiblesses. Quand elle sera signée, telle quelle, elle ne sera pas faite. Pendant quinze ans et plus, ce ne sera pas une paix actuelle, une paix en acte et en être, elle restera une paix en devenir. Pendant quinze ans et plus, elle sera éphémère, « quotidienne, » en ce sens que nous serons obligés, pour la maintenir, de la conquérir chaque jour. Ce n’est pas par un symbolisme vieillot et puéril que le traité sera, suivant l’usage, scellé d’un cachet de cire; et c’est, en effet, une cire qu’il nous met entre les doigts, une cire qu’il nous faudra modeler chaque jour pendant au moins quinze ans. Nous le savons, la tâche était ardue. Entre nos alliés, en face de nos adversaires, nos négociateurs ont fait ce qu’ils ont pu. Aussi voudrions-nous aujourd’hui n’exprimer que les hommages, et taire les critiques; mais enfin nous sentons, et peut-être eux-mêmes, les premiers, sentent-ils tout ce qui leur a manqué. Non point, certes, le sens français : c’est l’éminente dignité de M. Clemenceau, qu’il le possède au suprême degré. Non point, au début; l’esprit de la victoire, mais il est allé, et il devait fatalement aller, à mesure qu’elle s’éloignait, en s’affaiblissant. Il leur a manqué par-dessus tout le sens, pour ne pas dire la science, de l’histoire et le don des vues d’ensemble. Positivement, ils ont reconstruit l’Europe sans la voir : les arbres les ont empêchés de voir la forêt. Leur traité est, dans ses détails, un recueil de bons devoirs de spécialistes, lorsque les compétences ont été consultées, mais il est clair qu’elles l’ont été plutôt, ou qu’elles ont été plus et mieux écoutées, sur les petites que sur les grandes questions. Il n’est point « charpenté, » il n’a pas de ligne : on distingue mal où il va et où il conduit. Néanmoins, tel qu’il est, telles que sont les conditions signifiées solennellement aux Allemands, qu’on n’y touche pas, puisque, en y touchant, loin de les renforcer, on ne ferait que les énerver et détendre davantage. M. de Brockdorff-Rantzau a déterminé un point où il place le maximum de ce que peut et de ce qu’accepte l’Allemagne ; tenons pour définitif le minimum au-dessous duquel nous ne pouvons pas et nous n’acceptons pas. Pour nous, comme pour l’Allemagne, il y a le possible et l’impossible. Sachons prononcer, sur le ton qui convient, et qui est naturel à M. Clemenceau, le mot qui tranche tout : Non possumus.

Dans le discours qu’il a fait lire à Beaune, à l’occasion de la fermeture de « l’université américaine, » M. André Tardieu, tout en reconnaissant que le traité préparé « n’est sans doute point parfait, car il est œuvre humaine, » l’a loué de réunir trois qualités, d’être honnête, d’être commun aux Alliés et associés, autrement dit cautionné par eux tous dans chacun de ses articles, enfin d’être efficace : de ces trois qualités, nous n’avons de réserve à faire que sur la troisième. Mais sur la troisième, l’efficacité, il n’est pas défendu de marquer une réserve prudente, sans tomber sous le coup des anathèmes que l’orateur a accumulés contre ceux qui ne lui accorderaient pas que le traité à l’élaboration duquel il a pris une part si considérable soit « la plus grande œuvre dont l’Histoire ait le souvenir. » Nous ne sommes certainement pas de ceux, s’il en est, qui, pour « des campagnes politiques, se saisissent d’un acte national » et font ainsi « courir des risques aux amitiés ou aux alliances. » Nous ne. croyons pas non plus être de ceux que « les splendeurs de l’avenir n’ont pu détourner du passé » et qui confusément, presque inconsciemment, redouteraient « les rudes lendemains de défaite que des hommes, tels que Wilson et Clemenceau, préparent à toutes les forces d’autocratie, de conservatisme et de réaction. » Et non plus nous ne sommes pas de ceux encore « qui, méconnaissant la loi de l’Histoire, mesurent, après de longues souffrances, le succès et l’avenir d’un peuple au nombre de kilomètres carrés qu’il occupe. » Nous ne nous refusons pas à « comprendre qu’il ne saurait y avoir, pour les nations qui viennent de briser l’œuvre de Bismarck, plus grand discrédit ni plus grave péril que de chercher à ressusciter dans un pays démocratique, l’esprit bismarckien et le matérialisme politique. » Mais il ne faudrait cependant pas prendre des phrases pour des axiomes et des formules pour des réalités. Il ne faudrait pas se persuader sincèrement qu’on puisse fonder «le succès et l’avenir d’un peuple » ailleurs que dans un certain nombre, dans le nombre suffisant et légitime, de kilomètres carrés, ni que le chemin qui mène aux « splendeurs de l’avenir, » doive nécessairement se détourner du passé. L’avenir est le fils du passé : il y a entre eux solidarité, continuité indissoluble, et c’est cela, la « loi de l’Histoire » qu’invoque M. André Tardieu ; mais c’est cela aussi, le sens de l’Histoire dont, précisément, nous reprochons aux démiurges de « la plus grande œuvre dont l’Histoire ait le souvenir» d’avoir un peu manqué. Quoi qu’il en soit, nous leur permettrons volontiers d’être triomphants, si nous sommes assurés de rester victorieux.

Mais nous tenons à en être assurés. Pourquoi ne pas le confesser? L’impression, si vive il y a six mois, s’amortit et s’efface. Les murs de nos villes se couvrent d’affiches dont quelques-unes peuvent sembler excessives, mais il reste celles qui sont apposées officiellement. Dans le même temps que M. Tardieu parlait à Beaune, M. Ribot parlait au Sénat. Le magistral exposé qu’il a fait, au prix d’un effort qui a un instant dépassé ses moyens physiques, de notre situation financière et des « solutions » que le traité y apporte, a inspiré ou confirmé de justes inquiétudes. Une dette de 200 milliards, un budget annuel d’au moins 16 ou 17 milliards, une population diminuée de 1 500 000 morts et appauvrie de combien de mutilés; tant de choses à refaire : le pays, la race même à reconstituer ; 25 milliards, au bas mot, de pensions à servir, d’ici à 1926 et, au bas mot, 75 milliards de réparations à avancer, dont le tiers durant ces sept années. En face de ce passif, qu’est-ce que le traité met à la charge de l’Allemagne? 25 milliards avant 1921, déduction faite de ce qu’elle devra pour son ravitaillement en aliments et en matières premières et pour les frais d’occupation militaire. « Le reste, remis aux Alliés pour être partagé entre eux, ne nous laissera pas une part suffisante pour payer l’arriéré des pensions militaires et les intérêts des réparations qui courent depuis l’invasion, en tout cas depuis l’armistice, et dont nous sommes débiteurs au regard de nos populations du Nord et de l’Est. » Après 1921, 50 milliards de nouveaux bons, « sur lesquels notre part sera, dit-on, d’un peu plus de la moitié. » En outre, à une date indécise, « lorsque la commission des réparations estimera que l’Allemagne est en état d’en supporter le poids, » une seconde série de bons d’une égale valeur de 50 milliards, dont nous ne recevrons encore qu’une quote-part.

L’Allemagne crie : 100 milliards de marks seulement, 100 milliards en tout; ou je meurs! Mais nous? Nous, les vainqueurs? « A la fin de cette période de sept ans, nous aurons dû emprunter les deux tiers de 75 milliards, soit 50 milliards. Prenons un chiffre moyen : c’est 37 milliards et demi que vous devrez emprunter. Calculez les intérêts de 37 milliards et demi à 6 pour 100 pendant sept ans, vous trouverez 15 milliards. Ajoutez le déficit des pensions, 25 milliards, c’est un total de 40 milliards. » Sur nos épaules; et sur le dos de l’Allemagne? Dans cette période de 1921 à 1926, l’Allemagne ne versera que 1 600 millions par an pendant cinq ans; par conséquent, cela fera 900 millions, au plus, chaque année, pour la part de la France, c’est-à-dire un total de 4 milliards et demi, qui, déduit de nos charges évaluées à 40 milliards, nous laisse un déficit de 35 milliards et demi dont la France sera obligée de faire l’avance. » C’est donc à nous de nous retourner vers nos alliés et associés, et, leur montrant nos plaies saignantes, notre population décimée, nos champs ravagés, nos usines détruites, de dire en toute vérité : Nous ne pouvons pas! La dernière parole de M. Ribot n’est pas une parole de découragement, mais de confiance. « Travaillez! travaillez! conseille-t-il. Là est le salut de notre patrie! » La France, toujours probe et laborieuse, travaillera; mais elle s’interroge : Avec quoi? Et elle ne veut pas travailler pour le roi de Prusse, par la faute du peuple de Prusse.

Ce n’est probablement pas le traité avec l’Autriche qui suppléera aux défaillances et comblera les lacunes du traité avec l’Allemagne. Convoqué au château de Saint-Germain, le « chancelier » Renner en a reçu les épreuves par les soins de M. Clemenceau. Si les conditions de paix avec l’Allemagne sont, comme nous l’avons dit, une toile très serrée avec de larges trous, les conditions de paix avec la « République autrichienne » ne sont guère que des trous avec un bord très étroit. Rien des frontières austro-italiennes; pas de clauses financières; pas de clauses militaires; rien qui concerne les « réparations. » Tous ces articles sont « réservés. » M. Karl Renner, attentif à être courtois et déférent pour faire contraste avec son collègue allemand M. le comte de Brockdorff-Rantzau, en soutenant la vieille réputation du Sud, s’est incliné, après un salut et une harangue. Puis, le lendemain ou le surlendemain, il est parti, non sans emporter le fascicule, qu’il étudierait en wagon. Hors de France, il s’est redressé. Quand il reviendra, espérons que les trous seront bouchés, et que les difficultés ajournées seront résolues. C’est une question de savoir si « le temps est galant homme; » s’il faut « donner du temps au temps; » si l’on doit « jouir du bénéfice du temps; » mais, de toute manière, il est certain que le temps a besoin d’être aidé, qu’il ne fait rien et n’arrange rien tout seul. En rejetant dans un tiroir ou dans une armoire les dossiers désagréables, on ne leur ôte pas leur malignité. On ne pourra pas les laisser éternellement dans les vitrines de la salle de l’Age de pierre, où ils ont pris la place du silex brut ou mal taillé.

Mais que de problèmes dont on ne tient la clef que d’une main hésitante ! Le problème de Fiume et de l’Adriatique paraît n’approcher d’une solution que pour reculer aussitôt. Quand les Yougoslaves consentent, les Italiens s’entêtent, et quand les Italiens se résignent, les Yougo-Slaves se butent. Voilà le danger de se lancer dans des « conciliations » dont chacun veut que le voisin et le rival fasse tous les frais! Il y avait un texte qui valait ce qu’il valait, et qui n’était pas excellent, car, donnant trop à l’un au gré de l’autre, pas assez ni à l’un ni à l’autre, à leur gré, il ne satisfaisait personne ; mais c’était un texte : il portait la signature d’une au moins des deux parties, et le plus sage, comme le plus commode, aurait été de ne pas Le lâcher, quitte à trouver ensuite des suppléments, des dédommagements, des fiches de consolation : l’Autriche défaite et l’Orient bouleversé n’étaient pas sans en présenter. Si, par hasard, toute combinaison échouant, il fallait à la fin y revenir, comptons les peines perdues, le temps gaspillé, et les épines ajoutées au fagot !

Pourtant, de quelque côté qu’on aborde la situation, elle en est assez hérissée, au dedans et au dehors. Il semble qu’on aperçoive une petite éclaircie en Russie, où se l’orme et lentement, se développe, sous la direction de l’amiral Koltchak, un embryon d’État organisé que les Puissances alliées et associées, après de trop longues hésitations, se disposent à reconnaître. La bête bolcheviste a du plomb dans l’aile, mais elle se débat. Et l’Allemagne, qui tirait les ficelles, en guide apparemment les convulsions. Avec cette espèce d’impudence qui est un des traits de son caractère, M. Erzberger confiait récemment au correspondant d’un journal de Chicago son dessein et ses espérances. « À cette heure, disait-il, se remuent en France des influences très fortes. » Heureusement, sans que nous l’ayons provoquée, la proclamation de la République rhénane est venue à point nommé fournir le révulsif ou l’antidote. Mais méditons sur cet aveu, dépouillé d’artifice, devant de prétendus phénomènes sociaux qui n’ont pas en eux-mêmes d’explication suffisante, et dont la concordance avec le projet de reconnaissance de l’amiral Koltchak par l’Entente autant qu’avec la signature de la paix par l’Allemagne est, qu’il s’agisse de dupes ou de complices, au moins suspecte.

Tout cela, au dedans d’abord, est sérieux, mais peut encore n’être pas très grave, s’il y a un gouvernement.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-gérant : RENE DOUMIC