Chronique de la quinzaine - 14 mai 1843

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Chronique no 266
14 mai 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1843.


L’ouverture des deux grandes lignes de chemins de fer est venue jeter quelque diversion dans la monotonie d’une saison politique languissante et stérile. La chambre, déjà lasse d’elle-même et comme humiliée d’une impuissance que trop d’hommes considérables semblent prendre plaisir à entretenir, est montée avec bonheur dans les waggons qui, à travers de fraîches campagnes, l’ont transportée à Orléans et à Rouen. Mieux vaut pour tout le monde respirer le grand air dans de vertes prairies, et suivre le cours sinueux d’un beau fleuve, que de s’épuiser au Palais-Bourbon en conversations énervantes et en conjectures presque toujours mal fondées sur les paroles de tel homme politique et le silence de tel autre. Durant cette éclipse du gouvernement représentatif, péril plus grand qu’on ne le soupçonne pour les hommes qui ont contribué à l’amener, il ne reste aux députés, comme aux autres citoyens, qu’à s’enquérir de la floraison de leurs vignes et de leurs pommiers, qu’à remplir leur triste mandat de commissionnaires-apostilleurs et à faire leurs affaires privées, heureux lorsqu’ils ne recherchent pas, pour faire valoir les intérêts dont ils acceptent le patronage, ces positions parlementaires qui obligent les ministres à compter avec eux.

C’est un bonheur véritable que de se soustraire pour deux jours à de telles misères, de traverser la vallée d’Étampes, et de courir à vol d’oiseau le long de la Seine. À Orléans, les nombreux voyageurs ont trouvé une population un peu froide, un peu étonnée, et comme inquiète de tout ce bruit et de ce grand changement dans des habitudes séculaires. Cette population semblait se demander ce que lui rapporterait un rapprochement dont le besoin est moins vivement senti dans une ville sans industrie, qui, malgré sa proximité de Paris, a conservé des mœurs éminemment provinciales. À Rouen, au contraire, le chemin de fer était un hôte long-temps attendu, et dont l’arrivée a été accueillie avec transport. C’était comme le complément même de cette vie laborieuse où le temps est de l’argent, selon le proverbe anglais. Aussi rien de plus énergique et de plus vrai que l’enthousiasme des populations normandes à la vue du prince qui, suivi de l’élite de la société parisienne, venait inaugurer parmi elles ce puissant instrument de locomotion. Une gaieté intelligente et de bon aloi était peinte sur toutes ces figures, qui saluaient l’avenir avec confiance et bonheur. Sous la blouse du cultivateur et sous l’habit du garde national, elles formaient la haie au passage du solennel convoi ; et lorsque celui-ci est entré dans la capitale de la Normandie, il s’est trouvé en présence d’un spectacle vraiment incomparable. La milice de 89 voyant flotter derrière ses rangs, sur d’innombrables étendards, les vieux et symboliques insignes des corporations industrielles, les populaires souvenirs d’un autre âge évoqués pour cette fête le jour même où Versailles étalait dans ses salles nouvelles les blasons étincelans et les bannières armoiriées des croisades, quel plus authentique témoignage que cette poétique évocation du passé pouvait donner la société moderne de sa victoire et de sa pleine sécurité ?

Mais la chambre était à peine rentrée à Paris, qu’elle mettait en oubli ses impressions de la veille, pour se plonger dans les plus froides et les plus pénibles réalités. L’enquête électorale était à l’ordre du jour, et il fallait faire aboutir ce travail herculéen. On a été sévère pour la commission, peut-être même a-t-on été injuste. N’hésitons pas à reconnaître que le principe de l’enquête électorale admis, et cette enquête une fois ordonnée par le parlement, il était à peu près impossible d’éviter les conséquences auxquelles est arrivée la commission. Lorsqu’un pouvoir souverain se trouve dans le cas d’entreprendre une procédure, il répugne au bon sens de lui refuser les droits dont sont investies les plus modestes juridictions correctionnelles. Comment ne pas citer des témoins, et comment ne pas consigner par écrit leurs témoignages, lorsqu’il s’agit de faits que la chambre s’est refusée à juger sur procès-verbaux, et pour lesquels la preuve testimoniale est dès-lors la seule possible ? et, les témoignages une fois recueillis, comment ne pas les imprimer, comment éviter de les distribuer à la chambre ? Une commission a-t-elle, dans l’esprit de notre règlement parlementaire, une autre mission que celle de préparer les décisions législatives ? Peut-elle s’ériger en tribunal et rendre des décisions souveraines, elle qui n’est appelée qu’à les éclairer ? Qu’importe que des révélations douloureuses arrivent au public ; n’est-ce pas la conséquence de toutes les procédures faites au grand jour, la salutaire et virile condition d’un régime de liberté ? Il est impossible de méconnaître qu’on a systémiquement et fort injustement attaqué les opérations de la commission, lorsqu’il eût été plus équitable de s’en prendre au principe même en vertu duquel elle avait agi. N’avoir pas eu assez de fermeté pour contester le droit d’enquête en matière électorale, et faire une querelle sans bonne foi aux honorables membres qui l’ont appliqué, c’est un double tort que nous regrettons d’avoir à imputer à la majorité et au ministère lui-même.

C’était au mois d’août qu’il fallait devancer par la pensée les résultats nécessaires d’une telle procédure, et les faire comprendre au parlement. C’était alors qu’il fallait lui exposer les motifs qui autorisaient peut-être à dénier un droit dangereux autant qu’inutile, et qui ne s’était pas exercé une seule fois depuis 1789. À quoi bon, en effet, le droit d’enquête lorsque la confection et la pureté des listes électorales sont protégées par l’intervention des tiers et par une double juridiction administrative et judiciaire ? À quoi bon le droit d’enquête lorsque le secret du vote est garanti par la loi, et que l’omission d’une seule des formalités sacramentelles de l’élection en entraîne la nullité radicale ? S’agit-il de faits de violence ou de corruption, d’attentats à la liberté matérielle de l’électeur, ou de tentatives de vénalité ? Mais ces faits sont qualifiés crimes ou délits par des lois spéciales : des pénalités graves les atteignent directement, et tout pouvoir qui, sur la dénonciation des parties intéressées ou sur la clameur publique, se refuserait à les poursuivre, s’exposerait à la plus sérieuse responsabilité constitutionnelle. Des protestations annexées aux procès-verbaux ne peuvent-elles suffire à éclairer la chambre, et ne vaut-il pas beaucoup mieux annuler quelques élections de plus que de donner au pays le spectacle qu’il vient d’avoir sous les yeux ? Dans tous les cas, pour qui admet le droit, d’enquête, il n’y a pas à reculer devant ses conséquences logiques et inévitables, et nous ne saurions nous associer, à cet égard, à des agressions peu réfléchies. La commission a fait son devoir, la chambre aussi a fait le sien. Elle n’a pas eu deux poids et deux mesures : elle a su frapper un candidat patroné par l’opposition aussi bien qu’un candidat appuyé par le pouvoir, et elle ne s’est montrée indulgente que pour la probité pauvre luttant contre la corruption effrontément organisée. C’est là un bon résultat au point de vue moral, mais il ne compense pas, à nos yeux, les périls d’une telle mesure, et les irritations locales qu’elle ne peut manquer de susciter. Il est des conquêtes politiques stériles, comme il en est de fécondes, et nous n’oserions placer le droit d’enquête au nombre de ces dernières.

La discussion des sucres a commencé, et, dans des discours peu écoutés, parce qu’ils n’ont révélé aucun fait nouveau, la chambre a vu se produire les diverses solutions sur lesquelles nous nous arrêtions il y a quinze jours avec détail. Il faudra choisir entre l’interdiction de la culture indigène et les tentatives essayées pour amener l’égalisation des charges entre les deux sucres nationaux ; il n’est plus d’attermoiement possible, et l’équilibre par les prix de revient est devenu une impossibilité reconnue par tout le monde. Procèdera-t-on à l’égalisation par l’élévation progressive de l’impôt sur le sucre indigène, comme le réclame la minorité de la commission, ou par voie de dégrèvement sur le sucre colonial, ainsi que l’a demandé un orateur qui porte un nom entouré de brillans souvenirs ? Telle est la question principale dans ce débat. La chambre, encore fort incertaine, paraît néanmoins incliner vers l’amendement de MM. Passy, Dumon et Muret de Bord. L’état grave de nos finances interdit toute expérimentation incertaine et ne permet pas d’essayer un dégrèvement trop faible dans ses effets pour affecter la consommation et pour l’éteindre. Quant au projet de la majorité de la commission, il s’est produit d’une manière trop soudaine pour être accepté par la chambre, qui n’en saisit pas clairement le mécanisme. L’avis de la minorité reste donc seul en présence du remède héroïque proposé par le gouvernement. M. de Lamartine a prétendu concilier la concession de l’indemnité avec le maintien facultatif de la sucrerie indigène, et n’a pas compris qu’il ôtait ainsi à un principe désastreux par lui-même sa seule excuse politique, celle d’une solution définitive et sans appel. L’expropriation pour cause d’utilité publique pourrait seule permettre d’écrire ce mot funeste d’indemnité dans notre législation industrielle. Quant à nous, peu ébranlés par les motifs produits jusqu’ici, et conservant nos convictions pleines et entières, nous espérons encore que la chambre repoussera la mesure qui lui est si tardivement proposée, et qu’elle réservera son marché aux deux sucres nationaux en les plaçant dans des conditions égales. En agissant ainsi, elle ne rencontrera l’approbation enthousiaste ni des colonies ni des manufacturiers alléchés par les 40 millions ; mais elle fera un acte de haute prévoyance politique, et elle obtiendra, dans un prochain avenir, les sympathies qui lui seront aujourd’hui refusées. Lorsque deux intérêts égoïstes sont en présence, ne satisfaire complètement personne est le moyen le plus sûr pour faire les affaires de tout le monde.

Une grande question récemment résolue vient de projeter un jour nouveau sur la situation des cours européennes. La Russie a obtenu un triomphe complet dans les négociations ouvertes à Constantinople sur les affaires de Servie. Cédant à l’impulsion nationale qui agite les provinces chrétiennes de l’empire ottoman, la Servie s’était débarrassée, par une insurrection triomphante, d’une dynastie impopulaire, et avait appelé à sa tête le fils du premier libérateur de son territoire, l’expression du génie serbe dans son énergie et sa pureté. C’est cette résurrection d’une nationalité indépendante qui a offusqué le cabinet de Saint-Pétersbourg, c’est à cette manifestation qu’il a cru devoir s’opposer en arguant de son protectorat et des droits qui lui sont assurés par les traités. Celui d’Andrinople, confirmé par un acte organique de 1839, consacre en effet, pour la principauté de Servie, le principe d’une élection populaire selon des formes déterminées, et l’on ne saurait méconnaître que ces formes constitutionnelles n’ont pas été respectées dans le mouvement révolutionnaire dont Belgrade a été le théâtre. La Russie pouvait donc, jusqu’à un certain point, argumenter de la lettre des traités, et c’est ce que paraît avoir fait très habilement M. de Boutenieff. Mais si l’Europe avait été disposée à suivre l’impulsion que sir Strafford Canning parut d’abord vouloir imprimer à l’action de ses représentans à Constantinople, il ne lui aurait pas été difficile de trouver dans la lettre et l’esprit de ces mêmes traités des argumens à opposer aux exigences de la Russie. Si elle ne l’a point essayé, c’est qu’elle a reculé devant l’ascendant chaque jour mieux établi en Orient du cabinet impérial, c’est que M. de Metternich ne veut pas s’exposer à une collision que la Russie se déclarait prête à affronter, et que l’Angleterre est bien moins éloignée qu’on ne le suppose des voies du 15 juillet 1840. L’attitude et les procédés sont différens ; mais il y a dans cette politique russe un côté que le parti tory accepte sans hésiter, et dont la France ne parviendra point à détourner le cabinet britannique. Celle-ci s’est donc trouvée seule encore une fois entre la timidité de l’Autriche et l’égoïsme de l’Angleterre. Si elle a sagement fait de ne pas entamer, à l’occasion d’un intérêt fort secondaire pour elle, une campagne diplomatique qui ne pouvait avoir une heureuse issue, elle aurait grandement tort, si l’issue de cette affaire ne lui servait de révélation sur les dispositions intimes des grandes cours. La France est seule, malgré la prétendue reprise de l’alliance anglaise, et le cabinet britannique n’oubliera jamais ce qui lui a été révélé en 1840, qu’il y a deux politiques à faire en Orient : avec la France, une politique de conservation ; avec la Russie, une politique de complicité. On dit l’ambassadeur d’Angleterre près la Porte ottomane profondément affligé de l’issue de cette affaire. Comment ne l’a-t-il pas prévue ? Comment pouvait-il croire que son gouvernement, avec ses finances compromises, l’hostilité imminente des États-Unis et l’état de l’opinion publique en France, s’engagerait dans une querelle sérieuse avec la Russie ? Voici d’ailleurs l’Irlande qui agite de nouveau ses haillons et ses bras nus, voici le cri du repeal qui retentit dans toutes les vallées de la verte Érin. M. O’Connell a quitté son siége à Westminster pour commencer une nouvelle campagne d’agitation et reprendre les erremens de 1825, oubliés depuis l’avénement du ministère whig et la réforme parlementaire. C’est là cependant, nous le croyons, un mouvement beaucoup moins profond que celui de l’association catholique et des jours de l’émancipation. Aujourd’hui, les grandes conquêtes législatives sont faites, et les positions dont l’Irlande est maîtresse suffiraient pour la faire bientôt admettre à la plénitude du droit commun et de l’égalité entre les deux royaumes ; le rappel de l’union est plutôt une menace qu’un vœu populaire, c’est moins un plan politique qu’une arme de guerre, et M. O’Connell le premier ne quitterait pas sans regret la chapelle de Saint-Étienne, d’où sa voix plane sur les destinées du monde, pour venir faire à Dublin les affaires d’un état de second ordre et d’une population de huit millions d’ames. Néanmoins, malgré le caractère d’abord factice de ce mouvement, il prend, depuis quelques mois, des proportions qui ne sauraient échapper à personne. L’Irlande est tellement organisée pour l’agitation depuis un demi-siècle, qu’elle est devenue comme l’état normal de ce pays ; l’Angleterre n’est donc libre d’en détourner ni son attention ni ses forces, car, après une trêve de dix ans, M. O’Connell vient de rattacher au pied de sir Robert Peel le boulet redoutable que tous les cabinets anglais ont porté tour à tour. Sous ce rapport, l’agitation pour le rappel est un évènement des plus graves dans la politique générale de l’Europe.

La mauvaise humeur que doivent causer à l’Angleterre les dispositions chaque jour plus prononcées de nos chambres contre un traité de commerce, dispositions que la discussion actuelle sur les sucres a plus d’une fois révélées, n’a pas empêché le cabinet britannique de signer avec le nôtre une convention postale qui ne doit pas passer inaperçue. Cet acte, dont la complication des intérêts rendait la conclusion si difficile, exercera une heureuse influence sur les relations des deux pays. Les taxes internationales sont considérablement abaissées et dans une proportion à peu près égale des deux côtés. Des sacrifices mutuels réduisent également les taxes qui grevaient la correspondance en transit ou d’outre-mer, et grace à des dispositions heureusement combinées, une accélération remarquable se trouve établie dans les correspondances échangées entre toutes les parties du monde.

C’est depuis 1836 seulement que les journaux quotidiens publiés en France et en Angleterre peuvent être envoyés d’un pays à l’autre par leurs postes respectives aux conditions déterminées par les lois des deux états. À la faveur de cette faculté si tardivement accordée, l’Angleterre envoie aujourd’hui en France à peu près sept cent trente mille journaux quotidiens par an, et la France en fournit à l’Angleterre environ trois cent cinquante mille.

Les vives et persévérantes résistances opposées par l’office des postes anglaises au transport des revues n’ont pu être complètement levées, malgré les efforts éclairés du négociateur français, M. Dubost, qui, dans cette circonstance, s’est acquis des titres réels à la reconnaissance du pays. Ce n’est que vers la fin de la négociation qu’on est parvenu à faire poser le principe de l’admission et de l’échange, entre les deux pays, des ouvrages périodiques publiés sous forme de brochure. On sait que les recueils périodiques ne sont pas expédiés en Angleterre par la poste, et celle-ci craignait de voir des publications, presque innombrables au-delà de la Manche, envahir et encombrer ses moyens de transport, déjà débordés souvent par les journaux quotidiens, qui ne s’élèvent pas, au départ de Londres, à moins de cent cinquante mille par jour. D’après l’art. 74 de la convention postale, tout ouvrage pesant au-dessus de trois onces anglaises et n’excédant pas quatre onces paiera 8 pence ou 80 centimes ; ce prix sera augmenté de 2 pence ou 2 décimes par once au-dessus de 4, et jusqu’au nombre de 16, limite de l’admission. Ces dispositions portent le prix d’affranchissement de la Revue, pour l’Angleterre, à 1 fr. 80 c. par numéro, soit 43 fr. 20 c. pour frais de poste de l’année entière. Cette somme, ajoutée à celle de 56 fr., prix de la souscription jusqu’à Calais, élève l’abonnement, pour la Grande-Bretagne, à 99 fr. 20 c. Cette situation est loin d’être satisfaisante, mais il est juste de l’accepter comme un progrès, et d’attendre de l’expérience et des lumières de l’administration anglaise, des modifications qui importent aux communications intellectuelles entre les deux pays. Nous ne doutons pas que notre direction générale des postes ne se fasse, de son côté, un devoir d’exécuter dans le sens le plus libéral un traité aujourd’hui ratifié.

L’Espagne a terminé sa crise ministérielle comme il est d’usage dans ce pays, par la solution la plus inattendue. M. Cortina et M. Olozaga semblaient seuls pouvoir rallier les élémens d’une majorité d’ailleurs problématique : le régent a choisi M. Lopez après d’habiles manœuvres pour entraver les négociations du député de Séville. Ce n’est là, du reste, qu’une solution provisoire qui ne lève aucune des difficultés du présent et de l’avenir. Le sénat a voté son projet d’adresse au milieu de l’indifférence publique. Les pensionnaires de l’Angleterre feront de vains efforts pour persuader à ce grand pays que son indépendance est menacée par la France. Cela peut s’insinuer dans un paragraphe et s’imprimer dans des journaux ; mais le bon sens public n’accepte pas de telles imputations, qui retombent de tout leur poids sur leurs auteurs. Ce n’est pas la première fois qu’on affecte la pruderie pour cacher sa corruption.

Il est une question non moins sujette que celle d’Espagne aux alternatives les plus contraires et aux vicissitudes les plus soudaines : on comprend assez que nous voulons parler de celle de l’Algérie. Elle occupera la chambre sitôt après la loi des sucres, car la commission du budget s’est déclarée dans l’impossibilité de terminer son travail avant qu’un parti ait été pris sur ce grave intérêt national. Les nouvelles qui circulent depuis trois jours ont porté une sorte de découragement dans le monde politique. On s’épouvante de cette guerre dont les limites reculent sans cesse, de ces réapparitions soudaines d’un ennemi mille fois vaincu, et si l’on est disposé à faciliter au gouverneur de l’Algérie l’achèvement de la campagne aujourd’hui commencée, c’est sous la condition expresse que cette campagne marquera enfin le terme d’un système aussi rigoureux dans ses moyens que stérile dans ses résultats définitifs. L’idée d’un gouvernement civil fait de grands progrès dans la chambre et dans l’opinion, et les prochains débats ne peuvent manquer de la développer.


La Revue venait à peine de signaler l’intolérance et les empiétemens du parti ultrà-religieux, que déjà devant les chambres on parlait de la liberté de conscience, et que cette liberté était discutée dans les écoles. À propos d’un acte du gouvernement, des hommes dont l’opinion a une grande influence sur l’esprit public ont élevé la voix en faveur des protestans. Nommer M. le duc de Broglie, M. de Gasparin, M. Delessert, c’est montrer l’importance de la question, car le désir seul de prévenir de plus sérieuses difficultés a pu porter des hommes aussi considérables à donner ce premier avertissement. Le gouvernement, qui a reçu d’eux tant de gages d’affection et de dévouement, entendra leurs vœux. Si, après un débat approfondi, la chambre des pairs a passé à l’ordre du jour sur la pétition du consistoire protestant, c’est qu’elle a cru le ministère suffisamment averti. La discussion, au surplus, doit bientôt se reproduire devant la chambre des députés.

Dans les écoles, devant un auditoire plus jeune, le débat s’est animé davantage. Le parti ultramontain n’aura pas à se féliciter d’avoir attaqué des hommes de talent et de courage, connus pour leur modération, et qui n’avaient jamais cessé de répandre les idées morales dans leur enseignement. Pourquoi contraindre M. Ampère, M. Philarète Chasles, M. Michelet, M. Quinet, à rappeler dans leurs cours certains traits de l’histoire des jésuites devant une génération qui l’avait un peu oubliée ? Les néo-catholiques ont fait quelques essais de protestation, mais ces tentatives maladroites et inconvenantes ont été étouffées sous les applaudissemens. D’après un bruit qui circule dans le public, on aurait formé le projet de troubler l’ordre dans tous les cours où les questions historiques et philosophiques sont traitées avec indépendance. Ce qui peut donner de la consistance à ce bruit, c’est que les mêmes tentatives ont été renouvelées ces jours-ci au cours de M. Barthélemy Saint-Hilaire, quoique ce professeur, qui traite de la philosophie de Platon, n’ait pas fait la moindre allusion aux discussions actuelles. C’est avec une véritable indignation que l’on a entendu un ecclésiastique vociférer contre le professeur et essayer de lui répondre à la fin du cours. Qu’aurait dit le clergé, si, pendant le carême dernier, lorsque des prédicateurs comparaient, dans certaines églises de Paris, l’Université à une prostituée, quelque professeur se fût tout à coup avisé de siffler ? Qu’on tâche donc de ne pas provoquer de si faciles représailles.

Nous le répétons, la question est grave ; elle mérite toute la sollicitude du gouvernement. La France veut les conquêtes de la révolution, elle veut, avant tout, que la liberté de conscience, achetée au prix de si grands sacrifices, ne puisse recevoir la plus légère atteinte. Ce qu’elle veut, elle l’aura. Si le pouvoir montrait quelque hésitation à cet égard, le pays ne tarderait pas à s’inquiéter et à se souvenir des luttes dangereuses de la restauration.


M. Adolphe Dumas vient de tenter au théâtre de la Porte-Martin une épreuve qui ne lui a guère mieux réussi que le Camp des Croisés. Quel que soit le sentiment pénible qu’on éprouve à voir échouer les espérances d’un esprit honnête et laborieux, il n’en faut pas moins convenir que M. Adolphe Dumas, par la nature même du sujet dont il avait fait choix, s’était préparé un avortement inévitable. Prétendre mettre à la scène l’histoire de Louis XIV et de Mlle de Lavallière, grouper autour de ces royales amours, si charmantes, si simples, si parfaitement dénuées de tout ce qui constitue dans le fait l’élément dramatique, des personnages tels que Molière et Bossuet, il y avait là sans doute de quoi épouvanter un homme de génie ; l’auteur du Camp des Croisés n’a point hésité. Voyez-vous maintenant Bossuet sous les traits de M. Jemma, l’homme des Oraisons funèbres faisant de son anneau épiscopal un de ces vulgaires moyens à l’usage de toutes les inventions théâtrales ! À tout prendre, j’aimais mieux le Bossuet de l’Ambigu-Comique, car l’Ambigu-Comique posséda, lui aussi, son Louis XIV et sa Mlle de Lavallière ; rien n’est nouveau sous le soleil du lustre, et M. Adolphe Dumas n’a pas même le mérite d’avoir découvert un sujet impossible au théâtre. Du moins ce Bossuet-là n’ouvrait la bouche qu’une fois dans le courant de la pièce, et encore avait-il le bon esprit d’emprunter aux Oraisons funèbres les quelques paroles qu’il lui arrivait de prononcer. À la fin du second acte, une alcôve s’ouvrait, et vous entendiez l’aigle de Meaux s’écrier du milieu d’un groupe de femmes en alarmes : Madame se meurt, madame est morte ! après quoi tout rentrait dans le silence, et le rideau tombait sur un de ces tableaux que le public de l’endroit affectionne à si juste titre. Tout au rebours de ce personnage du mélodrame vraiment pathétique et sublime dans son geste muet, le Bossuet de M. Adolphe Dumas ne fait que parler et discourir sur toute chose ; les alexandrins coulent de sa bouche par centaines et les tirades ne lui coûtent rien. Il faut avouer aussi que Molière lui tient tête à ravir. Tout ce que M. Adolphe Dumas pense de la constitution de l’église et de la royauté absolue, du clergé gallican et de la société des gens de lettres, Bossuet et Molière sont là pour nous le dire ; durant cinq actes, l’auteur du Discours sur l’Histoire universelle et l’auteur du Misanthrope se renvoient la paume à qui mieux mieux, et de temps en temps, pour que rien ne manque à la partie, le parterre a la satisfaction de voir Louis XIV intervenir. Cependant, à travers tant de rimes oiseuses et de scènes incohérentes, au milieu de tant d’inexpérience et de mauvais goût (pour citer un exemple, vous représentez-vous ce vers dans la bouche de Mlle de Lavallière :

Je prendrai mon congé, puisqu’on me congédie)

on trouve çà et là d’heureuses rencontres, des intentions louables qu’il faut saisir au vol, de peur qu’elles ne vous échappent ; j’indiquerai entre autres, au troisième acte, une scène d’amour fort délicatement touchée. Versificateur plutôt que poète, M. Adolphe Dumas est acquis, à force de confectionner des hexamètres, une facilité déclamatoire qui, jointe au peu d’entente qu’il paraît avoir des moyens dramatiques, s’opposera toujours, nous le craignons, à ce qu’il réussisse au théâtre. Du reste, on peut le dire hardiment, cette fois la nature du sujet était telle que de plus forts eussent échoué. Jamais figure humaine ne répugna aussi ouvertement à toutes les conditions de la scène que cette auguste figure si mélancolique, si doucement contemplative de Molière. Quant aux amours de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, évidemment rien au monde n’appartient moins au drame. Que peuvent donc avoir à faire les combinaisons de la mise en scène et tout l’attirail matériel d’une pièce de théâtre dans cet aimable roman du cœur, où tout est prévu d’avance, qui commence sous les ombrages de Versailles et finit aux Carmélites, sans autre péripétie que des larmes, des soupirs et des sanglots, entremêlés d’aveux charmans et de baisers ? Et puis il y a dans ces héroïnes du grand siècle, dans leurs divines faiblesses et leurs tendres souffrances, une grace cachée, une délicatesse exquise que jamais ne sauront reproduire les hommes de ce temps-ci. Au fait, pourquoi le chercheraient-ils ? Ces trésors de grace exquise et de sensibilité contenue n’ont-ils pas eu pour sublime interprète la poésie de Racine ?