Chronique de la quinzaine - 14 mai 1847

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Chronique n° 362
14 mai 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1847.

Nous venons de traverser une crise ministérielle. Quelles en sont les causes ? Au premier abord, on peut trouver étrange le spectacle qui nous a été donné. Nous avons vu une des majorités les plus considérables qui soient sorties depuis long-temps de l’urne électorale ébranler à plaisir sa propre autorité ; nous l’avons vue s’éparpiller, se partager en fractions hostiles les unes aux autres, et tourner ainsi ses forces contre elle-même. D’un autre côté, un ministère qui, de l’aveu des représentans de l’opposition, était, il y a trois mois, maître incontesté du champ de bataille, a perdu peu à peu une partie des avantages de cette situation ; il s’est trouvé un beau jour compromis, sérieusement menacé. Était-ce par quelque triomphe imprévu de l’opposition ? Non, s’il a été harcelé d’une façon périlleuse, c’est par ses propres amis : c’est d’eux qu’il a reçu des atteintes et des blessures. Il paraît que les grosses majorités, surtout quand elles débutent, sont presque irrésistiblement entraînées à des allures indépendantes qui ressemblent à de l’indiscipline et portent la confusion dans les rangs. Ce n’est pas la première fois que, depuis seize ans, une majorité puissante a pu inquiéter par son attitude le pouvoir avec lequel cependant elle était d’accord sur le fond des choses. En 1834, la situation parlementaire n’a pas été sans ressemblance avec les incidens auxquels nous assistons aujourd’hui. À cette époque, il y avait eu aussi des élections générales qui avaient assuré le triomphe de la politique du gouvernement. Néanmoins la chambre nouvelle mit à l’approbation qu’elle donnait du passé de telles nuances, de telles restrictions, que le cabinet du 11 octobre crut un moment devoir se retirer. On se rappelle l’apparition du ministère des trois jours, intermède parlementaire qui ne manqua pas de gaieté. Le cabinet du 11 octobre revint, parce qu’il n’avait pas alors de successeurs possibles et suffisans.

Toute chambre nouvelle, lors même qu’il est loin de sa pensée de rompre avec les traditions de ses devancières, a cependant l’ambition de manifester un esprit, des tendances qui lui appartiennent : ambition naturelle et bonne qui imprime au gouvernement représentatif ce progrès régulier par lequel on échappe tout ensemble au marasme et aux excitations fébriles. Ç’a été dès le principe l’instinct, la pensée de la chambre de 1846, de se signaler par des mesures d’amélioration, par des réformes administratives, dont le temps paraissait venu. Pour la politique proprement dite, notamment la politique étrangère, la chambre se trouvait satisfaite sur certains points, et, pour les problèmes qui restaient à résoudre, elle était sans impatience, sans passions exigeantes. Ce qui la préoccupait, c’était l’intérieur ; ce qu’elle voulait, c’était le bien, c’était le mieux dans la vie économique, dans l’organisation administrative et financière du pays. Malheureusement ces dispositions excellentes se manifestèrent avec une pétulance dont nous venons de voir les inconvéniens. Des conservateurs qui, pour les questions politiques, professaient une solidarité étroite avec le ministère, se mirent à prendre à partie tour à tour plusieurs membres du cabinet, pour leur demander compte de leur administration avec une sorte de rudesse impitoyable ; ils dirigèrent contre eux des critiques presque plus incisives que les attaques de l’opposition, qui n’avait alors, pour ainsi dire, qu’à attendre en silence les résultats de cette lutte intestine entre des hommes marchant sous le même drapeau. Le gros de la majorité ne réprimait pas ces écarts d’un zèle trop impétueux ; la majorité semblait voir avec indifférence les agressions ardentes auxquelles quelques ministres étaient en butte, et cette contenance impassible était pour les assaillans comme un encouragement nouveau. Enfin le cabinet lui-même, dans la personne de ses principaux représentans, parut d’abord ne pas apercevoir les dangers d’une situation semblable ; il ne voyait pas dans tout cela de questions politiques proprement dites, et sa sécurité était entière. Lui aussi resta spectateur immobile des assauts livrés à quelques-uns de ses membres par les vivacités de plusieurs conservateurs. Qu’arriva-t-il ? Abandonnés à eux-mêmes dans des circonstances vraiment critiques, quelques ministres eurent des revers de discussions et de tribune : en défendant mal leur situation, non-seulement ils l’empirèrent, mais ils compromirent de la manière la plus grave le cabinet auquel ils appartenaient. A côté d’eux, on ouvrit enfin les yeux, on se réveilla, et ce fut pour les sacrifier. C’est ainsi qu’une modification partielle du cabinet, qui d’abord, dans la pensée des plus habiles, devait être mûrie lentement pour n’être accomplie que dans l’intervalle de la session, est devenue brusquement une nécessité fâcheuse à laquelle on a cru devoir céder.

Par quelle raison principale les rapports mutuels de la majorité et du ministre se sont-ils ainsi trouvés pervertis ? Par un malentendu, par une méprise du cabinet qui remonte au début de la session. Le ministère, qui pendant l’été avait concentré toutes ses préoccupations et tous ses efforts sur l’affaire des mariages espagnols, crut trop qu’il lui suffirait pour défrayer la session, pour satisfaire les esprits, de présenter aux chambres un résultat qu’il estimait considérable. On sut gré au cabinet de la décision, de la fermeté qu’il avait déployées dans cette circonstance importante, de la résistance qu’il avait opposée aux prétentions et aux artifices de la politique anglaise ; mais l’affaire espagnole, quelque gravité qu’on pût lui reconnaître, ne pouvait jeter dans l’ombre et dans l’oubli toutes les autres questions, surtout celles pour lesquelles la chambre se croyait une mission particulière, les questions intérieures, les questions de réforme administrative et financière, et qu’elle voulait aborder sur-le-champ. Or, sur plusieurs de ces points le ministère se trouva pris un peu au dépourvu, non pas par l’opposition, mais vis-à-vis de ses propres amis. Dans la commission de l’adresse, il n’y avait point d’opposans : cependant le ministère se vit en face d’exigences auxquelles il ne fut pas complètement en mesure de répondre. Ne lui demanda-t-on pas sur quelles réformes pratiques et utiles il avait arrêté sa pensée et pris un parti, par quels projets de loi importans il devait occuper la chambre ? Ce fut pour lui un premier inconvénient de ne pas remplir l’attente du nouveau parlement. Dans ses arrangemens, dans ses calculs pour la session, il n’avait pas suffisamment tenu compte de l’impatience, de l’activité naturelle d’une chambre récemment élue, qui a hâte d’affirmer son esprit et son pouvoir.

Il y avait et il y a encore pour le cabinet une autre cause d’affaiblissement qui devait devenir sensible sitôt que des difficultés se produiraient. Nous voulons parler de l’absence d’une direction une, d’une direction visiblement imprimée au ministère par un président réel. Nous n’émettons pas aujourd’hui cette idée pour la première fois ; seulement aujourd’hui tout le monde est frappé de ce qui n’avait préoccupé d’abord que quelques esprits prévoyans. Rien ne remplace dans un cabinet une autorité dirigeante officiellement attribuée à celui qui est incontestablement appelé à l’exercer par ses talens et par ses services. Sans doute la principale influence appartient toujours dans un conseil à certaines supériorités ; mais il est des circonstances où l’influence ne suffit pas, où il faut un pouvoir légalement reconnu, devant lequel toutes prétentions puissent et doivent s’effacer avec une sécurité complète pour l’amour-propre de chacun. L’influence et le pouvoir sont deux choses fort distinctes : c’est ce qu’on n’ignore pas dans deux grands pays libres, en Angleterre et en Amérique. Un jour on sollicitait vivement Washington, qui avait été élevé deux fois à la présidence, d’accepter une troisième candidature pour la première place de la république ; Washington s’y refusait, avec fermeté, et il répondait à ceux qui lui vantaient son influence sur ses concitoyens : Oui, j’ai toujours de l’influence, mais ma force de gouvernement est usée. Influence, not goverment.

Si le cabinet, dans ces derniers temps, eût été réellement présidé, il eût échappé à bien des inconvéniens. D’abord la présence d’un chef ayant autorité pour diriger ses collègues, et, dans l’occasion, pour répondre en leur nom, eût prévenu, amorti bien des attaques ; puis elle eût rendu plus facile un remaniement, si on n’avait pu éluder la nécessité d’une modification partielle. Quand cette unité, quand cette prééminence n’existent pas, chacun ne consulte guère que ses convenances, parce qu’il cherche en vain un point d’appui suffisant : ont vit à l’aventure, on est à la merci du hasard et de toutes les suggestions. Avec une présidence effective, on n’eût point vu des ministres s’isoler dans leurs départemens et faire presque mystère à leurs collègues de mesures importantes qui intéressaient tout le cabinet ; on eût peut-être ainsi échappé à la nécessitée toujours douloureuse d’un remaniement. En se déterminant à une modification partielle dans ces derniers jours, a-t-on résolu la véritable difficulté de la situation ? On pense bien que ce n’est pas sans s’être assuré du consentement des personnes sur lesquelles il avait jeté les yeux pour leur confier les portefeuilles de la marine, de la guerre et des travaux publics, que le cabinet s’est séparé de trois de ses membres. Seulement, après la retraite de ces derniers, leurs successeurs désignés ont tour à tour retiré leur acceptation. Nous concevons que M. le comte Bresson ait appréhendé, au dernier moment, de changer de terrain et de quitter la sphère diplomatique, dans laquelle il a su se faire un nom, pour les épreuves de la vie parlementaire et ministérielle. On pouvait s’attendre à trouver plus de résolution chez M. de Bussière, qui, depuis quelques années, paraissait chercher les occasions de se produire et d’entrer aux affaires. Ni M. le marquis de Laplace ni M. le général Marbot n’ont pu se déterminer à devenir ministres de la guerre. Le cabinet a compris qu’il ne pouvait rester en échec devant ces tergiversations, et que, dût-on lui reprocher d’aller chercher ses ministres en province et à l’étranger, il devait sur-le-champ s’adjoindre d’autres hommes dont les acceptations, au moins deux sur trois, ne fussent pas un instant douteuses. Les trois ministres actuels des travaux publics, de la guerre et de la marine vont faire leur début dans les affaires ; politiquement, ce sont des hommes nouveaux, qu’il est de la plus stricte équité d’attendre à l’œuvre avant de les juger. Nous ne déclarerons pas M. Jayr incapable d’être ministre parce qu’on le tire de la première préfecture de France pour l’appeler à la direction des travaux publics : serait-ce par hasard un titre à la défaveur de l’opinion, dans une société démocratique, que d’être le fils de ses œuvres, de s’être élevé peu à peu au premier rang par ses services, après avoir eu pour point de départ une situation obscure ? Nous renverrons ceux qui seraient tentés de blâmer le choix du nouveau ministre de la guerre à une autorité qui ne saurait être suspecte. Un des chefs les plus éminens de l’opposition ne craignait pas de dire tout haut, ces jours derniers, qu’il n’y avait pas de ministère qui ne dût s’honorer d’avoir dans ses rangs le général Trézel. L’interim de la marine est en ce moment entre les mains de M. le ministre des affaires étrangères, en attendant la présence à Paris de M. le duc de Montebello, dont le cabinet tient l’acceptation pour assurée. Ce ne sera pas la première fois que le département de la marine sera confié à un diplomate. Il avait été question un moment de dédoubler ce département, en créant un ministère spécial des colonies : on ne s’est pas cette fois arrêté à cette idée, à laquelle il faudra bien donner suite un jour.

Pour revenir à la question politique, nous ne dirons pas avec l’opposition que la chambre a désormais devant elle une administration nouvelle, et que le cabinet du 29 octobre a fait place au ministère du 9 mai 1847 ; mais nous pensons que, pour la majorité et le ministère, il est temps, après quatre mois de tâtonnemens et de fautes, d’entrer dans une phase nouvelle de ferme et prévoyante conduite. Nous n’avons pas dissimulé les fautes ; nous les avons signalées tant chez les conservateurs que dans le cabinet : grace au ciel, elles ne sont pas irréparables ; mais il est temps d’y mettre un terme. Si puissant, si considérable que s’estime un parti, il ne lui est pas donné de se diviser et de laisser l’anarchie l’envahir impunément. Depuis un mois surtout, le parti conservateur joue un jeu périlleux et tout-à-fait contraire à ses principes, à ses intérêts, à ses habitudes ; il a, par son attitude, inquiété les esprits et dérouté la confiance. Les conservateurs n’ont pas renversé le ministère, mais ils ont jeté la déconsidération sur le pouvoir, les uns par des attaques sans mesure, les autres par une apathique indifférence. Il faut sortir de ces deux extrêmes. Il nous semble que, lorsque la France électorale a envoyé sur les bancs du Palais-Bourbon une majorité aussi imposante, cette majorité, ainsi retrempés et accrue, ne saurait se méprendre sur les vœux, sur les instincts et les besoins du pays. La France ne veut pas qu’on reprenne en sous-œuvre ses institutions, qu’on bouleverse son organisation administrative sous prétexte de l’améliorer et qu’on introduise partout des innovations radicales ; mais elle n’a pas moins d’éloignement pour un esprit de routine rebelle à toute amélioration et dédaigneuse de toute réforme. Il y a dans le sein du parti conservateur des hommes dont les préjugés enracinés, dont les intérêts personnels répugnent à tous changemens, même les plus mesurés et les plus nécessaires ; il y en a parmi les agriculteurs, il y en a parmi les manufacturiers. Ce n’est pas d’eux, pas plus que de certains théoriciens exclusifs, que nous voudrions voir la majorité recevoir le mot d’ordre. Il y a un milieu entre l’utopie et l’immobilité. Le parti conservateur ne saurait oublier que, si dans son sein il a vu s’agiter quelques esprits inquiets, brouillons, il a dans ses rangs des hommes de bonne foi, dont le zèle et l’activité cherchent une application, dont le talent, encore inexpérimenté, travaille à se faire jour, aspire à être utile : louable ambition qu’il serait malhabile d’étouffer, tendances excellentes qu’il faut se garder de confondre dans la même réprobation que les manies d’intrigue et d’agitation stérile. Les prétentions pullulent ; le talent ou plutôt la continuité du talent est rare. Beaucoup de promesses, beaucoup d’espérances, peu de résultats. Aussi, tout ce qui cherche à se produire d’une manière sincère et loyale, il faut l’encourager, et réserver les sourires ironiques pour les ambitions déraisonnables et les cyniques convoitises. Si l’on avait la moindre illusion sur la richesse de notre époque en aptitudes politiques, ce qui se passe sous nos yeux pourrait nous éclairer. N’y a-t-il pas disette d’hommes véritablement capables ? A chaque vacance d’un poste important, à chaque vide que font les ravages du temps ou les vicissitudes de la politique, on retombe dans un embarras cruel ; après avoir beaucoup regardé autour de soi, on arrive à grand’peine à substituer à des notabilités légitimes d’estimables médiocrités. Que le parti conservateur médite le spectacle qui lui a été donné par la crise que nous venons de traverser. A-t-il été facile de recomposer le ministère ? Cependant le parti conservateur est nombreux ; mais, dans ses rangs, il y a des hommes fatigués, et, à côté de ceux-là, il y en a d’inexpérimentés qui ont besoin de mûrir à l’école des affaires.

Cette école, pourquoi le gouvernement ne songerait-il pas à l’élargir ? pourquoi ne dédoublerait-il pas quelques ministères ? pourquoi ne créerait-il pas de nouveaux sous-secrétaires d’état ? C’est affermir le pouvoir que d’en étendre les bases, que d’augmenter l’élite de ceux qui peuvent le représenter et le servir utilement. Il est temps de songer à lever pour ainsi dire un second ban d’hommes politiques, si l’on veut, dans l’avenir, conserver le pouvoir aux principes et aux doctrines de l’opinion conservatrice. D’ailleurs, les problèmes à résoudre sont aussi nombreux que les hommes semblent rares. Économie politique, finances, administration, questions coloniales, tout veut être laborieusement étudié, non pas, nous l’avons déjà dit, pour tout changer, mais pour arriver à un discernement judicieux et réfléchi de ce qui doit être réformé, de ce qui veut être maintenu. C’est quand des hommes appliqués et compétens ont réuni sur des sujets difficiles et controversés assez de documens et de lumières, que le pouvoir est vraiment en situation de résister soit aux préjugés et à l’égoïsme qui voudraient perpétuer ici des abus, là un monopole, soit à l’entraînement téméraire d’esprits plus chimériques qu’utilement féconds. Cette ardeur d’investigation doit de plus en plus pénétrer dans nos affaires politiques et administratives ; tous les bons esprits en sentent la nécessité. N’est-ce pas ce que proclamait lui-même dernièrement M. le ministre des affaires étrangères dans la discussion des crédits supplémentaires, quand il parlait du mouvement moral, de l’espèce de transformation qui s’opère en Syrie, où la féodalité druse est minée par l’action du temps et des mœurs, et quand il insistait sur la nécessité de constater les faits ? M. Guizot annonçait qu’il chargerait des hommes connus par leur dévouement à la cause des Maronites de visiter les lieux et de contrôler le rapport de nos agens. De cette façon, la France n’agira plus à l’aventure. Nous retrouvons partout le même besoin d’étudier et de savoir les faits. Si l’Afrique était mieux connue, assisterions-nous à ce pêle-mêle d’opinions et de systèmes sur toutes les questions qui se rattachent à l’Algérie ? M. Billault, avec la vivacité ordinaire à son talent, a reproché au gouvernement la mission de M. de Lagréné en Chine ; il a blâmé les dépenses qu’ont occasionnées la présence d’un agent extraordinaire et la conclusion du traité de Whampoa. — La France pouvait-elle rester inactive quand l’Angleterre et l’Amérique avaient chacune avec la Chine un traité spécial ? Sur ce point, les explications de M. le ministre des affaires étrangères ont été nettes. M. Guizot a parlé avec la même fermeté de la Grèce et de l’intérêt persévérant que lui porte la France. Nous eussions voulu entendre M. Guizot répondre avec la même décision aux interpellations de M. Dufaure sur l’Afrique et sur les excursions du maréchal Bugeaud dans la Kabylie. La question est fort simple. Le maréchal est politiquement responsable de ses actes envers le cabinet, qui lui laisse la liberté de ses mouvemens militaires ; autrement comment un général en chef pourrait-il agir ? A son tour, le cabinet est responsable envers la chambre et le pays de tout ce que fait en Afrique le gouverneur-général, qui est politiquement son subordonné. Voilà les véritables principes ; ils sont faciles à reconnaître et à pratiquer ; mais, sur ce point, la tolérance du gouvernement a laissé prendre des habitudes peu constitutionnelles à la chambre. Les orateurs et les commissions critiquent les opérations militaires de nos généraux, font et refont les plans de campagne. C’est un envahissement qui ne profite pas à la vraie liberté, qui confond les diverses attributions des pouvoirs, et risque d’amener un jour de déplorables résultats.

Au sein même de la majorité, on a regretté que le langage du gouvernement n’ait pas été plus ferme sur les questions qui lui avaient été posées par M. Dufaure, au sujet des mouvemens militaires du maréchal Bugeaud, et cette indécision a figuré parmi les griefs que M. Odilon Barrot a portés à la tribune, quand il a interpellé le ministère sur les raisons politiques qui ont déterminé la crise ministérielle. Les interpellations de M. Barrot, la réponse de M. le ministre des affaires étrangères, les explications de M. Lacave-Laplagne, ont été peu vives et fort courtes. Ç’a été un véritable désappointement pour ceux qui espéraient une de ces grandes scènes parlementaires où les passions et les intérêts des partis et des hommes politiques se livrent ouvertement un combat acharné. Il n’y a rien eu de pareil : personne à la chambre ne paraissait avoir envie de s’animer beaucoup et d’aller au fond des choses. Les questions, il faut le reconnaître, ont été posées avec gravité et mesure par le chef de l’opposition constitutionnelle. Pourquoi le ministère s’est-il modifié ? Ce remaniement partiel implique-t-il une modification dans la politique du cabinet, ou n’est-il qu’une satisfaction donnée, à des convenances particulières ? Enfin pourquoi, sur trois démissions, y en a-t-il une qui n’est pas volontaire ? Pourquoi cette différence dans la rédaction d’une des ordonnances consignées au Moniteur ? Dans les réponses que le cabinet devait à ces questions diverses, il s’agissait surtout d’éviter les détails irritans et tout ce qui pouvait blesser des susceptibilités en éveil, et cependant il fallait assigner un motif sérieux aux trois retraites ministérielles, surtout à celle qui avait été le plus remarquée. Le succès était non pas dans l’éclat, mais dans la circonspection des paroles. Sur le fond même de la politique, le langage de M. le ministre des affaires étrangères a été catégorique : le remaniement ministériel n’a rien changé à la politique du cabinet, qui continuera d’être l’expression des opinions conservatrices. Point de concessions à l’opposition ; un esprit de conciliation et de bon accord entre tous les membres et toutes les fractions, de la majorité, dont le gouvernement doit vouloir satisfaire toutes les tendances et tous les principes : tels sont les points sur lesquels a insisté M. Guizot. On sentait dans ses paroles le désir d’indiquer brièvement au parti conservateur combien il lui était nécessaire de rallier et de réunir les phalanges éparses où la confusion s’était introduite. Quant à la question personnelle qui concernait M. Lacave-Laplagne, M. Guizot a parlé de son ancien collègue avec de grands égards, où il n’entrait pas moins de prudence que de bon goût. Il s’est trouvé qu’un jour M. Lacave-Laplagne a été obligé de s’avouer qu’il ne marchait plus d’accord avec le cabinet, et, comme il ne pouvait lui convenir de paraître accepter la justesse des critiques adressées à son administration, il a naturellement voulu constater que sa retraite n’avait rien de volontaire. Tant de réserve rendait la modération facile à M. Lacave-Laplagne, et d’ailleurs on savait que l’ancien ministre des finances n’était disposé à donner à personne la joie d’entendre des récriminations amères sortir de la bouche d’un homme qui, il y a quelques jours encore, siégeait dans les conseils de la couronne. M. Lacave-Laplagne, tout en maintenant qu’il n’avait rien à regretter dans les mesures et les actes de son administration, a déclaré que sa situation nouvelle ne pouvait rien changer à son long dévouement à la cause de l’ordre et d’un sage libéralisme ; il a terminé en adressant à la majorité le conseil d’apporter plus que jamais dans ses manifestations un esprit d’union et d’ensemble, de resserrer plus que jamais ses rangs. Ces paroles honorent M. Lacave-Laplagne, qui oublie ainsi ses griefs personnels pour ne se préoccuper que de l’intérêt général. Avec ces explications, tout finissait naturellement. L’opposition, qui perdait l’espoir d’assister à une querelle de ménage dans le sein du parti conservateur, a laissé tomber le débat, qu’un effort isolé, resté sans écho, n’est pas parvenu à relever. Ainsi s’est terminé un incident qui avait un moment causé d’assez sérieuses inquiétudes au cabinet. La crise ministérielle proprement dite est terminée ; nous sommes loin pourtant de considérer le remaniement partiel qui vient d’avoir lieu comme une solution définitive de toutes les complications du moment. Ce remaniement peut avoir l’avantage de permettre au cabinet de mieux aborder les difficultés, s’il amène entre tous ses membres l’union qu’on y cherchait en vain dans ces derniers temps. Sous ce rapport, ce sera déjà un utile résultat ; mais il reste maintenant à faire face avec sagesse et mesure aux nécessités politiques de tout genre que nous avons signalées.

Si le cabinet ne s’est pas prononcé contre la prise en considération de la proposition de M. Crémieux, qui tend à exclure les membres des deux chambres de toute coopération dans les entreprises de chemins de fer, ce n’est pas sans doute qu’il l’approuvât ; mais il a pensé que la chambre en ferait mieux justice, quand elle l’examinerait dans les détails de l’application. La proposition est étrange, il faut l’avouer. Nous vivons dans une époque dont un des principaux caractères, si ce n’est le plus saillant, est la prédominance de l’industrie. On la glorifie, on exalte ses bienfaits et ses résultats, et voici qu’au nom de l’honnêteté publique on propose d’interdire à l’élite de notre société, c’est-à-dire aux membres des deux chambres, la faculté de concourir au développement des travaux industriels reconnus les plus nécessaires et les plus considérables. Une pareille exclusion décrétée en principe ne soutient pas l’examen. Faut-il rappeler à ceux qui veulent la faire entrer dans nos lois qu’en Angleterre, en Amérique, c’est surtout aux hommes qui siègent dans les chambres que s’adresse la confiance publique, quand il s’agit d’une grande entreprise industrielle ? Dans ces deux pays, qui se gouvernent eux-mêmes, la politique et l’industrie se prêtent un appui mutuel. Ici on nous demande de prononcer législativement contre l’industrie une sorte d’excommunication morale. Nous n’exagérons rien. Dans la triste séance où M. Grandin a soulevé tant de tempêtes, l’industrie a été pour ainsi dire mise sur la sellette. Il semblait, comme l’a fait remarquer M. Benoît avec un bon sens qui devenait du courage, que c’était un crime de coopérer aux grands travaux industriels. S’il y a crime, l’honorable député s’en est déclaré coupable. Entre la loyale déclaration de M. Benoît et les protestations de certaines personnes qui se défendaient d’avoir jamais participé à la formation d’une compagnie de chemin de fer, on pouvait saisir un contraste qui ne laissait pas que d’être instructif et piquant. Il y avait long-temps, au surplus, que des passions aussi bruyantes n’avaient agité la chambre. M. Grandin, en annonçant qu’il avait une liste de soixante-neuf députés administrateurs de chemins de fer, a produit une sensation qu’atteignent rarement les plus grands effets de l’éloquence. Il n’y a eu qu’un cri : Les noms ! les noms ! Cette liste de soixante-neuf députés s’est trouvée réduite à quarante. Elle a été lue à la tribune par M. de Morny, au milieu d’un silence interrompu par des commentaires ou des accès d’hilarité. Nous sommes de l’avis de ceux qui regardent comme nécessaire l’examen approfondi de la singulière motion qui tend à déconsidérer à la fois l’industrie et la chambre. Il y a là des préjugés à dissiper, des erreurs à confondre.

Sans doute, si l’on pouvait indiquer au législateur des remèdes efficaces pour améliorer nos mœurs publiques et redresser sur certains points le sens moral, il ne devrait pas les négliger. Le fâcheux procès dont la chambre des pairs est saisie ne prouve que trop que, dans toutes les régions de la société, sans en excepter les plus hautes, les notions et les principes du bon et du juste sont altérés. On croit avoir l’esprit et le ton de son siècle en proclamant qu’il serait puéril de compter sur le bon droit, en écrivant que le gouvernement et la société sont livrés à une corruption qu’il faut accepter comme un fait nécessaire. Nous n’entendons partout que des variantes de cette parole de Tacite : Corrumpere et corrumpi, sæculum vocatur. Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons l’habitude, en France, d’aggraver les choses par l’exagération des mots et des phrases. Il est cependant un fait qui nous prouve que cette corruption, dont on parle tant, n’est pas si universelle, si intime, que quelques-uns voudraient nous le donner à penser : c’est précisément l’impression vive et douloureuse qu’a produite la déplorable affaire soumise au jugement de la pairie. La conscience publique a été froissée cruellement ; elle a tressailli, elle a prouvé par de nobles mouvemens qu’elle n’était pas éteinte.

En Angleterre, le gouvernement, loin d’être, comme chez nous, au milieu des embarras que donne une chambre nouvelle, est presque indifférent aux derniers travaux du parlement, et se préoccupe surtout des élections générales, dont l’époque approche. On les annonce pour la fin de juin. Cette perspective ôte presque tout intérêt aux incidens parlementaires qui peuvent se produire jusque-là. Aussi le ministère ne s’est pas beaucoup ému en voyant la chambre des lords adopter, sur la proposition de lord Monteagle et de lord Stanley, des amendemens qui modifient profondément le bill relatif aux pauvres de l’Irlande. Les amis du cabinet font remarquer que celui-ci n’avait présenté cette loi des pauvres pour l’Irlande qu’à son corps défendant, sans confiance dans la bonté de la mesure, et uniquement pour satisfaire à un vœu d’une partie de l’opinion. On considère à Londres la mort prochaine de lord Besborough comme l’occasion de changemens importans dans le cabinet. Qui nommera-t-on vice-roi d’Irlande ? C’est un poste fort difficile à remplir, aujourd’hui plus que jamais. Il est probable que cette vice-royauté d’Irlande, offerte à lord Clarendon, à lord Auckland, qui l’ont refusée, sera donnée à lord Morpeth, qui entrerait dans la chambre des lords ; on sait que lord Morpeth est le fils aîné et l’héritier de lord Carlisle. M. Labouchère, secrétaire pour l’Irlande, désire se retirer ; on dit qu’il serait remplacé par lord Lincoln. Lord Dalhousie et M. Sidney Herbert entreraient aussi dans le cabinet. Sir James Graham irait dans l’Inde prendre la place de lord Hardings, qui demande son rappel. Ces divers arrangemens faciliteraient la réunion de soixante ou quatre-vingts peelistes au parti whig. Si cette coalition, qui laisserait sir Robert Peel dans un notable isolement, se réalisait, elle assurerait un long avenir à l’administration whig. On parle encore de la retraite de lord Lansdowne, président du conseil. Ce poste de président du conseil n’est plus une sinécure comme autrefois. Le président du conseil est en réalité aujourd’hui le ministre de l’instruction publique. Lord Lansdowne est de plus le leader de la chambre des lords ; il y représente le cabinet, ce qui exige beaucoup d’assiduité ; aussi succombe-t-il sous le poids des affaires ; son parti est pris de se retirer, et on a eu toutes les peines du monde à le retenir jusqu’à présent. On lui donnerait pour successeur dans la présidence du conseil lord Normanby, qui serait remplacé à Paris par lord Clanricarde. Ces modifications ministérielles sont probables et prochaines.

Au moment même où lord Palmerston renouvelait en plein parlement ses accusations contre le gouvernement grec et contre l’administration de M. Coletti, à laquelle il reprochait à la fois d’être concussionnaire et violente, M. Coletti prenait un parti énergique et prononçait la dissolution du parlement d’Athènes. C’est le 3 mai que lord Palmerston donnait avec véhémence son approbation à la motion de lord John Manners, qui demandait que le relevé de toutes les sommes payées par l’Angleterre pour l’emprunt grec jusqu’en 1847 fût déposé sur le bureau de la chambre des communes ; c’est le 27 avril que M. Coletti prononçait la dissolution du parlement et convoquait la représentation nationale pour le 22 juillet prochain. Au milieu des difficultés qui l’environnent, le courageux président du ministère grec fait un appel direct et solennel aux institutions et à l’opinion de son pays ; il est convaincu que la Grèce approuve l’esprit dans lequel il l’a gouvernée, et il lui demande de manifester hautement cette adhésion. M. Coletti est encore persuadé que l’opposition, qui est si bruyante à la tribune, n’a pas pour elle les véritables sympathies du pays, et il espère le prouver aux plus incrédules par les résultats électoraux. Il a pensé qu’en prenant une attitude aussi nette, il aurait plus de force et d’autorité non-seulement à l’intérieur, mais vis-à-vis des puissances européennes. En effet, l’Europe, surtout l’Europe constitutionnelle, assistera avec une bienveillante curiosité à cette exécution franche et loyale du régime représentatif et de ses conditions nécessaires. Les adversaires de la Grèce lui ont reproché des tendances anarchiques ; elle répond en se montrant fidèle aux lois du gouvernement constitutionnel, et en provoquant l’avènement d’une majorité vraiment nationale.

L’Allemagne a toujours les yeux fixés sur Berlin, et suit avec le plus profond intérêt les travaux de la diète, qui a su éviter avec une loyauté habile toute collision fâcheuse avec la royauté. La diète est entrée maintenant dans l’examen des affaires positives ; les difficultés irritantes sur les théories et les principes ont été en partie éludées ou ajournées. L’Autriche, depuis les affaires de la Gallicie, a continué d’être agitée soit par la crainte de nouveaux périls, soit par l’essai de réformes destinées à les prévenir, soit enfin par la crise alimentaire qui a éclaté sur plusieurs points de l’empire et principalement dans les villes manufacturières de la Bohème. Le gouvernement autrichien, dont les lenteurs sont connues, a senti cependant la nécessité de déployer plus d’activité, de faire aux paysans des concessions essentielles. Désormais les corvées sont rachetables dans toutes les provinces encore soumises à la législation féodale. Les états provinciaux eux-mêmes, si limités dans leur action politique, ont prêté à l’administration tout l’appui moral dont elle avait besoin pour aplanir les premières difficultés de cette réforme. Grace à ce concours éclairé de l’autorité souveraine et de la noblesse, un très grand nombre de paysans de l’archiduché ont déjà émancipé leurs propriétés. Au milieu de ces agitations et de ces travaux, la famille impériale a fait une grande perte. L’archiduc Charles, général illustre, esprit indépendant et libéral, a terminé dans une retraite remplie par l’étude sa glorieuse carrière. Il laisse après lui une des renommées les plus recommandables et les plus pures de ce temps-ci. Quelques mois auparavant, l’archiduc Joseph est mort à Bude, après avoir gouverné la Hongrie durant un demi-siècle, soit comme lieutenant du royaume, soit comme palatin. Sa perte est pour la Hongrie un grave événement politique. Qui pourra remplir les mêmes fonctions avec sa remarquable prudence, au milieu des nobles magyars, divisés plus que jamais en conservateurs et en progressistes, et de la race magyare tout entière, pressée de jour en jour plus vivement par les Illyriens au midi, les Roumains à l’est et les Slovaques au nord ? Les Magyars ont porté leurs espérances sur le fils de l’archiduc Joseph, l’archiduc Étienne, prince très populaire parmi eux pour avoir été élevé dans l’amour de leur langue et de leurs habitudes nationales.Il est dès à présent lieutenant du royaume, et il ne peut manquer d’être placé par l’empereur et roi sur la liste des quatre candidats (deux catholiques et deux protestans) entre lesquels la diète générale doit choisir.


Les questions étrangères ont toujours occupé une place importante dans notre recueil, et la Revue n’a jamais cessé de porter un regard bienveillant et attentif sur les pays dans lesquels se manifestaient des symptômes d’améliorations et de progrès. Les réformes qui se sont accomplies depuis peu en Italie, celles qui s’y préparent encore, la véritable révolution qui, depuis l’avènement de Pie IX au pontificat, s’est faite dans les esprits, la constitution et les espérances du parti modéré, les craintes et les regrets du parti rétrograde qui dispute le terrain pied à pied, cette vie politique qui commence pour les populations de quelques états italiens, tout cela forme un spectacle nouveau et digne d’exciter l’intérêt et les sympathies de ceux qui, en Europe (et le nombre en est considérable), aspirent à voir la régénération d’un peuple dont l’histoire est si glorieuse, si grande. À toutes les époques, lors même que la théorie du désespoir paraissait régner seule dans la Péninsule, la Revue a fait entendre des paroles de consolation pour des populations malheureuses, et nos encouragemens n’ont jamais manqué aux esprits d’élite qui, en dépit de tant d’entraves, savaient porter dignement l’héritage de Machiavel et de Galilée.

Le mouvement qui s’est opéré graduellement en Italie, les idées de réforme légale et pacifique qui se répandent chaque jour davantage dans ce pays, nous touchent d’autant plus que le progrès légal et pacifique est celui que nous voulons, et qu’il n’existe au monde aucune contrée à la régénération de laquelle nous soyons plus disposés à applaudir qu’à la régénération de l’Italie. Désormais notre intention bien arrêtée est de faire une large part, dans la Revue, aux affaires italiennes, et de constater chaque progrès que l’esprit public fait au-delà des Alpes dans la voie de l’ordre et de la véritable liberté. Nous ne serons point exclusifs : décidés à combattre les menées du parti rétrograde, notre concours ne faillira pas à ceux qui, par des moyens réguliers, s’efforceront d’obtenir les institutions dont l’Italie a besoin. Peu nous importent les divergences secondaires d’opinion : pourvu qu’on s’enrôle sous la bannière de la modération et de la légalité, pourvu qu’on travaille pacifiquement aux réformes et qu’on renonce à l’agitation et aux troubles, on trouvera dans la Revue une coopération assurée. Ce serait folie d’espérer que dès aujourd’hui, et lorsqu’on commence à peine sur quelques points de l’Italie à s’occuper des améliorations les plus urgentes, tout le monde pourra se mettre à l’unisson ; mais n’est-il pas évident, par exemple, que, malgré quelques petits dissentimens de détail, les rédacteurs du Contemporaneo et du Felsineo, qui font preuve chaque jour à Rome et à Bologne du patriotisme le plus éclairé, ont le même but et se trouvent parfaitement d’accord sur les bases fondamentales que nous venons de signaler avec les auteurs, si populaires en Italie, des Speranze d’Italia et d’Hector Fieramasca, qui représentent la fraction la plus avancée du parti modéré ? N’est-il pas également clair que les hommes : distingués qui concourent à Florence à la rédaction de l’Archivio storico se proposent, par d’autres moyens, d’obtenir les mêmes résultats ? Ce que nous désirons surtout, c’est qu’on ait sans cesse devant les yeux la nécessité d’initier le peuple italien à la connaissance du véritable état de l’Europe ; car, tant qu’en Italie on se nourrirait d’illusions, tant que l’on y croirait à l’imminence, si souvent annoncée, d’une conflagration générale, il serait impossible d’embrasser franchement et sans arrière-pensée les idées d’amélioration pacifique et progressive qui seules peuvent assurer l’avenir de ce pays. Pour propager de telles idées, pour faire bien connaître l’Europe aux Italiens, nous comptons spécialement sur quelques hommes d’un mérite supérieur que les événemens politiques avaient contraints à s’expatrier, et auxquels la sagesse de Pie IX et du roi Charles-Albert ont déjà rouvert les portes de l’Italie, ou qui ne sauraient tarder à être rappelés dans leur pays. Des hommes tels que l’abbé Gioberti, le comte Mamiani, le professeur Orioli (nous pourrions en citer plusieurs autres), dont les noms jouissent d’une juste célébrité, sont faits pour être écoutés par leurs concitoyens lorsqu’ils leur parlent des pays dans lesquels leur amour pour l’Italie les a forcés de séjourner long-temps, et où ils ont reçu la plus noble hospitalité.

Afin que les réformes dont l’Italie a besoin puissent s’accomplir légalement et pacifiquement, il est nécessaire que les gouvernans et les gouvernés travaillent d’un commun accord et dans des vues de conciliation, et qu’une entière confiance s’établisse entre les princes italiens et les populations dont ils doivent vouloir faire le bonheur. Nous savons qu’il n’est pas aisé d’effacer les méfiances et les rancunes auxquelles les événemens qui sont arrivés depuis un demi-siècle ont pu donner naissance : mais nous ne concevrions pas qu’en présence des faits qui se passent de nous jours et lorsqu’on voit la satisfaction générale, la joie sincère avec laquelle ont été accueillies les réformes sages et modérées que le roi de Piémont et le pape ont introduites dans leurs états, les autres gouvernemens italiens pussent se refuser à certaines concessions que l’opinion publique réclame, et qui (ces gouvernemens n’ont qu’à regarder autour d’eux pour s’en convaincre) n’aboutiraient en définitive qu’à augmenter leur stabilité. Nous n’ignorons pas toutes les difficultés qui s’opposent aux premières concessions, aux premières réformes. Dans des pays où les abus ne profitent guère aux princes, il se trouve toujours une foule d’intéressés, qui jettent des cris d’alarme et qui s’efforcent de répandre l’effroi dans les hautes régions du pouvoir, lorsqu’on veut jucher à ce coffre vermoulu de l’arbitraire qu’ils appellent l’arche sainte de la royauté. On comprendrait à la rigueur de telles craintes, s’il s’agissait de traiter avec des partis qui ne rêvent que désordre et bouleversement ; mais les concessions qu’on peut faire à l’opinion modérée doivent avoir précisément pour résultat de consolider les gouvernemens en leur assurant le concours de la grande majorité des esprits, et de réduire en même temps à l’impuissance ces partis extrêmes qu’on ne voit apparaître sur la scène que là où l’opinion modérée, qui ne demande pas mieux que de s’entendre avec les gouvernemens, n’est pas satisfaite. Étendre la base sur laquelle s’appuie le pouvoir en s’entourant peu à peu des hommes les plus sages et les plus estimés ; faire un appel, à l’exemple de Pie IX, aux esprits le plus éclairés pour en former le noyau d’un conseil d’état ; augmenter graduellement la liberté de discussion (seul remède efficace contre les publications clandestines dont certaines parties de l’Italie sont inondées) ; répandre l’instruction et les idées morales dans toutes les classes du peuple ; établir surtout une séparation complète et irrévocable entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir administratif : voilà des réformes qui, certes, ne sembleront excessives à personne, et qui pourtant produiraient les plus heureux changemens dans les pays où elles seraient introduites. Nous ne demandons pas à être crus sur parole. Que parmi les hommes que l’opinion publique désigne à leur attention, les princes italiens consultent à cet égard sérieusement et sans prévention ceux qui sont le plus connus par leurs principes monarchiques et conservateurs, et nous ne doutons pas un instant de l’unanimité des réponses qu’ils recevront. Chacun leur dira, par exemple, que de sages réformes comme celles que le roi de Piémont a introduites dans l’instruction publique par l’entremise du marquis Alfieri et de l’abbé Peyron, sont plus utiles à la stabilité d’un gouvernement que ne le seraient plusieurs régimens ajoutés à l’effectif de l’armée.

Dans l’ère nouvelle qui parait s’annoncer pour l’Italie, nous ne resterons pas spectateurs indifférens, et tous nos vœux, tout notre concours, sont assurés au succès de ceux qui ont écrit sur leur drapeau réforme légale et progrès sans troubles. Nous recevrions avec reconnaissance toute communication sérieuse et importante, qui nous mettrait dans le cas de faire mieux connaître à nos lecteurs l’état des affaires et le mouvement des esprits dans les diverses parties de l’Italie.

G. L.


— L’histoire des traités de 1815 est celle de l’Europe même pendant cette année qui a ouvert pour ainsi dire une ère nouvelle dans les relations et dans les intérêts des peuples. Tel est le sujet qu’a traité M. Capefigue en s’aidant de nombreuses pièces diplomatiques[1]. Il y a là une étude attachante et un recueil de documens curieux sur toutes les phases de la réaction contre la France commencée en 1813, au congrès de Prague, et qui aboutit, en 1815, au traité de Paris.



  1. Histoire authentique et secrète des traités de 1815 ; un vol, in-8o. Gerdès, rue Saint-Germain-des-Prés, 10.