Chronique de la quinzaine - 14 mai 1864

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Chronique n° 770
14 mai 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1864.

On n’est jamais plus fondé en politique à compter sur des éclaircies, au moins passagères, qu’au moment où les choses paraissent le plus embrouillées et le plus compliquées, qu’à l’heure où les difficultés semblent être arrivées au plus extrême degré de tension. C’est le phénomène que nous venons de voir se produire dans les affaires du Danemark. On désespérait de la conférence, on croyait que les puissances allemandes n’avaient accepté les pourparlers diplomatiques que pour se jouer des puissances neutres. Les ajournemens opposés par leurs plénipotentiaires aux propositions d’armistice avaient l’air d’une comédie. Ces puissances savaient d’avance que la première question sur laquelle la conférence serait appelée à délibérer devait être la suspension des hostilités. À plusieurs reprises cependant, la délibération a dû être interrompue sous le prétexte que les instructions manquaient aux plénipotentiaires allemands ; ce défaut d’instructions sur le premier point indiqué du programme avait l’air d’une moqueuse impertinence adressée aux puissances neutres. On s’aigrissait de toutes parts. Le cabinet anglais, agacé, croyait devoir prendre l’attitude comminatoire : il envoyait son escadre aux Dunes. Toujours tardive et maladroite en ses mouvemens, l’Autriche faisait enfin arriver dans les eaux du Nord sa petite flotte de la Méditerranée, comme pour offrir une excitation et une pâture aux convoitises et aux colères de John Bull. Le chef de l’armée prussienne semblait prendre plaisir à déjouer l’œuvre de la conférence et à redoubler les sympathies de l’Europe pour le malheureux Danemark par la façon dont il pressurait le Jutland. La chambre des communes, humiliée et irritée, était prête à rompre le silence, et en France ceux qui n’ont point pris le triste parti d’ignorer la portée des questions extérieures ne croyaient pas non plus avoir lieu d’être fiers ni satisfaits. C’est lorsque tout se brouillait ainsi et qu’on croyait toucher à une crise, que, comme cela était naturel et comme nous l’avons pour notre part toujours espéré, la conférence a décidé la conclusion d’une suspension d’armes d’un mois entre le Danemark et les puissances allemandes. Nous n’examinons point encore quels pourront être les autres effets de l’œuvre diplomatique poursuivie à Londres. L’armistice est venu bien tard sans doute ; mais enfin l’effusion du sang a cessé, l’entreprise de spoliation est arrêtée : on respire.

Ce mot : on respire, pourrait se répéter à propos de l’état où sont en ce moment parvenues au dedans et au dehors plusieurs des questions auxquelles la France s’intéresse. Ces questions ont dans leur développement des temps d’arrêt, de véritables armistices. Il est des situations qui sont comme des intervalles entre les difficultés de la veille et celles du lendemain. Si nous en jugeons par les récens débats de notre corps législatif, il semble que la situation actuelle soit un de ces intervalles. Nous avons provisoirement et à demi terminé certaines choses, et nous devons aborder l’avenir avec des expériences faites et des résolutions nouvelles. C’est ce qui ressort de la discussion du budget, enfin ouverte au corps législatif, si l’on veut en ramener l’ensemble à une certaine unité de point de vue. Prenez la question financière proprement dite, si largement et si finement exposée par M. Thiers, solidement traitée par M. Berryer, éclairée aussi par leurs habiles contradicteurs, MM. Rouher et Vuitry : cette question, cela résulte aussi bien des critiques des adversaires de la politique financière que des explications de ses apologistes, est sortie, à l’heure qu’il est, d’une des plus difficiles périodes qu’elle ait eu à parcourir. — L’ère de réforme que M. Fould était appelé à inaugurer ne peut guère commencer avec quelque liberté d’action qu’à partir d’aujourd’hui. L’objet que l’on s’était proposé, de ramener l’équilibre entre les dépenses et les recettes, et de renfermer en de plus étroites limites les découverts et la dette flottante sans recourir à l’emprunt, n’a pu être atteint tant que les charges de l’expédition du Mexique ont pesé sur nous ; la conversion facultative qui avait été conçue et exécutée pour réaliser cette pensée a été réduite par les frais imprévus de la guerre mexicaine aux proportions d’un expédient temporaire. Mais enfin nous croyons avoir clos le chapitre de ces dépenses ; nous avons fait un emprunt qui doit nous permettre de réduire la dette flottante ; nous avons donné au Mexique un empereur : cet empereur a émis, lui aussi, son emprunt ; il nous a payé une partie des frais de la guerre en titres de cet emprunt ; il doit acquitter le reste par des annuités de 25 millions. Nos finances font ainsi la liquidation des charges que le Mexique leur a imposées : elles aussi, elles respirent ; elles sont pour le moment maîtresses de leur conduite future. On en peut dire autant de notre politique extérieure après le discours remarquable prononcé par M. Rouher en réponse à la belle improvisation dans laqueiîe M. Jules Favre avait passé en revue la politique étrangère de la France. M. Rouher nous a montré la France au dehors, libre de tout parti pris et de tout engagement, se reposant dans sa prospérité et dans sa force, attendant les événemens, non pour y chercher l’occasion d’égoïstes entreprises, mais pour les faire tourner au profit de la paix et de la civilisation générale, ne revendiquant plus dans le projet évanoui du congrès que le souvenir d’une généreuse pensée philosophique qui sera enregistrée glorieusement par l’histoire, entièrement maîtresse de son action et désormais résolue à ne consacrer sa puissance qu’à la défense de ses intérêts et de son honneur. Nous voilà donc placés dans un grand intervalle. On a le droit de croire que demain ne ressemblera point à hier, et M. de Persigny lui-même, qui, malgré les qualités de son esprit, ne saurait point passer pour l’hiérophante enivré de la religion du progrès, a proclamé du haut de ses montagnes du Forez l’inauguration d’une ère nouvelle en des accens que nous renvoyait naguère l’écho sonore du Moniteur.

La discussion du budget, telle qu’elle a été conduite cette année, marque un avancement réel dans l’éducation politique du pays ; elle donne une idée de la salutaire influence que le corps législatif est appelé à exercer sur l’opinion publique et sur le gouvernement. Nous ne saurions essayer, quand même la prohibition des comptes-rendus ne nous inspirerait pas un juste effroi, de résumer cette vaste discussion. Nous nous bornerons à faire remarquer la méthode excellente qui s’est introduite dans le débat grâce à la justesse d’esprit et au talent de ceux qui y ont pris part. On a exploré tour à tour le budget des dépenses et le budget des recettes. M. Thiers a d’abord porté l’investigation sur les dépenses, et sur ce terrain il a rencontré dans M. Vuitry un interlocuteur instruit, exact, doué d’une parfaite lucidité de jugement et de parole. Dans l’examen des dépenses réside réellement le contrôle de la politique financière générale et de l’administration du pays. La dépense est ce que coûte le gouvernement : des deux élémens du budget, elle est celui qui s’établit en prévision avec le plus de fixité et de certitude, celui du moins sur lequel le gouvernement a le pouvoir le plus direct. Il y a dans le revenu quelque chose de plus éventuel, de plus aléatoire, de plus élastique, quelque chose qui dépend moins de la volonté gouvernementale, et qui demeure subordonné aux circonstances et aux conditions de la vie économique du pays. En délibérant sur les dépenses, on se trouve en présence des tendances du gouvernement ; en supputant les recettes, on se met en face des ressources du pays, on touche aux ressorts de sa richesse, on a devant soi le vaste champ des causes probables qui peuvent influer sur la marche de la fortune publique. Lorsqu’un homme d’état embrasse à la fois ces deux côtés de la question, lorsqu’il se sent d’une part aussi maître que possible de la dépense résolue, et que d’un autre côté, pouvant compter sur des ressources supérieures à la somme des frais de la gestion gouvernementale, il peut agir librement sur le revenu pour en employer les excédans soit à des entreprises fécondes, soit à des expériences sur les impôts, lorsqu’il possède ainsi la faculté de donner avec sûreté l’impulsion à l’activité économique, cet homme d’état touche à l’idéal victorieux de la politique financière. Cet idéal, nous ne faisons guère en France que l’entrevoir, nous y aspirons sans cesse, et il ne nous a pas été encore donné de l’atteindre. M, Thiers et M. Berryer viennent de nous exhorter encore à le poursuivre : M. Vuitry et M. Rouher nous ont donné l’espoir que nous allions enfin le saisir, et, comme nous le disions plus haut, nous sommes en effet en un de ces momens où, avec beaucoup d’application et de vigilance au sein du pouvoir, il semble que les promesses qui nous sont faites par les orateurs du gouvernement pourraient être promptement réalisées.

La partie la plus aride d’un débat financier semblerait devoir être la discussion du budget des dépenses, si M. Thiers n’existait point et si la France n’était encore dans l’enchantement de son merveilleux discours. Nous avons souvent exprimé l’admiration que nous inspirent les entraînans exposés de M. Gladstone ; mais comme la tâche du ministre anglais est plus facile ! M. Gladstone n’a point à critiquer : il raconte les prospérités du revenu ; il a la force de contenir ses dépenses dans des limites solides, et il y est aidé par la chambre et le public auxquels il s’adresse ; il produit triomphalement des excédans de ressources, et ces épargnes du trésor, il les fait fructifier par des réductions de taxes au profit de l’activité économique de son pays. Influant ainsi chaque année sur la vie industrielle et commerciale de sa nation, il a, en matière de finances, les joies de celui qui peut créer. La fortune n’accorde point à M. Thiers de telles faveurs. L’orateur français est réduit à nous prêcher l’esprit d’économie, et, pour nous convaincre, il faut qu’il fasse entrer dans nos esprits l’intelligence du budget des dépenses en décomposant des masses de chiffres, en nous démontrant mathématiquement en quoi les frais de revient de notre vie politique dépassent les limites de la prudence ; mais, pour accomplir ce patriotique travail, M. Thiers obtient de l’art tout ce que la fortune lui refuse. Quelle délicieuse adresse de composition, quelle belle distribution des parties, quelle science du clair-obscur ! Quelle vie M. Thiers sait donner à ses chiffres ! comme il les entoure d’air et de lumière, comme il les anime et les fait briller, agir, parler ! Devant ces victoires de l’art, il faut oublier les sympathies ou les dissidences de partis, il faut se réjouir dans l’admiration et féliciter le pays où l’on sait encore parler de politique avec cette élévation et avec cette grâce. Sur le fond des choses, nous doutons que personne s’éloigne de l’opinion de M. Thiers. La France, depuis dix années, s’est trop abandonnée au penchant de la dépense. Nous avons armé, guerroyé, bâti sans compter. Que cette vie de luxe ait eu son éclat, qui le nie ? Mais nous sommes toujours surpris que ceux qui placent la gloire dans la prodigalité ne soient point retenus dans leurs entraînemens par une sorte de point d’honneur qui devrait avoir aussi sa sensibilité en matière financière. Nous l’avons dit souvent : la France est le pays le plus riche de l’Europe ; à considérer ses ressources, il semble qu’il n’y ait pas de peuple qui dût avoir de plus belles finances. Cependant, avec toutes les conditions d’une immense richesse, n’est-il pas vrai que depuis quelques années nous avons eu recours, dans le maniement de notre trésorerie, à des attitudes et à des expédions qui nous donnaient je ne sais quel air nécessiteux ? Quant à nous, avec l’idée que nous avons de notre grandeur financière, nous nous sommes plus d’une fois sentis humiliés lorsque nous avons vu afficher des embarras de dette flottante, des gênes du trésor au-dessus desquels une résolution un peu ferme et le moindre effort auraient pu toujours nous placer. Et ici nous ne craindrons point de nous séparer de M. Thiers dans le jugement qu’il a porté sur le sénatus-consulte de 1861 et le nouveau système de comptabilité législative introduit par M. Fould. L’empereur nous a toujours paru avoir fait au contrôle du corps législatif une concession Importante quand il s’est dessaisi de la faculté de décréter les crédits supplémentaires. M. Thiers ne voit point dans le nouveau système une garantie suffisante d’économie ; l’esprit d’économie, c’est à la politique qu’il le demande. Eh ! sans doute, les finances sont les servantes de la politique, et c’est la politique qui est responsable des fautes financières ; mais la substitution du vote législatif au système des décrets a une importance politique qui ne nous semble pas pouvoir être niée. Le système des décrets ajournait outre mesure le contrôle législatif et par conséquent le privait de force ; le nouveau système provoque au contraire le contrôle au moment même ou bien près du moment où la dépense devient nécessaire, et lui assure par conséquent une efficacité réelle. M. Thiers a dit à propos d’un ministre dont il a dignement loué le mérite un mot charmant : — ce qui manquait à M. Magne, c’était une certaine férocité. — Peut-être M. Thiers est-il trop exigeant vis-à-vis des ministres des finances sous un régime où les ministres ne sont plus responsables vis-à-vis du pouvoir législatif. Confier à la rudesse d’un seul homme la défense de l’équilibre financier, c’est trop demander à la nature humaine. L’histoire du premier empire nous montre que les meilleurs esprits n’ont point été capables de telles résistances. Certes la France n’a pas eu d’administrateur plus éclairé que M. le comte Mollien : M. Mollien, ses mémoires nous l’apprennent, blâmait souvent les conceptions économiques ou financières de Napoléon malgré la vive admiration qu’il éprouvait pour le génie de l’empereur ; mais il obéissait à des ordres dont son intelligence voyait toutes les fâcheuses conséquences. Il se renfermait dans ses fonctions de ministre du trésor, sachant bien que la férocité n’eût point été de mise contre l’empereur, devant qui seul il était responsable. En soumettant les crédits supplémentaires au vote immédiat du corps législatif, c’est à la chambre que l’empereur a donné la prérogative d’une résistance opportune. C’est donc à la chambre maintenant d’être féroce. Dieu nous garde d’accuser le présent corps législatif de posséder ce défaut au degré qui pourrait plaire à M. Thiers ! Cependant la chambre a montré qu’elle pouvait faire un usage utile de la prérogative qui lui a été accordée. Qu’on se rappelle seulement l’effet moral produit au commencement de cette session par le rapport de M. Larrabure. Si quelques sessions successives devaient s’ouvrir par des impressions semblables, le gouvernement tarderait peu à ressentir le contrôle du corps législatif en matière de crédits supplémentaires. À notre avis donc, M. Vuitry a eu raison d’insister sur l’importance politique du nouveau système de comptabilité législative. Si M. Fould a eu l’initiative de ce système, il a rendu un service positif et durable à la bonne gestion des finances et au régime représentatif parmi nous ; convenons en outre de bonne grâce que le jour où il a soumis à l’empereur le principe de cette réforme, il a montré qu’il n’était pas dépourvu au besoin d’une certaine férocité.

M. Berryer a établi un utile précédent en abordant, à la suite du débat du budget des dépenses, la discussion du budget des recettes. L’illustre orateur a porté dans l’examen des ressources un esprit pratique et sagace, et cet accent de sincérité qui est un des charmes de sa parole. Les ressources prévues se réaliseront-elles ? L’examen de cette question conduit à évaluer la sûreté de quelques-unes des ressources annoncées, et à rechercher l’intluence que les circonstances économiques où se trouve le pays peuvent exercer sur la réalisation des autres. Dans le premier ordre se plaçaient les restitutions qui nous sont promises par le nouvel empereur du Mexique. Une question de M. Berryer a aussi amené M. Boulier à donner d’intéressantes explications sur les résultats de l’emprunt mexicain. La souscription de cet emprunt, si l’on ajoute les 6 millions de rente attribués à la France aux 12 millions émis pour le Mexique lui-même, n’a été couverte qu’à moitié. Nous regrettons cet échec, car il semble que les 60 millions que le trésor comptait tirer de ses rentes mexicaines seront difficiles à réaliser prochainement et sans perte. C’était sur cette ressource pourtant que l’empereur avait compté pour suppléer au produit du second décime, dont les droits d’enregistrement vont être dégrevés. Il y a là dès à présent un mécompte. L’émission de l’emprunt mexicain ne s’est point faite, suivant nous, avec la prudence et les précautions qu’exigeait une opération à la fois aussi considérable et aussi délicate. Il était d’une extrême importance, du moment où l’on avait résolu un emprunt mexicain, d’en assurer l’éclatant succès. La complète réussite eût donné du prestige au nouvel établissement impérial, et eût imprimé peut-être une impulsion vivifiante à l’œuvre que l’on tente au Mexique. Pour assurer ce succès, peut-être eût-il fallu émettre l’emprunt à un prix encore moins élevé, et obtenir des concours financiers dont l’influence et l’exemple eussent pu vaincre les hésitations du public. Souscrire à un emprunt mexicain reposant sur la tête d’un prince en route sur l’Océan pour aller gouverner un pays qui lui est encore inconnu, c’est faire un des actes de foi financière les plus complets qu’on ait pu voir, même dans l’époque présente, où l’appétit des gros revenus inspire aux capitaux de si étranges illusions de confiance. Le résultat de la souscription montre qu’en Angleterre comme en France la foi a été fort tiède. Nous le répétons, c’est avec regret que nous voyons cet échec. Puisque l’on a tenté l’expérience d’une rénovation mexicaine, nous eussions souhaité du moins qu’elle débutât avec toutes les chances possibles de succès : nous eussions désiré surtout que le placement total de l’emprunt hâtât le moment où la France sera, au point de vue financier comme au point de vue militaire, complètement dégagée de cette lointaine et incertaine entreprise.

M. Berryer a rempli le devoir d’un député prévoyant en appelant l’attention du gouvernement et du pays sur la difficile situation de crédit que le monde industriel et commercial traverse en ce moment. Le taux de l’escompte est porté à Londres et à Paris à un degré d’élévation qui s’est vu rarement, surtout à cette époque de l’année. L’escompte est à 9 à la Banque d’Angleterre, à 8 à la Banque de France. L’encaisse métallique de la Banque de France demeure depuis six mois dans un état d’affaiblissement qui est fait sinon pour inspirer des inquiétudes, du moins pour conseiller à tous une grande vigilance et une extrême prudence. Cet encaisse s’est un peu accru depuis un mois ; mais il n’est encore que de 242 millions. Si l’on avait l’assurance que les besoins du commerce et des entreprises étrangères dans lesquelles les capitaux français sont engagés n’entraîneront pas cette année de nouvelles exportations d’or, on pourrait fermer les yeux sur cette situation ; mais le mois de mai est habituellement celui où l’encaisse de la Banque atteint le niveau le plus élevé de l’année. Dans les temps ordinaires, entre le printemps et l’automne, pour les besoins du commerce local ou pour payer des matières premières que notre industrie achète dans les pays voisins, notre encaisse décroît d’une centaine de millions. L’année dernière, la sortie du numéraire fut plus considérable sous l’influence exceptionnelle des grands achats de coton effectués dans le Levant, en Égypte et dans l’Inde. Il y a un an, l’encaisse était de 394 millions ; six mois après, en novembre, il était tombé aux environs de 200 millions, et il était descendu à 169 en janvier dernier. La sortie des espèces depuis le mois de mai dépassait donc 200 millions à la fin de 1863. Le doute qui s’élève aujourd’hui est celui-ci : l’année 1864, au point de vue du mouvement du numéraire, sera-t-elle une année ordinaire, ou, comme l’année 1863, une année exceptionnelle ? Si elle est une année exceptionnelle, si elle doit faire face à une sortie d’espèces de 200 millions, l’encaisse d’où nous partons en mai, et qui n’est que de 242 millions, nous place dans des conditions extrêmement défavorables. — La situation serait moins grave, si 1864 est une année ordinaire ; cependant la chance de voir cet automne l’encaisse tomber aux environs de 150 millions nous ouvre une perspective peu encourageante. Le danger sur lequel il faut avoir les yeux ouverts est celui-ci : il faut craindre, par des relâchemens intempestifs du taux de l’escompte, de favoriser la sortie des espèces et de mettre en péril la réserve métallique sur laquelle s’appuie le crédit des 750 ou 800 millions en billets de banque qui font partie de notre numéraire circulant. Une fausse mesure à cet égard, la moindre défaillance, peuvent produire les complications les plus graves. Ne négligeons point de défendre la convertibilité constante de notre billet de banque en espèces ; prenons garde de laisser un seul moment une issue ouverte au cours forcé et au papier-monnaie. Le péril n’est point imaginaire, car il y a malheureusement en France une école de mystiques économistes doublés d’un essaim remuant de spéculateurs qui ne cesse de rêver au papier-monnaie, et qui voit dans un développement artificiel du crédit basé sur des émissions illimitées de papier le secret de la richesse universelle. Il n’y a qu’un seul préservatif efficace contre ce danger que nous effleurons depuis six mois, et qui menace de nous assiéger cette année encore, c’est de maintenir le capital, l’argent et le crédit à leur prix vrai, tel qu’il résulte de la présente situation industrielle et commerciale du monde, en conservant l’intérêt à un taux élevé. Il en est du capital et de son instrument le plus actif, le numéraire, il en est par conséquent du crédit, cet auxiliaire moral du capital et de la monnaie, comme de toutes les marchandises et de tous les services : la cherté seule, c’est-à-dire la demande sous sa forme la plus pressante, rappelle l’abondance, c’est-à-dire l’offre ; le bon marché amené par des combinaisons artificielles éloigne l’offre au contraire et ne fait que perpétuer la disette. On peut envisager l’avenir sans défiance, on luttera victorieusement contre les difficultés de la situation monétaire, si l’on s’en tient fermement à ces principes, si l’on ne s’en laisse détourner par aucune pusillanimité ou par aucun calcul subalterne. Nous croyons que si dès le mois d’octobre dernier la Banque de France avait, sans hésitation, sans tergiversation, sans interruption, soutenu l’escompte à un cours rigoureux, les embarras ne se fussent point prolongés, et que son encaisse serait, à l’heure qu’il est, reconstitué. Le gouvernement, qui a en France une action trop directe sur la Banque, fera bien de profiter de l’expérience de l’année dernière, et de laisser cet établissement observer avec précision les lois du crédit, dont il est chez nous le dispensateur et le régulateur le plus élevé.

La nécessité de se conformer aveuglément aux lois naturelles du crédit est d’autant plus grande à notre époque pour les banques, qu’une solidarité plus vaste et plus étendue enveloppe aujourd’hui le commerce de chaque peuple dans les fluctuations du commerce du monde. Au milieu de cette solidarité, il devient impossible de parer à telle ou telle situation par des expédions particuliers. Ne pouvant, dans cette immensité, saisir et démêler exactement tous les rapports qui unissent entre eux les phénomènes particuliers, le plus sage et le plus sûr est de ne pas se fier à des calculs hasardeux, et de suivre avec simplicité les grandes règles qui ne sauraient tromper. Qui pourrait, par exemple, prédire dès à présent quel sera le contre-coup sur la France elle-même, au point de vue des conditions du crédit, du mouvement extraordinaire de spéculation qui s’est produit cet hiver à Londres ? On attribue cet élan de spéculation à la prodigieuse prospérité commerciale dont l’Angleterre jouit depuis quelques années. Les Anglais sont sujets de temps en temps à ces accès d’engouement où le jeu se mêle aux affaires sérieuses, et qu’eux-mêmes ils appellent des manies. Depuis la railway-mania de 1846, les Anglais s’étaient fait remarquer en affaires par une sagesse exemplaire. Ils n’avaient pris aucune part à cette fièvre qui s’empara de la France en 1852, et qui nous fit entreprendre des chemins de fer dans tous les pays de l’Europe, depuis l’Espagne jusqu’à la Russie. Nos crédits mobiliers continentaux leur paraissaient de dangereuses extravagances ; nos crédits fonciers les laissaient indifférens. En fait de créations nouvelles, ils ne s’étaient guère adonnés qu’aux joint-stock banks, établissemens de crédit destinés à faire concurrence aux banquiers au moyen de capitaux fournis par l’association. Les joint-stock banks, à l’origine, furent vues de mauvais œil par les banquiers : comme elles offraient de recevoir du public des dépôts portant intérêt et remboursables par chèques, les circonspects prédisaient qu’elles feraient des sommes qu’elles prendraient au public un usage téméraire, qu’elles seraient forcées de fournir à la spéculation des excitations artificielles, qu’elles provoqueraient des crises commerciales par lesquelles elles seraient emportées. Pendant longtemps, les banquiers refusèrent d’admettre les joint-stocks au Clearing House, où se liquident chaque jour, comme on sait, par voie de compensation, de la façon la plus expéditive, la plus commode, la plus économique, les chèques et les dettes commerciales échues. Les joint-stocks cependant finirent par réussir avec éclat ; elles reçurent du public des sommes énormes, forcèrent l’entrée du Clearing House, et servirent à leurs actionnaires d’excellens dividendes. Le succès des joint-stocks, uni à la grande abondance de capitaux amenés sur le marché anglais par les bénéfices commerciaux, et complété par les exemples du continent, a déterminé évidemment la manie qui règne aujourd’hui à Londres. Les joint-stock banks avaient été l’application de l’association des capitaux à la profession de la banque ; aujourd’hui on applique l’association à toutes les professions industrielles et commerciales. On établit ainsi des sociétés de commerce qui sont, à vrai dire, des joint-stock merchants. Des propriétaires de grandes usines, de puissans entrepreneurs, mettent leurs établissemens en actions. Ce sont surtout les sociétés de crédit, faisant à la fois l’office de merchants, de banquiers, de crédits mobiliers, qui foisonnent. Londres, depuis quelques mois, possède une douzaine de crédits mobiliers, plusieurs crédits fonciers, des banques nouvelles, en sus de celles qui existaient déjà, pour tous les pays du monde, pour des régions que bien des gens sur le continent ne supposeraient point habitables et habitées. La grande maison Jones Loyd, qui s’était montrée la plus sévère à l’origine envers les joint-stocks, s’est mise en actions en se fusionnant avec le London et Westminster-Bank, et du jour au lendemain, sur la nouvelle de cette fusion, les actions de cette banque montaient de 25 livres. Tout cela se fait au moyen de la forme de société à responsabilité limitée, qui, n’étant pas contenue en Angleterre comme chez nous par une limite de capital, n’est autre que ce que l’on pourrait appeler en France l’anonymat libre. Ces sociétés, constituées sur des fonds sociaux considérables, n’appelant sur leurs actions que des versemens minimes, naissent chaque jour, avec des primes alléchantes, au milieu d’une effervescence de spéculation. Il est visible qu’en plus d’un cas la création de ces sociétés n’est de la part des fondateurs eux-mêmes qu’une spéculation pure, un coup de bourse, l’exploitation de la manie passagère du public. Certaines pratiques le démontrent. Sans motif actuel, avant d’avoir appelé des versemens importans sur leurs actions primitives, on a vu plusieurs de ces sociétés émettre de nouvelles séries de titres, comme pour profiter de l’occasion et recueillir une nouvelle moisson de primes. C’est une phase curieuse de la vie commerciale de l’Angleterre, où, comme dans toutes les choses anglaises, le bon se mêle au mauvais, le solide à l’aventureux, le jeu au travail, la folie à la grandeur, avec cette activité hâtive, cette fécondité pullulante, cette confusion touffue, qu’enfantent à la fois l’amour du gain et la liberté.

Il s’en faut que tout soit erroné et condamnable dans cet entraînement de la place de Londres. On en verra sortir avec le temps des combinaisons comparables à cette application du joint-stock à la banque, qui a aujourd’hui si complètement réussi. La puissante association des capitaux, se mettant à exploiter la grande industrie et le grand commerce, n’agira pas sans précédent dans un pays où déjà d’énormes agglomérations de capitaux sont employées et manœuvrées dans les affaires par de simples individus. Ces banques, qui s’instituent pour les antipodes, y ont été déjà précédées sans doute par des opérations commerciales sérieuses. Cependant toutes ces créations improvisées qui agitent et déplacent les capitaux ont déjà contribué au renchérissement du crédit. La spéculation ne peut en effet se soutenir que par le crédit, et, attirée par de gros et rapides bénéfices, elle ne regarde guère au prix dont elle paie le crédit. La manie anglaise a donc déjà pour résultat d’augmenter la gêne actuelle ; mais les nouvelles sociétés sont d’origine trop récente pour avoir eu le temps encore d’employer leurs capitaux et de montrer l’influence qu’elles devront exercer sur les affaires le jour où elles seront pleinement engagées dans leurs opérations. C’est ce jour-là qu’elles feront peut-être courir au crédit de sérieux périls ; elles apporteront dans le monde commercial et industriel des stimulans de concurrence singulièrement actifs. Pour acquérir des bénéfices, pour servir des dividendes, pour maintenir la prime de leurs actions, elles seront obligées de courir après les affaires, de se les disputer, de trouver des entreprises à commanditer et à lancer. Dans cette voie, on commettra inévitablement des erreurs, on rencontrera des mécomptes, et c’est alors que viendra la crise, si, comme c’est l’habitude, la manie du moment doit finir par là. C’est sur cette perspective que les esprits sages en Angleterre doivent fixer leur attention. Pour la conjurer, il faudrait dès à présent introduire une certaine prudence au milieu des imprudences qui ont pu être commises et faire de l’ordre avec ce désordre. C’est à cet intérêt que la Banque d’Angleterre semble veiller en essayant d’avertir et de gouverner par la hausse de l’escompte la spéculation qui déborde autour d’elle.

Les causes de trouble économique dont le retentissement peut venir jusqu’à nous doivent donc être surveillées de près, et c’est parce qu’il y aurait une grande imprudence à vouloir les oublier que l’on recommande au gouvernement de modérer ses dépenses dans la mesure où il en est maître et de ne pas se trop fier à ses prévisions de ressources, qui peuvent être dérangées par des incidens extérieurs. Nous n’aimons point les tristes prédictions ; mais croit-on par exemple que la guerre des États-Unis, qui semble toucher à une crise décisive, ait dit son dernier mot en matière de perturbations économiques dont l’Europe devra sentir l’effet ? Le ministre des finances de M. Lincoln n’a pas pu empêcher la dépréciation de son papier-monnaie, de ses green backs, et cette dépréciation est aujourd’hui de 80 pour 100. Comme, pour subvenir aux frais de guerre, M. Chase est obligé de continuer ses gigantesques emprunts, il se trouve aujourd’hui dans une situation qui n’est plus guère tenable. Payé en effet des titres qu’il émet en green backs dépréciés, il emprunte nominalement à 5 pour 100, mais en réalité à 9. Est-il probable qu’il puisse longtemps encore remplir ses engagemens envers les porteurs des obligations fédérales, et leur payer en or les arrérages ? L’état de New-York, l’imperial state, après avoir protesté tout récemment qu’il paierait toujours en or les intérêts de sa dette, vient de violer sa promesse et de décider qu’il ne paierait plus qu’en papier. N’est-il pas à craindre que M. Chase soit bientôt forcé de suivre l’exemple de l’état de New-York ? La cessation des paiemens en espèces des intérêts de la dette fédérale aurait inévitablement des conséquences commerciales très graves, et se ferait aussi sentir immédiatement dans quelques parties de l’Europe, en Allemagne surtout, où il s’est placé une grande quantité de titres de la dette américaine. De tous côtés donc, on est invité, dans la gestion des intérêts économiques, à la plus sobre circonspection : c’est, ce nous semble, le vif sentiment de cette prudence nécessaire qu’il fallait voir dans les conseils donnés par M. Thiers et par M. Berryer, et non de vaines gronderies d’opposition. Nous le savons, quand on reçoit des avis de ce genre d’hommes politiques que l’on considère comme des adversaires, l’habitude n’est point de les accueillir par un assentiment public : il faut tenir compte des nécessités d’un rôle officiel ; mais nous sommes convaincus que les hommes éclairés du gouvernement pensent au fond comme les hommes de l’opposition financière, que depuis quelques années la France a trop dépensé, qu’elle a été trop optimiste dans ses prévisions, et que si par bonheur on arrive à l’équilibre que M. Vuitry nous a fait entrevoir pour l’année prochaine, il faudra défendre énergiquement cet équilibre et se faire un point d’honneur d’élever enfin d’une façon permanente le revenu au-dessus de la dépense.

C’est M. Jules Favre qui, à propos du budget, a traité la question étrangère. Resserré par les bornes étroites que la distribution des travaux du corps législatif pose à la discussion des questions étrangères, contraint par la rareté des occasions, qui ne permet point de soumettre chaque question à la controverse particulière qu’elle comporte, M. Jules Favre a embrassé en un seul discours tout l’ensemble de la politique extérieure. L’éminent orateur a apporté dans cette polémique son ordinaire inflexibilité de principes, des vues élevées, des sentimens généreux, et cette exquise élégance de langage qui lui est naturelle. Il a eu en outre le mérite de provoquer de la part de M. Rouher une réplique pleine de verve. À ne parler que du talent, la session a été bonne évidemment pour M. le ministre d’état. Chacun de ses discours a été un progrès, et il nous semble être arrivé, dans la discussion du budget, à manier avec une parfaite aisance et avec un entrain vigoureux toutes les questions. Nous n’avons point, en reconnaissant le mérite de M. Rouher, la pensée d’adresser une flatterie à un personnage puissant ; mais c’est au profit du gouvernement représentatif que nous prenons acte des succès oratoires de ce ministre : nous voudrions voir dans le parti du gouvernement augmenter le nombre des orateurs distingués. En dépit des contradictions du présent, nous saluons dans tout homme de talent un partisan naturel et inévitable de la liberté et des institutions libres.

Avons-nous besoin d’ajouter que nous ne partageons point l’optimisme avec lequel M. Rouher considère la situation de notre politique étrangère ? Pour ne parler que de la question la plus actuelle, celle du Danemark, il nous est impossible de voir ce que la France a gagné à ne point empêcher par une attitude nette et ferme l’invasion du Danemark et une lamentable effusion de sang. Certes il ne s’agissait pas, pour nous, de nous compromettre dans une guerre générale. À qui fera-t-on croire que devant une revendication du traité de 1852, nettement exprimée par la France et l’Angleterre, et une proposition de conférence pour résoudre les points en litige, la Prusse et l’Autriche eussent passé outre, et consommé contre le Danemark leur inique agression ? Nous avons préféré nous abstenir, et par notre abstention nous avons laissé se former de nouveau, et se fortifier déjà par des gages efficaces, l’alliance des trois cours du Nord, que nous avions rompue en Crimée au prix de tant de sang et d’or. e. forcade.

REVUE MUSICALE.

GIACOMO MEYERBEER.


La mort impitoyable, qui depuis quelques années frappe les têtes les plus illustres, vient de trancher les jours d’un grand compositeur dramatique : Meyerbeer a succombé le 2 mai, entre quatre et cinq heures du matin. Souffrant depuis longtemps d’une affection des intestins, il avait été obligé de se mettre au lit le 22 avril. Il n’a pu se relever, et il a expiré doucement, sans souffrance. Il a eu la consolation d’embrasser ses deux filles, qui étaient accourues de Bade, où elles passent une partie de l’année. Le testament du maître illustre est déposé chez un notaire à Berlin; mais immédiatement après l’instant suprême on s’est empressé de chercher si Meyerbeer n’avait pas laissé quelques dispositions, et l’on a trouvé dans un portefeuille de voyage un pli cacheté, avec cette suscription : Pour être ouvert après ma mort. Ce pli renfermait un écrit en allemand, de la main du défunt, et dont voici la traduction littérale :

« Je veux que les points suivans soient observés après mon décès.

« On doit me laisser couché sur mon lit, la figure découverte, tel que j’étais avant de mourir, pendant quatre jours, et le cinquième jour on pratiquera des incisions sur l’artère brachiale ainsi qu’au pied, après quoi on conduira mon corps à Berlin, où je veux être enterré dans la tombe de ma bien-aimée mère. Si la place y manquait, je prie qu’on me couche auprès de mes chers enfans, morts à un âge peu avancé. « 

Cela est touchant, et les larmes tombent des yeux quand on transcrit ces paroles qui sortent d’une âme divinement inspirée. Meyerbeer ajoute :

« Si je devais mourir loin des miens, on se conformera aux mêmes dispositions, et deux gardiens veilleront sur mon corps jour et nuit, afin d’observer si je ne donne aucun signe de vie... Si, par l’effet des circonstances, je dois être transporté dans une maison d’observation (Leichenhaus), on me mettra, comme c’est l’habitude, de petites sonnettes aux mains et aux pieds, afin de tenir le gardien en éveil.

« Ayant toujours redouté d’être enterré vivant, j’ai voulu, par les dispositions qui précèdent, empêcher tout retour à la vie.

« Que la volonté de Dieu soit faite, et que son nom soit béni dans le ciel et sur la terre ! »

Ici il faut s’incliner, se taire et prier : c’est pour le moment le plus bel hommage qu’on puisse rendre à ce grand musicien. Quelques mots cependant sur la vie et sur la brillante carrière de Meyerbeer ne sont pas hors de propos. Le créateur puissant d’une forme de musique dramatique que la France admire depuis trente ans est né à Berlin le 23 septembre 1791. C’est la nouvelle date donnée récemment par la famille. Meyerbeer avait deux frères, dont l’un, Guillaume, fut un astronome célèbre, et l’autre, Michel, qui est mort dans la fleur de l’âge, promettait d’être un poète distingué. Michel Beer a écrit une tragédie, le Paria, qui a été représentée avec un grand succès. Dans ce milieu, si favorable au développement des facultés qu’il tenait de la nature, Giacomo manifesta dès l’âge de quatre ans son goût pour la musique. Il s’amusait à retenir les chants qu’il entendait jouer par les orgues des rues. Tout jeune encore, il eut un maître de piano nommé Lanska qui obtint de lui des progrès si rapides, que Meyerbeer put se faire entendre dans un concert donné à Leipzig le 2 janvier 1804. Giacomo fut accueilli avec une grande bienveillance par le public et par les journaux de la ville. L’abbé Vogler, qui se trouvait alors à Leipzig, entendit le jeune Meyerbeer, dont le talent précoce l’étonna beaucoup. Comme l’instinct de la composition se révéla assez vite chez le jeune virtuose, on le mit sous la direction de Bernard-Anselme Weber, qui était chef d’orchestre de l’Opéra de Berlin. Cet artiste intelligent, qui était un bon musicien, pouvait donner des conseils utiles sur les formes et le caractère de la musique dramatique; mais il n’avait pas les connaissances nécessaires pour apprendre à son élève cette argumentation savante qu’on nomme la fugue, qui est le fondement de l’art d’écrire en musique. Un petit épisode, raconté par M. Fétis, marque dans la jeunesse du futur compositeur. « Un jour Meyerbeer porta une fugue à son maître le chef d’orchestre; émerveillé de ce morceau, Weber le proclama un chef-d’œuvre, et s’empressa de l’envoyer à l’abbé Vogler, pour lui prouver qu’il savait aussi former de savans élèves. La réponse se fit longtemps attendre; enfin arriva un volumineux paquet qui fut ouvert avec empressement. O surprise douloureuse ! au lieu des éloges qu’on espérait, on y trouva une sorte de traité pratique de la fugue, écrit de la main de Vogler et divisé en trois parties... Weber resta confondu; mais, pour Meyerbeer, la critique de Vogler fut un trait de lumière. Tout ce qui dans l’enseignement de Weber lui avait paru obscur, inintelligible, se présenta à lui clair et presque facile. Plein d’enthousiasme, il se mit à écrire une fugue à huit parties, basées sur les principes de l’abbé Vogler, et la lui envoya directement. Ce nouvel essai ne fut pas accueilli de la même manière par le maître. — Il y a pour vous un bel avenir dans l’art, écrit-il à Meyerbeer. Venez près de moi; rendez-vous à Darmstadt, je vous y recevrai comme un fils, et je vous ferai puiser à la source des connaissances musicales. »

Ravi de cette invitation, le jeune musicien, après avoir obtenu la permission de sa famille, accourut à Darmstadt, où l’abbé Vogler l’accueillit avec une grande bienveillance. Ce maître célèbre dans toute l’Allemagne avait déjà formé plusieurs compositeurs distingués, tels que Winter, Ritter et d’autres moins connus. Charles-Marie de Weber était à Darmstadt lorsqu’y arriva Meyerbeer. De quelques années plus âgé que son condisciple, Weber conçut pour ce jeune néophyte une amitié qui fut partagée et qui dura jusqu’à la mort de l’immortel auteur du Freyschütz. Ils se comprirent, ils s’aimèrent, et l’union fut d’autant plus resserrée que Weber avait une organisation bien différente de celle que révéla l’auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots. C’est une combinaison assez heureuse de la destinée que d’avoir rapproché, au début de la vie, le créateur de l’opéra allemand et le maître qui devait donner à la France le drame lyrique des temps modernes.

Après deux ans d’études sérieuses, l’abbé Vogler leva le siège, comme on dit, et ferma son école. Il se proposait de visiter avec ses élèves les principales villes de l’Allemagne. Meyerbeer, qui avait alors dix-sept ans, fut nommé compositeur de la petite cour de Darmstadt. Cet honneur lui fut accordé pour un oratorio. Dieu et la Nature, qu’il avait écrit à la demande du prince ; il écrivit aussi un opéra en trois actes, la Fille de Jephté, qui, malgré quelques morceaux bien venus, n’eut aucun succès. Meyerbeer se rendit ensuite à Vienne, où il y avait un grand nombre de pianistes, parmi lesquels se trouvait Hummel, que le jeune compositeur n’avait jamais entendu. Le soir même de son arrivée à Vienne, Meyerbeer eut l’occasion de voir le grand artiste et de l’entendre jouer pendant toute une soirée. Émerveillé du charme et de l’élégance du jeu de Hummel, Meyerbeer comprit que son exécution était supérieure à tout ce qu’il connaissait. « Ne voulant pas être vaincu, dit M. Fétis, il prit la résolution de ne pas se produire en public jusqu’à ce qu’il eût acquis les qualités que possédaient ses rivaux. Pour atteindre le but qu’il se proposait, il s’enferma pendant six mois, se livrant à de continuelles études sur l’art de lier harmoniquement les sons, et faisant subir à son doigté les modifications nécessaires à cet objet. Après ces efforts, dont une conscience d’artiste était seule capable, Meyerbeer débuta dans le monde et produisit une impression si vive que le souvenir ne s’en est pas encore effacé. Moscheles, qui l’entendit, m’a dit souvent que si Meyerbeer s’était alors posé comme virtuose, peu de pianistes auraient pu lutter avec lui. »

L’instinct de la musique dramatique fixa bientôt la volonté de Meyerbeer. Agé de dix-neuf ans, il composa pour le théâtre de la cour un opéra-comique en trois actes, Abimelech, ou les deux Califes. Cet ouvrage n’était point écrit dans le style de la musique italienne, qui régnait alors dans la capitale de l’Autriche ; il ne fut guère mieux accueilli que la Fille de Jephté. Salieri, qui avait de l’affection pour le jeune Prussien, lui conseilla d’aller en Italie, où il entendrait des chanteurs habiles et une musique claire et lumineuse dont il sentirait bientôt l’heureux effet. Jusqu’alors, Meyerbeer avait peu de goût pour la musique italienne ; il se décida cependant à suivre le conseil de Salieri, et il se rendit à Venise au moment où le Tancredi de Rossini faisait l’admiration du public. On était en l’année 1813. Cette délicieuse production d’un génie fécond, je l’ai entendue aussi dans ma jeunesse au théâtre de Vicence. Meyerbeer fut ébloui et charmé de cette musique, qui était le début de l’auteur du Barbier de Séville et de vingt chefs-d’œuvre qu’on allait voir naître dans l’espace de vingt ans. Le compositeur allemand se lia alors avec Rossini, joyeux enfant qui n’avait que quelques années de plus que Meyerbeer. Cette rencontre d’un génie aimable fut un événement heureux dans la vie de Meyerbeer. Affermi dans ses nouvelles convictions, l’élève de l’abbé Vogler fit représenter à Padoue, en 1818, Romilda e Costanza, opéra semi-seria en trois actes, je crois, et dont le principal rôle fut chanté par la Pisaroni. L’ouvrage fut bien accueilli par le public de cette ville savante, qui voyait dans le jeune tedesco presque un disciple du père Vallotti, parce que l’abbé Vogler avait pris des conseils du maître padouan. Qu’il nous suffise de rappeler qu’en 1819 il écrivit un opéra, Semiramide riconosciuta, qui fut représenté à Turin, et l’année d’après Emma di Resburgo pour le théâtre de Venise. Cet opéra eut un beau succès; on le joua dans toutes les villes de l’Italie, et il fut traduit en allemand. Enfin le succès d’Emma valut à Meyerbeer l’honneur d’écrire un opéra pour le théâtre de la Scala, à Milan. Cet opéra, Margherita d’Anjou, y fut représenté en 1822, et, malgré la nationalité du compositeur, le public fit un accueil chaleureux à cet ouvrage, qui a été traduit en allemand. On le joua aussi avec non moins de succès sur les théâtres de la France et de la Belgique. L’activité de Meyerbeer ne se fatiguait pas, car il donna en 1823 un opéra, l’Esule di Granata dont les principaux rôles furent remplis par Lablache et par la Pisaroni. Déjà le nom de Meyerbeer retentissait dans toute l’Italie; l’envie était éveillée; elle essaya de faire expier à l’auteur d’Emma et de Marguerite les applaudissemens qui l’avaient accueilli. L’Esule fut appris avec tant de lenteur qu’il ne fut joué qu’aux derniers jours du carnaval. La même influence qui avait retardé l’apparition de l’ouvrage en prépara la chute. Le premier acte échoua, et le second paraissait destiné au même sort, quand un duo chanté par Lablache et la Pisaroni enleva tout l’auditoire. Aux représentations suivantes, le triomphe fut complet. Après le succès de Margherita d’Anjou, qui fut jouée à Venise, à Gênes, et traduit en allemand, Meyerbeer s’éloigna pour quelque temps de l’Italie pour aller embrasser son ami Weber. On sait que Weber n’était pas satisfait de la carrière que suivait alors l’auteur futur des Huguenots. Dans une lettre que Weber écrivit à leur ami commun, Gottfried-Weber, savant théoricien, on fit ce qui suit : « Vendredi dernier, j’ai eu la grande joie de voir Meyerbeer tout un jour chez moi : les oreilles doivent t’avoir tinté! C’était vraiment un jour fortuné, une réminiscence de cet excellent temps de Manheim... Nous ne nous sommes séparés que tard dans la nuit. Meyerbeer va à Trieste pour mettre en scène son Crociato. Il reviendra avant un an à Berlin, où il écrira peut-être un opéra allemand. Dieu le veuille! J’ai fait maint appel à sa conscience. » Si Meyerbeer avait cédé aux suggestions de son illustre ami, peut-être n’aurait-il été dans son pays qu’un savant compositeur. Il aurait eu à lutter contre l’immense succès du Freyschütz, contre Spontini, qui régnait à Berlin, contre les chefs-d’œuvre de Mozart, contre le Fidelio de Beethoven et bien d’autres. En restant en Italie, le jeune tedesco eût été fasciné par le génie de Rossini, par les œuvres de Donizetti, par Bellini, dont les mélodies touchantes faisaient les délices du public. Heureusement Meyerbeer ne se laissa détourner ni par l’Allemagne ni par l’Italie de la voie qu’il suivait depuis dix ans. De retour en Italie, il se rendit à Venise, où il donna son opéra il Crociato, qui fut représenté le 26 décembre 1824. Les premiers rôles avaient été confiés à Mme Méric-Lalande, à Velluti et à Lablache. Le succès fut grand : on rappela plusieurs fois le maître, qui venait de donner le meilleur ouvrage de sa première manière. M. Fétis pense que dans le Crociato on trouve déjà des pressentimens de la transformation que va subir l’instinct dramatique de Meyerbeer. J’ajouterai qu’il y a même dans la Margherita d’Anjou quelques morceaux, le trio par exemple, qui annoncent, comme on dit, la seconde manière du musicien. Quoi qu’il en soit, Emma di Resburgo, Marguerite d’Anjou et il Crociato répandirent le nom de Meyerbeer dans toute l’Italie et fixèrent sur lui l’attention de l’Europe. C’est alors qu’il reçut de M. Sosthènes de La Rochefoucauld l’invitation de venir à Paris pour diriger les répétitions de son Crociato, qu’on allait représenter au Théâtre-Italien. Ce fut une circonstance décisive dans la destinée de Meyerbeer que son séjour dans la capitale de la France, ce grand centre de la civilisation moderne, où Gluck était venu de même, à la fin du XVIIIe siècle, opérer une révolution mémorable dans la musique dramatique. Mise en contact avec l’esprit net de la France après l’avoir été avec le génie mélodique de l’Italie, l’intelligence méditative et profonde de Meyerbeer en reçut un choc salutaire, qui fit jaillir la source de sa propre inspiration. Comme son condisciple Charles-Marie de Weber, Meyerbeer était arrivé tard, et après de longs tâtonnemens, à la conscience de son génie. L’idée musicale ne s’élaborait que lentement dans l’imagination de ce grand maître; mais lorsqu’il consentait à ouvrir à son idée les portes de la vie, c’est qu’il était à peu près sûr qu’elle ferait glorieusement son chemin.

A partir de cette époque, à partir de Robert le Diable et des Huguenots, la carrière musicale de Meyerbeer se continue en pleine lumière. Toutes ses œuvres ont été dans la Revue l’objet d’appréciations étendues, sur lesquelles il n’y a point à revenir. Indiquons seulement les traits essentiels de son génie tels que j’essayais de les fixer à propos du Prophète. — Meyerbeer ne livre rien au hasard, il prévoit tout ce qu’il lui est possible de prévoir, il combine savamment tous les effets et fixe les nuances les plus délicates. Ses partitions sont remplies de notes explicatives, de remarques ingénieuses qui accusent la préoccupation de son esprit vigilant et sa profonde connaissance de la stratégie dramatique. Homme du nord, nourri dès sa plus tendre enfance de la forte harmonie de Bach, esprit fin mais positif, Meyerbeer excelle à peindre les passions humaines qui éclatent dans un milieu historique bien défini. Les plaintes de l’amour dans sa divine innocence, les extases de la rêverie, les sanglots de la mélancolie, les élans de la prière sans un culte arrêté, toutes ces manifestations spontanées et lyriques de notre âme ne trouveraient pas, je pense, dans l’auteur de Robert le Diable un interprète suffisamment fidèle; mais que ces mêmes sentimens éclatent dans un ordre social qui en comprime l’essor, Meyerbeer écrira alors le quatrième acte des Huguenots, l’une des plus sublimes scènes dramatiques que l’on connaisse. Cette vive intelligence du jeu des passions dans la réalité de la société, cet art profond d’en combiner les effets par des masses chorales et instrumentales, ces sentimens vrais et profonds qui jaillissent du choc des péripéties comme jaillit l’étincelle du frottement des corps, enfin cette faculté de créer des types qui vivent sur le théâtre comme des êtres de Dieu, telles sont les qualités éminentes de l’illustre auteur de Robert le Diable et des Huguenots. Le caractère de la nouvelle partition qui succède à ces deux chefs-d’œuvre, c’est le sentiment religieux mêlé aux passions les plus violentes. On y sent partout le souffle d’une âme émue. Toutes les situations dramatiques indiquées par le libretto ont été saisies et rendues avec un grand bonheur, et s’il y a de temps en temps des lacunes et même des longueurs dans ce drame théologique où l’amour est sacrifié à des préoccupations plus sévères, c’est que le talent positif du maître ne trouve sa force que lorsqu’il doit peindre des caractères et des passions fortement accusés. Voyez par exemple l’admirable physionomie qu’il a su donner à Fidès, la mère de Jean. C’est là un type frappant de la femme religieuse, chaste et passionnée, qui n’a pu être créé qu’avec des souvenirs intimes et des émotions personnelles recueillis au fond du cœur[1]... Il est consolant de voir un grand artiste consacrer ainsi de nobles facultés à étendre les plaisirs de l’imagination; une nature moins forte et moins sérieuse que celle de Meyerbeer aurait pu s’endormir dans la gloire acquise, ou bien ne livrer au public que des œuvres moins importantes; mais l’auteur des Huguenots croit à la vérité de l’art, il la poursuit avec ardeur, et pourvu qu’il la saisisse et qu’il l’étreigne, peu importent le temps et les soupirs qu’elle lui a coûtés. Comme M. Ingres, comme tous les artistes qui ont foi dans la durée des œuvres vraiment belles, Meyerbeer se hâte lentement; il pense avec raison qu’on fait toujours assez vite quand on fait bien, et l’opéra du Prophète est un nouveau témoignage de cette ténacité féconde qui fait de Meyerbeer aujourd’hui le plus puissant des compositeurs dramatiques que possède la France.

La mort inattendue de cet illustre maître, qui était plus Français qu’Allemand, a ému tout Paris. Ses funérailles ont été dignes de la simplicité de sa vie. Une tenture noire, ornée d’écussons aux initiales du défunt, encadrait la porte de la maison mortuaire. A la gare du Nord s’élevait un cénotaphe entouré de lampadaires d’argent. Derrière le cénotaphe, on voyait le wagon funèbre qui devait emporter les restes du maître. A l’arrivée du cercueil, un mouvement s’est produit dans la foule, et tout le monde s’est découvert devant ces illustres dépouilles. Les artistes de l’Opéra ont exécuté la Marche de Schiller, la marche du Prophète, et celle du Pardon de Ploërmel. Parmi les discours qui ont été prononcés ensuite, il est un passage qui m’a frappé surtout : « Que le nom de Meyerbeer, que le souvenir de notre deuil, a dit M. Ollivier dans une improvisation chaleureuse, soient un gage d’union entre deux nations sœurs que rien ne devrait diviser, et qu’un lien fort et durable s’établisse de plus en plus entre la patrie de Mozart et de Beethoven et celle d’Hérold, d’Halévy et d’Auber! » Il sera peut-être difficile de faire deux sœurs de deux nations qui n’ont eu ni la même mère ni le même père. Ce qui est certain, c’est que Meyerbeer n’a jamais eu en Allemagne la popularité dont il a joui en France pendant quarante ans. Son œuvre a été souvent contesté par un grand nombre d’écrivains, par des artistes et des musiciens, qui lui reprochaient de n’avoir écrit que pour un peuple étranger et ennemi de leur indépendance. Il n’est pas jusqu’à Schumann qui ne se soit permis d’attaquer un si grand musicien, dont il n’était pas digne de comprendre les pages et les scènes admirables.

Meyerbeer, on le sait, a composé pour l’Opéra-Comique deux ouvrages qu’il serait injuste d’oublier. L’Étoile du Nord, opéra en trois actes, fut représentée en février 1854, et le Pardon de Ploërmel dans le mois de décembre 1859. C’était un grand événement musical que cette invasion de l’auteur de Robert le Diable, des Huguenots et du Prophète dans le paisible domaine des Monsigny, des Grétry, des Boïeldieu, de M. Auber. Quelques-unes des réflexions qu’il m’inspira n’ont rien perdu de leur vérité, et on me permettra de les rappeler. Comme je le prévoyais, l’Étoile du Nord a fait époque dans l’histoire de l’art musical. A quelque point de vue qu’on se place, soit qu’on approuve entièrement les tendances de Meyerbeer, soit que l’on condamne sa trop grande préoccupation des effets dramatiques, on ne peut méconnaître la portée de cette tentative d’un grand musicien pour franchir le détroit qui sépare l’académie de musique fondée par Louis XIV du théâtre modeste qui naquit un jour du vaudeville émancipé. Ce sont là deux genres bien différens, qu’il est bon de maintenir séparés. Si l’Opéra, tel qu’il existe en France depuis Lulli jusqu’à Gluck, et depuis Gluck jusqu’à Meyerbeer, est moins un théâtre national qu’une grande institution dramatique, qu’une véritable académie ouverte à tous les talens supérieurs de l’Europe, dans le genre vraiment national de l’opéra-comique, qui est une heureuse alliance de la comédie et de la musique, de la gaîté, de l’esprit et du sentiment, on n’a guère vu réussir que des compositeurs français. Quelques musiciens italiens s’y sont essayés, non sans bonheur : Duni au XVIIIe siècle, Cherubini, Spontini, et de nos jours Donizetti et Paër, dont le Maître de chapelle est un petit chef-d’œuvre; mais ces exceptions ne font que confirmer la règle, car les Italiens, appartenant à la même civilisation que nous, ont toutes les qualités nécessaires pour saisir les mêmes nuances et rire des mêmes contrastes. D’ailleurs il ne faut pas oublier que l’opéra-comique français est une imitation de l’opéra bouffe italien, et que Vinci, Pergolèse, Léo, Piccinni, ont suscité les Monsigny, les Grétry, les Dalayrac, etc. Meyerbeer est donc le premier compositeur allemand qui a voulu prouver que rien n’est impossible à la puissance du talent.

Rien ne lui est impossible en effet, le succès de l’Étoile du Nord l’a prouvé avec éclat, et si ce succès a fait le tour du monde, c’est qu’il se trouve dans cet opéra, comme dans Robert, les Huguenots et le Prophète, une qualité qui fait excuser bien des défauts : c’est la vie. Je ne puis mieux terminer l’hommage que je viens de rendre au grand musicien que la France pleure qu’en disant qu’on attend avec anxiété l’ouverture de son testament. Les avis et les craintes sont différens; mais, il faut l’espérer, Meyerbeer n’aura pas privé ses nombreux admirateurs d’une œuvre qu’il avait promise depuis quinze ans.


PAUL SCUDO.


ESSAIS ET NOTICES.

LES POEMES DU ROI CHARLES XV.[2]


Bernadette, ce soldat de fortune qui, après dix ans de service, était encore sous-officier, et qui devait porter tour à tour le bâton de maréchal de France et le sceptre de Gustave-Adolphe, a établi sur le trône antique des Wasa une dynastie actuellement aussi respectée que si elle descendait d’Odin. La cause des succès de cette dynastie nouvelle, c’est qu’elle n’a cessé de se montrer véritablement suédoise. Elle s’est approprié le caractère et les coutumes du pays. Elle en a étudié les origines, cultivé la littérature, partagé toutes les aspirations.

Au moment où Bernadette unissait son sort aux destinées de sa patrie adoptive, le génie national se réveillait en Suède comme en Allemagne. Tandis que des princes suédois avaient favorisé l’imitation servile des modes et de la littérature françaises, des princes français allaient donner l’essor à la rénovation de l’esprit Scandinave. A la fin du XVIIIe siècle, la Suède perdait tous les jours quelque chose de son originalité. Admirateur enthousiaste de Voltaire et de la cour de Versailles, Gustave III était convaincu que ses sujets ne pouvaient rien faire de mieux que de traduire le théâtre de la France et se déclarer les disciples des encyclopédistes. Des jeunes gens de l’université d’Upsal, ardens et convaincus, donnèrent le signal d’une brillante renaissance. Deux journaux, le Polyphème et surtout le Phosphoros, prirent pour tâche d’établir l’indépendance littéraire de la Suède. Bernadotte, devenu roi, vit avec sympathie ce mouvement intellectuel; il fonda de nombreux établissemens destinés à l’instruction publique, et les universités obtinrent de nouvelles chaires d’enseignement. Jamais aucun souverain en Suède n’avait fait d’aussi grands sacrifices sur sa fortune particulière pour la protection des lettres et des arts. Geier, par ses grands travaux historiques, et Tegner, par ses poésies, firent revivre les traditions de la patrie, et Frithiof, le célèbre poème de Tegner, dont M. Hippolyte Desprez a publié en France une traduction remarquable, devint dès son apparition un poème national.

Danois, Suédois et Norvégiens ont entre eux des affinités profondes. Les habitans de la Norvège et du Danemark ont la même langue écrite, et ceux de la Suède s’entendent plus facilement avec les Danois que les Espagnols avec les Portugais. Le ressentiment causé au Danemark par l’annexion de la Norvège à la Suède, en 1814, s’effaçait de plus en plus. Les étudians des universités d’Upsal, de Lund, de Christiania, de Copenhague, commençaient à entretenir des rapports de sympathie et d’amitié. Le successeur de Bernadotte, le roi Oscar, favorisa ouvertement ces manifestations. En 1856, il reçut au château de Drottningholm près de neuf cents étudians de ces diverses universités, et leur adressa ces paroles : « Ils sont loin de nous les temps où des préjugés déplorables et des intérêts mal entendus armaient les uns contre les autres des frères d’une même race... De ces souvenirs tristes et instructifs, il ne reste plus que ce qui est glorieux. Les champions du Nord ont éprouvé leurs forces respectives, et ils ont appris à estimer mutuellement leur courage... Maintenant le Danois visite le Suédois, le Suédois le Norvégien, non plus les armes à la main et la haine dans le cœur, mais avec des paroles de paix et de réconciliation, et Dieu, dans sa bonté, bénira leur fraternité fidèle et indissoluble. »

Le prince qui tenait ce noble langage était digne, par l’élévation de son esprit, de diriger dans les voies du progrès la jeunesse scandinave. Il s’était voué lui-même à l’étude avec un zèle infatigable, et il était sans contredit un des savans les plus distingués de son royaume. Pendant qu’il publiait ses ouvrages sur le Commerce des grains sur l’Éducation du soldat en temps de guerre et son Traité des peines et des prisons, le prince royal et le prince Oscar son frère s’adonnaient avec succès au culte de la poésie nationale. En 1858, l’académie suédoise découvrit que l’auteur anonyme d’un poème qui venait d’être couronné était le second fils du roi, le prince Oscar.

Malgré certaines réminiscences qui rappellent tantôt les Nuits d’Young, tantôt les ballades d’Henri Heine ou les Méditations de Lamartine, ces légendes ont une couleur particulière et vraiment indigène. C’est bien là cette poésie rêveuse qui, tenant à la fois du génie allemand et de celui des races anglo-saxonnes, développe la sensibilité et la tendresse de l’âme, comme la mélancolie et le goût de la contemplation. Souvent les chants populaires des peuples scandinaves expriment des sentimens de joie, et cependant la mélodie en est toujours plaintive : c’est que la tristesse est le fond même du caractère des hommes du Nord. Les campagnes couvertes de glace ou ensevelies sous un linceul de neige, les brumes de la mer orageuse, les noirs rochers, les longues nuits et les longs crépuscules, tout fait naître dans ces froides régions de douloureuses pensées. Le regret de ceux qui ne sont plus, l’espoir d’un monde meilleur, la secrète harmonie entre les souffrances de l’âme et le deuil de la nature, c’est là l’inspiration du monarque poète. Ses vers sont pleins de larmes, et ils gardent toujours quelque chose d’élégiaque alors même qu’ils célèbrent les exploits des héros ou les émotions farouches des batailles.

La mythologie scandinave est d’ailleurs une source féconde. Trop longtemps dédaignée en faveur des fables de la Grèce et de Rome, elle a été remise en lumière comme se rattachant aux antiques souvenirs de la patrie, et les poètes suédois ont rajeuni les chants des scaldes. A côté de bien des bizarreries grossières et souvent monstrueuses, cette mythologie présente des aspects d’une grandeur saisissante. Tour à tour mélancolique et belliqueuse, elle rêve et elle combat. Elle chante lei hauts faits des douze grands dieux, des Ases, dont Odin est le chef. En lutte perpétuelle contre les divinités jalouses, contre les nains et les géans, les Ases n’ont point reçu en partage l’éternité. Le ragnarok ou crépuscule des dieux est inévitable. L’attente de cette catastrophe toujours pressentie donne aux poèmes une teinte austère et sombre. Jusqu’à cette heure fatale, Odin habite le Valhalla, lieu de récompense où sont réunis, sous le nom d’einhériars, les esprits des héros qui ont succombé dans les batailles. Quand la trompette résonne sur terre, Odin envoie les valkyries, vierges aux yeux bleus, chercher les âmes des guerriers qui sont morts le glaive à la main. Un courageux suicide est aussi un moyen de mériter l’entrée du séjour de délices. « L’homme ne doit pas abandonner lâchement la terre où il a vécu. Ceux que les nornes n’ont pas désignés pour succomber sous le fer ennemi ne doivent pas finir dans le lit l’existence que les dieux leur ont laissée. Qu’ils tracent dans leur sein avec la pointe de l’épée des caractères sacrés! Que des ruisseaux de sang sortent de leurs blessures[3] ! »

C’est cette mythologie qui, jointe à des inspirations modernes, anime de ses fictions les poèmes du roi Charles XV. Le plus remarquable est la légende d’Heydé, fille du roi Gylfe. Odin, vainqueur d’une partie de l’Allemagne, a pénétré jusque dans la Scandinavie. Le roi Gylfe y occupe encore le trône; mais ses mains sont déjà trop affaiblies pour porter le sceptre, son épée se rouille dans le fourreau, son bouclier oisif reste suspendu dans la grande salle des festins. Le vieillard fait à Odin un accueil cordial, et il lui donne le nom de fils, car il ne désire plus pour le reste de ses jours que de se reposer tranquille à l’ombre de sa gloire[4]. Cependant sa fille, la jeune Heydé, n’a pas vu sans regret l’arrivée des étrangers dans ses montagnes. « Mon bras est plein de vigueur, dit-elle à son vieux père. Souvent, dans la profondeur des forêts, j’ai combattu des ours aussi grands que des géans... Donne à ta fille ta flamboyante épée, et tu verras que, toujours digne de toi, je saurai sauvegarder ton royaume envahi. » — Ainsi parle la belle Heydé. Le vieillard, souriant sous sa barbe argentée, prend la main de sa fille et lui répond : « Je vois bien que ton cœur virginal renferme un courage digne des plus braves guerriers; mais toute pensée de combat doit être désormais bannie de ce séjour. S’il s’agissait de défendre le trône et la patrie, le vieux Gylfe ne resterait pas oisif dans sa tranquille demeure : il saurait encore écrire bien des caractères sanglans; mais j’ai juré le serment de paix aux hôtes nouveau-venus, et mon épée ne sortira jamais du fourreau contre une race qui descend des dieux. » — Pressant ensuite sa fille entre ses bras, il lui dit : « Comme le jeune pin du fond des vallons entourés de pics glacés élance fièrement sa tête au-dessus des frimas, tu as grandi, chère Heydé, noble image des hommes vaillans qui aiment le glaive, la patrie et la gloire. Toutefois le casque serait trop lourd pour ta blonde chevelure et ton front virginal. Un jour aussi tes sentimens belliqueux céderont à ce bienfaisant soleil qui allume l’amour dans le cœur de la vierge. »

La parole du roi s’est accomplie. Le fils d’Odin, Sigurlam, épris de la jeune Heydé, a mérité, par ses exploits, la main de la jeune fille. Le bonheur des deux époux est sans nuage, et le poète en chante les joies avec attendrissement. Cependant Sigurlam succombe bientôt dans les combats, et c’est ici que les vers du roi de Suède ont des accens profonds. A peine le fils d’Odin a-t-il rendu le dernier soupir, que son barde fidèle entonne ce chant funèbre : « mon bon glaive, tu as été pour moi un frère loyal. J’ai prêté le serment de ne jamais fuir le combat. mon bon glaive, tu sais que j’ai tenu ma parole. Dans maintes batailles, tu tombas terrible sur les casques. O mon bon glaive, tu t’es souvent plongé dans le sang, tu as fait périr bien des guerriers. Ta lame est fine et tranchante, bien des poitrines percées de part en part en font foi. O mon bon glaive, tu m’as constamment accompagné dans des campagnes lointaines, lorsque la barque de la guerre, fendant les vagues, emmenait mon prince vainqueur. mon bon glaive, livre-moi maintenant à la mort, à ma dernière campagne victorieuse, et que ta pointe se repose au fond du cœur du barde fidèle ! » — Ainsi résonnent dans la nuit solitaire les accens du scalde; l’épée brille, pâle comme la lune nouvelle; il la saisit d’une main vigoureuse, et déjà le sang commence à rougir la pointe de l’acier. Avant de s’endormir du grand sommeil, le barde fait entendre ce chant d’adieu : « Regarde comme resplendit le Valhalla! Comme ces guerriers bénis m’appellent!... Dans le cercle des héros, je recommencerai à chanter, là où le vieillard retrouve sa jeunesse, là où n’existe plus le temps qui retire la force des bras affaiblis de l’homme et engourdit la sève dans le cœur vigoureux des braves... Les dieux ne m’ont pas accordé le bonheur de tomber à côté de Sigurlam sur le verdoyant gazon ; mais mon chant retentira de montagne en montagne, et le géant tremblera lorsque les accens de ma voix descendront jusque dans les vallées. »

Plus touchante encore est la douleur de la veuve de Sigurlam. « Soit que je m’enfuie, dit-elle, vers les cimes élevées des monts, soit que j’erre dans les sentiers lointains de la forêt sauvage, le bruit des plus luttant contre la tempête, les cris sinistres des oiseaux de la nuit sont pour moi comme les soupirs qu’un mort ferait sourdement sortir des entrailles de la terre. Au milieu des ténèbres, je crois voir l’image de mon bien-aimé, je crois entendre le son de sa voix, je crois l’apercevoir m’appelant à lui d’un signe de la main. Je recule, et cette image me poursuit; j’avance, et elle disparaît rapidement. Ainsi je suis l’objet de déceptions continuelles. Sort cruel de rester ainsi sur cette terre avec les souvenirs! « — Odin essaie en vain de la consoler. — « J’ai vaillamment senti les morsures du glaive, lui dit-il, j’ai connu les atteintes des pointes de la lance; le temps a cicatrisé les blessures, mais aucune n’a été si profonde que celle du regret. ma fille, ne pleure pas cependant. Le bien-aimé qui t’a quittée n’a fait que changer de demeure. Maintenant il habite, glorieux, au milieu de ses ancêtres. Il comptera comme des rêves toutes les années écoulées jusqu’au moment où il embrassera la chère épouse qui reste dans l’attente... » Mais Heydé, succombant sous le poids de son chagrin, ne peut le supporter plus longtemps... Elle s’écrie : « Tu m’appelles! tu m’appelles! Mes regards t’aperçoivent dans les feux de l’aurore boréale. Ta voix qui doucement m’attire, je la reconnais dans les murmures du vent. Je la suis, cette voix bien connue, et je ne m’effraie pas du brusque passage de la vie à la mort. » — Et alors elle se précipite dans les abîmes dont les vagues s’agitent au pied du rocher, et elle va retrouver dans les profondeurs de la mer la paix et l’amour. « Un moment, on voit encore les boucles de ses cheveux surnager sur la blanche écume des flots, brillantes comme des lames d’argent. On dirait que les vagues sentent le prix de ce doux fardeau : elles semblent vouloir respectueusement embrasser la divine beauté qui se livre à elles en victime.»

Un prince tel que le roi Charles XV devait comprendre mieux que personne tout ce qu’il y a de noble et de généreux dans le caractère de son peuple. L’étude des antiquités et des poésies scandinaves n’a fait que développer en lui l’amour de la patrie, et il a sympathisé avec cette ardente jeunesse suédoise, dont la plus chère pensée est l’accord des trois peuples frères. Au mois de juin 1862, il encouragea le voyage à Copenhague de l’élite des étudians de la Suède et de la Norvège. Ils vinrent au nombre de près de huit cents dans la capitale du Danemark, où ils furent accueillis comme des hôtes dans les familles danoises. Un mois après, les deux monarques, Frédéric VII et Charles XV, avaient à Copenhague une entrevue qui était signalée par l’effusion de l’amitié la plus sincère.

Toutefois, il faut bien le remarquer, et la confiance mutuelle que se montraient les deux rois en est la meilleure preuve, le scandinavisme n’est pas, comme on est trop porté à le croire, une pensée d’adoption. Il ne prétend détruire ni l’une ni l’autre des dynasties. De même qu’en Allemagne les sectateurs les plus ardens de la grande patrie germanique ne rêvent cependant la suppression ni de la Prusse ni de l’Autriche, de même aucune atteinte ne doit être portée à l’indépendance et à l’autonomie des trois royaumes. Charles XV respectait autant que Frédéric VII le traité de Londres, qui a réglé l’ordre de succession de la monarchie danoise, et l’œuvre à laquelle travaillaient alors les deux rois aussi bien que leurs peuples, ce n’était pas l’annexion des territoires, c’était la fusion des sympathies et des idées.

La nation suédoise, qui jadis a joué dans le monde un rôle si éclatant, ne déborde plus comme autrefois sur la Russie ou sur l’Allemagne; mais elle conserve toutes les qualités d’un grand peuple. En lutte perpétuelle contre l’âpreté de son climat, elle n’a rien perdu de son antique énergie. C’est là que sont situées les villes les plus septentrionales de la terre; jamais, ni en Europe, ni en Asie, ni en Amérique, on ne vit sous la même latitude une pareille civilisation. La péninsule formée par la Suède et par la Norvège est, après la Russie, la contrée la plus vaste de l’Europe. Il est vrai que, si l’on veut en classer les différens états par le nombre de leurs habitans, la presqu’île scandinave, qui ne compte pas cinq millions d’âmes, occupe seulement la neuvième place; mais elle est, après la Grèce et la Prusse, le pays où l’accroissement de la population s’effectue dans la proportion la plus considérable. Nulle part l’instruction n’est plus répandue dans le peuple, nulle part le sentiment de l’honneur militaire n’est plus vif. Si la Suède n’est pas un instrument d’attaque, c’est une citadelle créée par la nature et défendue par des cœurs inébranlables. Elle peut s’appliquer à elle-même ces paroles d’un des poèmes du roi : « Tranquille, mon temple domine toutes les révolutions du temps, car la force des hommes du Nord ne se laisse pas facilement dompter. Là, le roc est dur et la forêt profonde; la nuit est longue, mais le jour est serein. Le Nord aimera éternellement le fort et le brave, celui qui loyalement sait combattre, celui qui loyalement sait mourir. »


I. DE SAINT-AMAND.


V. DE MARS.

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  1. Je faisais allusion ici à la mère de Giacomo Meyerbeer, et je ne me trompais pas.
  2. Légendes et Poèmes scandinaves, par le roi Charles XV, traduit du suédois par M. de Lagrèze, conseiller à la cour impériale de Pau. 1 vol. in-18; Dentu.
  3. Heydé, poème du roi Charles XV, chant VIII.
  4. Le roi Gylfe et Odin font penser au vieux roi Charles XIII adoptant Bernadette. « Dieu m’a magnifiquement récompensé, disait le monarque suédois, d’avoir sacrifié mes sentimens personnels au vœu de mon peuple. J’ai reçu de mon peuple un fils tel qu’il me le fallait pour être le plus heureux des pères et le plus heureux des rois. »