Chronique de la quinzaine - 14 mai 1867

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Chronique n° 842
14 mai 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1867.

On ne se moquerait plus des conférences diplomatiques, si d’habitude elles expédiaient les affaires aussi honnêtement, aussi rapidement, aussi galamment que la conférence de Londres a conduit et terminé la négociation relative au Luxembourg. Deux causes ont simplifié cette négociation et l’ont rendue promptement féconde : le désintéressement de la France et le zèle de l’Angleterre, Quel contraste entre l’inquiétude, l’angoisse, qui s’étaient emparées de l’Europe il y a trois semaines à propos du Luxembourg et de la menace d’une lutte de la France contre l’Allemagne prussienne, et la sécurité créée aujourd’hui par le traité signé à Londres le 11 mai ! Il a semblé un instant que le conflit était inévitable, et que devant une question mal posée il serait impossible de trouver des termes de conciliation compatibles avec l’honneur de deux grands gouvernemens et de deux grands peuples. Quant à nous, nous avons résisté à cette crainte dès que nous avons su que la cour des Tuileries ne persistait point dans l’idée malencontreuse de l’acquisition du Luxembourg : nous étions persuadés que le désintéressement de la France suffirait pour amener le succès de nos réclamations légitimes ; nous étions certains que le terrain du grand-duché ne serait plus tenable pour la cour de Berlin, que le roi de Prusse et M. de Bismark ne pourraient et ne voudraient point y chercher l’occasion d’un conflit, dès que la France ne réclamerait plus qu’une garantie strictement due à sa sûreté et conforme aux principes les plus élémentaires du droit européen. Les faits ont aujourd’hui confirmé ces appréciations. L’autonomie et la neutralisation du Luxembourg, le maintien de l’union personnelle qui lie cette province à la maison régnante des Pays-Bas, une garantie des puissances européennes couvrant cet état de choses, il n’en a pas fallu davantage pour supprimer tout motif de collision entre la France et la Prusse. La garantie européenne de la neutralité remplaçant pour le Luxembourg les conditions de l’ancienne confédération germanique, la Prusse devait évacuer la forteresse sans qu’il en coûtât rien à son honneur ; l’abandon de cette position offensive longtemps occupée par une grande puissance devait satisfaire pleinement la France. Le bon vouloir de la France et de la Prusse ainsi défini rendait un arrangement facile. Une seule chose était nécessaire, c’est que les bonnes dispositions de ces deux grands états fussent rapprochées et réunies par un intermédiaire amical qui épargnât à chacun d’eux l’ennui des premières avances et les froissemens du contact direct. L’intermédiaire n’a point fait défaut : ce n’a été rien moins que l’Europe neutre elle-même, ayant à sa tête l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, l’Italie. Dès que ce haut arbitrage a eu pris l’affaire en main, la paix a été assurée. Trois séances de conférences ont suffi pour tout terminer et pour ramener le calme définitif.

Après nous être félicités d’un si heureux résultat, notre premier devoir à nous autres Français devrait être d’étudier les enseignemens qui ressortent de l’expérience que nous venons de faire, et de prendre des résolutions de conduite politique conformes à ces enseignemens. la perspective d’un conflit soudain avec l’Allemagne prussienne a produit parmi nous une émotion que nous ne devons point oublier. Exclus de toute participation à la direction de notre politique extérieure, la guerre nous est apparue un instant comme un fait imminent qui allait nous emporter dans sa fatalité sans que nous en eussions connu et délibéré les causes, sans que nous en eussions accepté les chances avec une volonté réfléchie. Les fâcheux effets de cette terrible surprise ont été trop visibles pour que nous ayons besoin de les signaler : ils se sont surtout montrés dans la vie économique du pays ; d’énormes dépréciations ont frappé toutes les valeurs ; l’esprit d’entreprise s’est subitement immobilisé ; la nation semblait en proie à une sorte de fatalisme fébrile. Demandons-nous de bonne foi si de pareils accidens sont compatibles avec l’esprit de notre époque, avec ses aspirations, ses lumières, ses intérêts, ses sentimens d’humanité, et cette noble ambition qu’elle a d’introduire dans le gouvernement des hommes la règle et l’exactitude scientifiques, Demandons-nous surtout s’il nous est permis de demeurer exposés par négligence, par paresse, par préjugés, par lâcheté d’âme, au retour des hasards que nous venons de courir. Après les anxiétés déchirantes que nous avons éprouvées, nous est-il permis de rester indifférens et insensibles aux conditions dans lesquelles se trouve placée chez nous la direction de la politique étrangère ? Certes, depuis cinq années, les œuvres de notre politique étrangère nous ont apporté des leçons bien capables de frapper et d’instruire une cation intelligente et fière. La facilité avec laquelle la France a supporté les mésaventures continues de cette politique, rend un témoignage de la vitalité de notre pays et de ses ressources prodigieuses ; mais est-il possible, sans se rendre coupable d’une impardonnable témérité, de continuer à braver avec la même insouciance les mêmes hasards ? n’y a cinq ans, notre politique étrangère avait inventé l’entreprise du Mexique ; on sait les sacrifices militaires et financiers que nous a coûtés cette aventure ; on a vu la perspective du conflit auquel elle nous a exposés avec les États-Unis ; on a vu que nous avons obéi trop tard par une retraite sommaire aux conseils de la circonspection ; on assiste aujourd’hui à la fin lamentable de ce triste et malheureux prince qui s’était prêté comme un instrument à nos desseins. Or ce qui frappe dans cette affaire mexicaine, c’est que les pensées et les intérêts de la nation française n’ont été pour rien dans la conception et la conduite de cette guerre. Jamais la France agissant comme nation dans sa liberté constitutionnelle n’aurait eu l’idée d’aller renverser au Mexique un gouvernement républicain pour fonder un empire ; jamais elle n’aurait eu le caprice de tenter la régénération des races latines en Amérique ; jamais elle n’eût eu le désir de profiter de la détresse des États-Unis pour se donner la tâche de poser des limites à leur expansion. L’expédition du Mexique, qui nous a donné tant de déboires, n’est point sortie de la spontanéité de la France. Ce n’est point non plus un mouvement national qui, en 1863, nous a portés à soulever la question polonaise, terminée en ce moment par la rentrée d’une vingtaine de volontaires français qui avaient été transportés en Sibérie. Ce n’est point une tendance de l’esprit public français qui nous a portés, en 1864, à renoncer à notre belle politique traditionnelle de la protection des états faibles et à laisser succomber le Danemark sous l’agression austro-prussienne. Ce n’est point l’instinct national qui, en 1866, à consenti de gaîté de cœur à laisser éclater la guerre par laquelle a été si brusquement et si gravement changée la constitution politique et militaire de l’Allemagne. Ce n’est point enfin la France qui a eu la convoitise, innocente au fond, si l’on veut, mais inopportune et périlleuse d’acheter le Luxembourg. Si l’on examine froidement et impartialement cette politique qui a produit en cinq années des résultats si onéreux pour nous, on ne peut se défendre de remarquer qu’elle n’a point eu son origine dans l’inspiration du pays et qu’elle n’a point eu à en subir le contrôle, qu’elle a été une œuvre initiative individuelle, qu’elle n’est point sortie de la marche naturelle des choses, qu’elle ne s’est point conformée à ces belles routines traditionnelles où le passé nous a légué la sagesse de son expérience, qu’elle a voulu être créatrice, qu’elle marchait vers l’exécution de desseins particuliers dont le succès était presque toujours contrarié par la surveillance inquiète ou la défiance vague qu’ils excitaient. Que l’on s’interroge avec franchise : n’est-il pas aussi clair que la lumière du jour que si cette politique n’eût eu qu’à suivre le courant des intérêts et des inspirations du pays au lieu d’avoir la puissance de s’en écarter, de le devancer ou de le précipiter, — que si cette politique, liée par une réelle et forte série de responsabilités, n’eût pu envelopper ses desseins et ne les découvrir que par des révélations incomplètes, successives, attardées ; — que si elle eût été toujours placée sous le contrôle vigilant et complètement efficace du pays ? bien des erreurs, bien des fautes, bien des déceptions. auraient été prévenue ? L’histoire de ces cinq années terminée par l’alerte du Luxembourg n’aura-t-elle rien appris, rien dit à l’esprit et au cœur du pays, de nos hommes d’état et surtout du pouvoir lui-même ? Nous ne voulons point croire pour notre part à la stérilité d’une expérience si vivante et si parlante.

Ce qui ressort donc des événemens de ces cinq années et des situations qu’ils ont produites, c’est la nécessité pour la France d’assurer à la nation une étroite et puissante autorité sur la direction de sa politique étrangère et de renoncer au système des inventions de politique extérieure inspirées par le caprice personnel, couvées dans le mystère, éclatant arbitrairement par des surprises. On se confirmera davantage dans cette conclusion, si l’on examine l’état dans lequel la conférence de Londres laisse la politique générale de l’Europe.

Le fait dominant dans la situation européenne est et sera longtemps encore le parallélisme de la France et de l’Allemagne, dirigée par la Prusse. Il y a là, — nous ne voudrions point prononcer au lendemain d’un traité qui assure la paix le mot fâcheux d’antagonisme, — une concurrence, une émulation, qui peuvent, qui devraient être généreuses et tourner au profit des deux peuples. La France et l’Allemagne prussienne, sans nourrir l’une envers l’autre des sentimens hostiles, sont forcées de s’observer. Elles doivent régler leur travail politique intérieur et extérieur sans se perdre de l’œil. Nous éprouvons, quant à nous, les premiers effets de cette concurrence dans la nécessité où nous sommes d’accroître et de consolider notre organisation et notre préparation militaires. Dès que l’on a pu saluer les premières lueurs de paix qui ont brillé autour de la conférence de Londres, d’excellentes personnes se sont mises à parler de l’opportunité d’un désarmement simultané de la Prusse et de la France. Le vœu est louable, mais il est peu probable qu’il soit bientôt exaucé. La constitution militaire de la Prusse, ce sera bientôt celle de toute l’Allemagne, est telle que des réductions de l’armée active ne changent rien à la force d’agression et de défense : les Allemands auront toujours leurs hommes formés par le service universel et obligatoire de trois ans ; ils auront leurs arsenaux remplis, leur administration militaire prête, et seront en mesure de faire toujours en très peu de temps leurs levées et leurs concentrations. Le système français ne fournit point les mêmes facilités. Nous ne pouvons point réduire notre armée active aux proportions de l’armée active allemande. La Prusse agit sur une organisation et une préparation toutes faites et qui viennent de servir avec la puissance que l’on connaît. En présence de l’état de choses que les derniers événemens ont révélé ou créé en Allemagne, la France s’est trouvée arriérée au point de vue de l’organisation et de la préparation. Dans cette première période, où il s’agit d’établir un équilibre militaire approximatif entre la France et la Prusse, les choses ne se passeront pas de la même façon dans les deux pays. La Prusse n’a qu’à étendre son organisation sur les provinces qu’elle s’est annexées, sur les petits états de la confédération du nord, et même sur les états du sud qui se sont placés sous son hégémonie militaire. Ce n’est point au moment où elle est obligée de mener à fin ce travail qu’il peut être question pour elle d’un désarmement sérieux. En France, nous sommes aussi et plus réellement encore dans une phase de formation. Notre préparation était dangereusement insuffisante ; l’effectif de nos régimens avait été considérablement réduit ; notre artillerie et notre cavalerie manquaient de chevaux ; l’armement de notre infanterie était suranné. Rien que pour assurer notre sécurité défensive, nous avions, il nous reste encore beaucoup à faire. Nous sommes en outre à la veille d’un développement et d’une réforme de nos institutions militaires. Les questions d’armée seront pendant quelque temps pour la France les plus pressantes et les plus pratiques. Il ne faut donc point nous demander aujourd’hui, à nous non plus, de mettre les préoccupations et les intérêts militaires à l’écart. En tout cas, ce travail, quoiqu’il ait pour cause déclarée en France et en Allemagne rétablissement de l’équilibre des forces, ne peut susciter d’ombrages entre les deux pays. Mieux préparée que nous, l’Allemagne aura peut-être plutôt fini ; que nous cette rude besogne ; plus en retard, nous aurons peut-être plus longtemps l’air en France de nous occuper d’armemens. Nous le répétons, il ne s’agit là que d’une opération d’équilibre de forces qui, tout en agitant les idées guerrières, doit préparer à la paix sa plus énergique sauvegarde.

Il viendra cependant un jour où, l’œuvre militaire étant achevée des deux côtés, il faudra que les deux nations s’interrogent sur l’usage qu’elles auront à faire de cet appareil guerrier qui leur aura coûté tant de sacrifices. Nous ne pensons point que l’on s’adresse cette question des deux côtés du Rhin avant que l’on se sente assez fort pour n’avoir rien à craindre du concurrent. Quand la conviction de la force suffisante, aura pénétré les deux peuples, il faudra bien se replier sur soi-même et rechercher la cause réelle pour laquelle on s’est des deux parts imposé tant de sacrifices. Cette cause est unique et simple, facile à découvrir. L’Allemagne a voulu être puissante par les armes, et s’est faite une par représailles des guerres de conquête qu’elle a eu à subir dans le passé de la part de la France ; la France ne peut point se résigner au péril d’une infériorité d’organisation et de préparation militaires parce qu’elle ne veut point être exposée à une de ces surprises qui accablent les états où l’on a l’illusion et non la réalité de la force. Mais pourquoi, grand Dieu ! de telles surprises sont-elles encore possibles ? pourquoi les craintes qu’elles inspirent sont-elles assez sérieuses pour faire dévier des voies naturelles de notre siècle les peuples les plus civilisés ? Hélas ! pour une seule raison : c’est parce que les peuples ne sont point encore arrivés à une civilisation assez avancée pour être maîtres de leurs destinées ; c’est parce qu’ils ne s’appartiennent point ; c’est parce qu’ils ont placé au-dessus d’eux des hommes qui, sans les consulter, sans les prévenir, par des voies obscures, par des combinaisons ourdies dans le mystère, entre quelques intéressés, ont le pouvoir de les compromettre dans les entreprises, les plus téméraires et les plus violentes. La continuation en Europe des autorités despotiques et de pouvoirs qui sont en mesure de mettre les ressources de la dictature au service de leurs vues secrètes, voilà le suprême danger dont elle n’a point cessé encore d’être menacée, voilà la cause immanente des sacrifices que les peuples européens font toujours à la guerre, voilà le grand agent de la barbarie persistante qui étonne, torture et humilie l’intelligence humaine. Quand on arrive à cette cause première des malentendus qui divisent encore de grandes nations et des calamités qu’elles sont exposées à s’infliger mutuellement par la guerre, il semble que deux peuples aussi avancés que ceux de France et d’Allemagne devraient s’unir dans une même inspiration et dans un même effort pour secouer un tel joug. Pour les Allemands, comme pour nous, il n’y aura de paix et de véritable gloire humaine que dans la liberté. Des deux nations, la plus influente et la plus heureuse, qu’on en soit sûr, sera celle qui prendra la première possession d’elle-même par la liberté, qui se soustraira la première au gouvernement personnel des cours, qui renoncera la première avec sincérité aux ambitions d’agrandissement, qui désavouera la première les menées de la politique secrète, qui parviendra la première à discuter ses affaires au grand jour, en pleine franchise et avec une loyale confiance dans la raison et l’équité de ses voisins. Si la France au moins, qui n’a plus d’expérience à faire en matière de politique secrète et personnelle, avait assez de flamme patriotique et de courage désintéressé, pour porter ses institutions intérieures au niveau d’un libéralisme élevé, elle retrouverait la sympathie des peuples, elle pourrait les guider par de généreux exemples, elle leur communiquerait de nobles émulations, elle anéantirait bientôt chez eux par une force morale irrésistible les influences perverses qui les excitent et les arment contre nous.

Cet incident du Luxembourg fournit matière à des pensées graves ; il a aussi son côté, comique. L’alarme sourde à laquelle il a donné lieu pendant quelques jours a été un singulier phénomène. Le caractère de cette émotion tournait au fatalisme idiot. Il y avait des gens en très grand nombre qui proclamaient la guerre inévitable avec une sorte d’opiniâtreté stupide, comme s’ils eussent reçu communication des pages fatidiques que les enfans divins passent aux sibylles de Michel-Ange. Suivant eux, le roi de Prusse voulait la guerre, M. de Bismark la voulait, le gouvernement français la voulait. Les précautions militaires prises en France, qui ne sont que la préparation naturelle et régulière que l’administration eût dû opérer depuis longtemps, — qu’il eût fallu entreprendre même dans les circonstances les plus pacifiques, — étaient représentées comme des armemens immenses et précipités. Il fallait être cuirassé contre le ridicule pour avoir l’audace d’avouer qu’on ne désespérait point de la paix. En contraste avec cette crédulité à la guerre qui s’était emparée d’une portion du public comme un fanatisme stupide, il s’est produit dans des rangs nombreux des manifestations pacifiques inspirées par les sentimens les plus honnêtes en faveur de la paix. Les représentans les plus éminens des opinions libérales n’ont point cessé un instant d’être pacifiques, et se sont constamment montrés prête à subordonner les sentimens secondaires et les vues particulières des partis aux intérêts supérieurs du patriotisme. Dans le gouvernement, la cause de la paix, d’une paix honorable, parfaitement compatible avec la dignité de la France, a dicté les résolutions décisives. La paix dans la limite des justes exigences de l’honneur du pays a dû avoir des défenseurs convaincus et persévérans dans le ministre d’état et des finances et dans le ministre de l’intérieur : l’un est le représentant obligé des grands intérêts pacifiques du pays ; la mission de l’autre est d’étudier l’opinion publique, de saisir ses tendances et ses vœux, et l’opinion publique a été franchement contraire à une guerre qui ne serait point imposée à la France comme une nécessité d’intérêt et d’honneur. Les plus piteuses figures dans cette crise ont été celles des publicistes qui l’année dernière commirent la faute de prêter à la politique de M. de Bismark un concours naïvement passionné. Ces pacifiques d’il y a un an, par une singulière pente d’esprit, sont devenus cette année des belliqueux à outrance. Une chose vraiment ennuyeuse dans ces polémiques sur les questions de paix ou de guerre et sur la politique extérieure, c’est la rhétorique imperturbablement sérieuse qu’on y apporte. Le style, c’est l’homme, disait Buffon. Le style de la presse contemporaine n’est point la nation. Les écrivains qui se chargent de représenter devant l’Europe l’opinion de la France en seraient des interprètes plus fidèles, s’ils parlaient quelquefois de paix et de guerre sans déclamation et sans emphase, avec un peu de sang-froid souriant et d’orgueil enjoué.

Le bien sort souvent du mal, et il ne serait point impossible que l’échauffourée du Luxembourg amenât quelques résultats heureux pour la conduite générale de l’Europe. Il est maintenant démontré qu’une conférence diplomatique peut être encore bonne à quelque chose. Il est également acquis que l’Angleterre ne s’est point encore séparée de l’Europe, et qu’il est parfois utile d’appeler son concours dans les affaires du continent. L’Autriche et l’Italie ont trouvé là l’occasion de faire du zèle avec à-propos, et de prendre une place importante dans le débat des intérêts européens. L’Autriche s’est vaillamment remise en selle en revenant à sa vieille vocation de diplomatie. M. de Beust, que M. de Bismark, avec un esprit de rancune peu habile et point généreux, avait refusé de voir après Kœniggraëtz, s’est vengé d’ne façon piquante et noble des procédés du ministre prussien en faisant accepter ses bons offices et lui rendant le service d’un arbitrage actif et empressé. La Russie, qui a cessé de se recueillir, a pris vivement part à la réunion et à la délibération, des puissances. Un semblant d’autorité collective de l’Europe s’est donc reconstitué, et si des questions générales s’élevaient encore, il est probable qu’on reprendrait goût à les traiter ensemble et à prévenir les chocs violens. Nous n’avons guère le droit d’être optimistes ; il ne faut pas cependant refuser d’admettre ces nouvelles tendances parmi les garanties de la paix générale. Une circonstance heureuse, croyons-nous, et qui a beaucoup contribué au prompt succès de la conférence, c’est en Angleterre la présence de lord Stanley au foreign-office. les qualités personnelles du jeune ministre se sont montrées en cette occasion sous leur meilleur jour. Lord Stanley est, avant tout, un homme pratique qui maintient ses idées sous la discipline de la plus exacte logique. Il est franc et simple. Sous sa présidence, une délibération ne pouvait pas s’écarter de la ligne droite. Un moment, on lui a reproché un peu de timidité. Il paraissait hésiter à engager la garantie de l’Angleterre dans la neutralisation du Luxembourg ; mais, comme il était visible que l’adhésion des puissances à cette neutralisation était la condition essentielle de la paix, il a vite dominé ses scrupules excessifs. La célérité des travaux de la conférence semble avoir été pour lui uni sujet d’orgueil. Son ton dans ses explications à la chambre des communes sur la conclusion du traité était animé d’une émotion de joie contenue qui a été partagée par l’auditoire. Quand nous voyons la simplicité et la cordialité naturelle avec laquelle les ministres anglais répondent aux questions qui leur sont adressées dans les chambres, il nous est impossible de ne point faire un retour pénible sur les procédés ministériels français dans les circonstances analogues. Ici nous gâtons tout par de raides formalités ; le pouvoir se croit toujours obligé de faire sentir sa domination et sa supériorité ; il ne sait point être naturel, nous mêlons à tout une solennité pédantesque. Au lieu de donner les explications aux chambres avec la rondeur et la bonne grâce qui animent la vie politique et lui prêtent les aménités de la vie de société ; nous affublons nos ministres d’uniformes, et nous les envoyons aux « grands corps de l’état » munis de petits papiers couverts d’un texte fixé invariablement que ne peut échauffer ni colorer le sentiment intime et spontané de l’orateur. Cette mise en scène est par trop classique ; le romantisme anglais est plus vivant et plus amusant.

Tandis que lord Stanley travaillait à son succès diplomatique, M. Disraeli continuait à poursuivre laborieusement dans la chambre des communes le succès de son bill de réforme. On peut affirmer aujourd’hui que cette toile de Pénélope sera terminée dans cette session. M. Disraeli a toujours été fidèle à la même tactique, étudier le sentiment de la majorité de la chambre des communes et y céder lorsque ce sentiment se manifeste contre quelque clause du projet ministériel. Le droit de suffrage dans les bourgs est fondé sur le domicile constaté par l’acquittement des taxes municipales et sur une certaine durée de résidence. Le bill portait cette durée à deux ans ; l’opposition demandait qu’elle fût restreinte à douze mois ; la différence n’avait pas de réelle importance, et déjà lord Derby, en répondant à une députation d’ouvriers, avait donné à comprendre que le gouvernement ne se mettrait pas sur ce point en travers de la volonté de la majorité. La condition d’une année de résidence a été en effet votée par une majorité de plus de 90 voix, et le cabinet s’est soumis à cet arrêt. Une autre condition, celle-ci plus importante, était la constatation du domicile par le paiement des taxes. La difficulté vient de ce que, grâce à une combinaison légale prise autrefois dans l’intérêt de la perception des taxes et des classes pauvres, les propriétaires dans certains cas prennent eux-mêmes la responsabilité de l’acquittement des taxes dues par les locataires, et les comprennent dans le montant des loyers. Ce sont les locataires formant cette catégorie qu’on appelle en Angleterre des compound householders. Ces compound householders ont été le grand prétexte à dispute dans le bill de M. Disraeli. Devaient-ils être privés du suffrage, puisqu’ils ne payaient point directement les taxes ? Ils les payaient cependant en définitive, mais d’une façon indirecte par l’intermédiaire des propriétaires ; alors était-il possible de les exclure sans violer un principe d’égalité et de justice ? Les adversaires du projet de loi y trouvaient une autre incohérence ; il est des bourgs en Angleterre où le système des compound householders, est pratiqué sur une vaste échelle, et il en est beaucoup d’autres où il n’est point appliqué du tout. Il y aurait donc, si le bill ministériel refusait le suffrage à cette classe de domiciliés, une inégalité réelle dans la composition des corps électoraux des divers, bourgs de l’Angleterre. Ces contradictions, on le comprend facilement, peuvent être corrigées par des dispositions particulières du bill de réforme ou par des amendemens à la loi qui régit les compound householders. L’essentiel, c’était d’assurer aux domiciliés de cette catégorie la faculté de payer directement leurs taxes quand il leur plairait de se faire inscrire sur les listes électorales. L’opposition, pour simplifier, voulait que l’on attachât d’une façon générale le droit de suffrage à un chiffre de loyer très minime vers lequel vînt expirer l’Imposition des taxes. Le gouvernement n’a point cédé et a obtenu une majorité de 66 voix. Ce vote décide du sort du bill. Il a été obtenu par le concours de près de cinquante libéraux. M. Disraeli, qui mène cette campagne avec beaucoup de dextérité, et de bonne grâce, attachera donc son nom à une des grandes évolutions de la constitution anglaise, et réglera pour une longue période d’années une question qui depuis quinze ans était une cause permanente de dissolution pour les cabinets et d’embarras pour les partis. C’est M. Disraeli qui disait du derby des courses d’Epsom : C’est le ruban bleu du sport. On peut dire en Angleterre d’un homme qui a réussi à faire entrer dans la législation constitutionnelle un acte de réforme électorale et parlementaire qu’il a gagné le cordon bleu de la politique. Au milieu des travaux diplomatiques et législatifs du cabinet, les tentatives de manifestations populaires ont été renouvelées par les chefs de la ligue de la réforme. Grâce à la discipline à laquelle les classes populaires se forment de bonne heure en Angleterre dans les vastes associations, la dernière manifestation réformiste de Hyde-Park n’a donné lieu à aucun des désordres qu’on avait paru redouter un instant. Les chefs de la ligue, en s’emparant avec des milliers d’hommes, des parcs de Londres pour y débiter leurs harangues, dépassent un peu la mesure, et précisément pour cela l’opinion générale, qui en Angleterre est juste et sagace, voit d’assez mauvais œil leur bruyante entreprise. Le droit de réunion n’est contesté aux ligueurs réformistes ni par le gouvernement ni par aucun parti ; mais l’opinion publique est choquée de les voir à certains jours accaparer Hyde-Park et enlever ainsi à la population tranquille la jouissance d’un lieu de promenade et de plaisir ; Il y a là l’empiétement arbitraire d’un parti sur les convenances, et jusqu’à un certain point sur les droits de la population paisible d’une ville. les meetings de Hyde-Park n’ont donc point servi à la propagande de la ligue de la réforme. Cependant tel est en Angleterre le respect de la loi que le gouvernement ne s’est point crû autorisé, même au nom d’un intérêt d’ordre public, à interdire l’entrée du parc à la manifestation populaire. Les légistes conseillers de la couronne, parmi lesquels figurait lord Cairns, ont déclaré avec franchise qu’ils ne connaissaient aucune loi au nom de laquelle le gouvernement pût s’opposer à la manifestation et poursuivre les auteurs de l’invasion organisée de Hyde-Park. Pour retirer à la ligue de la réforme, non certes le droit de réunion, — personne n’y songe — mais la faculté de faire des irruptions en masse dans les parcs, il faudrait une loi. Que dire de cette libéralité de mœurs publiques, quand on songe à notre projet de loi sur le droit de réunion, dont l’exercice ne sera permis que dans des endroits clos, avec la présence d’un magistrat chargé de contrôler la discussion et au besoin de dissoudre l’assemblée ? Voilà comme toujours l’on nous traite, voilà comme on nous élève à l’école de l’autorité et du respect ! On dirait que nous ne sortons jamais du collège : le pion est toujours là. La politique romantique est la meilleure ; malheureusement ce n’est point la nôtre.

L’Italie serait en meilleure veine, si le plan financier de M. Ferrara confirmait la bonne impression que le résumé télégraphique en a donnée. Le nouveau ministre aurait fait son siège pour une première période allait jusqu’à la fin de1869 ; sur les biens du clergé, il aurait une première ressource facile à réaliser ; il pourrait prélever en outre sur ces biens une valeur de 450 millions tout en laissant au clergé le revenu d’une dotation encore splendide ; il pourrait enfin négocier ce gage de 450 millions à une combinaison de grandes maisons et d’établissemens de banque de Paris. M. Ferrara, avec ces ressources, comblerait les déficits jusqu’à la fin de 1869, et ramènerait prochainement l’Italie à la circulation métallique. L’énergique et courageux ministre croit possible un mouvement symétrique dans le budget ordinaire d’augmentation des recettes et de diminution des dépenses. Il n’établira d’ailleurs aucun impôt nouveau avant 1869, se proposant de solder les services de 1867 et 1868 par les ressources extraordinaires. M. Ferrara pense à réaliser des économies importantes dans les services administratifs ; il réduira le nombre des préfets de 59 à 40 ; il diminuera aussi le nombre des universités, ce qui est, à ce qu’il paraît, compatible en Italie avec une meilleure organisation de l’instruction publique. Quoi qu’il en soit, l’exposé financier de M. Ferrara a produit une impression favorable. Il faut que les Italiens comprennent bien que pour eux le seul homme nécessaire aujourd’hui est un ministre des finances. Si M. Ferrara est ce ministre, ils feront bien d’être dociles à ses conseils et de le garder.

M. Duvergier de Hauranne avance avec une vigueur soutenue dans sa grande œuvre historique. Le huitième volume de son Histoire parlementaire vient de paraître. Si l’on pouvait ne regarder qu’aux mérites de ce livre, à l’abondance des recherches, aux informations inédites qui ouvrent des jours nouveaux sur le caractère des hommes publics et la marche accidentée des partis, aux vifs et fidèles résumés des débats parlementaires, peu de lectures présenteraient un intérêt plus solide et plus varié. Cependant à travers ces récits, ces portraits et ces discussions c’est la destinée politique de la France qui s’agite ; on ne peut l’oublier, et on ne peut non plus se défendre d’une douleur poignante quand on voit les absurdités, les folies qui ont sous la restauration empêché la France de s’approprier définitivement les institutions constitutionnelles. C’est la période la plus agitée et la plus réactionnaire du cabinet de M. de Villèle que nous raconte le huitième volume ; nous sommes là en plein dans la loi du sacrilège, dans le droit d’aînesse, dans le travail de la congrégation. L’ivresse des vieilles idées, des idées contraires aux principes et à la nature des sociétés modernes, transporte le parti dominant et le mène à la ruine. Ce qui effraie dans cette lecture, c’est qu’elle nous apprend qu’il y a des infatuations, des difformités d’intelligence qui sont inguérissables, et qu’on voit reparaître à chaque génération nouvelle. Le temps actuel ne reproduit-il pas une grande partie des aberrations qui ont perdu la restauration ? On passe en regardant avec un sentiment de pitié ou de moquerie devant ces « ailes de pigeon, » ennemis acharnés et ridicules de la liberté, fauteurs aveugles de tous, les complots du despotisme contre l’esprit moderne ; mais quand on ramène sa pensée vers le présent, a-t-on le droit de s’enorgueillir au nom des temps actuels de la comparaison des deux époques ? Quand, par exemple, on est obligé de lire les amendemens présentés au projet de la loi sur la presse par certains de nos députés rétrogrades, est-on bien venu à railler ou à maudire ces pauvres ultras de la restauration mis en démence par le fanatisme absolutiste ?

E. Forcade.


L. Buloz.