Chronique de la quinzaine - 14 mai 1902

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Chronique n° 1682
14 mai 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai.


Les élections de ballottage du il mai ont complété celles du 27 avril, sans causer de surprises à personne : on savait, à un très petit nombre de noms près, quels devaient être les vainqueurs et les vaincus. Nous parlons des candidats à titre individuel ; car, s’il s’agit des partis eux-mêmes, il n’y a eu en réalité ni vaincus ni vainqueurs. Les uns et les autres ont gardé leurs positions antérieures, et la Chambre nouvelle ressemblera beaucoup à l’ancienne. Ce n’est pas un compliment que nous lui faisons ; mais il faut voir les choses comme elles sont. Le pays, n’ayant pas été atteint dans ses intérêts matériels par une politique qui jusqu’ici a troublé surtout ses intérêts moraux, est resté indifférent et inerte ; il n’a pas répondu aux appels passionnés qui lui ont été adressés. Chaque parti a fait des pertes et des gains qui se compensent numériquement, et le gouvernement a conservé sa majorité. Ses amis disent même qu’elle est augmentée, ce qui est douteux. En tout cas, le résultat est pour lui médiocre. Un ministère qui est au pouvoir depuis trois ans, qui a eu aussi longtemps entre ses mains toutes les forces administratives et en a largement usé et abusé, qui a renouvelé tous les vieux excès de la candidature officielle, et dont en fin de compte l’immense effort n’aboutit à rien, na pas le droit de se montrer bien fier.

On peut sans doute en dire autant du parti républicain libéral ; mais sa situation était beaucoup plus difficile : il avait à lutter contre tout et contre tous. Le gouvernement le combattait à outrance. À droite, on le trouvait trop avancé et trop compromis avec le passé ; à gauche, on l’accusait de réaction et de complaisance envers le nationalisme. Il était pris entre deux feux. Sa modération lui attirait de toutes parts des reproches de tiédeur : et il ne donnait en effet faction, ni aux exaltés de droite, ni aux exaltés de gauche. Des prophètes de malheur annonçaient dès lors, non sans quelque vraisemblance, qu’il serait cruellement écrasé entre les deux armées en présence, et que la victoire, de quelque côté qu’elle se prononçât, serait faite à ses dépens. Les socialistes et les réactionnaires devaient se partager ses dépouilles. Il n’en a rien été. Après la bataille, et lorsque la fumée commence enfin à en tomber, on trouve le parti libéral sain et sauf. Il a perdu, il est vrai, quelques-uns de ses membres les plus sympathiques et les plus utiles, comme M. Alicot ; mais tous ses chefs de file ont été réélus sans exception dès le premier tour de scrutin. Aucun ne manque à l’appel. On ne peut pas en dire autant des socialistes, ni des radicaux. Les premiers ont perdu M. Viviani, leur plus brillant orateur, M. Allemane, M. Jourde, M. Zévaès, et leur représentant au ministère, M. Millerand, n’a passé au second tour de scrutin qu’à 300 voix de majorité. Il avait eu 3 000 voix de plus il y a quatre ans. Il s’en est fallu de peu qu’il ne restât parmi les morts. Tout ce qu’on peut dire de lui, ainsi que de M. Brisson, c’est qu’ils se sont tirés d’affaire. Mais le radicalisme a été atteint dans la personne de M. Brisson. Il l’avait été déjà, et d’une manière irrémédiable, dans celle de M. Mesureur. En somme, contrairement aux espérances des uns et aux craintes des autres, les radicaux n’ont pas gagné de terrain, et les socialistes en ont perdu. Ces derniers devaient être légion dans la nouvelle Chambre ; leur phalange y revient, au contraire, un peu amoindrie.

Si on les considère à ce point de vue, qui est le vrai, les élections auraient sans doute pu être meilleures, mais on ne peut pas dire qu’elles soient mauvaises. Le pays a montré qu’il ne se laisserait pas entraîner aux extrêmes. Il a condamné le sociahsme ; il abattu froid au radicalisme ; il a échappé à l’énorme pression officielle qu’on a exercée sur lui. La nouvelle Chambre ressemble, avons-nous dit, à la dernière ; mais peut-être serait-il injuste de juger celle-ci par ce qu’on lui a fait faire. Lorsqu’elle est sortie, au mois de mai 1898, des élections de cette époque, on aurait certainement pu en tirer un autre parti : par malheur, on ne pouvait compter pour cela sur aucun des ministères qu’on lui a successivement infligés, et moins encore sur le dernier que sur tout autre. Le ministère Waldeck-Rousseau s’est imposé à elle comme un fait qui l’a d’abord étonnée et révoltée, mais avec lequel il a fallu composer ensuite. Ce ministère a duré, on sait par quels moyens. Grâce à sa durée même, aussi bien qu’à la proximité des élections, la Chambre s’est peu à peu divisée en deux partis, les ministériels et les anti-ministériels, classification empirique et sommaire qui ne correspondait à aucun programme défini. Le ministère, en efifet, était une coalition hybride à laquelle une autre coalition a répondu. Produit de l’affaire Dreyfus, il aurait dû ne pas lui survivre : en le faisant, il a profondément faussé et sophistiqué la situation. Par la force des choses et par celle de l’habitude, on continue aujourd’hui de classer les élus en ministériels et en anti-ministériels, et on suppute la force respective des deux partis : mais quand le ministère aura disparu, on apercevra nettement ce qu’a d’artificiel un système de numération qui réduit les partis pohtiques à n’être plus qu’une chentèle personnelle, au grand détriment de leur autorité et un peu de leur honneur politique. L’entraînement des circonstances a poussé, parfois au hasard, ceux-ci dans un sens etceux-là dans l’autre. Le jour où, par suite de la retraite du ministère, chacun retrouvera sa liberté changera bien des choses. La Chambre nouvelle prendra alors conscience d’elle-même, et le moment sera venu où nous pourrons la mieux juger.


Le comte Goluchowski a prononcé devant les Délégations austrohongroises un discours qui a été l’objet d’une attention particulière. On se demandait ce qu’il dirait sur plusieurs points très importans. La Triple Alliance arrive, au mois de mai de l’année prochaine, à son terme naturel. Sera-t-elle renouvelée, et dans quelles conditions ? Qu’adviendra-t-il des traités de commerce, qui seront renouvelés eux aussi, mais après avoir été l’objet de modifications assez profondes ? Enfin que faut-il penser de la situation des Balkans ? Ces questions embrassent la poUtique européenne tout entière.

Le discours de l’Empereur et roi avait été remarquablement bref. Tout le monde l’a remarqué, et on en aurait conclu que la diplomatie austro-hongroise se croyait tenue en ce moment à une grande réserve, si le comte Goluchowski n’était pas venu, bientôt après, fournir la plupart des explications qu’on attendait de lui. Il est entré tout de suite dans son sujet en parlant de la Triple Alhance. « Les trois gouvernemens, a-t-il dit, ont échangé des assurances formelles au sujet de leur ferme intention de maintenir dans toute sa valeur le traité d’alhance existant, et de procéder en temps utile à la signature des actes y relatifs. » L’affirmation paraît catégorique : cependant on pourrait épiloguer sur le sens exact de l’expression que le traité sera maintenu « dans toute sa valeur. » Cela ne signifie pas nécessairement qu’il le sera dans son texte primitif. Mais il n’y a pas lieu d’insister sur ce point, car le comte Golucliowski, amené à s’expliquer davantage devant la délégation autrichienne, s’est exprimé comme il suit : « Les puissances composant la Triplice ont dû se demander quelle combinaison répondait le mieux à leurs intérêts, et c’est ainsi que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie en sont arrivées à cette conclusion que la base éprouvée de la triplice devait être maintenue au profit de la paix de l’Europe, et ne devait être changée en rien. » Cette fois, aucune hésitation n’est possible ; la Triple AlUance sera renouvelée dans son texte comme dans son esprit. Elle le sera du moins par l’Allemagne et par l’Autriche-Hongrie : les déclarations du comte Goluchowski ne pouvaient pas s’étendre plus loin. Il a parlé pour lui et pour son principal allié ; mais il ne l’a pas fait, et sans doute il ne pouvait pas le faire pour d’autres. Nous n’éprouvons aucun embarras à nous expliquer ici en toute liberté et franchise. Les stipulations particulières qui unissent l’Autriche-Hongrie à l’Allemagne ne nous touchent que d’une manière indirecte, et lorsqu’on dit qu’elles ne seront pas modifiées, cela ne nous cause aucune surprise, car nous nous y attendions, et nousji’avons rien fait pour qu’il en fût autrement. Il n’en est pas de même de l’Italie. Nos rapports avec celle-ci sont devenus confians et cordiaux, de défîans et de tendus qu’ils avaient été trop longtemps. A partir de ce moment, tout le monde a cru des deux côtés des Alpes, non pas que Tltahe ne renouvellerait pas son adhésion à la Triple Alliance, mais qu’elle le ferait dans des conditions qui ne seraient plus tout à fait les mêmes qu’autrefois. Des journaux italiens, comme la Tribuna, ont été les premiers à le dire, et ils ont même ajouté qu’une conduite différente serait peu loyale à l’égard de la France. Nous savons de reste que des articles de journaux n’engagent pas d’autre responsabilité que celle de leurs rédacteurs, et que la responsabilité des rédacteurs de journaux est, au point de vue international, chose insignifiante : cependant l’opinion est quelque chose dans des pays parlementaires et libres comme le sont la France et l’Italie, surtout lorsqu’elle a été encouragée par l’attitude des gouvernemens. Il est incontestable que, si M. Prinetti tenait le même langage que le comte Goluchowski, et peut-être même s’il laissait croire par son silence que le traité d’alUance au bas duquel l’Itahe s’apprête à mettre sa signature n’a subi aucun changement, la déconvenue serait grande, et qu’il en résulterait inévitablement certaines conséquences.

Nous ne voulons ni ne pouvons entrer dans le fond des choses : ce serait courir le risque de nous égarer. Quand nous parlons du traité d’alliance, nous y comprenons tous les arrangemens annexes qui lui donnent sa valeur pratique. C’est une croyance très générale qu’il y a là des clauses dont le caractère agressif à notre égard n’est pas douteux. Qu’on les y ait insérées à un moment où la politique italienne s’inspirait de préoccupations aujourd’hui dissipées, cela s’explique ; mais qu’elles y soient maintenues, maintenant qu’un autre esprit a prévalu à Rome comme à Paris, cela ne s’expliquerait plus. L’Italie est libre sans doute, comme nous le sommes nous-mêmes. Toutefois, lorsqu’on a adopté une politique, il est naturel de croire qu’on en a prévu les conséquences et qu’on les a admises. Mais à quoi bon insister ? Le comte Goluchowski n’a parlé que pour son gouvernement. Si nous avons présenté quelques observations sur le côté italien de la question, c’est parce que la presse italienne elle-même en a donné l’exemple. Nous ne sommes pas les seuls à avoir remarqué ce qu’il y a eu d’un peu trop général, au moins en apparence, dans les intentions du discours aux Délégations. Et cela appelait les réserves que nous avons faites.

Au surplus, le comte Goluchowski a parfaitement défini le caractère des diverses alliances européennes, triple alliance d’un côté, double alliance de l’autre. « Érigée, a-t-il dit, sur une base d’intérêts parallèles, libre de tendances agressives, l’alUance éminemment conservatrice des puissances centrales de l’Europe continuera de poursuivre les buts sublimes et pacitiques auxquels elle doit son origine, avec une conûance d’autant plus ferme que, selon les déclarations compétentes données à maintes reprises sur les buts non moins pacifiques de l’alliance des deux puissances à elle opposée, eUe peut envisager ce groupement comme un complément précieux et favorable à sa propre tâche. » Le ministre austro-hongrois se félicite donc de l’existence de la double à côté de la triple Alliance : nous lui en donnons acte. Il approuve la création et l’action de l’une et de l’autre. « Ces actions en quelque sorte parallèles, dit-il, ont déjà porté des fruits prospères et s’éprouveront aussi bien dans l’avenir, d’autant plus que leur substance consiste pour chaque participant, non seulement dans la garantie de son état de possession, mais qu’il atteint au plus haut point la tendance à paralyser les contre-coups nuisibles des événemens qui peuvent arriver dans d’autres contrées. » Ainsi l’objet des alliances européennes est double. Les puissances commencent par se garantir leurs possessions actuelles ; puis elles portent plus loin leurs préoccupations. Des événemens qui se produisent quelquefois dans des contrées lointaines peuvent aA’oir pour elles des contre-coups nuisibles qu’il s’agit de prévenir ou de détourner. En conséquence, elles se groupent conformément à leurs intérêts généraux. N’est-ce pas ce qui a eu lieu en Extrême-Orient comme en Orient ? Le comte Goluchowski fait un éloge assez imprévu des arrangemens de fraîche date qui ont été conclus en Extrême-Orient entre l’Angleterre et le Japon d’une part, la France et la Russie de l’autre. « Je voudrais citer, dit-il, comme exemple, le récent traité anglo-japonais concernant la Chine et la Corée, qui fut immédiatement suivi par la convention franco-russe. Leurs stipulations sont pénétrées du même esprit qui présida à l’établissement de notre propre Alliance. Là aussi se trouve exprimé le désir de prévenir les dangers qui pourraient résulter des questions d’Extrême-Orient pour la paix générale. Là aussi se trouve, en maintenant le statu quo et en assurant l’intégrité territoriale des États mentionnés, le moyen le plus efficace de supprimer les complications… Les avantages de ces situations internationales nettes et claires deviennent d’autant plus saillans que celles-ci n’excluent pas du tout les conventions particulières entre les puissances des différens groupes. » Le discours insiste sur ce dernier point. Si les puissances athées sont rapprochées par leurs intérêts généraux, il peut fort bien arriver aussi que leurs intérêts particuliers les rapprochent des puissances appartenant à un autre groupe. Elles sont alors en droit, sans manquer en aucune manière à leur premier engagement, d’en conclure de nouveaux qui n’y sont pas opposés. Ramenées à ces principes, les alliances européennes deviennent plus souples et laissent plus de liberté à leurs adhérens. Ici, le comte Goluchowski fait une allusion directe au rapprochement qui s’est opéré entre l’Italie et la France. Cela lui paraît excellent. Il n’y a aucune raison d’après lui pour que l’Italie, parce qu’elle est l’alliée de l’Allemagne et de l’Autriche, et la France parce qu’elle est celle de la Russie, ne s’entendent pas directement sur des intérêts spéciaux qui, en somme, ne regardent qu’elles. En parlant de la sorte, le comte Goluchowski fait preuve à la fois de largeur d’esprit et de bon sens. Mais il faut une mesure en tout, et il y aurait évidemment quelque chose d’excessif à dire que, tous les malentendus ayant été dissipés entre la France et Italie, celle-ci doit maintenir quand même dans son traité d’alliance les stipulations qui y avaient été insérées contre celle-là. Ce serait aller à l’encontre du but qu’elles ont poursuivi toutes deux.

Un député jeune-tchèque, M. Kramarz, a demandé au comte Goluchowski si les gouvernemens alliés verraient un inconvénient à publier le texte de leur traité. Il a répondu affirmativement. Ce n’est, a-t-il dit, que dans des cas exceptionnels que cette publication pourrait avoir lieu, et, au surplus, il en est de même en ce qui concerne le traité franco-russe. Cette discrétion ne nous étonne pas. Sans doute notre curiosité prendrait un vif intérêt à la lecture du traité, mais elle ne serait complètement satisfaite que si on nous livrait en même temps toutes les conventions annexes, et c’est ce qu’il est impossible de faire. Aussi prenons-nous aisément notre parti de la réserve des gouvernemens alliés. Le prince de Bismarck, en 1888, a publié le texte du traité conclu neuf ans auparavant par l’Allemagne et l’Autriche, et qui peut-être n’a pas été depuis bien profondément remanié. Cette révélation ne nous a pas appris grand’chose, et on n’a même pas très bien compris pour quel motif le chancelier allemand avait jugé à propos de la faire. Nous nous en tenons pour le moment à l’affirmation du comte Goluchowski, à savoir que l’alliance austro-allemande sera renouvelée telle quelle. Elle nous suffit.

En ce qui concerne le renouvellement des traités de commerce, le comte Goluchowski a exprimé l’espoir que les dix-huit mois à courir avant leur expiration seraient mis à profit d’une manière utile. Les traités seront renouvelés ; cela ne fait à nos yeux l’objet d’aucun doute ; mais la tâche sera très laborieuse, les deux gouvernemens devant rencontrer en eux-mêmes plus de difficultés encore que chez l’autre contractant. On connaît de reste celles que les prétentions des agrariens suscitent à M. de Bulow : après avoir fait preuve de souplesse et de complaisance, il doit maintenant faire preuve d’énergie pour les surmonter. L’œuvre ne réussira, dit de son côté le ministre austro-hongrois, que « si les différens États avec lesquels nous sommes en relations y apportent assez de modération pour que, sans sacrifier leurs intérêts vitaux, ils rendent la conciliation possible. » Mais il ajoute que, d’autre part, « un accord complet est nécessaire entre les deux parties de la monarchie austro-hongroise pour agir en face de l’étranger comme une nation unie et compacte, et par conséquent forte. » Cet accord n’existe pas encore. On l’établira sans doute et la négociation aboutira. Les traités seront renouvelés. Toutefois, le comte Goluchowski a tenu à ce sujet un langage assez différent de celui qu’il tenait l’année dernière. Il avait établi alors une distinction essentielle et profonde entre les traités commerciaux et les traités politiques, affirmant la supériorité des seconds sur les premiers, et leur absolue indépendance à leur égard. Il semblait, à l’entendre, que les intérêts politiques des grands États avaient quelque chose d’abstrait et que leur conciliation s’opérait dans des régions si élevées que l’influence des intérêts matériels ne s’y faisait pas sentir, et ne pouvait, en tout cas, y causer aucune perturbation. C’était là une conception un peu « sublime », si l’on nous permet d’employer à notre tour une expression dont le comte Goluchowski s’est servi dans son discours pour caractériser le but de la Triple Alliance. Cette année, il ne va plus aussi loin dans la différence qu’il fait entre la politique et le commerce. « Quant à la connexité des questions politiques avec les questions économiques, il n’est pas possible, dit-il, d’avoir une alliance politique et une guerre économique. » Cette opinion, qui a toujours été la nôtre, est nouvelle dans sa bouche. Il s’est aperçu que, si l’homme ne vivait pas seulement de pain, il en avait pourtant besoin pour vivre, et que la tâche de son gouvernement était de le lui assurer. Les questions commerciales deviennent de plus en plus, entre les États, les questions politiques par excellence. Il est peu probable, en somme, que les stipulations politiques de la Triple Alliance aient l’occasion d’être appliquées de sitôt, tandis que celles des traités de commerce s’appliquent tous les jours. Elles déterminent en grande partie les conditions d’existence des peuples. Aussi le comte Goluchowski conclut-il dans son discours à la délégation autrichienne qu’il « faudra que tous les gouvernemens s’efforcent d’obtenir la concordance des rapports économiques avec les rapports politiques. » Nous souhaitons sincèrement qu’ils y réussissent.

Enfin le comte Goluchowski a consacré une partie considérable de son discours à la question des Balkans. Cette question, qui intéresse toute l’Europe, mais d’une manière plus étroite l’Autriche-Hongrie et la Russie, permet dans une certaine mesure de se rendre compte du degré d’intimité et de confiance que présentent les rapports de ces deux grands pays. Au fond, lorsque l’Autriche et la Russie sont parfaitement d’accord pour maintenir le statu quo dans les Balkans, il y a peu de danger de le voir troubler, quelle que soit d’ailleurs l’activité des impatiences et des intrigues qui se produisent sur un point ou sur un autre. Il y a cinq ans, en 14897, l’Autriche et la Russie ont établi entre elles une entente, qui a été de part et d’autre loyalement respectée depuis lors, en vue d’écarter des régions balkaniques tout ce qui pourrait en troubler la tranquillité. « Dès le moment, dit à ce sujet le comte Goluchowski, où on a pu constater sans conteste que ni nous ni la Russie ne poursuivions des projets égoïstes en Orient, et moins encore ne cherchions d’augmentations territoriales, il a fallu logiquement que la méfiance, qui compromettait depuis des années les relations mutuelles des deux pays, disparût et fît place à cette disposition heureuse dont nous jouissons à présent. » Ainsi, dans le passé, c’était la défiance qui existait entre Vienne et Saint-Pétersbourg ; aujourd’hui c’est la confiance ; et on voit là un nouvel exemple de la faculté qu’ont les puissances qui appartiennent à un système d’alliances de s’entendre sur un point spécial avec celles qui se rattachent à l’autre. Le rapprochement qui s’est opéré entre l’Autriche et la Russie au sujet des Balkans ressemble beaucoup à celui qui a eu lieu entre la France et l’Italie au sujet de la Méditerranée, et nous nous félicitons du premier, comme le comte Goluchowski se félicite du second. Toute l’Europe, en effet, désire que la tranquillité des Balkans soit maintenue. Courrait-elle par hasard des risques en ce moment ? Le discours aux Délégations laisse à cet égard l’esprit un peu perplexe.

Il y a de l’irritation, presque de la colère, dans la façon dont le comte Goluchowski parle des Balkans. Heureusement les deux gouvernemens sont là, et leur accord est absolu. Mais, dit-il, « quelque sincère que soit leur zèle en vue d’éviter tout ce qui pourrait entraver le maintien de la paix, on ne peut pas oublier d’autre part que les buts de leur politique se trouvent en opposition grave avec les aspirations d’un groupe d’élémens louches qui font métier de pêcher en eau trouble, et qui ne reculent devant aucun effort pour miner, au moyen de soupçons tendancieux, une entente qui, en dehors d’autres avantages, a celui de les contrecarrer. » On voit par la vigueur de cette attaque que ces élémens louches ne respectent rien : non seulement ils agissent dans un sens dangereux, mais encore ils osent insinuer que l’entente austro-russe n’est peut-être pas aussi complète ni aussi solide qu’on l’imagine. C’est évidemment le dernier degré de la perversité. Nous ne rechercherons pas de quoi et de qui veut parler le ministre autrichien : il est probable que le Comité macédonien, qui a été si souvent pris à partie depuis quelque temps, est la principale cause de ses inquiétudes. L’action de ce comité est incontestablement révolutionnaire ; elle rappelle à s’y tromper celle qu’on a vue s’exercer autrefois en Italie, en Allemagne, et à diverses reprises dans les Balkans eux-mêmes. Ses procédés n’ont rien d’original ni de nouveau. Il faut s’en préoccuper sans doute, et nous croyons avec le comte Goluchowski que « ce serait s’abandonnera un optimisme injustifiable et se tromper soi-même, si on voulait repousser l’opinion que la situation dans les Balkans laisse toujours beaucoup à désirer, » Nous ne repoussons pas cette opinion : mais nous continuons de croire qu’aussi longtemps que l’accord austro-russe subsistera dans toute sa sincérité, le mal ne fera pas de progrès bien sensibles. C’est bien d’ailleurs le sentiment du gouvernement austro—hongrois.

Pour se rassurer davantage encore, le comte Goluchowski prend la peine de définir à leur commun usage la conduite qui s’impose aux deux puissances. Elle doit surtout être faite d’abstinence. Il y a une politique qu’on a appelée autrefois la « politique de prestige, » et qu’il faut sévèrement condamner. Elle consistait, de la part de l’une des puissances, sinon même des deux, à s’immiscer dans les affaires intérieures et extérieures des petits États balkaniques pour y faire régner leur influence exclusive. La Russie avait un client, l’Autriche en avait un autre, et la Russie aussi bien que l’Autriche attachaient leur prestige aux succès qu’elles pouvaient leur assurer. Cette politique a été néfaste ; elle le serait encore plus aujourd’hui. Les deux puissances ne doivent rien faire qui « soit de nature à ébranler la balance de leur position égale en Orient. » Tout serait perdu si elles cherchaient à s’assurer des sphères d’influence distinctes et opposées. Tels étaient les erremens du passé ; la sagesse est d’y renoncer pour toujours. Enfin, il y a la Turquie dont on ne peut pas faire abstraction. Le comte Goluchowski voit en elle, un peu d’ailleurs comme en toutes choses, un motif de craindre et d’espérer. Il s’en tire en lui donnant des conseils excellens, mais difficiles à suivre. On a tout dit sur les défauts de l’administration ottomane ; peut-être même y a-t-il là des vices incurables. Ils augmentent les difficultés de la situation dans les Balkans en donnant un prétexte à l’opposition révolutionnaire : il faut donc que la Porte fasse des réformes, ces réformes toujours promises et toujours ajournées. Mais il y aurait quelque excès de confiance à y trop compter. Aussi le ministre autrichien n’hésite-t-il pas à conseiller à la Porte de prendre des mesures militaires, d’autant plus conformes, dit-il, à son intérêt qu’elle « ne peut pas compter sur l’appui réel et stable des puissances amies. » Elle doit se suffire à elle-même. Toutefois, — et ici le dosage exact devient délicat à déterminer, — « la Turquie ne peut garder l’intégrité de son territoire qu’à la condition que les organes turcs ne dépassent pas, dans le cas de répressions, les mesures indispensables au maintien de l’ordre. » Ne quid nimis : rien de trop, et pourtant tout le nécessaire. Il faut toutes ces conditions si l’on veut conserver la paix dans les Balkans : accord intime et désuitéressement absolu de l’Autriche et de la Russie ; renonciation à la politique de prestige et aux sphères d’influence ; enfin, de la part de la Porte, des réformes, cela va sans dire, et, si elles ne réussissent pas, une politique de répression si adroitement exécutée qu’elle soit pleinement efficace sans qu’on puisse lui reprocher rien qui ressemble à de la barbarie. C’est l’obligation imposée autrefois à Shylock, qui s’exposait à perdre la vie s’il prenait une parcelle de chair et une goutte de sang en plus de ce qui lui était strictement dû. On le voit, le discours du comte Goluchowski ne serait pas très rassurant si la Russie n’y était pas représentée comme décidée à suivre la politique qui lui est indiquée. À cet égard, le progrès est sensible sur l’année dernière. Alors, le comte Goluchowski avait des inquiétudes au sujet de l’entente austro-russe ; aujourd’hui il n’en a plus aucune, et cela est heureux en présence d’une situation qu’U nous montre sous des couleurs aussi sombres. Évidemment, ce n’est pas l’optimisme qui domine dans son discours : il n’y en a du moins que dans la partie qui se rapporte au renouvellement de la Triple Alliance. Là tout est pour le mieux ; ailleurs tout est embrouillé. Les nuages se sont épaissis sur les Balkans. Malgré cela, nous croyons très fortement au maintien de la paix en Orient. Les nuages se dissiperont, ou s’éloigneront : et si on nous demande où nous prenons cette confiance, elle nous vient de celle que nous avons dans l’entente austro-russe, et de la conviction où nous sommes que ni l’une ni l’autre des deux puissances ne poursuit en ce moment de but particulier. Or il n’y a pas pour la révolution de génération spontanée dans les Balkans : il suffit qu’aucune grande puissance n’en sème et n’en encourage le germe, pour que l’éclosion en soit ajournée à un temps indéterminé.

Nous ne pouvons pas terminer cette chronique de la quinzaine sans mentionner la catastrophe qui vient de se produire à la Martinique. Une éruption volcanique a complètement anéanti la ville de Saint-Pierre, qui contenait 25 000 habitans, et qui était une des villes de commerce les plus actives des Antilles. Elle était pleine de vie et de mouvement. La mer d’un côté, la campagne couverte de cannes à sucre de l’autre en faisaient à la fois une ville industrielle et commerçante. Elle était riche et prospère. Mais à quelques kilomètres au nord-est se dressait Montagne-Pelée, volcan depuis longtemps éteint, qu’on avait cessé de craindre, auquel même on ne songeait plus, tandis qu’un travail obscur se faisait dans ses flancs et préparait une explosion formidable. La soudaineté en a été telle que personne, ou bien peu s’en faut, n’a pu s’échapper. En quelques minutes, une pluie de feu, de boue bouillante et de rochers est tombée sur la ville, sur la rade, et sur tout le nord de l’île, détruisant maisons et vaisseaux et ne laissant rien subsister de ce qui y vivait. Le désastre ne nous est encore connu que par des télégrammes trop courts pour qu’on puisse en donner tous les détails, mais malheureusement trop précis pour qu’on puisse douter de son étendue. Les dernières nouvelles le présentent comme encore plus grand qu’on ne l’avait d’abord estimé. Tout a péri. Un linceul de lave, de boue et de cendre couvre aujourd’hui la ville de Saint-Pierre. À peine quelques vingtaines d’habitans ont pu être sauvés. Les noms d’Herculanum et de Pompéi viennent inévitablement à la mémoire à cause des souvenirs classiques qui s’y rattachent et des fouilles qui y ont été faites ; mais l’événement qu’ils rappellent, quelque sinistre qu’il ait été, n’est pas comparable à celui d’hier, car la population des deux villes romaines était moins nombreuse que celle de Saint-Pierre, et la plus grande partie a pu s’enfuir et se sauver. Il semblait que l’ère de ces grandes convulsions terrestres était close. Comment oublier pourtant qu’il n’y a pas encore vingt ans, en 1883, l’éruption du Krakatoa accompagnée d’un gigantesque raz de marée a fait périr 40 000 personnes, dit-on, et presque complètement englouti une des îles de l’archipel de la Sonde ? L’imagination est saisie d’épouvante devant ces phénomènes qui laissent l’homme misérablement désarmé à l’encontre de la nature brutale et meurtrière. On croit entendre le cri de terreur et d’horreur qui s’est élevé de ces milliers de poitrines aujourd’hui muettes, vaine protestation de l’humanité si cruellement frappée. Un tel événement n’intéresse pas la France seule, à qui appartient la Martinique : l’émotion en a été ressentie dans le monde entier, et de tous côtés nous viennent des témoignages de sympathie dont nous sommes touchés profondément. Mais ce sont des Français qui ont péri, au nombre d’une trentaine de mille, de plus peut-être, dans ce tragique désastre, et les expressions manquent pour dire quelle angoisse cette pensée laisse dans nos cœurs. Devant ce spectacle de désolation et de mort, on ne peut que se recueillir dans le sentiment de son impuissance : et cependant il faut se remettre à l’œuvre pour réparer tant de ruines, car la vie doit avoir sa revanche, et Naples continue de prospérer au pied du Vésuve, à quelques pas de Pompéi et d’Herculanum ensevelies.

Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,

F. Brunetière.