Chronique de la quinzaine - 14 mai 1910

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Chronique n° 1874
14 mai 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Quel que soit l’intérêt pour nous des élections complémentaires du 8 mai, l’événement qui domine tout aujourd’hui, et auquel nous devons donner la première place, est la mort du roi Edouard VII. Rien ne l’avait fait prévoir. Sans doute la santé du Roi était, depuis quelque temps, devenue précaire, mais personne dans sa famille, pas plus que dans son gouvernement, n’avait mesuré les ravages que l’usure avait faits en lui, et la preuve en est que la Reine était sur le continent lorsque les symptômes alarmans se sont produits, et que le premier ministre, le président de la Chambre, d’autres personnes encore à peine moins importantes dans l’État, avaient profité des vacances parlementaires pour aller voyager et se reposer à l’étranger. Depuis le jour où les échos de Versailles ont retenti de la foudroyante nouvelle : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » rien de si rapide ne s’était vu. Le premier bulletin des médecins disait que la santé du Roi inspirait des inquiétudes : en le lisant, chacun a compris que le Roi était perdu, et il s’éteignait en effet dans la nuit du lendemain, laissant l’Angleterre en deuil et l’Europe dans quelque incertitude de ce que pourront être les suites de l’événement.

Le règne d’Edouard VII n’a duré que neuf ans, mais il a été bien rempli et il laissera une trace dans l’histoire de l’Angleterre et du monde. Le Roi avait soixante ans lorsqu’il est monté sur le trône. La reine Victoria, jalouse de l’autorité qu’elle exerçait d’ailleurs d’une manière supérieure, l’avait tenu complètement à l’écart des affaires et ne lui avait permis de jouer qu’un rôle de représentation et d’apparat. On sait à quoi, pendant longtemps, il a employé sa vie. Les distractions de toutes sortes, les voyages, les plaisirs, y ont tenu une grande place. Le prince de Galles était populaire dans plusieurs capitales de l’Europe, et surtout à Paris. Il a été souvent notre hôte ; il semblait se plaire parmi nous, il y plaisait à tous. Les amusemens de Paris, la liberté dont on y jouit, l’esprit et l’élégance qui y accompagnent les qualités sérieuses, avaient pour lui un grand charme. Doué d’une heureuse faculté d’observation qui s’appliquait à tout, sans y appuyer, il avait manifesté le désir de connaître quelques-uns de nos hommes politiques les plus en relief et avait eu avec eux de longues conversations. Il avait beaucoup vu, beaucoup comparé et, sous des airs détachés, beaucoup réfléchi. C’est ainsi que s’était faite son éducation politique. Ceux qui le voyaient de près étaient frappés de son rare bon sens. En Angleterre, il remplissait très exactement les devoirs qui lui incombaient. Toutes les fois qu’il se montrait en public, il le faisait avec beaucoup de dignité. Il parlait bien, avec précision et avec tact. Mais c’était surtout dans les relations privées que sa bonne grâce et son aisance parfaite exerçaient alors une grande séduction. Tel était le prince de Galles au commencement de l’année 1901. On se demandait ce qu’il allait être comme roi. Les souvenirs laissés par la reine Victoria risquaient d’être écrasans pour lui, tant le règne de la vieille Reine avait été heureux et prospère, tant sa personne même avait été, surtout dans les derniers temps, entourée de prestige. Les appréhensions qu’on avait pu concevoir n’ont pas tardé à se dissiper. Il semblait que le nouveau Roi eût le pressentiment qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il donna tout de suite sa mesure par la netteté et la promptitude avec lesquelles il sut orienter la politique de son pays dans un sens déterminé, et cela sans sortir des limites étroites où l’enfermait son rôle constitutionnel. Son influence, pour avoir été discrète, n’en a pas été moins efficace. Sans doute, elle s’exerçait toujours conformément aux vues de son gouvernement et il ne pouvait pas en être autrement ; mais, par une rencontre bienfaisante, à travers la succession des partis au pouvoir, l’accord a toujours été complet, au moins dans les questions extérieures, entre le Roi et ses ministres, et la collaboration qui en est résultée a été des plus fécondes. Pour les motifs que nous avons indiqués plus haut, le roi Edouard était peut-être l’homme d’Angleterre qui avait à l’étranger le plus de relations personnelles, et de relations de tous les genres ; il connaissait tout le monde politique européen et lui inspirait généralement sympathie et confiance ; aussi son action personnelle a-t-elle été très grande, et on trouverait difficilement dans l’histoire un souverain qui, par son influence propre, ait mieux servi la politique de son pays.

Lorsqu’il est arrivé aux affaires, l’Angleterre était engagée, et elle l’était aussi mal que possible, dans la guerre sud-africaine. Tout le monde y comprenait qu’on s’était mis dans un guêpier et qu’il fallait en sortir, en ménageant toutes les convenances politiques. L’avènement d’un nouveau roi pouvait servir de prétexte à des rectifications devenues nécessaires, et il faut souhaiter qu’une circonstance analogue soit utilisée aujourd’hui, à l’intérieur, dans le même esprit d’apaisement et de conciliation. Quoi qu’il en soit du présent et de l’avenir, on a mis en 1901 une grande hâte à liquider l’affaire du Transvaal. Il fallait avant tout déblayer le terrain de cette entreprise encombrante où l’Angleterre s’était jetée étourdiment et au cours de laquelle elle avait rencontré peu d’approbation de la part des peuples. Mais les gouvernemens s’étaient généralement conduits à son égard de la manière la plus correcte, même ceux que des souvenirs récens auraient pu mal disposer, et le nôtre en particulier, qui était pourtant de ces derniers, avait toujours observé envers elle une attitude amicale. Cela rendait plus facile un rapprochement dont, aussi bien d’un côté que de l’autre, on commençait à sentir l’opportunité. Quelque prix qu’eût pour nous l’alliance russe, — et ce prix a toujours été le même à nos yeux, — les échecs éprouvés par nos alliés en Extrême-Orient avaient affaibli, pour un temps, notre force commune, et cet affaiblissement pouvait faire naître ailleurs des tentations contre lesquelles il fallait se prémunir. Ce danger n’a pas tardé à se manifester d’une manière tangible. L’équilibre entre la triple et la double Alliance étant rompu, notre intérêt à trouver une amitié nouvelle était manifeste. Quant à l’Angleterre, elle se sentait, pour des motifs un peu différens, exposée à des inconvéniens du même ordre. La progression rapide des armemens maritimes de l’Allemagne et de son expansion commerciale à travers le monde commençait à la préoccuper. À Paris et à Londres, on avait une vue très claire de cette situation. Le mérite du roi Edouard est de l’avoir eue plus clairement que personne, et d’avoir pris, avec une promptitude où l’on sentait un esprit et un tempérament vraiment politiques, les décisions qui devaient en être la conséquence. Nul n’a peut-être mieux mérité d’être appelé l’homme des réalisations. Il faut toujours répéter que son gouvernement sentait, pensait, voulait comme lui, mais il savait exécuter sans se perdre dans des détails inutiles ou dans des tâtonnemens fâcheux. Il allait droit au fait, à la démarche décisive ; il abrégeait les formalités préalables. Son voyage à Paris a été, à cet égard, très significatif. Nous pouvons le dire aujourd’hui que tout cela appartient à l’histoire : le roi Edouard a reçu du gouvernement de la République l’accueil le plus empressé, mais la population de Paris était froide et défiante. Les souvenirs de Fachoda étaient encore trop récens ! Le Roi s’en embarrassait peu, il accomplissait un acte réfléchi, il déployait une volonté ferme ; il comptait sur notre propre intelligence de la situation : en quoi, il ne s’est pas trompé L’entente cordiale, comme on a dit en ressuscitant un vieux mot, est devenue chez nous rapidement populaire. Nous avons réglé d’un seul coup, par les arrangemens de 1904, toutes les questions qui étaient en suspens, entre l’Angleterre et nous, et dont quelques-unes, on s’en souvient, avaient pris un caractère assez aigu. Dégagée des entraves du passé, l’entente avait les voies ouvertes devant elle.

Les Anglais ont un grand mérite, que le roi Edouard possédait lui-même à un très haut degré : lorsqu’ils ont adopté une politique, ils la pratiquent sans s’arrêter aux difficultés de détail, sans se laisser distraire par les incidens ou les accidens qui peuvent survenir. Depuis 1904, nous les avons trouvés à côté de nous dans toutes les questions pour lesquelles ils nous avaient promis leur concours, et ils ne s’en sont même pas tenus là, ils ont, dans l’ensemble, mis leur politique d’accord avec la nôtre. Puisque tous les prétextes de conflits avaient été supprimés, l’accord devait facilement se faire et il s’est fait sur tous les points, au jour le jour, en vertu d’une bonne volonté générale qui présidait à tout. C’est surtout au moment de la Conférence d’Algésiras que l’entente franco-anglaise s’est manifestée de la manière la plus frappante. Les faits sont trop connus pour avoir besoin d’être rappelés, et nous craindrions d’ailleurs, en le faisant, de réveiller des souvenirs qu’il vaut mieux laisser dormir. Nous nous contenterons de dire que la Conférence a reconnu nos droits spéciaux, et ceux de l’Espagne, sur le Maroc, et que les principes énoncés par nous, dès le premier jour, ont été finalement reconnus et sanctionnés par tous. C’est principalement à l’Angleterre que nous avons dû ce résultat. L’entente cordiale avait fait ses preuves. Quand même le règne du roi Edouard VII n’aurait été marqué que par cette œuvre capitale, il aurait été un règne important.

Mais une œuvre nouvelle, une œuvre complémentaire est venue s’ajouter à la première pour lui apporter une consécration définitive. Nous étions les alliés de la Russie, nous devions désirer qu’elle devînt comme nous l’amie de l’Angleterre. Un proverbe populaire dit que les amis de nos amis sont nos amis, mais il n’est pas toujours vrai dans le domaine diplomatique. Si notre rapprochement avec l’Angleterre s’était fait rapidement et facilement, il ne devait pas en être de même du rapprochement de l’Angleterre et de la Russie Les intérêts des deux pays avaient été longtemps en opposition et en conflit, non seulement en Europe, mais en Asie, et il semblait presque qu’on violât une tradition respectable en faisant tomber cette opposition et en dénouant ces conflits. Cependant l’obstacle n’était pas insurmontable ; une volonté ferme devait en venir à bout. Les hommes d’État russes et anglais avaient compris l’utilité d’un rapprochement ; mais il n’est pas douteux que le roi Edouard a apporté, cette fois encore, un concours précieux à l’œuvre commune. Si sa volonté n’était pas plus forte, elle était souvent plus claire que les autres ; il apercevait mieux les moyens à employer et il savait admirablement les mettre en œuvre. Il a été le conseiller de ses conseillers, et le parfait accord qui existait entre lui et eux a été un des facteurs les plus actifs de la politique de ces dernières années. Les ministres ont pu changer, la politique est restée la même, non pas parce que c’était celle du Roi, — cette condition n’aurait pas suffi, — mais parce que c’était celle du pays lui-même, et que l’opinion l’avait consacrée. Cette considération est rassurante sans doute. La mort d’Edouard VII n’amènera certainement aucune perturbation dans les relations extérieures du Royaume-Uni. La politique restera la même. Qui sait cependant si, dans sa partie exécutive, elle n’aura pas perdu un agent incomparable ? Le roi Edouard avait cette qualité un peu mystérieuse dans son origine, bien qu’elle soit si évidente dans sa manifestation, qu’on appelle l’autorité. C’était là un trésor précieux, et qui ne l’était pas seulement pour l’Angleterre. Ce trésor, qu’il emporte avec lui dans la tombe, est le plus difficile de tous à reconstituer.

Si on demande quelle a été l’idée générale de la politique à laquelle ses efforts ont été consacrés, il est facile de l’énoncer : c’est l’idée de l’équilibre des forces en Europe, idée ancienne, et que, pour ce motif, une politique présomptueuse a quelquefois qualifiée de surannée, mais dont la réalisation a toujours paru aux yeux du bon sens la meilleure garantie de la paix. Nous sommes convaincus que tous les gouvernemens, sans exception, veulent la paix ; l’Allemagne, — pourquoi ne pas la nommer, puisque c’est pour lui rendre justice ? — l’Allemagne l’a toujours voulue, car, si elle avait voulu la guerre, rien n’aurait pu l’empêcher de la faire. Mais une puissance excessive et sans contrepoids est un danger pour elle-même Les tentations sont fortes lorsqu’on croit, à tort ou à raison, que les risques à courir sont moindres pour soi que pour les autres. On reste pacifique sans doute, mais on se dit qu’après tout, si le fléau se déchaîne, les meilleures chances sont de son côté, et, sans même qu’on s’en rende compte, le sentiment de la responsabilité diminue, et la prudence faiblit. Il nous serait facile de citer, à l’appui de cette vérité, telles conversations de ministres allemands pendant la crise marocaine, conversations officielles qui ont été publiées dans les recueils diplomatiques. Sans doute les ministres écartaient l’idée de la guerre, mais ils donnaient à entendre que, si elle se produisait, le plus grand danger n’en serait pas pour eux. Avaient-ils vraiment cette impression ? C’est possible, probable même : les désastres de la Russie en Extrême-Orient l’immobilisaient provisoirement en Europe, et dès lors, nous semblions militairement isolés. C’est alors que l’Angleterre s’est dressée à côté de nous, et la situation s’est aussitôt modifiée. Pourquoi ? Parce que l’équilibre qui avait été détruit était rétabli. Le rapprochement anglo-russe est venu ensuite. En rassurant la Russie sur des arrière-pensées qui auraient pu l’inquiéter, elle lui a rendu la libre disposition des forces qui lui restaient. Dès lors, un nouveau pas était fait dans la reconstitution de l’équilibre général, et l’Europe a pu respirer plus librement. L’équilibre est une garantie pour tous, parce qu’il peut devenir, s’il en est besoin, un frein pour chacun. Nul ne l’a mieux compris que le roi Édouard. Quand il est mort, l’œuvre était accomplie, et elle l’avait été avec assez de force pour lui survivre : elle lui survivra, en effet, comme un témoignage durable de son intelligence politique, de sa volonté, de son habileté.

À l’intérieur, son action personnelle ne s’est pas manifestée d’une manière aussi évidente, ni aussi efficace : au moment où il disparaît, l’Angleterre traverse une des plus redoutables tempêtes qu’elle ait éprouvées. Mais on se demande ce que le Roi pouvait y faire. Dans ce domaine particulier, la Constitution, ou du moins les traditions qui en tiennent lieu, lui imposaient une réserve presque absolue. Dans la politique extérieure, les deux partis étaient d’accord sur ce qu’il convenait de faire, et, comme le Roi le faisait fort bien à travers l’Europe, ils étaient d’accord aussi pour lui laisser une pleine liberté d’action. Mais, au dedans, la situation était bien différente. Là, les partis se sont déchaînés l’un contre l’autre avec violence. Quels que fussent les sentimens personnels du Roi, il ne pouvait pas les exprimer, et encore moins les imposer. Tout au plus pouvait-il donner quelques conseils. L’a-t-il fait ? On l’a dit. Les journaux ont relevé, avant le rejet du budget par la Chambre des pairs, les allées et venues des hommes politiques qu’il avait appelés successivement auprès de lui. Le secret de ces conversations a été jusqu’ici assez bien gardé, mais comme elles n’ont certainement pas eu pour objet d’exciter les deux partis l’un contre l’autre, il faut bien croire que le Roi les a provoquées pour chercher une transaction. Rien n’était plus conforme à ce qu’on sait de son caractère. Toutefois, s’il en a été ainsi, le Roi a échoué. Il était trop tôt ; les deux partis étaient trop montés l’un contre l’autre ; chacun des deux escomptait la victoire finale. C’est pourquoi le budget a été rejeté, il a fallu procéder à des élections, et il faudra sans doute procéder bientôt à d’autres élections encore, car les premières n’ont pas été décisives : en dehors du budget lui-même, elles n’ont tranché aucune des questions posées. Situation irritante, énervante, fatigante, dont on ne voit pas comment elle pourra se dénouer.

Peut-être, si le Roi avait vécu, l’heure aurait-elle sonné où cette fatigue générale lui aurait permis d’intervenir plus utilement que par le passé. Aux qualificatifs que nous avons appliqués à la crise, il faut ajouter en effet celui de paradoxal. La politique suivie par les deux partis doit les acculer à une dissolution et à des élections nouvelles, et ils désirent aussi ardemment l’un que l’autre échapper à cette nécessité. L’immense effort qu’ils viennent de faire les a épuisés de toutes les manières, même pécuniairement : les élections coûtent très cher en Angleterre, et l’idée de les recommencer à quelques mois d’intervalle est repoussée par tout le monde comme un cauchemar. Depuis les dernières, les affaires ont repris avec une grande activité ; elles sont aujourd’hui très prospères ; chacun est en train de réparer les pertes qu’il a faites ; enfin on a besoin d’argent pour subvenir aux charges du budget. Aussi l’Angleterre laborieuse demande-t-elle qu’on la laisse travailler tranquille. Des élections suspendraient une fois de plus son activité économique : cette perspective la révolte, elle est toute prête à maudire les hommes politiques qui l’y engageraient. C’est un curieux spectacle qu’elle donne : jamais les politiciens professionnels n’ont été agités de passions plus vives, et jamais le pays n’a eu un plus grand besoin de repos. On a vu, dans d’autres crises, le pays en fermentation, en ébullition, multiplier les manifestations dans un sens ou dans l’autre. Rien de pareil aujourd’hui : le pays a l’air indifférent et peut-être l’est-il en effet. Il est impossible que les hommes politiques ne s’en rendent pas compte. Aussi quelques journaux ont-ils entamé une campagne pour demander une trêve de quelques mois. Inaugurer le règne de George V au milieu des agitations les plus violentes serait tout le contraire du don de joyeux avènement qu’aimaient nos pères. Le nouveau Roi lui-même, poussé inopinément et brusquement sur le trône, serait à coup sûr reconnaissant à ses sujets de lui donner le temps de réfléchir avant de le mettre aux prises avec les pires difficultés. On ne saurait trop désirer que les choses tournent ainsi ; mais peut-on l’espérer ? On le pourrait sans doute, s’il n’y avait que les Anglais, mais il y a les Irlandais. Que diront, que feront les Irlandais ? Laisseront-ils s’établir la trêve rêvée.

Que sera le nouveau Roi ? Rien de plus vain que de faire des pronostics à ce sujet. Les princes héritiers changent quelquefois du tout au tout en montant sur le trône. On ne connaît d’ailleurs pas beaucoup George V. On sait seulement de lui qu’il a toujours eu la vie la plus régulière, qu’il est consciencieux, exact à remplir tous ses devoirs, et que, dans toutes les circonstances où il s’est produit en public, il a donné l’impression d’un homme plein de mesure et de tact. Agé de quarante-cinq ans, il est dans toute la force de l’âge. S’il n’a pas été instruit par la vie autant que l’avait été son père, il a du moins été initié par lui au gouvernement. Edouard VII, arrivé tard au trône et sentant peut-être décliner ses forces, a voulu que son fils fût prêt à lui succéder lorsqu’il viendrait lui-même à disparaître. Se rappelant qu’il avait souffert de la préoccupation avec laquelle la reine Victoria l’avait éloigné des affaires, il a tenu au contraire que son fils fût mis au courant de toutes celles qui avaient de l’importance, et il a présidé, dit-on, à son éducation politique. Ce dernier trait complète à son avantage la physionomie du roi défunt : il a toujours eu de l’avenir dans sa pensée, et c’est pour cela que sa politique en aura. L’Angleterre a encore grandi pendant les quelques années de son règne. La paix a été affermie. L’équilibre de l’Europe a été rétabli. Ce sont là de bonnes et de grandes choses. L’histoire dira qu’elles sont dues, pour une part considérable, à ce prince simple d’allures, sceptique, affable, qui a bien mérité de son pays et du monde, et qui laisse après lui un vide difficile à combler.


Les élections du 8 mai ont complété celles du 24 avril sans en modifier le caractère : nous en dirons, comme nous l’avons fait des premières, qu’elles sont les moins mauvaises que nous ayons eues depuis longtemps. Un seul parti a perdu du terrain, le parti radical-socialiste qui est au pouvoir depuis une douzaine d’années et qui s’y est usé par ses fautes. Bien qu’il ait fait des pertes sensibles, il reste le maître de la situation. Il rentrera à la Chambre avec un contingent diminué, mais encore assez fort pour gouverner : la question est de savoir comment il gouvernera. S’il le fait comme par le passé, en persévérant dans les mêmes fautes, le pays, après lui avoir donné hier un premier avertissement, lui donnera sans doute dans quatre ans son congé définitif. Malheureusement pour lui, il ne s’est pas honoré dans les élections dernières. L’âpreté avec laquelle il a mis en mouvement toutes les forces administratives pour agir en sa faveur sur le corps électoral montre qu’il continue de faire passer son intérêt personnel avant tous les autres et qu’il n’a renoncé à aucun de ses procédés. Les journaux ministériels disent que ces élections ont été les plus libres qu’on ait vues et qu’elles expriment très exactement la volonté du pays. Nous ne savons pas quelles instructions le gouvernement a données à ses préfets, mais nous savons fort bien que la plupart de ceux-ci ont fait de la candidature officielle, comme aux meilleurs temps du combisme : seulement, ils ont été moins heureux dans les résultats. Sur plusieurs points, le pays s’est lassé et révolté. Sur d’autres, les candidats du gouvernement, ou, si on préfère, de la préfecture, ont passé, mais avec des majorités si faibles que leur échec n’aurait pas fait l’ombre d’un doute si la pression officielle ne s’était pas exercée avec force sur les électeurs. Peut-on soutenir, dans ces conditions, que la Chambre est l’image exacte du pays ?

Mais laissons tout cela : les élections sont acquises ; c’est demain qu’il faut regarder et non pas hier : que sera demain ? Pour le dire, il faudrait savoir si le parti radical et radical-socialiste saura s’affranchir de la crainte respectueuse que lui inspire le socialisme unifié, ou même le pur anarchisme, crainte qui n’a pas été pour lui le commencement de la sagesse, et qui l’a porté au contraire aux plus basses complaisances et aux concessions les plus coupables. Si les socialistes unifiés reviennent plus nombreux à la Chambre, c’est parce que les radicaux leur en ont facilité l’accès : ils ont d’ailleurs été victimes de cette tactique, la plupart des sièges qu’ils ont perdus ayant été, comme de juste, occupés par des unifiés. Nous n’avons pas, disaient-ils, d’ennemis à gauche : alors, leurs électeurs les ont abandonnés pour aller eux-mêmes un peu plus loin dans cette direction.

L’anarchisme lui-même, et le plus pur, entre à la Chambre avec M. Goude, le nouveau député de Brest, dont l’élection est encore plus significative par la façon dont elle s’est faite que par la personne même de l’élu. Et pourtant, cette personne n’est pas indifférente ! On n’a certainement pas oublié le rôle que M. Goude a joué à Brest, soit à la mairie, — il a été adjoint au maire, — soit surtout à l’arsenal où il a provoqué plusieurs grèves par les procédés les plus révolutionnaires. Le ministre de la Marine de cette époque, M. Camille Pelletan, avait montré pour lui une faiblesse qui devait l’encourager à persévérer, mais que n’a pas imitée son successeur, M. Thomson. M. Thomson a refusé de recevoir M. Goude et l’a incité à se tenir à sa place, sur un ton qui n’admettait pas de réplique. L’incident a fait alors quelque effet, et, pendant quelque temps, on n’a plus entendu parler de l’agitateur. Mais il préparait sa candidature et l’a effectivement posée pour représenter à la Chambre quoi ? l’indiscipline et la révolte : il ne saurait pas y représenter autre chose. Le 24 avril, M. Goude avait été mis en ballottage ; il était en tête, il risquait d’être élu. Tous les autres candidats se sont effacés au profit de l’un d’entre eux qui devait passer, si leurs voix se reportaient sur lui : il s’agissait avant tout de s’opposer au scandale que devait être l’élection de M. Goude. C’est alors que le Comité exécutif du parti radical et radical-socialiste est intervenu, et qu’a-t-il fait ? On aurait pu croire qu’il aurait recommandé aux élections le concurrent de M. Goude : il leur a recommandé M. Goude lui-même. Ce comité n’est pourtant pas composé d’énergumènes ; d’y a là des hommes comme M. Léon Bourgeois et M. Vallé. Sans doute ils n’approuvent ni les théories, ni la conduite de M. Goude ; mais ce sont des faibles, et ils tremblent à la pensée de se brouiller avec lui et avec les forces qu’il représente. L’Alliance républicaine démocratique, présidée par M. Adolphe Carnot, qui autrefois s’est laissé entraîner, elle aussi, à des complaisances regrettables, a trouvé que c’était trop. elle pouvait d’autant moins se taire qu’elle avait donné son estampille au concurrent de M. Goude et que, dès lors, la manifestation du comité radical-socialiste paraissait dirigée contre elle. Sa protestation a été très énergique avant l’élection ; elle l’a renouvelée depuis, et nous n’en serions peut-être pas où nous en sommes si elle avait eu toujours l’attitude aussi nette et la parole aussi ferme. Mais le mal était fait, d’était irréparable. M. Goude a été élu avec le concours officiel d’un groupe représentant une fraction de la majorité gouvernementale, alors qu’un autre groupe, représentant une autre fraction de la même majorité, soutenait un autre candidat. Que feront demain les adhérens de l’Alliance républicaine à la Chambre ? Se contenteront-ils de leur protestation écrite et continueront-ils de manœuvrer avec les radicaux-socialistes qui leur ont donné un soufflet public et les ont finalement battus à Brest ? Reprendront-ils, au contraire, leur indépendance, comprenant qu’ils ont joué jusqu’ici un métier de dupe ? Dans le premier cas, rien ne sera changé à la majorité d’hier. Dans le second, d’pourra en être autrement. Après les élections, des rapprochemens, des ententes sont de venues possibles qui ne l’étaient pas avant ; mais il faut savoir jusqu’où va à gauche le parti radical et si, quand on met la main dans sa main droite, il ne met pas lui-même sa main gauche dans celle de M. Goude. La question intéresse la majorité de demain ; elle intéresse aussi le gouvernement.

Celui-ci a un rôle très important à jouer : les élections lui en ont donné la force, s’il sait l’employer. Nul ne lui demande de faire de la réaction ; il ne le pourrait pas quand même il le voudrait, et assurément il ne le veut pas. On lui demande seulement de comprendre le vœu des électeurs et de s’y conformer. Ce vœu est de laisser les choses faites se tasser en quelque sorte, et de ne pas en entreprendre de nouvelles dans la poursuite desquelles le pays ne le suivrait pas. On n’attend pas de la Chambre nouvelle de grandes réformes, et d’ailleurs, les candidats n’en ont pas promis beaucoup : les grandes réformes réalisables sont faites et celles de l’avenir ne sont pas encore mûres. La Chambre devra se consacrer à deux œuvres principales. La première est la réforme électorale, qui peut devenir la préface de plusieurs autres, mais seulement après des élections qui auront affranchi le député de certaines servitudes. La seconde est l’œuvre fiscale : c’est exprès que nous ne disons pas ici la réforme, non pas que quelques modifications ne doivent pas être introduites dans notre régime fiscal, mais parce que ce terme, avec l’extension qu’il est facile de lui donner et qu’on lui a donnée en effet, prête à l’équivoque. La majorité des candidats élus, tout en conservant le mot d’impôt sur le revenu, l’ont appliqué à tout autre chose qu’au projet de M. Caillaux : ils ne veulent d’inquisition sous aucune forme. Plus lourdes sont les charges nouvelles auxquelles on aura à pourvoir, plus il faut s’appliquer aménager l’instrument fiscal qui a donné jusqu’ici les plus hauts rendemens du monde entier ; il ne faut du moins y toucher qu’avec précaution et par des modifications successives dont on devra prendre le temps d’apprécier les conséquences avant d’en entreprendre de nouvelles. Cette politique n’est peut-être pas très éclatante ; elle ne jette évidemment pas de la poudre d’or aux yeux des électeurs ; mais elle est prudente, sage, utile, et nous la croyons nécessaire. Le gouvernement saura-t-il en fixer les lignes générales et, après les avoir fixées, aura-t-il assez d’autorité sur la Chambre pour l’empêcher de les embrouiller ? Il doit parler, c’est-à-dire agir dès le premier moment, s’il veut prendre cette autorité sur les nouveaux venus qui sont très nombreux : ils sont plus de deux cents. Il faut leur donner tout de suite une orientation et c’est du gouvernement qu’elle doit leur venir ; sinon, elle leur viendra d’ailleurs, et nous ne savons pas s’ils y gagneront, mais sûrement le gouvernement y perdra. Aussi est-ce à ses premières manifestations que nous l’attendons.

M. Briand a un grand avantage, qui pourrait devenir un danger s’il n’en use pas tout de suite : on attend quelque chose de lui. Quoi ? On n’en sait trop rien, mais on en attend quelque chose. Il a frappé l’opinion ; on a jugé qu’il ne ressemblait pas tout à fait à ses devanciers ; il a prononcé des paroles qui ont fait dresser et retourner vers lui les têtes, parce qu’elles avaient un accent nouveau. Une de ces paroles qui ont produit le plus d’impression est l’assurance qu’il a donnée d’être « un homme de réalisation, » mais c’est aussi celle qui a été jusqu’à présent suivie du moindre effet. On s’est demandé ce qu’on allait voir se réaliser, et on n’a pas vu grand’chose. Toutefois, on n’en a pas fait grief à M. Briand, parce qu’on a pensé que, voulant survivre aux élections, il devait commencer par vivre avec la Chambre expirante, ce qui pouvait, à la rigueur, permettre les grandes pensées, mais non pas les grandes réalisations ; on ne brusque pas les moribonds. « J’ai vécu, » peut dire M. Briand, comme Sieyès : il s’agit maintenant de savoir s’il a vécu pour vivre ou pour faire quelque chose. Les preuves de son habileté et de sa souplesse sont faites abondamment, surabondamment ; mais est-il un homme de gouvernement ? A-t-il le sens exact des circonstances ? Sait-il profiter des occasions ? A-t-il enfin un but bien défini, et peut-il le découvrir ? C’est à cette épreuve qu’on l’attend. On le croit capable d’en bien sortir. On aurait une pénible déception s’il y sombrait.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.