Chronique de la quinzaine - 14 mai 1916

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Chronique n° 2018
14 mai 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Comme la note du Président Wilson au gouvernement impérial allemand réclamait une réponse immédiate, on pouvait croire qu’il ne se passerait pas quinze jours sans que cette réponse fût arrêtée, envoyée, connue dans le détail ; et comme la réponse réclamée consistait uniquement dans le choix entre les deux propositions de la plus simple des alternatives, oui ou non, il semblait qu’il ne fallût pas tant d’allées et venues, tant de consultations, tant d’audiences solennelles, pour n’arriver qu’à tant de car, de si, de mais, et de peut-être. Mais c’était à la fois méconnaître l’esprit et ignorer la situation de l’Allemagne, portée par l’un à ergoter sans bonne foi et obligée par l’autre à tâcher de s’esquiver sans fausse honte. En attendant qu’il fût prêt à ne dire aux États-Unis ni oui, ni non, et que sa presse, docile jusque dans la colère, eût épuisé sur eux le trésor de ses séductions et l’arsenal de ses menaces, l’Empire qui, hier, se croyait déjà le maître du monde, montait contre le plus détesté de ses ennemis, contre l’Angleterre, un triple coup, et le manquait.

Pas de doute possible sur l’origine : le coup a bien été monté par l’Allemagne contre l’Angleterre. Tous les faits, ici, sont publics, évidens, incontestables. Par la concordance de ces trois attaques, deux de vive force, maritime et aérienne, une en traîtrise, l’insurrection d’Irlande, la politique prussienne a mis sous son œuvre sa signature, qui est un curieux mélange d’astuce, d’impudence et de niaiserie. Le lundi soir, 24 avril, un raid de zeppelins, le trente-troisième ou le trente-quatrième de la série, mais qu’on eût dit plus méthodique que les autres, fouillait la côte anglaise, comme s’il se fût agi, on en a fait l’observation, de « reconnaître la route entre Helgoland et Lowestoft. » Presque en même temps, ou aussitôt après, une escadre allemande, composée de vaisseaux rapides, croiseurs et contre-torpilleurs, apparaissait, courait le long de cette partie de la côte britannique, de Lowestoft à Yarmouth, lâchait quelques coups de canon, puis, accrochée par les forces, médiocres, de la défense locale, s’échappait et montrait sa légèreté en filant au bout de vingt minutes de combat, dans la crainte d’une plus mauvaise rencontre et d’un pire destin. Presque en même temps encore, voici le mélodrame ou le roman-feuilleton. La scène se passe à Tralee-Bay, sur la côte Sud-Ouest d’Irlande. On voit rôder un sous-marin, qui a l’air d’escorter un second navire. Ce second navire, pour inspirer plus de confiance, louvoie tranquillement sous une honnête et candide figure de caboteur hollandais. Ils avancent tout doucement, à petite vapeur, le corsaire au pas du marchand, comme des gens qui ne porteraient vraiment que des harengs dans leurs barils. Là-haut, en pleine mer du Nord, une patrouille anglaise les a « arraisonnés, » leur a demandé leurs papiers ; ils en ont présenté de si parfaitement en règle qu’ils ont été invités à passer, avec un salut. Le capitaine n’a pas fini d’en rire, lorsque, ayant brusquement piqué au Sud, il arrive en vue de la verte Erin. Soudain, un coup de semonce, « par le travers de l’avant du hollandais. » C’est d’autant plus sérieux qu’il va être procédé à la visite du bâtiment suspect. Il faut avouer que le bâtiment n’est pas hollandais, mais allemand ; que ses vingt hommes d’équipage sont allemands ; que ses officiers sont allemands ; que sa cargaison, — 20 000 fusils de guerre, des mitrailleuses et des munitions, — est allemande ; bref, que ses desseins sont allemands. Tandis qu’ayant reçu l’ordre de suivre jusqu’au port de Queenstown la vedette qui l’a capturé, le faux hollandais, auquel on ne saurait du moins refuser le courage, arbore enfin son drapeau et bravement essaie de se couler, on rattrape deux hommes qui s’enfuyaient dans un canot pliant, et dont l’un ne tarde pas à confesser qu’il est sir Roger Casement. Dès son début, l’équipée tourne court : Feringhea a parlé !

Nous n’avons point l’intention d’entreprendre une longue biographie de sir Roger Casement : ce n’était hier qu’un intrigant, mêlé à des affaires louches, traînant en pays étranger les titres qu’il avait emportés du sien, et le reste de crédit que lui avaient laissé ses anciennes fonctions ; c’est maintenant quelque chose de plus, ou quelque chose de moins ; il réglera son compte avec le lord-chief justice, et le règlement sera sans doute sévère, puisque lui, il n’a pas même, dans son crime, cette dernière excuse d’être Allemand. Au surplus, l’aventure de sir Roger ne serait qu’un épisode sans intérêt, si elle n’avait servi à découvrir, dirigeant le complot et tirant les ficelles, la main de l’Allemagne. Trois jours auparavant, le vendredi 21 avril, le bruit avait été répandu à Amsterdam, pour être, de là, répandu à Londres, que sir Roger Casement venait d’être arrêté et emprisonné en Allemagne. Arrêté et jeté en prison, pourquoi ? Pour lui permettre de s’embarquer, en toute sûreté, à Kiel, ce même Vendredi-Saint, qui devait lui porter malheur. C’était, comme on le devine, le fin alibi, le plus fin qu’ait été capable d’inventer la police allemande ; et c’est un paraphe ajouté à la signature de ce beau travail. Mais, dans les plans de l’Allemagne, sir Roger Casement n’était qu’un instrument ; l’incursion des croiseurs et le raid des zeppelins n’étaient que des diversions ; sa machine infernale à triple détente ne manquerait pas de semer la révolution en Irlande, la panique en Angleterre, la prudence aux États-Unis.

De fait, le lundi de Pâques, 24 avril, le lundi des zeppelins et des croiseurs, pendant que, fidèle aux chères habitudes, tout le Dublin officiel était aux courses, éclatait un mouvement d’une violence foudroyante, qui dépassait l’émeute, et d’un coup allait aux extrêmes, à la séparation d’avec la Grande-Bretagne, à la proclamation de la République irlandaise, au comble des désirs profonds et passionnés de l’Allemagne. En un instant, les insurgés se sont emparés de l’hôtel des postes, des deux gares du chemin de fer, du Palais de justice, de nombre d’édifices publics et privés ; d’autres se sont enfermés dans la Bourse du travail, dans Liberty-Hall ; ils ont, auparavant, dressé des barricades et coupé les communications, si bien que les fonctionnaires, absens de la ville pour les fêtes, ont du mal à y rentrer. Dans les comtés, sur quelques points, des troubles se dessinent ; à Atheney, à Galway, en deux ou trois centres encore. Peut-on dire que c’est une surprise, et que rien n’avait permis de prévoir la rébellion ? Lord Middleton a affirmé le contraire, le lord-lieutenant ou vice-roi d’Irlande, lord Wimborne, l’a reconnu, et le secrétaire d’État pour l’Irlande, M. Birrell, ne l’a point nié. Il semble, en effet, que, depuis le commencement de l’année, les signes se soient multipliés. Le 5 février notamment, et le 17 mars, jour de la Saint-Patrick, à Dublin et à Cork, plusieurs centaines de « volontaires irlandais, » 1 600 ici, et là 1 100, paradent et défilent, armés, pour les deux tiers, de fusils, « du reste hétéroclites ; » ils font, de carrefour en carrefour, « une sorte de répétition de petite guerre. » Perquisitions et saisies d’armes, de munitions ou de manifestes, le 14 mars à Cork, le 22 et le 24 à Dublin ; le 27 mars, ordre d’expulsion contre trois organisateurs de la fédération des volontaires, antérieurement arrêtés ; le 16 mars, à Tullamore, le 31 à Dublin, meetings et conflits avec la police. Arrive le mois d’avril. Le 4, à la conférence irlando-américaine de Londres, un ancien fenian, John Devey, presse les Irlando-Américains de lever un fonds de 1 million de dollars pour organiser une révolte en Irlande ; le 10, arrestation à Dublin de deux individus qui transportaient dans une automobile des fusils et des munitions ; le 23, à Currahane Strand, saisie d’un bateau submersible contenant une cargaison d’armes et de munitions. Sauf le petit courant de la surveillance quotidienne en temps calme, les autorités paraissent n’avoir opposé à tous ces préparatifs que leur flegme : en cela, il y a eu faillite partielle, défaillance de la fonction gouvernementale. Qui ne sait le prix auquel de tels abandons se paient ? Meurtres, incendies, destructions, répressions, fusillades, déportations ; au total, directement ou indirectement, des milliers de victimes. Après une semaine de lutte, l’insurrection est partout domptée, elle expire ; laissons-en aux journaux le récit circonstancié : ce qui nous intéresse, c’est beaucoup moins ce qu’elle a fait, et comment elle l’a fait, que pourquoi elle l’a fait ; autrement dit, c’est ce qu’elle a voulu être, c’est ce qu’on aurait voulu qu’elle fût. Et l’important, par-dessus l’intéressant, est d’identifier avec certitude, de personnifier ce vague, fugace et impersonnel « On. »

Deux élémens se sont associés visiblement pour bouleverser l’île, s’ils l’avaient pu, et le deuxième est tout moderne : celui qui a établi, comme d’instinct, son quartier général à Liberty-Hall, à la Bourse du travail. C’est ce qu’on pourrait nommer l’élément, non pas proprement socialiste, mais syndicaliste, recruté parmi les ouvriers, en particulier des transports, et obéissant à James Connolly, naguère lieutenant de Jim Larkin, comme lui éminent « gréviculteur. » Mais le premier élément est connu, pour ainsi dire, de toute éternité, dans la suite séculaire et ininterrompue des agitations de l’Irlande. Il se qualifie maintenant de Sin-Fein, qualifie ses adeptes de Sinn-Feiners, ce qui assure-t-on, veut dire : « Nous-mêmes, » en gaélique. Ce serait donc le parti de l’autonomie, de l’indépendance, de la souveraineté irlandaise. — Fraction insignifiante de la nation, notait M. Louis Paul-Dubois dès 1907, et qui n’en est ni la plus éclairée, ni la plus recommandable ; exaltés, déclassés, rêveurs, gamins, mauvais sujets. — Mais que les Sinn-Feiners soient ce qu’ils veulent ou ce qu’ils peuvent être, M. Jules de Lasteyrie, en 1865 et 1867, M. John Lemoinne, en 1848, ne s’exprimaient pas différemment, dans la Revue, sur le compte des « Fenians » ou de « la Jeune Irlande. » Les mots mêmes, les noms mêmes décèlent et étalent la parenté. Quel que soit le sens du gaélique Sin-Fein, les Sinn-Feiners rappellent les Fenians, qu’on rattachait, il y a cinquante ans, aux Feini, le plus méridional des trois peuples primitifs qui habitaient Erin ; et quant à ces Feini, on les faisait descendre ni plus ni moins que d’un certain Fenius, roi de Phénicie, qui aurait été le Francus de l’Irlande, le héros troyen que toute nation un peu fière se doit d’inscrire en tête de sa généalogie. Pour nous en tenir à une filiation plus certaine, les Sinn-Feiners se relient aux Fenians, qui continuaient la Jeune-Irlande, laquelle perpétuait les Irlandais-Unis, les Enfans-Blancs, les Enfans-du-Chêne, les Enfans-de-1’Acier, les Pieds-Blancs, les Pieds-Noirs.

Le but ou l’objectif est le même. L’autre jour, Connolly, « commandant militaire des forces républicaines de Dublin, » grimpé sur le toit d’un tramway, harangua la foule en ces termes : « Concitoyens ! Nous avons conquis l’Irlande et occupé le siège du gouvernement. Tous les Irlandais ont le devoir de nous aider, et en leur nom je proclame la République d’Irlande. » Aussitôt, symboliquement, une grande affiche où flamboyait, en énormes caractères rouges : « Proclamation de la République irlandaise, » fut étendue, comme un drap, barrant le trottoir. La nouvelle République, — the Irish Republic, — a son journal : Irish War News ; il publie le communiqué du « général G. H. Pearse, commandant suprême de l’armée et président du Gouvernement provisoire, » qui vaut d’être conservé par curiosité : « La République irlandaise, disait le Bulletin, a été proclamée le lundi de Pâques, 24 avril, à midi. Simultanément, la division de Dublin de l’armée républicaine, y compris les volontaires irlandais de la milice citoyenne, occupait les positions dominantes de la cité. La bannière républicaine flotte sur le palais de la poste. » Mais combien de fois depuis la Révolution française, et même depuis la Révolution d’Amérique, cet étendard n’avait-il pas été déployé, combien de fois la République irlandaise proclamée ! Toujours en vain ; cette fois plus vainement que jamais.

Les personnages sont les mêmes, c’est-à-dire que d’autres hommes, affublés des mêmes oripeaux, jouent le même rôle. Par génération spontanée, « les généraux » foisonnent. « On appelait général quiconque portait un revolver. » C’est un phénomène universellement constaté aux heures d’anarchie : le pavé des villes devient d’une fécondité incroyable ; il y pousse à vue d’œil des chefs improvisés. Leur cas n’est pas exempt de quelque cabotinage : plus d’un prend son parti de monter plus tard sur l’échafaud, s’il monte d’abord sur le théâtre. La « Comtesse verte, » au moment de se rendre, l’autre jour, baisa dévotement la crosse de son browning. Aussi le Crown security bill a-t-il jadis supprimé l’échafaud, et atténué en simple « félonie » la haute trahison. « Il y aura, disait le solicitor général, un grand avantage à convertir la trahison en simple félonie, parce qu’il y a des gens qui commettent des crimes uniquement pour faire parler d’eux. C’est pour cela qu’on se jette du haut de la colonne. » Ce qu’on nous a conté des meneurs du Sin-Fein n’engage pas à corriger la rigueur de ce jugement.

Les procédés, les moyens sont les mêmes. Ce sont ceux de la guerre révolutionnaire, de la guerre de rue, qui n’exclut pas les plus abominables. L’autre semaine, Dublin a revu les flammes de cet enfer jaillir du soupirail et de la fenêtre. Le pétroleur, ou la pétroleuse, est, depuis longtemps, de toutes les Communes. Chacun, homme ou femme, récite sa théorie, son catéchisme du parfait insurgé : « bloquer les troupes dans leurs casernes, couvrir la ville de barricades, couper les chemins de fer. » La leçon de nos Journées parisiennes n’est pas perdue. L’organe de John Mitchell, l’United Irishman, a baptisé ces gentillesses : « Plan d’opérations à la mode française, French fashion. »

La conduite de l’affaire et sa fin sont les mêmes. On ne s’est pas plus caché, cette fois-ci, des autorités constituées que ne s’en cachaient les « confédérés » d’autrefois, lorsqu’ils avaient l’audace d’écrire « à Son Excellence le comte de Clarendon, espion général de Sa Majesté et suborneur général en Irlande » : « Il n’y a point de jour fixé pour la prise du château. Vous le saurez aussitôt que nous. Vous le fixerez vous-même. » Pareillement, ou parallèlement, les autorités d’autrefois ne s’en inquiétaient pas plus que ne se sont émues celles d’hier, au moins tant qu’elles n’eurent devant elles que des meetings et des revues : « Le gouvernement anglais assistait à ces grandes démonstrations verbales avec la plus désolante impassibilité. » Mais soudain des clubs remplacèrent ces grands meetings que dédaigneusement Wellington avait traités de « farces. » L’agitation irlandaise, de type oratoire et procédurier, telle que l’avait menée Daniel O’Connell, en maître et presque en roi, qui avait eu sa liste civile et à qui il n’avait manqué que la couronne, retournait à la conspiration de type classique. L’Irlande revenait à son vice invétéré, à sa vieille pratique des sociétés secrètes ; très peu secrètes, puisque les clubistes, par compagnies de vingt ou trente hommes, défilaient devant O’Brien, dans un champ près de Cork, sous le regard placide du lord-lieutenant. Alors, comme à présent, « les jeunes gens des clubs passaient leurs journées dans les tirs à la carabine ou à faire l’exercice avec la pique ; des convois d’armes, achetées en Angleterre même, arrivaient librement en Irlande. » La révolution préparait son règne par la terreur et désignait ouvertement dans chaque district ses futurs otages, qu’elle marquait, ses marked men. La seule différence entre autrefois et aujourd’hui, c’est qu’autrefois le gouvernement anglais s’éveilla, suspendit l’habeas corpus, proclama la loi martiale, l’état de siège, et que lord Lansdowne et lord John Russell firent ainsi avorter le mouvement en le devançant ; ce que M. Birrell et lord Wimborne n’ont pas fait l’autre jour, par une confiance excessive qu’ils vont racheter dans la retraite.

Le mouvement des Sinn-Feiners s’est déroulé exactement comme le mouvement des Fenians, et dans les mêmes lieux, quoique, cette fois, à cause des circonstances, il ait revêtu plus de gravité. La nuit du mardi 5 au mercredi 6 mars 1867, comme le lundi de Pâques 1916 à midi, le soulèvement avait été simultané à Dublin et dans les environs, à Drogheda, à Cork, dans quelques parties du Limerick, dans la partie du Tipperary au Nord des Galtees, et au Sud des mêmes montagnes, entre le Black-Water et le Lee. Quarante postes de police avaient été attaqués sur cette étendue de soixante-dix lieues de longueur, de vingt ou trente lieues de largeur, sans qu’aucun poste de plus de cinq hommes eût été pris, sans qu’aucun rassemblement eût attendu l’approche d’une troupe quelconque. « Neuf chefs armés chacun d’un revolver se sont laissé mettre des menottes et ont pu être traînés en prison par quatre hommes de police. » Axiome à l’usage des constables et de la yeomanry : « Il est acquis qu’un soldat de police vaut cinquante fenians ; quatre hommes de police en ont battu deux cents ; quinze hommes de police en ont battu deux mille. » Le fenian, « prêt au martyre, » très excitable, enthousiaste, avait couru, pieds nus et tête nue, au rendez-vous dans la bruyère ; puis, le premier feu tombé, il s’était soumis. Cette fois, la résistance a été plus dure, mais également inutile : le bilan se liquide par des centaines de morts, auxquelles s’ajoutera une douzaine d’exécutions. Jamais les insurrections irlandaises n’ont tenu ; et c’est peut-être ce qui, pour une part, explique l’optimisme serein du gouvernement britannique : il ne prend pas la peine de prévenir des désordres qu’il a si peu de peine à réprimer.

Les mobiles non plus, les têtes, les cœurs, les âmes n’ont pas changé. Pour les plus désintéressés, les plus sincères, les idéalistes, c’est toujours : « L’Irlande ! l’Irlande ; l’Irlande à elle seule, avec tout ce qu’elle possède, depuis le gazon jusqu’au firmament. » Une poignée de républicains à l’antique peut bien rêver aussi d’une Irlande républicaine. Des socialistes ouvriers ou agraires peuvent bien construire en esprit une société irlandaise régénérée et heureuse après tant de siècles de misère. Mais, plus bas, il y a les autres. Comme en tout temps et en tout pays, il y a les pêcheurs en eau trouble. Il y a les affamés de notoriété et de pouvoir. Il y a les amateurs de bruit et de panache, ceux qui abritent des appétits derrière des systèmes, ceux qui tirent, surtout en l’air, des coups de pistolet. Il y a les fanatiques, les hypnotisés, les faiseurs, les dupes. Il y a ceux qui se dévouent, ceux qui s’inclinent, ceux qui se donnent, ceux qui se prêtent, et ceux qui se vendent. Il y a ceux qui travaillent pour la gloire, ceux qui travaillent pour la patrie, et ceux qui travaillent pour l’étranger. Les insurgés de la dernière semaine d’avril ont travaillé pour l’étranger, et pour quel étranger ! pour le roi de Prusse. Cette révolte de l’Irlande n’a point du tout été irlandaise, mais allemande ; elle n’a gardé d’irlandais que la forme ; c’est un métal, un plomb allemand coulé dans le moule des révolutions irlandaises ; la tentative de guerre civile n’était qu’un acte ou qu’une scène de la grande guerre européenne. Aucune question vraiment irlandaise n’était posée, ni même aucune espèce de question. Cela nous met à l’aise pour la condamner, sans étouffer l’écho que n’ont cessé d’éveiller chez nous, comme en Angleterre même, les justes plaintes de l’Irlande. Et cela nous fournit une occasion de faire deux réflexions : l’une, que, chaque fois que l’Irlande, par une campagne « pacifique et légale, » fût-elle de celles qu’on a définies « pacifiques, c’est-à-dire jusqu’à la dernière extrémité en deçà de la guerre ; légales, c’est-à-dire jusqu’à la dernière limite en deçà de la loi, » a été amenée à portée d’accomplir son vœu, des forcenés ou des insensés sont venus tout compromettre. Ainsi, contre O’ConnelI, s’était formée la Jeune Irlande, et contre M. John Redmond se dresse le Sin-Fein. L’autre réflexion, plus essentielle encore, c’est que, chaque fois que l’Angleterre a été engagée dans une guerre extérieure, ses ennemis se sont efforcés de déchaîner une révolte et d’opérer un débarquement en Irlande, sans que jamais aucun de ces projets ait abouti. L’Allemagne avait sous les yeux nos exemples de 1796 et de 1798 ; longtemps avant les nôtres, celui de l’Espagne ; et le sien propre, l’expérience, qui date de plusieurs siècles, de Martin Schwartz, avec 2 000 lansquenets, allant à Dublin aider au couronnement du prétendant national Lambert Simnel, traversant le canal d’Irlande, et finalement déconfit à la bataille de Stoke-on-Trent. Tout entière à sa haine, elle n’a pas entendu l’avertissement.

La main de l’Allemagne, répétons-le, traîne partout en cette tragi-comédie. Elle s’est glissée, depuis des années, dans l’université, dans les municipalités de Dublin et de Cork, avec les professeurs allemands de philologie celtique, Zimmer et Kuno Meyer. Dès le premier jour de l’insurrection, elle a tenu la plume qui a écrit la proclamation de James Connolly. C’est elle qui a rédigé, dans le premier numéro du journal Irish War News, le long article qui a pour titre : Si les Allemands conquièrent l’Angleterre. C’est elle qui lance effrontément des dépêches de ce genre : « Verdun est tombé aux mains des Allemands ; la Hollande a déclaré la guerre à l’Angleterre et la flotte britannique a perdu dix-huit bâtimens en un combat dans la mer du Nord ; » pendant exact à la pancarte exposée en face des tranchées anglaises sur l’Yser et annonçant un désastre britannique en Irlande. C’est elle qui promet l’appui de la « chevaleresque « et « victorieuse » Allemagne, car quelle autre main qu’une main allemande aurait pu, sans se dessécher, accoler à ce nom ces deux épithètes ? Elle est là, la main allemande, et elle y tricote, et elle y tripote, comme elle tricote et tripote dans l’Afrique australe, aux États-Unis, dans les Indes néerlandaises. Le véritable sens de la Weltpolitik, n’est-ce pas : l’Allemagne partout, et se croyant chez soi chez les autres, avide de chasser les autres de chez eux ? En Irlande, on ne peut pas dire qu’elle n’ait pas obtenu de résultat, bien que ce ne soit pas celui qu’elle cherchait. Elle a fait apparaître l’unité, l’unanimité de l’Empire britannique dans la guerre soutenue et à soutenir contre elle. Elle a donné l’argument décisif en faveur du service militaire obligatoire. Et, par là, si elle n’a pas fait de révolution en Irlande, elle a contribué, malgré elle, à en faire une en Angleterre. Elle a tacitement avoué que l’infiltration allemande crée ou entretient, à l’intérieur de chaque État, une constante et croissante menace, dans le moment même où elle est, vis-à-vis de la plus puissante des Puissances neutres, dans une position infiniment délicate.

C’est le 4 mai seulement que le gouvernement allemand a remis sa prétendue réponse à la note américaine qui lui avait été signifiée le 20 avril. De ce document gratté et regratté, pendant quatorze jours, par des civils, des marins et des militaires, on n’est pas sûr encore d’avoir un texte authentique. Il en existe plusieurs variantes. Il y en a, s’il est permis de s’exprimer ainsi, pour l’usage interne et pour l’usage externe, pour l’opinion allemande et pour le dehors. Il y a la version adoucie des radiotélégrammes et la version renforcée de l’Agence Wolff. La presse allemande, la plus savamment orchestrée du monde, où chaque journal est chargé de tenir sa partie et joue sous le bâton du chef, les a, par surcroît, embrouillées de son mieux, enveloppées de fumée et de tapage. L’Allemagne manie ses gazettes comme elle manœuvre son artillerie lourde ; elle s’en sert pour retourner le terrain, pour étourdir et pour affoler l’adversaire.

Dans la dissertation signée de M. de Jagow, on distingue, à la loupe, les traces de deux tendances et les manières de cinq ou six collaborateurs. Non seulement le gouvernement impérial s’y montre préoccupé de faire deux visages : un visage farouche, inflexible, pour l’Allemagne même, un visage moins repoussant pour les États-Unis ; mais on l’y sent déchiré, écartelé par des sentimens opposés, rage et crainte, peur et fureur, qui le tirent, comme des chevaux emportés, de contradiction en contradiction. La bouche gronde ou raille, l’œil appelle, et le tout fait un singulier mélange. C’est de la résignation poudrée d’impertinence, de la provocation avec « mille pardons, » le pour et le contre, le oui et le non en quatre cents lignes. « Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses. » Si le Président Wilson aime les énigmes, il a eu de quoi s’exercer.

La « réponse » allemande commence par admettre ce que la chancellerie avait jusqu’ici contesté, avec dessins et croquis annexés : la possibilité que le navire mentionné dans la note du 20 avril comme ayant été torpillé par un sous-marin allemand soit effectivement le Sussex. C’est que l’enquête est là, et qu’elle est telle que, sur ce point, toutes les issues sont fermées. Mais, pour Berlin, ce n’est qu’un point de fait, un point de détail, un menu point, que le gouvernement impérial se refuse à laisser généraliser. Il n’accepte pas que les États-Unis le posent « comme un exemple des méthodes de destruction délibérée et sans discernement de navires de toutes provenances et de toute destination par les commandans de sous-marins allemands. » On lui fait injure : « Par égard pour les intérêts des neutres, » et au risque de procurer un avantage à ses ennemis, l’Allemagne a donné des ordres pour que la guerre sous-marine fût menée « selon les règles du droit international, qui s’appliquent à la visite, à la perquisition et à la destruction des navires de commerce. » Elle ne les « donnera » pas, elle les « adonnés. » Certes, il peut se produire des erreurs, qui peuvent produire des accidens. Mais qu’y faire ? Il faut être indulgent aux faiblesses humaines, et même inhumaines. « Certaines tolérances doivent être accordées dans la conduite de la guerre navale, contre un ennemi qui recourt à toutes sortes de ruses, qu’elles soient licites ou ne le soient pas. » Pour ce qui est des principes sacrés de l’humanité, — des principes, entendons-le bien, — l’Allemagne y attache autant de prix que personne. Tout le mal vient de l’Angleterre, et les États-Unis eux-mêmes ne sont pas sans reproche. Si les États-Unis avaient écouté l’Allemagne, ils auraient pu « réduire au minimum pour les voyageurs et les biens américains les dangers inhérens à la guerre navale. » Ils n’avaient qu’à obliger l’Angleterre, puisque l’Allemagne n’est pas maîtresse de la mer, à renoncer au blocus, à lui livrer le passage, à neutraliser complètement la mer. Ils n’avaient qu’à empêcher l’Angleterre « d’affamer des millions de femmes et d’enfans allemands dans le dessein avoué de contraindre à la capitulation les armées victorieuses des Puissances centrales. » L’indulgence, la partialité, l’injustice des États-Unis ont aggravé, par conséquent, « cette guerre cruelle et sanglante. » Il ne manquerait plus que, par leur faute encore, elle fût « élargie et prolongée ! » Cet horrible souci empoisonne la conscience de la triomphante Allemagne. Parce qu’elle est triomphante, rien ne lui interdit d’être généreuse. Et voici, peut-être, la phrase pour laquelle tout le reste est écrit : « Le gouvernement allemand, conscient de la force de l’Allemagne, a annoncé, deux fois dans l’espace des quelques derniers mois, qu’il était prêt à faire la paix sur une base qui sauvegardât les intérêts vitaux de l’Allemagne. » Ah ! si les États-Unis le voulaient ! Si le Président comprenait !... C’est là, bien plus que sa conclusion qui n’est pas une conclusion, ce qui mérite de subsister de cette réponse qui n’en est pas une. L’Allemagne s’abstiendra si... Elle donnera des instructions, pourvu que... Ergotage et verbiage, du vent. Mais écoutez ce cri, cet aveu, ou ce soupir : la paix ! Diplomatiquement, la soi-disant réponse allemande n’est qu’un mémoire de procureur ; psychologiquement, elle est une révélation.

L’Allemagne et son Empereur sont pleins de précipices. A la lecture d’un si lourd et perfide, plat et cauteleux factum, M. Woodrow Wilson aurait eu le droit de réfléchir, et même d’hésiter. Quatre partis lui étaient offerts : céder, rompre, discuter, attendre. Les « gros malins » de la Wilhelmstrasse l’invitaient à une conversation, avec la Grande-Bretagne en tiers. En somme, ce qu’ils lui demandaient, c’était de renvoyer à l’Angleterre, comme à sa véritable adresse, la note des États-Unis au gouvernement impérial ; d’être auprès d’elle leur interprète, leur commissionnaire ; de renverser l’échelle des valeurs morales et de placer sur le même degré, de frapper de la même réprobation la guerre maritime conforme au droit et l’assassinat contraire à tout droit. Ils se flattaient de le pousser ainsi à se faire ou l’instigateur d’une querelle inique ou le médiateur d’une paix impossible. Impossible, même s’il fût entré dans le jeu : de quelque respect que soit entouré et de quelque crédit que jouisse le Président des États-Unis, il y a des choses qui dépendent de M. Wilson et des choses qui ne dépendent pas de lui. Il ne peut, à lui seul, sur la prière de l’Empereur, décréter une paix que personne ne veut, tant qu’elle se présente comme la paix allemande, tant que l’Allemagne n’a pas appris que vivre, ce n’est point manger autrui. Rien n’est (quelquefois, du moins) plus habile que l’honnêteté. La droiture de M. Wilson l’a sauvé. Il a empoigné les deux branches du piège allemand, et il les a brisées entre ses doigts. Il prend l’Allemagne à son serment, attache à sa parole plus de prix qu’elle-même » met à l’impératif ce qu’elle a mis au conditionnel. C’est convenu, c’est juré : les sous-marins allemands ne s’attaqueront plus aux neutres » épargneront, ménageront les non-combattans ; l’Allemagne fera ce qu’elle doit faire, quoi que fasse tel ou tel autre gouvernement belligérant, et sans qu’elle ait à considérer ce que les États-Unis font ou ne font pas à l’égard de tel ou tel gouvernement : ils demeurent libres d’agir comme il leur convient, c’est l’Allemagne qui ne l’est pas de se conduire comme il lui plaît. « Sa responsabilité est personnelle, elle n’est pas conjointe, elle est absolue et non relative. » Nous voilà sortis de l’équivoque. M. Wilson a paré, il est gardé, il voit venir. Qu’est-ce qui vient ? Ou nous n’avons jamais été aussi près de la rupture, ou l’Allemagne n’a jamais subi une si complète humiliation. Son attitude va donner la mesure de son usure. Regardons bien le dynamomètre.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,


RENÉ DOUMIC