Chronique de la quinzaine - 14 mars 1886

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Chronique n° 1294
14 mars 1886


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars.

Voici cinq mois bien comptés qu’il y a eu en France des élections, que les partis ont pu interpréter et commenter à leur manière, qui restent, dans tous les cas, l’expression saisissante et caractéristique d’un des plus vifs, d’un des plus sérieux mouvemens d’opinion. Pendant ces cinq mois qui viennent de s’écouler, la chambre issue de ces élections s’est réunie une première fois pour la session extraordinaire qui a clos la dernière année, une seconde fois pour la session ordinaire qui a ouvert l’année nouvelle et qui dure depuis deux mois déjà. Qu’a donc produit cette double session? Comment le temps a-t-il été employé? Par quels actes utiles, profitables pour le pays, s’est manifesté le parlement nouveau? Tout bien compté, on n’a à peu près rien fait, rien fait du moins de ce qu’on aurait pu attendre d’une assemblée laborieuse et bien inspirée. L’histoire de cette double session, de ces douze ou quinze semaines de vie parlementaire, serait bientôt écrite : elle pourrait se résumer dans beaucoup de temps perdu, beaucoup de velléités impuissantes et de vaines querelles. Tout ce qui n’est pas intrigue ou manœuvres de parti laisse assez froids ces représentans de la France. Les questions les plus sérieuses, celles qui exigent une étude attentive et réfléchie, sont successivement ajournées. Les intérêts les plus pressans, les intérêts positifs et pratiques du pays, sont à peine pris en considération. Le budget n’est même pas encore présenté. En revanche, il est vrai, les interpellations, les excitations et les motions de parti n’ont pas manqué. On a employé ou perdu tout le temps qu’on a pu à exercer des représailles électorales, à prononcer des invalidations passionnées, à discuter sur l’amnistie ; on dirait que toute la politique de certains républicains se réduit à soulever des questions inutiles ou irritantes, qui n’existent que dans leur imagination, et à aggraver celles qui existent trop réellement. On ne s’occupe pas de ce qui intéresserait vraiment le pays ; mais on passe son temps à faire la guerre aux princes, ou l’on fait tout ce qu’on peut pour envenimer les malheureuses affaires de Decazeville. C’est le plus clair de l’histoire du jour.

Certes, s’il y avait une question inutile, c’est bien celle qu’ont imaginée, dans les dernières semaines, quelques esprits inoccupés et échauffés en proposant des mesures d’expulsion contre les princes, ou, pour parler le langage de certains républicains, contre les « citoyens » membres des familles qui ont régné sur la France. À quel propos ces mesures ? Les princes qui résident en France, comme ils en ont le droit, sont certainement étrangers à toute conspiration, à toute brigue vulgaire. Ils vivent sans chercher le bruit, sous les yeux de tout le monde ; ils sont l’honneur de leur pays, et si les républicains étaient à demi intelligens, ils comprendraient que la république elle-même, pour son crédit, pour sa considération, est intéressée à montrer à l’Europe qu’avec elle les descendans des races royales peuvent garder librement leur place au foyer de la patrie. C’est donc sans raison, uniquement pour le plaisir de s’agiter ou de satisfaire quelques passions haineuses qu’on a fait cette proposition qui ne répondait à rien, à laquelle M. le président du conseil a eu le tact de refuser son adhésion, en assurant qu’il n’en avait pas besoin pour la sauvegarde de la république. Qu’en est-il résulté ? La discussion est venue il y a quelques jours ; elle a été visiblement un peu embarrassante pour tout le monde, pour les auteurs de la proposition, qui se sont sentis peu soutenus, pour le gouvernement, qui, en refusant une arme inutile ou dangereuse, a cru nécessaire de ménager ses alliés les radicaux, pour M. Clemenceau lui-même, qui a joué un singulier rôle entre ses amis de l’extrême gauche, qu’il ne voulait pas abandonner, et le ministère, dont il voulait paraître le protecteur. Tout cela a fini par une certaine confusion de scrutin et par un simple ordre du jour qui n’est qu’une vaine démonstration, qui laisse les choses au point où elles en étaient. C’est ce qu’on appelle beaucoup de bruit pour rien.

Ce n’est pas fini, disent les fanatiques de mesures exceptionnelles, la question renaîtra dans trois mois ; il y a même un député radical qui a eu la velléité de substituer à la proposition d’expulsion des princes une proposition d’enquête sur les menées monarchiques. C’est fort bien ! Et qui fera cette enquête ? À qui l’appliquera-t-on ? Fera-t-on comparaître devant une commission les trois millions cinq cent mille électeurs suspects de menées monarchiques pour avoir donné leurs voix à des conservateurs ? Les républicains ne veulent jamais voir une vérité bien simple ; ils ne veulent pas s’avouer que, s’il y a un danger pour la république, ce danger ne vient ni des princes ni des conservateurs : il vient d’eux-mêmes, de leurs passions, de leurs violences, de leurs faiblesses pour toutes les agitations, de leurs idées fausses.

Que voit-on depuis quelques jours, dans cette malheureuse affaire de Decazeville, qui a commencé par le plus odieux des crimes, par le meurtre d’un ingénieur, qui continue par une grève désastreuse? Assurément, il n’y a rien de plus délicat que ces questions de salaires qui mettent parfois aux prises des sociétés chargées de la direction, de la responsabilité d’une grande industrie, et leurs ouvriers; qui sont, dans tous les cas, une source de ruine et de misère. Ce serait, à ce qu’il semble, une raison de plus pour montrer une grande réserve, pour éviter tout ce qui peut prolonger ou envenimer une telle crise. Qu’a-t-on fait cependant? On a commencé par multiplier les interpellations, par assiéger les ministres, par déclamer contre les plus simples mesures de police, par mettre le feu aux passions; on a fait ce qu’on a pu pour transformer un différend toujours conciliable en guerre déclarée entre une compagnie et ses ouvriers, entre ce qu’on appelle pompeusement le capital et le travail. On a, sans nul doute, aggravé la situation, et si le gouvernement, après avoir paru un moment hésiter, a senti le danger, s’il a montré plus de fermeté, il a été dépassé et débordé par d’autres qui ont vu, avant tout, dans ces malheureux événemens une occasion d’agitation. Le conseil municipal de Paris, qui se mêle de tout, s’en est mêlé, et a voté des fonds pour les grévistes de Decazeyille, — probablement parce qu’il n’a pas de misères à secourir à Paris. Des députés se sont cru permis de quitter le Palais-Bourbon pour aller porter dans le bassin de l’Aveyron leurs déclamations et leurs encouragemens, pour aller soutenir la grève à outrance.

Eh bien ! on a réussi jusqu’à un certain point : la grève se prolonge, la crise sévit dans l’Aveyron. Et après? A parler franchement, s’il y a quelque chose d’odieux et de révoltant, c’est le rôle des agitateurs qui vont abuser, fanatiser des populations en leur enseignant le meurtre, la guerre au patron, — et M. le ministre des travaux publics avait certes raison, ces jours derniers, en faisant peser sur eux une lourde responsabilité. Ce sont les excitateurs qui font l’apologie du meurtre, qui imaginent des euphémismes pour désigner l’assassinat, et ce sont les ouvriers égarés par leurs coupables polémiques qui sont punis pour avoir répété ce qu’ils ont entendu ou lu. Ce sont les agitateurs qui prêchent à leur aise la grève à outrance, et ce sont les ouvriers qui on porteront la peine, qui, le jour où ils devront reprendre leur travail, auront à dévorer la misère qu’ils se seront préparée en écoutant ceux qui les trompent. Ce jour-là, les déclamateurs disparaîtront. Le conseil municipal de Paris ne votera plus de fonds pour des grévistes rentrés aux mines! Les ouvriers seront les premières victimes, cela n’est pas douteux, et ce n’est pas tout. Cette crise industrielle dont on parle toujours, qui est effectivement assez générale et trop réelle, est-ce qu’on croit la guérir en prêchant ou en laissant prêcher partout les grèves, la guerre sociale, la haine du capital, en menaçant les sociétés minières dans leur propriété? On ne peut y remédier que par beaucoup de confiance, et la confiance ne peut renaître que le jour où l’on s’occupera sérieusement des affaires sérieuses du pays, où l’on cessera de tout ébranler ou de laisser tout ébranler dans la situation intérieure de la France.

Ce n’est pas sans peine et sans efforts qu’on aura réussi à remettre un certain ordre dans les affaires troublées de l’Orient, à détourner les complications dont l’Europe a pu depuis quelques mois se croire incessamment menacée. On paraît pourtant désormais toucher au terme de toutes les incertitudes et avoir résolu le grand problème à force de négociations, d’admonestations et de conseils prodigués à Belgrade comme à Sofia, à Constantinople comme à Athènes. On a fini, à ce qu’il semble, par refaire à peu près une paix générale avec deux ou trois arrangemens partiels qui ne sont peut-être pas tout ce qu’il y a de plus rationnel, de plus clair et de plus définitif, mais qui ont le mérite de clore une crise trop prolongée, d’inaugurer une nouvelle trêve en Orient. Il est certain que ces arrangemens signés, d’une part entre la Serbie et la Bulgarie, — d’un autre côté, entre la Bulgarie et la Turquie, puissance suzeraine, — ont quelque chose d’assez bizarre, et que ce qu’on peut en dire de mieux, c’est qu’ils sont le dénoûment pacifique d’une mauvaise affaire.

Le traité qui vient d’être signé à Bucharest entre la Serbie et la Bulgarie est, assurément, d’un ordre tout particulier et a son originalité. Il est du genre sommaire, il se compose d’un seul article. Il dit que la paix est rétablie entre les belligérans d’hier, il ne parle pas du rétablissement des relations d’amitié entre les deux états. Il ne touche à rien, il n’éclaircit rien ; il passe systématiquement et avec intention sous silence toutes les questions de frontières et d’intérêts qui auraient pu, à ce qu’il semble, être un objet naturel de discussion dans une négociation diplomatique, qui ont divisé, qui divisent encore les deux pays. La Serbie paraît avoir particulièrement tenu à ce qu’il en fût ainsi, la Bulgarie s’y est prêtée, la puissance suzeraine, la Turquie, ne s’y est point opposée. Il est impossible de sortir d’une guerre avec moins de paroles. A quoi tient cette anomalie? Elle s’explique tout simplement, sans doute, par des circonstances particulières, par l’état moral de la Serbie, peut-être par la situation personnelle du roi Milan. Le gouvernement serbe, qui n’a pas été heureux dans cette triste campagne dont il a pris l’initiative, dont il a la responsabilité, a voulu sûrement éviter d’aggraver la blessure du sentiment national et se réserver de montrer qu’il n’a cédé qu’à la dernière extrémité et le moins qu’il a pu, qu’il n’a fait que se soumettre à une impérieuse nécessité, à la pressante volonté de l’Europe. Le roi Milan, qui se sent branlant sur son trône, dépopularisé par la défaite, menacé par des partis ennemis, a craint évidemment de donner des armes à ses adversaires, des prétextes à une agitation dangereuse ; on a rétabli la paix sans phrases, sans explications, on n’a signé que ce qu’on ne pouvait pas s’empêcher de signer! Le procédé est certainement bizarre, il peut laisser soupçonner bien des arrière-pensées. La paix sans la réconciliation, sans la plus petite assurance d’une mutuelle amitié entre Serbes et Bulgares, peut passer pour une médiocre garantie. Ce n’est pas moins la paix, ou, si l’on veut, la cessation de la guerre entre les deux états des Balkans, et c’est l’essentiel pour l’Europe, qui, avant tout, tenait à empêcher une reprise d’hostilités, à en finir sur ce point.

D’un autre côté, la convention qui a été signée entre la Bulgarie et la Porte, qui reste jusqu’ici le dernier mot de la révolution de Philippopoli, cette convention n’est point sans avoir eu elle-même ses petites péripéties. Entre le prince Alexandre, qui a eu l’habileté de ménager toujours le sultan, de faire bon marché des apparences pourvu qu’il eût la réalité de l’union bulgare, et la Porte, qui ne s’est jamais montrée très animée dans la revendication de ses droits souverains sur la Roumélie orientale, l’œuvre était facile. On s’est aisément et rapidement entendu, on s’est même trop bien entendu, à ce qu’il paraît, et c’est de là qu’est venue la difficulté. La Russie, qui n’a pas encore pardonné au jeune chef de la révolution de Philippopoli, a trouvé que l’alliance était trop intime entre Bulgares et Turcs, que le sultan se laissait aller à des concessions trop larges, trop personnelles à l’égard du prince Alexandre. La France, à son tour, a élevé quelques objections au sujet d’une ligne douanière de la Roumélie qui aurait pu nuire à nos intérêts commerciaux. En réalité, ce ne sont là que des difficultés de détail, que des négociations n’ont pas tardé à résoudre. La convention turco-bulgare, revue ou corrigée, demeure à peu près intacte, reconnaissant avec toutes les formes diplomatiques l’union des deux Bulgaries, créant, en un mot, une situation nouvelle, que l’Europe n’a plus guère qu’à ratifier en l’adaptant le mieux possible au traité de Berlin. De sorte que, sur ces deux points au moins, on peut croire effectivement toucher au terme. La paix est signée entre la Serbie et la Bulgarie, la convention turco-bulgare est acceptée dans sa partie essentielle. Le reste est l’affaire de la diplomatie, qui maintenant à rassembler les élémens divers de la pacification de l’Orient à coordonner ces arrangemens partiels, soit dans une conférence, soit par des négociations entre les cabinets.

Il y a, il est vrai, un dernier nuage à cet horizon oriental, une dernière difficulté qui n’est peut-être pas la moins délicate : c’est la Grèce avec ses ardeurs, avec ses revendications et ses impatiences guerrières, la Grèce qui ne peut se résigner à voir passer cette crise sans y avoir joué le rôle qu’elle se promettait ; mais, lorsque la paix se fait dans les Balkans, lorsque Serbes et Bulgares désarment, les Hellènes peuvent-ils songer sérieusement à entrer seuls dans une lutte inégale contre l’empire ottoman, à prolonger, à aggraver des complications que tout le monde désire voir finir ? Les Grecs ont sans doute toujours leurs espérances, ils ont les ambitions d’une race brillante qui aspire à reprendre la première place en Orient. Ils ont même, si l’on veut, plus que des espérances, ils ont presque des titres et ils peuvent invoquer jusqu’à un certain point ce qui leur avait été promis au congrès de Berlin. Ils ont vu dans les derniers événemens, qui semblaient remettre en doute les traités, tout l’ordre territorial, une occasion favorable pour exercer leurs revendications, et ils se sont hâtés de s’armer pour profiter des circonstances ; ils ont déployé toutes leurs forces au risque d’épuiser leurs ressources. L’occasion a pu paraître un moment tentante pour eux en effet. Aujourd’hui tout est changé ; la paix est rétablie ou à peu près, et l’Europe, qui n’a jamais eu d’autre préoccupation que de limiter cette crise, n’a pas laissé un instant ignorer à Athènes ce qu’elle désirait, ce qu’elle voulait, ce qu’elle était en définitive résolue à imposer. L’Europe, malgré les sympathies traditionnelles de toutes les grandes nations pour la Grèce, n’a rien négligé pour avertir, pour retenir le gouvernement hellénique, d’abord par ses conseils, par ses communications diplomatiques, et bientôt par la présence de ses navires. Les Grecs ne peuvent douter aujourd’hui, surtout après la récente signature de la paix des Balkans, qu’au premier mouvement ils seraient arrêtés. De plus, quelque dévoûment qu’ils aient déployé dans leurs préparatifs militaires, ils ne sont peut-être pas, autant qu’ils le croient, en mesure de soutenir une guerre. Il n’y a que quelques jours, des lettres venues de la frontière et publiées à Athènes, faisaient de tristes révélations sur l’état de l’armée grecque en face de l’armée turque. De telle façon que tout se réunit pour éclairer la Grèce, pour la ramener à une politique de raison, de résignation, qui peut être, elle aussi, du patriotisme, qui n’est point une renonciation aux espérances nationales, qui est la soumission à la nécessité. La difficulté est toujours sans doute de revenir sur ses pas, d’avouer une pensée de sagesse, et il ne sera probablement pas facile de trouver un successeur au président du conseil, M. Delyannis, qui est depuis quelques mois le ministre des armemens et des passions guerrières. Qui se chargera de cette œuvre de raison et de pacification ? c’est là la question qui se débat aujourd’hui à Athènes, et les Grecs ne simplifieraient pas leurs affaires par des agitations intérieures qui iraient jusqu’à rendre tout gouvernement impossible.

Ce n’est pas en Allemagne que les Grecs, s’ils avaient eu une dernière illusion, auraient pu compter trouver un appui ; ce n’est pas non plus en Angleterre, où M. Gladstone n’a pas caché sa résolution de continuer la politique de lord Salisbury en Orient, et où, d’ailleurs, ministère et parlement ont devant eux pour le moment assez de questions intérieures faites pour les passionner, pour les occuper et les absorber. L’Angleterre, en effet, a tout l’air d’être entrée dans ce qu’on a appelé, en France, l’ère des difficultés, même des difficultés graves, et si le grand vieillard qui a repris le pouvoir depuis quelques semaines est homme à ne pas reculer devant des problèmes qui touchent à la constitution politique et sociale de la nation britannique, il ne paraît pas moins sentir le poids du fardeau qu’il a accepté. Il ne se hâte pas. Vainement ses adversaires le pressent, le harcèlent d’interpellations dans la chambre des communes, renouvelant sans cesse leurs provocations, s’efforçant de l’amener à s’expliquer sur ses projets, sur la politique qu’il médite, qu’il entend proposer pour l’Irlande : il ne se laisse pas entraîner, il refuse d’entrer dans des explications partielles et prématurées. Il a pris ses mesures, il a ajourné à quelques semaines, au mois prochain, l’exposé de ses plans, dont il entend, jusque-là, garder le secret. On dirait que M. Gladstone, en savant tacticien qu’il est, a voulu se donner le temps d’organiser sa campagne, d’accoutumer l’opinion à ses nouveautés, de s’assurer des alliés, de préparer, en un mot, de toute façon, le terrain sur lequel il doit engager la grande lutte.

C’est qu’effectivement le problème que le premier ministre de la reine Victoria se prépare à aborder est un des plus épineux, un des plus redoutables qu’une nation comme l’Angleterre puisse avoir à débattre et à résoudre. Il s’agit de donner une satisfaction aussi libérale que possible à une malheureuse race qui, après s’être nourrie passionnément de griefs séculaires, semble ne vouloir accepter que son indépendance ou ce qui peut la conduire à son indépendance. Rien, certes, de plus généreux en apparence, mais rien aussi de plus difficile. Comment M. Gladstone entend-il résoudre ce problème? On ne le sait pas encore, puisque rien n’a pu vaincre sa réserve. On sait seulement qu’il étudie les combinaisons pratiques, que tout se lie dans sa pensée, qu’il voudrait commencer par des mesures agraires destinées à désintéresser définitivement les anciens propriétaires, les landlords, et qu’il en viendrait ensuite à ce qu’on appelle l’autonomie irlandaise, au parlement irlandais. Or, c’est là justement le point délicat; c’est là que l’opinion s’arrête indécise, émue devant cette perspective d’une révolution qui peut ne conduire à rien si elle n’est pas radicale, ou qui, si elle est poussée jusqu’au bout, menace l’intégrité britannique. Il n’est point douteux que l’opinion anglaise se sent singulièrement agitée et partagée, qu’elle en vient à se demander si ce qui fera la faiblesse de l’Angleterre sera un bienfait pour l’Irlande elle-même. Et ce ne sont pas seulement des tories qui en sont là ; bien des libéraux éprouvent les mêmes anxiétés et hésitent à s’engager à la suite de M. Gladstone. Il n’y a que quelques jou-s, un de ces libéraux, lord Hartington, a saisi l’occasion d’expliquer dans une réunion l’attitude de dissidence où il s’est placé. Il l’a déclaré, il n’a pas entendu se séparer du parti libéral, — il n’a pas pu s’associer à la politique irlandaise du cabinet, et il attend les mesures qui seront proposées.

Ce qu’il y a de curieux, de caractéristique dans la phase où est aujourd’hui l’Angleterre, c’est que tous les problèmes semblent s’élever à la fois. Tout dernièrement, un député radical, M. Labouchère, demandait à la chambre des communes de déclarer que l’existence de la chambre des lords était incompatible avec le principe représentatif, et la motion n’a été repoussée qu’à une assez faible majorité. La question de la réforme de la chambre des lords est à l’ordre du jour ! Plus récemment encore, un autre député, M. Dillwyn, a fait à la chambre des communes une proposition pour la séparation de l’église et de l’état dans le pays de Galles. Un des ministres, sir William Harcourt, a combattu la proposition en montrant que l’église du pays de Galles faisait partie intégrante de l’église anglicane, qu’il était impossible de soulever la question de la séparation de l’église et de l’état pour une province sans la soulever en même temps pour le reste du pays : la motion n’a pas moins obtenu 229 voix contre 241 à peine. Il est certain qu’un souffle de réforme agite l’Angleterre, en dépit d’un vieux sentiment public qui s’inquiète, qui résiste encore; et on ne voit pas bien ce qui arriverait si M. Gladstone n’était plus là pour diriger ou contenir le mouvement.

Depuis assez longtemps déjà, l’Italie a eu la bonne fortune d’échapper aux crises parlementaires et ministérielles qui mettent l’incertitude dans la vie d’un pays. Il y a eu sans doute de temps à autre des changemens à Rome, et c’est ainsi qu’il y a quelques mois, M. Mancini a été remplacé au ministère des affaires étrangères par le comte Robilant, ancien ambassadeur du roi Humbert à Vienne, vieux soldat diplomate à l’esprit droit, à la parole nette et décidée; mais dans son ensemble, le cabinet, qui a déjà une assez longue existence, est resté à peu près ce qu’il était, et à vrai dire, le cabinet de Rome se résume en M. Depretis, qui a résolu le problème de la stabilité ministérielle en demeurant depuis près de dix ans l’arbitre de la situation. Arrivé à la direction des affaires comme chef de l’opposition et héritier des anciens cabinets de la droite, M. Depretis a su se créer entre les partis une position des plus fortes, une sorte d’ascendant original. Il a été évincé un moment, il y a quelques années, par un autre chef de l’opposition, M. Cairoli; il n’a pas tardé à être rappelé au pouvoir, où il est encore. Le vieux Piémontais, qui date des anciennes chambres de Turin et qui est peut-être aujourd’hui le seul de ces temps déjà presque fabuleux, n’est pas sans doute de la race des grands politiques ; c’est un fin tacticien, homme de sens pratique et d’habileté, sachant manier son parlement, assez libéral pour garder sa popularité, et en même temps assez modéré pour avoir au besoin l’appui des modérés, assez sage surtout pour épargner à l’Italie les expériences intérieures ou les aventures extérieures trop périlleuses. M. Depretis, avec son art déjouer les oppositions et les difficultés, a réussi à vivre, à durer plus que les autres, et c’est peut-être la raison la plus décisive de la campagne qui vient d’être organisée contre lui, de la discussion qui tout récemment a animé et passionné pendant quelques jours le parlement de Rome. Le prétexte de cette dernière attaque, savamment préparée contre le ministère italien, a été le budget de M. Magliani, l’état des finances qu’on s’est plu à représenter sous les couleurs les plus sombres, quoiqu’il n’ait précisément rien d’inquiétant. Au fond, l’assaut était visiblement et notoirement dirigé contre la politique tout entière, intérieure et extérieure, du président du conseil, qu’on a accusé de faiblesse, d’indécision, d’impuissance, — à qui on a presque reproché une passion sénile du pouvoir.

La lutte a été vive, elle avait été évidemment concertée avec un certain art. Les chefs de l’opposition, M. Cairoli, M. Nicotera, M. Crispi, ont vigoureusement joué la partie et n’ont rien négligé pour donner au débat le caractère d’une sorte de procès passionné de toute la politique, pour rallier et entraîner à leur suite tous les dissidens, tous les mécontens. M. Depretis était, à vrai dire, dans des conditions assez singulières : il se voyait menacé, assailli par les chefs de la gauche, dont il a été l’allié au pouvoir comme dans l’opposition, et il n’était pas sûr d’avoir jusqu’au bout, jusqu’au scrutin, les fractions de la droite, dont il s’est rapproché depuis quelque temps, qui l’appuient le plus souvent pour sa modération. La position était difficile, pour le moins assez douteuse. Le gouvernement, loin de s’abandonner, a résolument tenu tête à l’orage. Le ministre des finances, M. Magliani, le premier mis en cause, s’est habilement défendu. Le cabinet a trouvé un éloquent, un utile allié dans un des chefs de la droite, M. Minghetti, qui l’a soutenu de sa parole comme de son vote, et au dernier moment, le président du conseil lui-même est intervenu avec autant d’adresse que d’autorité. M. Depretis a voulu probablement montrer que l’âge et quelques infirmités ne l’affaiblissaient pas autant qu’on le disait, que tout vieux qu’il fût, il était toujours homme à faire face à ses adversaires, et il u vaillamment, spirituellement soutenu le choc. Le ministère Depretis l’a emporté en définitive au scrutin, il a eu une majorité de quinze voix. La victoire n’a rien de brillant, il est vrai ; elle suffit à la rigueur pour l’instant. Elle prouve que le parlement, malgré les efforts et l’habileté des chefs de l’opposition, n’a pas voulu provoquer une crise ministérielle, et bien des causes avouées ou inavouées explique nt peut-être le vote du dernier moment.

Après tout, que peut-on reprocher à M. Depretis ? Un des chefs de l’opposition, M. Crispi, l’a presque accusé de n’avoir pas su saisir dans ces dernières années les occasions de nouveaux accroissemens de territoire : ce n’est pas apparemment bien sérieux. M. Depretis n’a point, il est vrai, recherché pour son pays les rôles éclatans et bruyans. Il n’a pas brigué les alliances d’ostentation, au risque d’aliéner la liberté de la politique nationale et d’attirer à l’Italie des mécomptes ou de l’engager au-delà de ses propres intérêts. Il a mieux fait: il s’est étudié à éviter les aventures trop dangereuses et à calmer les imaginations trop échauffées ou les ambitions trop impatientes. Il a suivi une politique de bon sens, de prudence, de réserve, et, par le fait, loin d’avoir rien perdu à cette politique, l’Italie, à l’heure qu’il est, a les rapports les plus simples, les plus aisés avec toutes les nations. Le pays n’est sûrement pas si pressé de voir tomber le ministre qui l’a conduit depuis quelques années sans le compromettre. Et, d’un autre côté, par qui serait remplacé le président du conseil d’aujourd’hui? Son successeur à peu près désigné serait M. Cairoli, qui arriverait au pouvoir avec ses alliés de l’opposition et qui serait nécessairement entraîné à inaugurer une autre politique. M. Cairoli est certes un fort galant homme, aimé et estimé en Italie. Malheureusement il inspire plus de sympathies que de confiance. Il a déjà passé comme président du conseil au pouvoir, et il n’y a brillé ni par la prévoyance ni par l’esprit de suite. Il a été un ministre plus honnête qu’habile, et le dernier vote qui a raffermi ou sauvé le ministère prouve peut-être une certaine crainte de voir M. Cairoli revenir avec ses amis à la direction des affaires.

Est-ce à dire que M. Depretis ne reste pas dans une situation assez difficile avec la petite majorité qu’il a obtenue dans un parlement toujours divisé ? Le président du conseil Italien est trop fin pour ne pas sentir le danger de sa position, et il est évident qu’un jour ou l’autre, d’ici à peu sans doute, il saisira l’occasion ou de désarmer ses adversaires ou de s’assurer des alliés de façon à fortifier son ministère et à se donner les moyens de parcourir une nouvelle étape. La tactique lui a réussi plus d’une fois. C’est ainsi qu’il est resté depuis quelques années une sorte de médiateur des partis ; et si l’Italie, avec lui, ne peut pas se promettre de beaux coups de théâtre, elle est du moins à peu près sûre de ne pas courir les aventures, d’avoir une certaine sécurité dont tous ses intérêts peuvent profiter.


CH. DE MAZADE.

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Le marché financier a été pendant la première moitié de mars entièrement placé sous l’influence de l’attente des décisions que le ministère devait prendre pour l’établissement du budget de 1887.

Depuis longtemps déjà, ce n’était plus un secret pour personne que notre situation budgétaire, aggravée chaque année par l’accumulation des déficits, l’exagération des dépenses de toute sorte et l’accroissement démesuré de la dette flottante, exigerait l’émission d’un emprunt de liquidation. Le gouvernement a reculé pendant toute l’année dernière devant la responsabilité de l’adoption d’une mesure aussi radicale. Il s’en est tenu aux expédiens habituels de trésorerie. Au commencement de cette année, le ministère déclarait encore qu’il se faisait fort d’établir l’équilibre du budget de 1887 sans recourir à l’emprunt et sans imposer aux contribuables de nouvelles charges.

La pression de plus en plus vive des besoins du trésor, la perspective d’importantes moins-values dans le rendement des impôts en 1886 (23 millions pour les deux premiers mois de l’exercice); d’heureux changemens dans la situation des affaires de l’Europe orientale, le maintien de la paix assuré par la signature de la paix serbo-bulgare, par l’assentiment des puissances à l’arrangement bulgaro-turc et par la soumission de la Grèce aux injonctions du concert européen, enfin la formation d’un courant d’opinion en faveur de l’emprunt dans le monde de la finance, ont eu raison des hésitations du ministère. Le projet de budget que M. Sadi-Carnot a présenté samedi à ses collègues et au président de la république, et que le conseil a adopté, comporte la grande opération financière tant de fois ajournée.

Un emprunt de 1 milliard en 3 pour 100 perpétuel sera émis dans le courant d’avril et servira : 1er à rembourser les obligations sexennaires pour un montant total de 618 millions, dont 468 en circulation, et 150 figurant au budget extraordinaire de l’exercice 1886 ; 2° à consolider 382 millions de la dette flottante.

On sait que la déclaration ministérielle du 16 janvier promettait la suppression du budget extraordinaire, toutes les dépenses dont il se composait. pour la guerre, les travaux publics, les colonies, devant désormais rentrer dans le budget ordinaire. Mais celui-ci se trouvant grossi d’autant. M. Sadi-Carnot a calculé que l’écart entre les dépenses et les recettes en 1887 atteindrait environ 100 millions, même après toutes les économies qu’il a été possible de réaliser dans les divers départemens ministériels. Le remboursement des obligations sexennaires rend disponible la somme qui devait être consacrée à l’amortissement de ces titres. Déduction faite de l’annuité nécessaire au service de l’emprunt de 1 milliard à émettre, la suppression de la dotation d’amortissement laissera libre une somme de 85 millions. Il restait à trouver 75 millions pour mettre en équilibre le budget de 1887. M. Sadi-Carnot propose de les demander à une surélévation de la taxe sur les alcools, qui serait portée de 156 à 215 francs par hectolitre. La conversion du 4 1/2 ancien en 3 pour 100 perpétuel ou en 4 pour 100, opération dont il avait été question pendant la dernière semaine à la Bourse, ne figure pas dans le programme budgétaire du cabinet.

Les combinaisons auxquelles s’est arrêté le ministre des finances et qui pourront d’ailleurs être modifiées par la chambre, ne satisfont qu’à demi le monde financier. On estime généralement que, puisque l’on se décidait à rouvrir le grand-livre et à faire un appel direct à l’épargne, il eût mieux valu apurer absolument le passé et supprimer tous les embarras légués par les exercices antérieurs en portant à 1 milliard 1/2 au moins l’emprunt à effectuer, qui aurait véritablement mérité dans ce cas le nom d’emprunt de liquidation.

Depuis que la question d’une grosse émission de rentes s’est posée sur le marché, les cours de nos fonds publics ont été l’objet d’une réaction assez vive, qui a porté aussi bien sur l’amortissable que sur le 3 pour 100 perpétuel, puisque l’on ignorait quel type serait adopté par le ministère. Le public a peu de goût pour l’amortissable, en dépit de tous les avantages que ce fonds présente au point de vue du remboursement. Le 3 pour 100 perpétuel est la rente préférée de la spéculation et des capitalistes, celle qui donne lieu aux transactions les plus nombreuses et les plus importantes. On peut voir par la comparaison des cours entre le commencement et la fin de quinzaine de quelle force de résistance jouit un fonds d’état assuré d’un aussi large marché. Malgré les ventes énormes qui ont été effectuées en prévision d’une émission prochaine, le 3 pour 100 n’a perdu que 0 fr. 50

sur son dernier cours de compensation. L’amortissable a perdu 1 franc,

le 4 pour 100 0 fr. 20 seulement.

Les mêmes causes qui ont fait baisser les rentes ont provoqué une reprise sur la Banque de France, qui, après avoir fléchi de 4,285 à 4,080 s’est relevée à 4,260, et sur le Crédit foncier, eu hausse de 20 francs à 1,356. Les bénéfices de la Banque de France sont toujours en grande diminution, mais on escompte le profit que pourra retirer cet établissement, ainsi que le Crédit foncier, du mouvement d’affaires que provoque l’émission d’un grand emprunt. Le 5 pour 100 italien a salué par une assez vive poussée au-delà de 98 le succès parlementaire obtenu par le cabinet Depretis après une discussion qui peut compter parmi les plus longues et les plus acharnées qui se soient produites dans le parlement italien. C’était surtout contre la politique financière du cabinet que l’opposition coalisée avait dirigé le principal effort de ses attaques. On prétendait que M. Magliani n’avait pas montré assez de férocité dans la défense des intérêts du trésor contre les entraînemens du public vers les dépenses exagérées, et, ce qui est piquant, c’est que ces dépenses avaient été surtout demandées et en quelque sorte imposées par les réclamations et les exigences constantes des fractions diverses composant l’opposition.

On s’efforçait d’inquiéter l’opinion publique à propos d’un prétendu déficit qui n’existait en réalité que dans l’imagination, ou mieux dans les discours des adversaires de M. Magliani. Celui-ci n’a pas eu de peine à démontrer que les affaires financières de l’Italie étaient dans une situation solide et prospère, que ses budgets étaient parfaitement en équilibre et que le pays pouvait être fier des progrès qu’il avait réalisés sur le terrain économique pendant les dernières années.

Si donc, depuis 1883, les excédens budgétaires se sont trouvés réduits, c’est que l’ère des grands travaux, et par conséquent des grandes dépenses, s’est ouverte au moment où un impôt très lourd était supprimé. Le pis qui puisse arriver au trésor italien, c’est la nécessité d’émettre des obligations domaniales. Il a pu l’éviter jusqu’ici. De déficit réel, il n’y en a point, et le vote de la chambre a donné raison à la politique financière de M. Magliani contre ses adversaires.

Depuis que la paix est assurée en Orient, l’attitude des valeurs internationales est plus indécise. Le Hongrois s’est maintenu à 84 1/2, mais les titres ottomans, après une nouvelle avance au début du mois, ont reculé vivement samedi. La solution pacifique avait été escomptée ; les réalisations ont suivi. La Banque ottomane a concédé au gouvernement turc une nouvelle avance de 750,000 livres, gagée sur le revenu des douanes.

Le Suez a reculé de 15 francs, les recettes restent faibles. Il en est de même pour les Chemins français ou étrangers, et la persistance de ces diminutions de rendement a produit son effet naturel sur les cours. Les titres de nos grandes lignes ont fléchi de 15 à 20 francs; trois valeurs ont monté sensiblement depuis quinze jours : l’Extérieure de 57 à 58 1/2, l’Unifiée de 343 à 350, le Panama de 455 à 465. Les transactions ont été peu animées en général sur les valeurs, considérables au contraire sur nos fonds publics, toutes les préoccupations étant concentrées sur la question de l’emprunt.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.